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Olivier Razac Une zoologie du Loft
Septembre 2002

Origine : http://www.humanite.fr/node/270789

Des zoos humains d'autrefois où l'on exposait des sauvages " domestiqués " aux shows télévisés d'aujourd'hui où l'on exhibe la vie des " gens authentiques ", Olivier Razac décortique l'une des machineries efficientes de la société de surveillance. Sous les audaces (ou plutôt les outrances) d'une télé-réalité qui se flatte de confondre acteur et spectateur, il traque les vieilles recettes de la standardisation et du mimétisme social. Entretien...

Vous nous dites que, pour comprendre la télé-réalité, il faut se replonger dans les spectacles zoologiques en vogue au XIXe siècle, et singulièrement aux exhibitions humaines qui y avaient cours. Pourquoi ce détour ? N'est-il pas un peu paradoxal pour rendre compte d'un phénomène de notre époque ?

Olivier Razac. Il est banal de dire que le passé peut éclairer le présent. En l'occurrence, j'utilise l'histoire pour échapper à la myopie que suscitent les émissions de télé-réalité. Je ne veux pas dire que la télé-réalité descend des zoos humains coloniaux, mais qu'elle fonctionne de la même façon, c'est-à-dire comme un spectacle zoologique. Cette comparaison ne viendrait pas à l'esprit sans ces événements passés ou, si c'était le cas ce serait pour formuler une critique moraliste. Or, pour moi, il ne s'agit pas de condamner la télévision actuelle, mais d'en faire une critique radicale, c'est-à-dire de mettre en lumière son fonctionnement et donc des moyens de le déjouer.

"Je rêve d'être interpellé dans la rue, que les gens connaissent mon nom ", expliquait il y a quelques jours dans nos colonnes le candidat à un casting de l'une de ces émissions (Star Academy). Sortir de l'anonymat, c'est donc le rêve de réussite individuelle de notre temps ?

Olivier Razac. En fait, ces candidats ne deviennent pas pleinement célèbres, ils ne se font pas un nom, seulement un prénom. En même temps, la célébrité et l'argent sont évidemment une des carottes de ce genre d'émissions. Mais si l'on prend la télé-réalité au sens large, en incluant (par exemple) des talk-shows comme C'est mon choix ou Ça se discute, on se rend compte que le moteur principal pour les candidats est d'être confirmés médiatiquement dans un rôle, un personnage qu'ils désirent être. Ça tombe bien, puisque les producteurs de l'émission les ont invités pour jouer ce même spécimen. (Par exemple : un individu " old-fashion " qui " refuse que ses enfants le tutoient ".)

Vous remarquez que ces nouvelles vedettes des médias y gagnent bien plus un prénom qu'un nom. C'est une limite ?

Olivier Razac. Oui. Par définition, la télé-réalité exhibe des anonymes, des " gens comme tout le monde ". D'une part, pour que le spectateur puisse s'identifier à ce qu'il voit (et pourquoi pas l'imite ou s'en distingue, ce qui revient au même). D'autre part, parce que si ces individus avaient un nom propre, ils ne se représenteraient qu'eux-mêmes, alors qu'on leur demande d'être les spécimens d'une certaine manière d'être. Ils sont à la fois eux-mêmes et des modèles stéréotypés sur lesquels on colle l'étiquette passe-partout d'un prénom.

Spontanéité, émotion, authenticité sont les maîtres mots de ces spectacles. · ces jeux-là, nous expliquent leurs concepteurs, il n'y a plus de privilégiés de la fortune ou de la culture, tout le monde est enfin à égalité... Ce serait donc le " meilleur " qui gagne ?

Olivier Razac. La télé-réalité représente et relance les hiérarchies sociales. Sa force et son utilité pour le pouvoir sont de les faire apparaître comme naturelles, inscrites dans les corps et les esprits. De plus, elle dilue la violence de la hiérarchisation en la faisant apparaître comme ludique, distrayante. On nous dit qu'après tout ce n'est qu'un jeu. Il nous suffit d'être bons perdants.

La notion même de spectacle implique un metteur en scène, un chorégraphe ou un chef d'orchestre. Pourtant, ici, la mise en scène n'est pas revendiquée - elle est même dissimulée. Comme si le pouvoir du démiurge était d'autant plus exorbitant qu'il reste dans l'ombre ?

Olivier Razac. Pour ce type de spectacle, il est essentiel de prétendre que ce qu'ils montrent est authentique. Le problème n'est pas du tout que ce ne soit pas la " vraie " réalité. Ce que la télé-réalité montre est réel et mis en scène, de même que la " réalité " quotidienne n'est pas " pure " mais hautement contrôlée. Ce qui importe, c'est comment la réalité est mise en scène. Or il est évident que moins le contrôle est visible, plus il peut s'imposer comme quelque chose de vrai et de réel, bref de naturel. Ce qui importe alors, ce n'est pas d'opposer la réalité quotidienne (qui serait naturelle et donc " bonne ") à la réalité factice de la télé-réalité, mais de se rendre compte que ce qu'on appelle la réalité est toujours construit, jamais naturel.

C'est un peu ce que vous développiez dans votre livre précédent (1) : comment les formes les plus sophistiquées de surveillance et de domestication sociales tendent de plus en plus à l'invisible ? Serions-nous donc irrémédiablement condamnés au dressage et au mimétisme social ?

Olivier Razac. Ça, je n'en sais rien. Ou plutôt je répondrai oui. Je crois que toute société fonctionne au dressage (qu'on peut nommer en des termes plus doux, comme socialisation ou intégration, mais ça ne change rien). Ce qui compte, c'est qu'il reste possible pour des individus et des groupes de se défaire au maximum de la domestication sociale. Or la société dans laquelle nous vivons tend à réduire, de plus en plus, ces possibilités.

Vous rejetez une condamnation simplement morale (et d'ailleurs inefficace) de cette télé-réalité, lui opposant la démarche éthique du " Connais-toi toi-même ", d'une réflexion continue sur soi, chère aux premiers philosophes grecs. Face à la domestication, à la standardisation des comportements, le " souci de soi " aurait donc un sens aujourd'hui ?

Olivier Razac. Il a un sens pour ceux que ça intéresse. On peut se trouver très bien à vivre conformément aux besoins du système social. Il n'est pas " mal " de vivre comme un animal domestiqué. En fait, c'est même nécessaire pour être un " citoyen honnête ". Mais, pour ceux qui sentent le besoin de vivre différemment, l'éthique comme " souci de soi " apporte des méthodes concrètes de dégagement de l'opinion et de la coutume. Comme le disait Foucault, " qu'est-ce que la philosophie aujourd'hui si elle n'est pas un travail critique de la pensée sur elle-même ? Et si elle ne consiste pas, au lieu de légitimer ce qu'on sait déjà, à entreprendre de savoir comment et jusqu'où il serait possible de penser autrement ? "

Entretien réalisé part Lucien Degoy

(1) Histoire politique du barbelé, La Fabrique Éditions, 2000, 111 pages, 9 euros.