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LA MATÉRIALITÉ DE LA SURVEILLANCE ÉLECTRONIQUE
Olivier Razac
École nationale d’administration Pénitentiaire

Origine : http://www.cairn.info/revue-deviance-et-societe-2013-3-page-389.htm

Razac Olivier, « La matérialité de la surveillance électronique »,
Déviance et Société, 2013/3 Vol. 37, p. 389-403.


La surveillance électronique est souvent pensée en termes de dématérialisation, de virtualisation de l’enfermement.

Mais cette approche laisse en suspens le problème de savoir ce qu’est une contrainte physique immatérielle. À l’inverse, et paradoxalement, le placement sous surveillance électronique est volontiers décrit selon un registre matériel et carcéral : comme « couvre-feu » ou « prison à domicile ». Mais cela recouvre la spécificité du fonctionnement d’une surveillance à distance. Il s’agit donc de partir de l’expérience des « placés » pour réussir à saisir le système complexe qui produit effectivement cette contrainte. Or, la surveillance électronique, même largement « virtualisée », s’appuie toujours sur la chair, sur le corps, sur l’environnement. Par-là même, elle réactive d’une manière spécifique, plus qu’elle ne dépasse, le vieux paradigme carcéral.

La matérialité de la surveillance électronique

Introduction

La surveillance électronique est en train de devenir, en France, une forme massive d’exécution des peines. Et cela sans soulever de protestations ou même une attention particulière de l’opinion. La forme majoritaire de ces placements sous surveillance électronique (PSE) est une obligation de rester à son domicile selon un certain emploi du temps (le plus souvent le soir et la nuit) pour des petites peines (2 ans au maximum) pendant quelques mois1. À ce placement « fixe », il faut ajouter le placement sous surveillance électronique mobile (PSEM) basé sur une technologie de géolocalisation comme obligation de mesures de sûreté s’ajoutant à des peines de prison importantes2. Cette traçabilité électronique encore balbutiante représente sans aucun doute le futur de la surveillance pénale et sécuritaire à l’extérieur de la prison3.

1 Selon une étude portant sur un échantillon de 2 680 cas entre 2000 et 2006, la durée moyenne de la mesure était de 2,5 mois (Kensey et al., 2010, 161). Depuis, la limite maximum du placement est passée de un an à deux ans.
On peut penser que cette durée moyenne va augmenter.

2 En France, l’essentiel des PSEM ont lieu sous surveillance judiciaire (47 sur 55 au 1er septembre 2012, 119 sur 160 depuis le début de la mesure. Chiffres DAP).

3 Pour exemple, en Floride, État pilote en matière de surveillance électronique, il y avait 1 554 placements utilisant une technologie de radio-fréquence (ce que l’on peut appeler un placement fixe) et 128 utilisant une technologie GPS (que l’on appelle un « placement mobile ») en 1998-1999. La proportion s’est progressivement inversée pour développement de cet archipel pénitentiaire électronique. Tout d’abord, la surveillance électronique est perçue, à tort, comme une peine remplaçant un enfermement, ce qui la met à l’abri d’une critique politique. En effet, comment affirmer que la prison serait préférable à un couvre-feu à domicile contrôlé électroniquement ? Deuxièmement, le mode d’action de ce contrôle en assure l’invisibilité. On pouvait encore voir les hauts murs des prisons, même reléguées dans les champs, mais sait-on seulement si notre voisin n’est pas enfermé chez lui la moitié de la journée ? De plus, cette forme de contrainte paraît insensible : de quelle violence s’agit-il puisqu’on laisse la personne sanctionnée travailler, rester chez elle, auprès de ses proches ?

Les critiques les plus acérées peuvent évoquer une violence psychique que subit un individu obligé d’intérioriser les contraintes qu’il subit, de se forcer lui-même à rentrer chez lui aux heures dites, de respecter ses obligations. Mais pourtant, c’est bien de son corps qu’il s’agit. C’est un corps qui doit être à tel endroit, à tel moment. On dira aussi que ces nouvelles formes pénales représentent une virtualisation de l’enfermement. Mais qu’est-ce qu’un enfermement virtuel ? Une carcéralité sans murs ? Et, d’une manière plus générale, comment un pouvoir de contrainte effectif sur des corps peut-il se passer de référents matériels ? Comment des ondes peuvent-elles enfermer ? L’immatériel agir sur le matériel ?
 
À la formulation métaphysique de ce paradoxe, Descartes avait répondu par l’aporie de la glande pinéale, partie du cerveau censée influer sur le mouvement des esprits animaux à partir des jugements de l’âme. D’une certaine manière, les nouvelles technologies de la communication permettent de produire l’équivalent d’une glande pinéale électronique grâce à laquelle l’immatériel peut agir sur le matériel. Mais il ne s’agit pas ici de métaphysique, il faut donc préciser les termes de départ d’une manière plus concrète. Partant d’un monisme matérialiste, nous ne pouvons être pris dans les termes de l’aporie cartésienne.

Par matériel, nous entendrons donc ici ce que l’on peut toucher, voir et entendre dans une présence directe. Par immatériel, ce que l’on ne peut pas toucher et qui n’est pas dans une présence directe, mais qui peut émettre des signaux sensibles (visuels, auditifs).

Il faudra préciser ultérieurement cette dichotomie problématique et surtout les raisons de son utilité argumentative4.

Il s’agit ici de montrer que la « virtualisation » des moyens de contrôle des conduites, et plus particulièrement de l’espace, n’implique pas une disparition des contraintes, mêmes physiques mais, au contraire, une forme particulière de densification du contrôle corporel et des limites spatiales subies par les individus. Il faut montrer (contre une évidence aussi inévitable qu’erronée) que le fonctionnement de la surveillance électronique induit la production d’un enfermement, non pas comme phénomène objectif et figé, mais comme expérience vécue. Or, cette densité implique une matérialité très particulière en ce qu’elle arriver à 238 fixes et 2 932 GPS en 2008-2009 (Florida Department of Corrections [http://www.dc.state.fl.us/pub/ gpsrf/2008/tab1f/html], page consultée le 22 juin 2010). Les chiffres antérieurs à 1999-2000 semblent ne plus être disponibles. Les chiffres récents sont accessibles sur
[http://www.dc.state.fl.us/pub/gpsrf/2009/tab1f/html] (page consultée le 5 octobre 2012). Cette évolution est en partie due à un abaissement des coûts et une banalisation du matériel. Il n’y a aucune raison de penser que la France échappera à cette dynamique.

4 Mike Nellis indique précisément cette difficulté à comprendre comment, concrètement, une technologie électronique peut exercer une contrainte comportementale. Il propose en particulier de décaler la réflexion des notions d’enfermement ou de couvre-feu pour privilégier une entrée par la surveillance (Nellis, 2009). Nous nous inscrivons ici dans cette perspective, mais en insistant sur le fait qu’un approfondissement des modes d’action de la surveillance permet justement de saisir la dimension « carcérale » de la surveillance électronique.

Deux arguments semblent permettre d’expliquer la discrétion du dispositif, elle se constitue dans un va-et-vient entre l’actuel et le virtuel : d’une manière « ascendante », du corps vers l’immatériel ou de l’actuel vers le virtuel, dans la mesure où ce contrôle s’appuie sur des « restes disciplinaires » qui effectuent comme une « prise de corps » affectant la pensée. D’une manière « descendante », de l’immatériel vers le corps ou du virtuel vers l’actuel, dans la mesure où les contraintes dématérialisées retombent sous la forme d’une détermination objective des possibilités d’un corps 5.

De l’actuel au virtuel

La mise en oeuvre concrète du placement électronique mobilise ce que l’on pourrait appeler des « restes disciplinaires ». Il faut d’abord préciser deux points essentiels. Premièrement, si la surveillance électronique est évaluée comme une alternative à la prison, il est plus difficile de parler de « densification » des limites. Cela sera plus évident si l’on considère que le bracelet est une forme durcie de probation6. Deuxièmement, si la virtualisation semble permettre un contrôle sécuritaire tout en respectant la plus grande liberté d’aller et venir possible, cette possibilité de localisation ne doit pas tromper. Même le bracelet électronique mobile reste essentiellement un dispositif de fixation dans l’espace et dans le temps : interdiction de se rendre dans tels lieux, de sortir de son logement de la fin de la journée au matin, de quitter son lieu de travail, de formation ou de soin, etc.

On est déjà, je dirais, enchaîné avec cet appareil-là tous les jours de la semaine.

Et même le week-end ! Ce qui est chiant, c’est les heures ! […] On n’a jamais nous-mêmes le choix de quitter le bracelet et en plus de ça, ils nous enchaînent encore plus avec les heures (Placé PSEM) 7.

Le premier référent matériel de cet enfermement « virtuel » est le bracelet serti sur le corps. Pourtant, le bracelet n’apparaît pas nécessairement comme gêne principale pour les placés.

Le contact du bracelet ? Au début, ça me serrait un petit peu et puis, maintenant, je n’y fais plus attention, parce que j’ai… Ça fait presque huit mois que je l’ai… (Placé PSEM).

5 Jean-Charles Froment évoquait dès 1996 un double mouvement, qui nous paraît analogue, de déterritorialisation et désinstitutionalisation de l’exécution des peines, d’un côté, et de ré-incorporation ou de re-corporation de la peine, de l’autre (Froment, 1996).

6 Pour une discussion sur la nature alternative de la surveillance électronique voir Razac, 2010, 119-124.

7 Les extraits d’entretiens sont issus d’une enquête (Razac, 2010) menée entre septembre 2007 et novembre 2008 au sein du Centre interdisciplinaire de recherche appliquée au champ pénitentiaire (CIRAP) à l’École nationale d’administration pénitentiaire (ENAP) et portant plus particulièrement sur le placement sous surveillance électronique mobile. Enquête pour laquelle il a été réalisé 22 entretiens (10 avec les personnels d’insertion et de probation (CIP, CSIP, directeur adjoint), 4 avec des surveillants PSE/PSEM, 4 avec des placés sous PSEM, 2 avec des responsables de centre d’hébergement, 1 avec une juge d’application des peines (JAP) et 1 avec une responsable d’entreprise fabriquant le matériel). À ces entretiens viennent s’ajouter d’autres extraits d’entretiens provenant d’une recherche en cours sur Les rationalités de la probation française et abordant la surveillance électronique.

Il faut insister un peu et prêter l’oreille pour saisir le rapport ambivalent établi entre les placés et ce corps étranger avec lequel il faut pourtant vivre le plus normalement possible.

Un autre placé interrogé ne cesse ainsi d’osciller entre une gêne très présente et la minimisation, voire le déni, de cette gêne.

Disons, quand des fois je m’entraîne au taî-chi ou la souplesse, le yoga, c’est un peu gênant quand même, mais à vrai dire, non. […] Il faut s’y habituer, moi, j’ai l’habitude, quoi ! Ça ne me dérange pas du tout, sauf le bracelet, des fois on fait des mouvements […]. Non, bon ! C’est plutôt, je fais de la boxe, c’est vrai, mais ça me dérange un peu, oui, ça me gêne vraiment, parce que je ne peux pas aller m’entraîner comme il faut (Placé PSEM) 8.

La présence/absence du bracelet dans le discours témoigne d’un balancement entre une volonté de faire comme si de rien n’était, comme si on était libre (ce que le fait d’être « à l’extérieur » impliquerait), et le rappel physique inévitable de la réalité du pouvoir que l’on subit.

Le bracelet ne peut pas être assimilé à une simple montre, parce qu’il n’est pas fait pour être retiré. Et surtout, la présence actuelle du bracelet rappelle et ravive en permanence la possibilité de la sanction en cas de manquement aux obligations, bref la virtualité d’un pouvoir absent. Le bracelet peut alors être vécu comme le référent matériel d’une chaîne insensible effectuant un emprisonnement invisible. D’où des expressions du type « boulet virtuel » qui tentent de matérialiser cette violence qui se dérobe.

En plus du bracelet, il faut porter le récepteur GPS/GSM dans le cas d’un placement mobile. Même les conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation (CPIP, CIP à l’époque) qui suivent ces mesures s’interrogent sur l’impact physique de ce boîtier.

[– X] : Non, ils n’en parlent pas !

[– Y] : Apparemment ils n’en parlent pas ! C’est ce que je disais ce matin, ils n’en parlent pas ! Le seul problème c’est que ce boîtier-là, il prend beaucoup de place (discussion entre des CIP à propos du PSEM).

Paradoxalement, le fait que ce boîtier soit détaché du corps oblige à y prêter une attention continue pour ne pas l’oublier.

Il y a des moments, je me méfie parce que, moi, je ne le sens plus (Placé PSEM).

Par ailleurs, la présence du récepteur est aussi celle, plus éthérée, des signes qu’il ne cesse d’envoyer. Contrairement au bracelet à la cheville qui est inerte et donc peut se laisser oublier, le récepteur sonne d’une manière intempestive et affiche des messages auxquels il faut répondre rapidement.

Non, je n’y pense pas, j’ai l’oreille, […] un petit bruit, je l’entends. Même la nuit si je dors (Placé PSEM).

8 Ou encore : Mais j’ai eu quelques petits problèmes avec le bracelet quand même, parce qu’ils ont été obligés de me changer de jambe parce que je faisais de l’oedème à une jambe (Placé PSEM).

Il y a aussi les contraintes techniques (extra-pénales) de réceptivité (il ne faut pas perdre le signal) et d’autonomie (il faut le recharger régulièrement). Là aussi, le poids de cette matérialité doit être relié à la nature de la mesure de justice basée sur une menace d’incarcération.

Il regarde presque toutes les cinq minutes pour voir s’il ne l’a pas perdu, quoi ! […] Il a du mal à être serein avec ça parce qu’il a toujours l’impression qu’il l’a perdu, qu’il va se faire appeler, que les gendarmes vont venir, voilà ! (CIP/PSEM).

L’aspect disciplinaire de la mesure passe aussi par la mise en présence avec un regard direct de surveillance et de contrôle. Les placés ont une obligation (très variable) d’avoir des entretiens avec des surveillants pénitentiaires, des conseillers d’insertion et de probation ou le juge d’application des peines, souvent aussi avec d’autres intervenants, travailleurs sociaux, médecins, psychiatres ou psychologues, membres d’association, etc. Ainsi, les placés PSEM sont fréquemment hébergés dans des foyers spécialisés qui sont des environnements contrôlés.

Un moment, au début, il avait fait la réflexion que pour lui il avait l’impression d’être retourné en prison, parce que… Alors pas forcément uniquement à cause du dispositif, mais je pense que ça en faisait partie. Mais aussi parce que dans le fonctionnement de la communauté, il faut savoir que les chambres ont des barreaux aux fenêtres (CIP/PSEM).

Enfin, l’entourage (famille, compagne ou compagnon, amis) joue un rôle essentiel de cadrage et de contrôle.

Heureusement, que c’est mon copain qui me remet sur les pas parce que je veux dire, le week-end… Je ne respecterais pas les heures. [...] Il n’y aurait que moi, je passerais le week-end chez mes parents, quoi ! Et c’est lui qui me dit : ‘Non, non, il y a les heures !’ (Placé PSEM).

Et, pour boucler la boucle, au domicile la station fixe qui doit être branchée sur le secteur électrique assure automatiquement le contrôle de la présence ou de l’absence du condamné. Une virtualisation qui assure donc trois points matériels de fixation disciplinaire, trois niveaux d’épinglage de l’individu, sur sa chair enserrée, son corps localisé et son habitat investi.

Du virtuel vers l’actuel

Selon un mouvement inverse, tout un ensemble de processus immatériels de la surveillance produisent des effets corporels. Ce pouvoir de l’immatériel était déjà très exactement le projet de Bentham dans le Panopticon. L’architecture panoptique a pour objectif de produire l’omniprésence apparente de l’inspecteur (Bentham, 1977, mémoire présenté à l’Assemblée nationale française en 1791, 8) grâce à l’organisation d’une dissymétrie de l’information. D’un côté, une surveillance qui voit tout ce dont elle a besoin pour faire respecter des règles, de l’autre des surveillés qui ne voient pas cette surveillance. Ce qui fait que, pour eux, ce pouvoir est essentiellement virtuel au sens où il n’est qu’une potentialité d’actualisation en cas de trouble de l’ordre disciplinaire. C’est justement pourquoi le panoptique doit également utiliser la présence réelle de l’inspecteur (Bentham, 1977, mémoire, 8) (à l’image des « restes disciplinaires » que nous avons évoqués) et doit même intervenir physiquement lorsque c’est nécessaire 9. Cependant, cette présence et cette action ne sont que des outils à mobiliser le moins possible, d’une manière discontinue, pour obtenir une prégnance psychique continue de la discipline. En ce sens, la surveillance électronique est une réalisation très aboutie de l’utopie panoptique benthamienne, sous la forme d’une gradation du type : des opérations absentes manifestent parfois leur réalité par des signaux (alarmes, rappels à l’ordre téléphoniques, courriers) qui peuvent déboucher sur une intervention physique (forces de l’ordre en cas « d’évasion », convocations, incarcération). Le procès immatériel de la surveillance électronique et l’influence qu’il a sur la conduite des individus peut être modélisé selon des termes informatiques : l’extraction et le stockage des données, le traitement comme calcul, le résultat comme intégration. Le principe général est que la « force physique » de ce processus provient justement de son « absence ». Les placés doivent imaginer les opérations qui s’exercent sur eux d’une manière invisible et quasi insensible ; ils produisent ainsi la matérialité de ce pouvoir qu’ils tirent en quelque sorte de leur propre substance.

Extraction et stockage des données

D’une manière générale, le procès pénal implique la constitution d’un « dossier » individuel qui porte sur des actes constatés ou rapportés, des paroles de ou sur l’individu en question, des jugements et des évaluations de culpabilité, de personnalité, de dangerosité, éventuellement aussi de capacités et de bonne volonté, etc. En fait, il ne s’agit pas d’un seul dossier, mais de multiples enregistrements hétérogènes et disséminés. Cependant, d’une part, l’informatisation permet d’opérer de plus en plus de recoupements sur une durée de plus en plus longue portant sur de plus en plus d’informations 10.

Ce pouvoir immatériel qui s’exerce perpétuellement dans l’illumination est lié à un perpétuel prélèvement de savoir […] ; accumulation de ce savoir, constitution de suites et de séries qui vont caractériser les individus ; une certaine individualité écrite, centralisée, constituée selon une filière génétique, vient former le double documentaire, l’ectoplasme écrit, du corps qui est ainsi placé là dans sa cellule (Foucault, 2003, 79).

 

9 Sur le triptyque panoptique : omniprésence apparente, présence réelle et répression physique, voir Razac, 2012.

10 Ainsi, des fichiers de police, de gendarmerie et judiciaires qui sont portés par une logique extensive mais aussi de dissémination. D’où des préconisations récurrentes pour créer des bases de données globalisées et centralisées : La vocation prospective et « spéculative » du RDCPJ [Répertoire de Données à caractère personnel Collectées dans le cadre des Procédures Judiciaires] impliquerait nécessairement que les données soient conservées pendant une longue durée. Parce que, sauf exception, la disparition complète de la dangerosité d’une personne n’est jamais certaine et parce que, ainsi que l’ont montré des affaires criminelles récentes, la réitération de faits graves par une même personne peut intervenir à plusieurs dizaines d’années d’intervalle, le principe devrait être la conservation des données jusqu’au décès de l’intéressé (Garraud, 2006, 74).

D’autre part, et c’est plus important ici, la matérialité de ce « dossier » échappe très largement à celui sur qui il porte. Il peut ressentir de multiples prélèvements d’informations mais il ne sait pas ce qu’elles deviennent, ce que l’on en fait et quand cela est susceptible de lui retomber dessus. Ce qui implique qu’il est amené à imaginer, sur un mode paranoïaque induit par un contrôle suspicieux, la forme que peut prendre cet « ectoplasme » documentaire. Ce dernier peut déterminer, comme une transcendance inaccessible, la direction de son destin.

Ils m’ont imposé un truc qui n’a aucune preuve, voilà, quoi ! […] Je n’ai jamais eu de problèmes psychologiques, ni alcooliques, ni psychiques, ni quoi que ce soit, quoi ! On me l’a imposé, dernièrement, on m’a imposé ça, je ne sais pas où ils ont eu les éléments [souligné par moi] (Placé PSEM en surveillance judiciaire).

Le traitement comme calcul

Par ailleurs, ce qui se trame « en coulisse » – ce qui s’enregistre, ce qui se calcule et ce qui se discute – est susceptible de se manifester en permanence dans la réalité vécue du placé sous la forme d’une alarme du dispositif ou d’un appel téléphonique 11. Dans les deux cas, ces signaux requièrent une réaction rapide de justification et une normalisation physique de la situation, en l’occurrence rentrer chez soi le plus vite possible et, dans les jours qui suivent, être éventuellement reçu par le CPIP ou le JAP. Il faut insister ici sur la position de pouvoir dissymétrique induite par la méconnaissance des opérations qu’on subit. Cela se traduit très clairement dans la nature des conversations téléphoniques de justification des placés pris en faute. D’un côté, le placé est laissé à lui-même et peut se croire en dehors du champ de la surveillance, de l’autre côté, les agents pénitentiaires ont la maîtrise technique du dispositif et disposent d’informations que n’a pas le placé. Ainsi, un placé rentre chez lui avant la limite fixée, mais ressort ensuite et se met en violation en pensant faire comme s’il était simplement en retard, sans se douter que le pôle de surveillance sait qu’il était préalablement rentré puisque le bracelet détecte (et enregistre) l’absence mais aussi la présence.

Bon, j’appelle mon gars, je lui dis : « qu’est-ce que vous faites ? Vous savez, mais vous étiez chez vous à cinq heures moins le quart ! ». Il me dit : « ben, non, j’étais pas chez moi ! ». « Vous avez été identifié chez vous ! » [il répond :] « Alors, c’est vrai peut-être que le bracelet… » […] Je lui ai dit : « mais c’est pas parce que vous êtes pas censé être là que le bracelet détecte pas… ». Ça, je leur dis pas toujours au départ. C’est vrai, c’est un élément qui peut… ça peut être… On leur présente pas comme ça. Moi, j’ai pas pour habitude de leur présenter comme ça, pas à tout le monde en tout cas, pas à ceux qui sont susceptibles de louvoyer… (CPIP, à propos du PSE).

11 Le calcul n’est pas simplement automatisé sous forme d’alarme : Il y a simplement une alarme, ça fait un bruit.

Donc, ça interpelle automatiquement, donc on regarde ce qu’il en est (surveillant PSE). Il repose aussi sur une analyse qualitative humaine : Donc nous, en fait, tous les week-ends, on survole toutes les fiches et on regarde par exemple, si il y a des entrées et sorties… un peu… Parce que, bon, c’est vrai que sur une journée quand on voit : et « rentrée » et « sortie » et « rentrée » et « sortie » et « rentrée » et « sortie ». On regarde le planning en se disant : « ben tiens, cette personne-là est censée travailler ce jour-là de telle heure à telle heure. Pourquoi est-ce qu’elle fait autant de voyages dans sa journée, de son domicile jusqu’à l’extérieur ? Donc, quand on se rend compte de ça, dans ce cas-là on fait un papier en disant : « bon ben voilà, en vérifiant telle ou telle fiche on a pu apercevoir que cette personne avait des entrées et sorties multiples pendant ses heures d’assignation, pendant ses heures de sortie » (surveillant PSE).

Cette méconnaissance implique une inquiétude permanente face à une suspicion automatisée, absente, mais qui peut faire irruption à tout moment. L’inquiétude se traduit physiquement par des précautions préventives pour éviter la faute et par un stress quasi permanent. Comme ce placé qui se rend en pleine nuit au commissariat parce que son boîtier GPS ne cesse de sonner par défaut technique et provoque ainsi une véritable alarme de violation dont il devra rendre compte.

L’intégration du programme

L’effet panoptique de la surveillance électronique crée une densité psychique de l’enfermement, là où l’on est habitué à attendre une densité matérielle, et cette densité est de l’ordre d’une incarcération.

Je ne suis pas libre. Pour moi, même si je suis dehors, je suis toujours en détention quelque part. Donc, comme je dis : « Qu’est-ce que vous voulez que je fasse avec ça ? » (Placé PSEM).

Cette densité psychique de la limite immatérielle est nécessairement plus difficile à se représenter que la présence massive et opaque du mur. Et pourtant, elle possède un pouvoir particulier en tant qu’elle ne structure pas l’espace tel qu’il existe mais tel qu’il est pratiqué. Ces limites ne sont pas tracées sur la matérialité de l’environnement mais sur un autre plan, informatique bien sûr, et surtout dans la représentation que s’en fait celui qui le parcourt. Autrement dit, la virtualisation des délimitations de l’espace étend l’exercice du pouvoir de l’espace réel à l’espace possible.

Les limites sont souvent mentales et immatérielles, intégrées dans le capital spatial de chaque opérateur, et c’est pourquoi leurs effets sont puissants, car elles demeurent, s’imposent même lorsqu’aucune barrière physique n’existe et organisent la spatialité (Lussault, 2007, 198).

Ceci est d’autant plus vrai qu’il existe un flou sur la nature précise de ces limites. Or, les professionnels peuvent utiliser la dissymétrie d’informations en leur faveur pour laisser les placés dans le doute sur le pouvoir exact qui s’exerce sur eux de telle manière qu’ils en démultiplient la puissance par l’imagination. Le décalage de la barrière physique vers la limite mentale oblige ainsi l’individu à un effort particulier pour la rappeler à son attention, pour en raviver lui-même la prégnance et parfois en imaginer une qui n’existe pas. Un placé est ainsi persuadé que son PSEM déclencherait une alarme s’il pénétrait dans n’importe quel jardin public de la ville ; ce n’est évidemment pas le cas, mais personne ne l’a détrompé. Le placé se contorsionne pour appliquer de lui-même et sur lui-même la contrainte extérieure. C’est lui qui l’actualise : On est obligé de ne pas l’oublier (placé PSEM). La perspective de la fin de la mesure s’apparente alors à une véritable libération, comme la fin d’une incarcération toute particulière.

[Question :] Quand on vous l’enlèvera finalement vous serez soulagé ?

[Réponse :] Ah ! ben, Le jour où on me l’enlève, je dirai : Ouf !

[Q :] Vous serez soulagé ?

[R :] Oh ! Oui, oui ! Ouf ! (placé PSEM).

Approchons-nous de ces allers et retours complexes entre l’actuel et le virtuel en analysant plus précisément la place du corps dans le système de surveillance électronique.

La place du corps

De quel corps s’agit-il dans une surveillance à distance ? Déjà, dans le bâtiment de Bentham, le corps discipliné n’est saisi qu’à travers les signes pertinents pour vérifier sa conformité normative. Il s’agit d’une épure qui se résume à des caractéristiques objectives, simples et claires, de telle manière qu’elles puissent nourrir un système automatisé de vérification.

Plus le surveillant doit appréhender une multitude complexe de signes et plus il doit faire un travail d’interprétation de ces signes, moins il peut assurer une présence réelle de l’inspection.

Cette présence réelle va d’ailleurs, elle aussi, se résumer à des rappels des écarts à la norme. L’inspection panoptique crée un plan de réalité qui consiste en l’ensemble des signes déterminés par une grille de lecture normative. Pour l’essentiel, le corps du détenu est donc saisi à travers ses coordonnées spatiales dans la grille des cellules – la bonne personne au bon endroit. La représentation de son activité se résume aux postures d’un corps perçu en contre-jour et éventuellement aux sons qu’il émet… C’est à partir d’une schématisation du corps vivant des détenus (en un ensemble de signes) que l’inspection peut en dresser la vitalité désordonnée.

Or, le placé n’est pas « sous les yeux » du surveillant. Dans le cas du PSEM, c’est une flèche sur un écran. Les signes pertinents pour ce contrôle électronique sont l’intégrité technique du matériel, la proximité entre le boîtier émetteur et le bracelet enserré sur le corps, la localisation du boîtier émetteur, la direction et la vitesse de son déplacement, la présence interdite ou prescrite dans des lieux prédéfinis. Ces informations ne sont pas consultées en permanence mais en cas d’alarmes produites par le système à partir des informations automatiquement saisies, enregistrées et pré-interprétées.

Oui, voilà ! Il y a quelqu’un derrière l’écran et il ne voit que l’alarme (placé PSEM).

Avec la surveillance électronique, l’inspection n’observe pas un corps, même simplifié par une grille interprétative, mais quelques informations numériques extrêmement réduites.

On est très loin alors du panoptique comme théâtre moral (Bentham, 1977, mémoire, 14) censé présenter en un regard une scène édifiante pour l’éducation des spectateurs et l’amendement des détenus. Dans cette perspective, le système de signes produit par l’inspection est conçu comme la traduction d’impératifs moraux, la norme disciplinaire est un outil pour inculquer la valeur morale. Le PSE semble rompre ce lien dans la mesure où le dispositif interpose une neutralité technique entre le placé et le surveillant. La norme qui est ici vérifiée n’est plus directement morale (même si les raisons pour lesquelles on l’impose conservent évidemment des dimensions morales). Il s’agit d’une simple norme  de conformité extérieure qui peut aussi bien s’appliquer à des animaux (balise Argos12) ou des objets (traçabilité
logistique).

Il n’est pas question donc d’une intériorité du sujet, d’une âme qu’il faudrait transformer, d’un corps qu’il faudrait plier, de gestes à scruter, de place à lui assigner ; il importe peu de connaître la personne à fond ; le sujet est pure extériorité et trajectoire, rien de plus (Doron, 2008)13.

Cette représentation du corps évoque la chronophotographie d’Étienne-Jules Marey : Images successives représentant les différentes positions qu’un être vivant cheminant à une allure quelconque a occupées dans l’espace à une série d’instants14.

Or, selon Paul Virilio, le sujet de prédilection de Marey est l’observation de ce qui lui paraît justement le plus incontrôlable formellement : le vol des oiseaux en liberté, celui des insectes, la dynamique des fluides… mais aussi l’amplitude des mouvements et des expressions anormales dans les maladies nerveuses (Virilio, 1998, 19). Pour représenter et maîtriser l’expression du corps vivant, il faut simplifier son mouvement sous la forme des positions successives de quelques points remarquables. Marey utilise des bandes métallisées placées aux articulations et qui reflètent la lumière. Le logiciel de contrôle montre abstraitement les différentes localisations du placé comme simple mobile à l’aide d’une optique numérique.

C’est pourquoi le placé peut se sentir comme dépossédé de lui-même, de son corps et de son individualité, dans la mesure où ce qui est surveillé, ce n’est pas lui comme chair, encore moins comme sujet, mais son double virtuel – immatériel et schématisé.

Vous comprenez, il y a une alarme, ils l’appellent… Après, il comprend. Mais sur le moment, il reçoit ça, lui, en pleine figure alors que, lui, il est au foyer et qu’il ne bouge pas et que tout va bien et, à la limite, c’est un problème purement technique, ce n’est pas lui. Il dit : « Ce serait moi encore… Mais ce n’est pas moi » (CIP/PSEM).

Cette « déréalisation » du corps du placé est aussi une transformation de la nature de l’espace qu’il habite.

Or, de quelle « spatialité » peut-il bien s’agir lorsque ne subsiste plus que l’être du trajet, d’un trajet qui s’identifie intégralement au « sujet » et à « l’objet » en mouvement, sans autre référence que lui-même ? C’est finalement là toute la question philosophique d’un être moins au monde que hors-monde, ce « hors-monde » s’ingéniant cependant à faire semblant d’habiter le monde réel… (Virilio, 1995, 159).

12 Le système Argos est un système de géolocalisation par satellite expérimenté dès la fin des années 1970 et pleinement opérationnel dans les années 1980. En 1984, il a permis le premier pistage du trajet d’un oiseau par satellite.

13 Sur l’aspect non axiologique de la normativité des institutions techniques, voir Lianos, Douglas, 2001. Mais il faut remarquer que cette forme de conformité extérieure était déjà impliquée par le modèle panoptique, fonctionnant plus à la schématisation et à l’intégration d’un calcul d’intérêt qu’à l’amendement moral.

14 Définition d’Étienne-Jules Marey citée dans Virilio, 1998, 19.

Ce n’est pas le corps du placé qui est surveillé, c’est son double virtuel qui n’habite pas le monde concret mais sa représentation numérique sous la forme d’une carte informatique.

Pour l’inspection, le paradoxe devient alors de relier ce double virtuel habitant un espace abstrait avec l’individu normalisé concret qu’elle est censée produire et « relâcher dans la nature ». Observant toutes ces difficultés, nous nous sommes souvent dit qu’avec le système de surveillance électronique, ce n’était pas tant la prison qui devenait virtuelle, mais le monde dans lequel on attend que le condamné se réintègre et dès lors, la conception même de la réinsertion (Devresse, 2007, 7).

Le corps charnel reste pourtant au centre du mécanisme de surveillance.

Donc, moi, je lui ai expliqué un petit peu le fonctionnement, à quelle distance il devait se tenir par rapport au boîtier là-bas, par rapport à son domicile, quand il rentrait, quand il sortait, quand il était dans la rue… Et, dès qu’il rentre dans un bâtiment, pour que nous, on puisse faire un point de fixation GPS, pour le voir, quoi ! (Surveillant PSE-PSEM).

Il n’est pas anodin que les mots restent les mêmes quand les processus ont changé de nature. De quel « voir » est-il question ici ? Malgré le saut technologique, il s’agit là aussi de maîtriser les potentialités du corps vivant à l’aide de son double virtuel. Il se produit comme un aller-retour de la matière à l’écran, sous la forme de l’extraction de signaux numérisés à partir du corps et de la retombée de ces signaux sur le corps via l’esprit à travers l’intériorisation de l’inspection. Le placé deviendrait comme la marionnette de son double numérique, les fils qui le guident ne sont plus comme chez Marey les rayons de lumière mais les ondes invisibles des télécommunications.

Même s’il n’y a plus de murs, de barreaux, de gardiens, il reste les limites. Même si l’on cache le bracelet ou le récepteur, il n’est pas possible de cacher les contraintes spatiales elles-mêmes. Comment un placé peut-il expliquer qu’il ne peut pas traverser telle rue ou sortir de chez lui après sept heures du soir ? Les contraintes psychiques sont matérialisées aux yeux des autres par l’empêchement effectif du corps. C’est le corps lui-même qui devient le témoin de l’étrange matérialité de son incarcération invisible et intangible.

Le PSE révèle une réorganisation des formes d’expression de la souveraineté du pouvoir qui plutôt que de s’incarner, comme il l’a longtemps fait, dans des institutions et des hommes sur un territoire géographique donné, semble peu à peu s’inscrire et se diffuser directement sur et dans des corps multiples disséminés dans un espace social numérisé (Froment, 1996, 7).

Ainsi, l’individu et son corps ne disparaissent pas. C’est tout le contraire. Le placé aimerait certainement disparaître face à une inspection dont le rôle est de le rendre omniprésent.

Ce qu’il faut penser est un double mouvement. Premier mouvement, d’abstraction d’informations à partir de la chair pour reconstruire un double informationnel sur lequel on peut faire des opérations plus économiques, plus rapides, plus insensibles. Deuxième mouvement, la retombée de contraintes sur la chair à partir de la surveillance de ce double virtuel. Le premier mouvement est de dissolution de l’individu concret, virtualisé par le dispositif de contrôle, et de densification de sa « présence » sous la forme d’une série d’informations formatées pour servir un traitement automatisé. L’impression que procurent les observations au sein du CNSE [le Centre National de Surveillance électronique en Belgique] est à cet égard très ambiguë : on y gère à distance le sort d’un individu absent et invisible, mais omniprésent dans les dossiers, les conversations et les relations entre professionnels, un individu dont l’image et la représentation sont sans cesse reconstruites au détour des pratiques quotidiennes dans le Centre (Devresse, 2007, 8).

Ensuite, cette existence informationnelle de l’individu concret ne reste pas cantonnée à la sphère administrative. Le deuxième mouvement fait retomber le traitement de ces informations sur l’individu sous la forme d’obligations, de contraintes, de conseils, d’un autocontrôle qui dépassent largement ce que l’on exige de son double virtuel (qu’il soit au bon endroit, au bon moment). La virtualisation de l’enfermement ne fait pas disparaître la chair qui reste au centre, mais elle ne l’atteint véritablement qu’à travers une « âme » coproduite entre le dispositif de contrôle et l’individu surveillé. Cette « âme » définie par Foucault comme le corrélatif d’une certaine technologie du pouvoir sur le corps [qui est produit] en permanence, autour, à la surface, à l’intérieur du corps par le fonctionnement du pouvoir (Foucault, 1975, 38). Et cette « âme » déborde le simple contrôle de conformité technique.

Elle permet effectivement un pouvoir disciplinaire et moral parce qu’elle s’ancre, par ses référents matériels, sur l’environnement physique et social de l’individu. Ainsi du surveillant PSE qui donne des conseils de bonne conduite matrimoniale au téléphone, ou des proches qui s’appuient sur le dispositif technique pour donner du poids à leur inquiétude moralisatrice jusque-là impuissante15.

Conclusion

La compréhension de ces allers et retours permet de justifier plus précisément la nécessité d’une distinction difficile entre matérialité et immatérialité. La différence entre les deux dimensions ne doit pas tant être comprise ontologiquement qu’économiquement. La signification de la dématérialisation partielle du dispositif disciplinaire est surtout économique ; elle permet de réaliser le projet que Foucault percevait au centre du Panopticon : Constituer une force herculéenne et donner à l’esprit du pouvoir sur l’esprit, il me paraît que c’est bien là ce qu’il y a de caractéristique dans le mécanisme du Panopticon et, si vous voulez, dans la forme disciplinaire générale. « Force herculéenne », c’est-à-dire une force physique qui porte, en un sens, sur le corps, mais qui soit telle que cette force qui enserre, qui pèse sur le corps, au fond, ne soit jamais employée et qu’elle soit affectée d’une sorte d’immatérialité qui fasse que c’est de l’esprit à l’esprit que passe le processus, alors qu’en fait, c’est bien le corps qui est en question dans le système du Panopticon (Foucault, 2003, 76).

15 Au croisement des données informatiques, du « dossier » pénitentiaire, des conversations téléphoniques, des échanges avec les autres intervenants, se recrée comme un artefact de présence morale de la personne : Après, en face [souligné par moi] de quelqu’un qui aurait toute la journée, ou toute la semaine, qui est en alarme à répétition pour des raisons qui nous paraissent… parce qu’après on peut se permettre de juger si c’est quelqu’un de sincère [souligné par moi], quelqu’un qui va vraiment : « je suis désolé, je rappelle tout de suite », bon. Qui va vraiment respecter sa parole (surveillant PSE).

La dématérialisation signifie un décalage décisif des opérateurs du contrôle des conduites vers la sphère informationnelle qui permet une augmentation de la capacité de stockage, une accélération des traitements et une insensibilité politique sans commune mesure avec la surveillance directe. Cette dématérialisation est seule capable de produire cette « force herculéenne » dont nous ne voyons que les timides débuts. Elle n’a que douze ans d’existence en France.

La matérialité de la contrainte produite par la surveillance électronique ne peut donc pas être simplement comprise comme disciplinaire, mais pas non plus comme simplement virtualisée. La dimension disciplinaire, toujours présente, n’est pas suffisante pour décrire l’efficacité contraignante du dispositif. Mais la dématérialisation des processus de contrôle ne permet pas non plus de rendre compte de la dimension carcérale de l’expérience du placé. La réalité et l’efficacité de ces effets de pouvoir sont à chercher dans une dialectique complexe entre l’actualité et la virtualité d’un pouvoir. Le retrait du carcéral agit par son absence même, tout en s’appuyant sur les indices matériels de la potentialité de sa violence. C’est pourquoi, nous retournerions volontiers le précieux conseil de Mike Nellis (2009, 41-42) d’abandonner les notions carcérales pour comprendre le PSE afin de se concentrer sur le fonctionnement d’une surveillance. Après cette étape nécessaire pour compléter l’analyse, il faut contempler le tableau entier qui nous indique que c’est bien un corps qui est enfermé et que la force qui agit pour le contraindre physiquement est la potentialité d’un pouvoir disciplinaire classique. Autrement dit, la matérialité de la surveillance électronique pénale, c’est encore et toujours celle de la prison.

Olivier Razac

Philosophe, enseignant-chercheur Centre interdisciplinaire de recherche appliquée au champ pénitentiaire (CIRAP) École nationale d’administration pénitentiaire (ENAP) Olivier.Razac (at)  justice.fr

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