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origine : http://www.philoplebe.lautre.net/wp.../Razac.-Lécran-et-le-zoo.-Philoplèbe.pdf
Ce Livre a initialement paru aux éditions Denoël en 2002
Sommaire
Introduction
Première partie. Le zoo
Les expositions ethnographiques
Les mises en scène de l’exotique
– Images du sauvage
– Les réactions du public
Le zoo, un dispositif d’exposition et de domestication
Bio-pouvoir et spectacle
– Le zoo n’est pas le cirque ou la foire
– « Voir et être vu »
La télé-réalité et le zoo
Deuxième partie. Le spectacle de la réalité et la domestication des comportements
La domestication de l’exposé
Décors
– Dressages
– La mise en scène de soi
La domestication du spectateur
Mimétismes
– Typologies
– Prévision, identification et digestion
Troisième partie. Exposition et singularité : L’ensauvagement
Le processus éthique
L’éthique comme souci de soi
– Le processus éthique : l’ensauvagement
Le critère éthique d’exposition
Je remercie Alain Brossat pour son enseignement et pour son aide inestimables Michel Baudouin, Stéphanie Doridant et Daniel Puymèges pour leurs précieuses relectures Ainsi que Jean-Marc Levent pour ses conseils avisés.
« Quelle garantie t’apportera donc cette belle philosophie qu’on loue et qu’on doit placer en tête de toutes les activités et de tous les biens ? Bien évidemment, de préférer te plaire à toi-même plutôt qu’au peuple, d’évaluer les jugements au lieu de les dénombrer, de vivre sans peur des dieux ni des hommes, soit de triompher de tes malheurs, soit d’y mettre fin. Pour le reste, si je te vois célébré par les voix bienveillantes du vulgaire, si, à ton entrée, clameurs et applaudissements retentissent, ornements de pantomime, si par la cité tout entière, femmes et enfants te louent, pourquoi n’aurai-je pas pitié de toi, moi, quand je sais quelle route mène à cette misérable faveur ? » Sénèque, Lettres à Lucilius
Introduction
Le spectacle change. On se distrait toujours devant les aventures extraordinaires de héros hors du commun. On est toujours hypnotisé par la magie de la scène ou de l’écran. Mais, de plus en plus, ce sont des individus banals, des histoires quotidiennes, des situations ordinaires qui constituent l’essentiel du paysage spectaculaire. Le spectacle ne semble se renouveler qu’en absorbant la vie qui lui faisait face, celle du spectateur « moyen ». La télévision ne cesse de mettre en scène les comportements apparemment spontanés du quidam. Elle ne cesse de relayer la parole hésitante et par là même touchante de ses invités amateurs. Elle ne cesse de montrer des modes de vie particuliers pour en faire des catégories du sens commun. Bref, la télévision est surtout devenue un spectacle du réel, une télé-réalité.
L’analyse de la télé-réalité se résume trop souvent à des critiques aussi superficielles que répétitives. Ces émissions seraient avant tout des spectacles ennuyeux. On y verrait que le vide tapageur d’un quotidien fade, une mise en scène du rien. Une parole s’y épanouirait d’autant mieux qu’elle n’a rien à dire. Un corps s’y dévoilerait à la mesure de sa banalité. Il est vrai que rien ne permet au premier venu d’être captivant, même s’il est sélectionné. Mais ces émissions ont justement la prétention de prouver que notre quotidien à tous peut être passionnant. Il suffirait pour cela de le considérer comme un spectacle dont on est la vedette permanente. « A l’heure des médias dominants, celui qui ne sait pas représenter ni communiquer son histoire est un individu fantôme. Nous sommes tous les héros d’une histoire ; il nous faut le reconnaître sous peine de ne pas exister1. » La télé-réalité se présente comme une tentative de lutte contre la « grisaille du quotidien », nier cette qualité des
1 Patrick Plaisance, producteur d’émission télévisées, Libération, 8 janvier 1992 cité in Patrick Charaudeau et Rodolphe Ghiglione, La parole confisquée. Un genre télévisuel : le talk show, p. 19, Dunod, collection Société, 1997
vies obscures risque fort d’être perçu comme un signe d’insensibilité, ou pire, d’élitisme cruel. D’un autre côté, ces émissions seraient futiles. Elles nous détourneraient de choses plus importantes à connaître, à voir, à faire. Mais c’est précisément là le rôle de tout divertissement qui permet au spectateur de « se changer les idées ». On peut questionner la fonction de distraction mais c’est alors le spectacle lui-même qu’il faudrait attaquer. En fin de compte, le défaut de ces émissions serait de ne servir à rien. Si elles sont vides, elles ne communiquent aucune information utile. Si elles sont futiles, elles ne sont pas édifiantes, elles éloignent de la dure mais inévitable réalité. Tout cela peut se défendre, mais lorsqu’on pointe l’inanité, la futilité ou l’inutilité, on ne fait que condamner le vide, que donner des coups contre le vent. Si ces émissions sont insignifiantes, il n’y a rien à en dire. A la vacuité en prime-time ne peut logiquement répondre qu’un silence discret.
Pour des critiques plus « politiques », le scandale vient de ce que ces émissions effectuent une surveillance, un espionnage malsain de la vie privée. Par son dispositif et son titre ironique, Big Brother suscite particulièrement ces accusations. On parle de violation de l’intimité, on fait des comparaisons avec 1984 d’Orwell ou avec les camps de concentration nazis. C’est à peine croyable. De quelle violation parle-t-on ? Quel peut être le but d’un tel amalgame ? Tout au contraire, c’est le volontarisme commun à toutes ces expositions qui pose question. Le problème n’est pas ici l’extension d’une surveillance policière dans le spectacle, mais l’extension du spectacle dans la vie courante. Le comportement des candidats n’est pas contrôlé en tant qu’il est observé par un oeil policier mais en tant qu’il est jugé par un public exigeant.
On reproche également aux expositions télévisuelles des comportements de jouer le jeu d’un exhibitionnisme pervers auquel répondrait le voyeurisme banalisé du téléspectateur. Mais de quoi parle-t-on dans ce cas ? Du couple exhibitionnisme/voyeurisme comme perversion tel que la psychanalyse le comprend ? Certainement pas. D’une part, d’aucun côté de l’écran, l’acte d’observer ou de se montrer ne sont des conditions nécessaires à l’obtention du plaisir sexuel. D’autre part, l’aspect répréhensible ou inquiétant du voyeurisme/exhibitionnisme comme perversion tient dans les deux cas à la nécessité d’un vol. Celui qui tire un plaisir intense en dévoilant la crudité de sa chair veut capter l’instant fugace du regard exorbité. Celui dont la jouissance est de mater le fait dans l’ombre, ravisseur d’un tableau vivant qui ne lui est pas destiné. Or, dans le spectacle de la réalité, il n’est absolument pas question de saisir l’oeil écarquillé, ni de voler le geste secret. A l’aune de la perversion, il ne s’agit que de faussaires qui refourguent une mauvaise copie à des gens que l’original n’intéresse pas. Alors qu’accuse-t-on au juste ? Manifestement rien d’autre que le fait d’éprouver un plaisir inoffensif à se dévoiler devant une audience curieuse ou à observer le comportement d’individus de connivence. Condamner cela comme voyeurisme et exhibitionnisme, c’est condamner la capacité à prendre du plaisir par le jeu réglé des corps et des regards. C’est condamner le plaisir pris par des individus libres de droit dans l’utilisation qu’ils font des outils modernes de communication. C’est finalement produire une critique moraliste et rétrograde à la légitimité et à l’efficacité inexistantes. Il n’est donc pas étonnant que le camp adverse renverse cette inconséquence à son avantage. Il se fait le défenseur du droit de chacun à disposer de son corps et à exprimer ses opinions. « [Dans Big Brother, je] vois une nouvelle façon de communiquer avec les autres. C’est aussi une nouvelle façon de considérer l’intimité. […] montrer son intimité peut créer du plaisir2. »
Enfin, on pousse des hauts cris devant la vulgarité de ces exhibitions.
Avec la télé-réalité, on assisterait à une « mondialisation du mauvais goût3. » C’est possible. Mais vulgarité et mauvais goût sont évidemment des catégories flottantes qui n’ont que peu de portée.
2 Pascale Breugnot, Le Monde, « Entretien avec Pascale Breugnot », Propos recueillis par Sylvie Kerviel, 4 et 5 juin 2000
3 Le Monde, « Venu d’Europe, le télé-voyeurisme rafle audience et bénéfices », C. M., 19 octobre 2000
De plus, l’attaque se retourne facilement contre elle-même. Car, « pourquoi des témoignages de vie, de souffrance deviendraient-ils obscènes ? Depuis quand les sentiments sont-ils pornographiques ?4 » Elle risque même de devenir élitiste tant cette télévision s’est façonnée une image populaire de respect de la différence. En critiquer la vulgarité, cela peut facilement passer pour un mépris de la vie des « gens comme les autres ». Mais surtout, cette critique n’est pas spécifique. Si elles sont de mauvais goût, ces émissions n’en ont pas l’apanage. Si c’est la vulgarité qui pose problème, on peut toujours rendre ces spectacles acceptables pour la pudeur publique. Et le problème serait résolu ? Ce jeu sur les différences de surface revient à briser l’unité de principe de ces émissions en la recouvrant par une évaluation esthétique qui ne nous éclaire pas sur les enjeux réels de l’exposition médiatique des comportements.
Ainsi, le spectacle de la réalité prolifère et suscite différents types de désapprobations. Majoritairement, on en souligne les aspects superficiels, pervers ou décadents, séparément ou tous à la fois, afin de démontrer qu’il s’agit de programmes de mauvaise qualité. C’est que l’on part du présupposé que la télévision et les médias ont une mission d’éducation des masses et que ces expositions sont néfastes. On leur reproche de ne pas jouer un rôle sain et efficace dans le fonctionnement pédagogique du spectacle qui vise à promouvoir certains styles d’existence contre d’autres.
Or, ceux qui défendent ces programmes prétendent justement l’inverse.
Ils défendent la légitimité et l’efficacité de leurs émissions et accusent les critiques bien pensantes d’être aveugles et réactionnaires. C’est pourquoi la bataille circulaire des évaluations stagne au niveau de l’inclusion ou de l’exclusion de ces émissions du jeu spectaculaire légitime. En aucun cas elle ne peut, ni ne veut, questionner la structure profonde de ces expositions afin d’en éclairer la raison d’être et ses effets sur les individus et la masse.
4 Mireille Dumas, Le Monde, supplément TV, semaine du 27 septembre au 3 octobre 1993, citée in Patrick Charaudeau et Rodolphe Ghiglione, op. cit. , p. 23
Il y a un creux critique de l’évolution actuelle du spectacle qu’il s’agit de combler par une critique radicale qui porte sur son fonctionnement spécifique. Ce n’est pas la forme de telle ou telle émission qu’il faut discuter. Ce ne sont pas les prétentions du spectacle de la réalité qu’il faut évaluer mais le spectacle de la réalité lui-même.
En premier lieu, il peut être utile de déterminer qui est exposé dans le spectacle de la réalité. Ce sont des gens inconnus du public. Ce sont des anonymes qui ne peuvent pas être reconnus selon un nom propre mais seulement selon un type qui les caractérise. C’est pourquoi ils sont présentés de manière à ce que le spectateur capte le plus rapidement possible quels modèles ils représentent. C’est un gréviste bafouillant, un délinquant récidiviste ou une allumeuse au coeur d’artichaut. En même temps, il s’agit d’individus dont les comportements sont singuliers. Ce sont des exemplaires particuliers qui parlent en leurs noms. C’est à celui qui s’expose d’assumer l’intégralité de ses actes pas au spectacle qui l’exhibe. L’acteur du spectacle de la réalité est à la fois lui-même et le représentant d’un ensemble. Il est un particulier qui donne corps à une généralité, en même temps qu’un modèle qui explique ses actes singuliers. Il est à la fois le spécimen et le cas.
Ce qui est montré, c’est une panoplie psychologique et sociale. C’est l’association de comportements précis, de la cause de ces comportements et du nom qu’on donne à son auteur. C’est un caractère, une personnalité, ce que les Grecs appelaient un êthos5. D’une part, ce sont des comportements particuliers, des actes courageux ou lâches, généreux ou avares, pudiques ou concupiscents qui sont l’expression d’émotions ou d’affections. D’autre part, c’est la cause de la régularité de tels comportements, c’est la tendance, la disposition à agir de cette manière.
Enfin, c’est le nom qu’on donne à celui qui agit selon ses affections. Si l’on dit de quelqu’un qu’il est colérique, c’est parce que souvent il s’emporte, bouge brusquement et parle violemment, mais c’est également parce qu’on suppose chez lui une propension, une disposition à agir ainsi.
5 Cf. Aristote, Ethique à Eudème, tout le livre II et en particulier le chapitre 2, p. 87, Vrin, Bibliothèque des textes philosophiques, 1978
L’acteur anonyme de la télé-réalité joue son propre rôle d’une manière claire et compréhensible pour le spectateur. Chaque acte, chaque parole sont directement liés à un caractère, à une nature personnelle et cette nature est confirmée par les comportements de l’anonyme.
Ensuite, on peut déterminer comment le spectacle de la réalité met en scène ses acteurs. L’anonyme doit paraître extérieur aux circuits spécialisés du spectacle. Son attitude doit attester la réalité de son expérience et la vérité de son témoignage. Il est un spécimen social naturel, une de ces « vraies gens » qui se distingue des professionnels de la télévision. Il ne maîtrise pas les techniques de la présentation de soi et il n’est pas blasé par la diffusion en masse de son image. C’est à ces deux conditions qu’il peut donner un sentiment d’authenticité au spectateur. Il n’a pas préparé son passage, il parle et agit avec naturel. Il ne contrôle pas son émotion et laisse facilement filtrer sa colère ou sa tristesse. Enfin, il témoigne avec franchise de ses expériences pour mieux se connaître et aider les autres à se comprendre.
La maladresse est la première forme d’authenticité de l’anonyme. Il peut trembler et bafouiller. Il peut parler trop fort ou trop doucement. Il peut être à côté du sujet ou trop impliqué par la situation. Il peut ne pas oser se défendre ou, au contraire, être agressif. Dans tous les cas, il ravit les animateurs et les producteurs de la télé-réalité. Il en fait trop ou pas assez et atteste ainsi de la banalité et de l’obscurité de son origine. La préparation de l’émission vise à conserver la naïveté du témoin. Il est lâché dans un environnement neuf afin que ses réactions jaillissent comme d’une « source pure ». Cette spontanéité dans l’expression garantit l’intensité émotionnelle de l’émission. L’anonyme ne se contrôle pas, ses yeux se mouillent, ses joues rougissent, ses lèvres tremblent.
Pris dans les rets de l’émission, il exprime intensément les émotions suscitées par des questions ou des situations bien pensées. Il est plongé dans une série de péripéties qui forcent son naturel, qui perturbent son self-control habituel et l’amènent à être plus captivant que dans la vie de tous les jours. Enfin, le dialogue avec l’animateur, le jeu des questions et des réponses, prétend dévoiler la vraie personnalité du sujet qui s’expose.
Les spectateurs attendent et jugent l’authenticité du discours intime.
L’invité espère que la discussion l’éclaire sur lui-même et confirme sa normalité. L’émotion et la vérité exprimées avec spontanéité assurent l’authenticité de l’anonyme, sur laquelle repose toute promotion de la téléréalité.
« Il est comme vous et moi, ce qu’il dit est vrai et réel. Nous faisons une télévision honnête, proche des gens et vouée à combler les lacunes en communication de notre société sans repères. » Les émissions de télé-réalité se multiplient et se diversifient depuis quinze ans. Malgré les variations de support et de style, elles se ressemblent toutes en ce qu’elles se veulent l’exhibition massive de modes de vie ou de comportements certifiés authentiques6. L’authenticité des spectacles de la réalité est définie comme sincérité, intensité et vérité. La sincérité est l’accès direct, paradoxalement non médiatisé, aux comportements d’un individu. L’intensité est le contact intime avec les sentiments, les émotions qui le guident. Et la vérité est la connaissance du caractère qui définit adéquatement cet individu. On peut mettre en doute cette authenticité, il n’empêche que le spectacle du réel produit effectivement le caractère complet et public de ceux qui s’exposent. Il produit des personnages qui sont à la fois factices et authentiques, fictifs et réels et qui fournissent aux téléspectateurs une très large gamme d’explications préfabriquées de comportements ou de personnalités plus ou moins étranges.
L’authenticité est jugée supérieure à la fiction en tant qu’elle permet aux individus de se défouler en s’exprimant directement ou en se reconnaissant dans ce qui est dit.
6 Liste non exhaustive d’émissions récentes que l’on peut inclure à divers degrés dans cette définition du spectacle de la réalité : Loft story, Les Aventuriers de Koh-lanta, Star Academy, Ça se discute, C’est mon choix, Qui veut gagner des millions ?, Envoyé spécial, mais aussi les journaux télévisés et les webcams personnelles d’Internet.
De plus, cette expression produit une réassurance de normalité pour l’exposé et pour le spectateur qui lui ressemble. Enfin, l’exposition publique des personnalités anonymes renforce le lien social en faisant de l’autre inconnu un proche démasqué.
La production spectaculaire de caractères ou d’êthos à la fois factices et authentiques suscite donc un plaisir particulier, dont les trois dimensions sont la curiosité pour le spontané, l’excitation pour l’intime et le soulagement de la classification.
Or, grâce à cette rapide définition fonctionnelle, un lien inattendu apparaît entre la télé-réalité et une forme de spectacle apparemment très différente : Le zoo. Certaines critiques ont aperçu ce rapport mais elles se sont limitées, comme les autres, à fustiger une ressemblance superficielle.
Ceux qui exposent leurs corps, leurs comportements, leurs modes de vie seraient comme des bêtes en cage regardées avec curiosité par des millions de téléspectateurs invisibles. Ainsi de l’émission Big Brother : « On en sait le principe : mettons des gens en cage cathodique pendant quelques semaines. Des caméras dans la cage. Des téléspectateurs devant le zoo-cage. Observons les primates du zoo de l’Audimat 7. » Cette prétendue animalisation élude la question posée par ces émissions et surtout celle de leur rapport avec le zoo. Dans le spectacle de la réalité, il ne s’agit pas de traiter les gens comme des animaux. Il s’agit de façonner les hommes aussi bien que les animaux exposés à l’image de ce qu’ils sont censés être. De même, la télé-réalité retirerait toute dignité aux individus qu’elle exhibe parce qu’elle les considère comme des corps et pas comme des personnes. C’est méconnaître que la dignité n’est pas un attribut naturel de la personne mais un statut social qu’il faut mériter et que la télévision est une machine à produire et à attribuer des dignités rendues désirables.
7 Le Monde, « Gros brother », Pierre Georges, 19 Octobre 2000
Pourtant, le rapport entre la télé-réalité et le zoo est bien plus essentiel.
Ils ne font pas que se ressembler, ils sont de même nature. Cela est d’autant plus visible avec les zoos qui ont exposé des hommes. De la fin du XIXème siècle au début des années trente, des troupes exotiques ont été montrées dans toute l’Europe attirant chaque fois d’immenses foules de visiteurs curieux. Ces zoos humains étaient une présentation « authentique » des corps, des comportements et des modes de vie d’individus venus de loin, afin de donner aux spectateurs du plaisir par le contact de l’étrange, du savoir par l’identification de l’inconnu et du soulagement par la digestion de l’altérité. Là aussi, on cherchait à mettre en scène des hommes ramenés à des types. On construisait la panoplie divertissante et convaincante d’un sauvage en fait domestiqué par le spectacle, de la même manière qu’un tigre de zoo n’est plus un tigre libre mais doit malgré tout ressembler à l’animal sauvage qu’on s’imagine. Plus encore, ce n’était pas tant l’aspect extraordinaire du spectacle qui plaisait que le réalisme des scènes. C’est bien l’exposition de la vie quotidienne et banale des sauvages qui attirait les spectateurs. Cependant, il ne s’agit pas de montrer ici que la télé-réalité descend en droite ligne des zoos humains disparus. Cette démonstration serait à coup sûr hasardeuse et probablement inutile. On peut tout à fait tracer une filiation historique entre deux dispositifs en ratant l’essentiel, leurs rapports fonctionnels grâce auxquels ils s’éclairent et s’expliquent l’un l’autre.
Une description précise du fonctionnement des zoos humains, et du zoo en général, fera apparaître à quel point la télé-réalité est un spectacle zoologique. Elle doit permettre de se dégager d’une actualité envahissante favorisant la myopie afin de percevoir les analogies profondes au-delà des différences de surface. Il s’agit bien de faire appel à l’histoire pour éclairer notre présent, pour le mettre en perspective. Il sera alors possible d’esquisser un concept du spectacle de la réalité, c’est-à-dire d’en dégager la forme, le fonctionnement et les conséquences qu’il soit passé ou présent, animal ou humain, immédiat ou télévisuel. Dans ce spectacle, celui qui est exposé est placé dans un décor qui imite son milieu naturel. Il est dressé par des indications de mise en scène. Il s’expose selon ce qu’il attend d’un public. Celui qui regarde est pris par le jeu et est tenté d’imiter ce spectacle si réel. Il se compare à des individus sincères qui ne sont que les spécimens d’une typologie spectaculaire. Il adhère à une réalité domestiquée par le spectacle. Mais, au zoo comme à l’écran, il y a une chose que le spectacle de la réalité ne peut pas montrer : C’est le geste sauvage de l’animal farouche, de l’indigène libre ou de l’individualité toujours vacillante de celui qu’on n’arrive pas à définir.
Première partie
Le zoo
« Ils sont arrivés au pays des Blancs… Il y avait aussi parmi eux la soeur de ma grand-mère. Ils sont arrivés dans une grande maison, avec leurs sambula, ils avaient des colliers de perles et de graines. Ils dansaient toute la journée, depuis le matin, et les Blancs se rassemblaient pour les voir, nombreux, nombreux… Les Blancs les avaient amenés pour faire de l’argent avec eux. Les Kaliña dansaient toute la journée… »
Langamankondre (Galibi), Surinam, août 19918
8 Cité in Gérard Collomb et Félix Tiouka, Kaliña, des amérindiens à Paris, Créaphis, 1992
Les expositions ethnographiques
Les mises en scène de l’exotique
Dans ses mémoires, un certain Carl Hagenbeck, citoyen allemand né à Hambourg en 1844, s’octroie la paternité de la première « exposition exotique » du monde civilisé. En 1874, il installe une famille de lapons et quelques rennes dans son jardin et fait payer le droit de les observer. Il a demandé aux lapons de venir avec leurs objets quotidiens afin de monter un campement typique et d’étonner les spectateurs avec toutes sortes d’activités, pour eux banales. Ils construisent des traîneaux ou des chaussures pour la neige avec du cuir et des tendons de rennes. La mère donne le sein sans se cacher ce qui intéresse au moins autant que les démonstrations de capture de rennes au lasso. Cette exhibition a énormément de succès, au point qu’il faut faire appel à la police pour canaliser l’affluence des spectateurs. Cela pousse Hagenbeck à la reproduire dans le jardin d’une brasserie puis, peu après, à mettre sur pied un spectacle semblable avec des Nubiens du désert. Par la suite, il devient l’un des plus grands organisateurs d’exhibitions ethnographiques.
Pendant une quarantaine d’années, des spectacles identiques à celui des lapons ont un énorme succès dans toute l’Europe. Pourtant, tout semble avoir commencé par hasard. « J’avoue volontiers que l’idée ne sortit pas toute vivante de mon cerveau […], mais qu’elle me fut suggérée par une lettre [d’un vieil ami], en réponse à une des miennes où je déclarais penser à importer un troupeau de rennes. Il m’écrivit que la chose représenterait un intérêt beaucoup plus considérable si je faisais accompagner ces animaux par une famille de Lapons qui devraient apporter naturellement, leurs tentes, leurs armes, leurs traîneaux et tous leurs ustensiles servant à la vie courante. Il imaginait certainement le tableau très pittoresque que constituerait un pareil ensemble installé dans un cadre hivernal adéquat. C’était là l’idée féconde des expositions anthropologiques qui devaient se succéder rapidement au cours des années suivantes9. » En fait, il ne s’agit pas vraiment d’un hasard. A cette époque et depuis déjà quinze années, Hagenbeck est un marchand d’animaux et un professionnel des expositions de bêtes sauvages. Il fournit les zoos allemands et européens grâce à un réseau de rabatteurs qui parcourent le globe et organisent des convois d’animaux sur commande. Plus tard, il devient directeur d’un cirque suffisamment fameux pour sillonner les Etats-Unis. Mais surtout, il s’attire l’épithète de « Roi des zoos » en fondant son propre parc zoologique à Stellingen. C’est un parc révolutionnaire, conçu pour montrer les animaux comme s’ils étaient en liberté, dans leur milieu naturel. Il sert de modèle au zoo de Vincennes construit en 1931 par les fils d’Hagenbeck. Les « premières » exhibitions ethnographiques ne sont donc pas fortuites. Elles apparaissent dans le milieu du commerce d’animaux sauvages à l’initiative du « Roi des zoos » et elles sont organisées parallèlement aux exhibitions animales.
Bref, elles ne sont que la variante humaine du développement des jardins zoologiques à la fin du XIXème siècle.
Bien sûr, ce n’est pas la première fois que l’on exhibe des individus exotiques. On ne remontera pas jusqu’à l’Antiquité mais, dès le XVème siècle, René d’Anjou possède des Turcs, des barbaresques et des noirs. Au XVIème siècle l’attrait pour l’exotique stimule et est stimulé par les grandes découvertes. Collomb et Cortès ramènent des Indiens et les présentent à la cour d’Espagne. A Rome, « Le cardinal Hippolyte de Médicis entretenait, à sa cour, une troupe de barbares, parlant plus de vingt langues différentes et tous parmi les plus beaux individus de leur race […] : des Maures, des Tartares, des Indiens, des Turcs et des nègres d’Afrique10 ». François Ier garde des Indiens à Saint Malo. Un siècle plus tard, le Roi du Danemark exhibe des Esquimaux Groenlandais. En 1550, les commerçants de Rouen présentent à Henri II et Catherine de Médicis, une exposition de produits exotiques accompagnés de tableaux d’animaux et d’hommes des Antilles.
9 Carl Hagenbeck, Cages sans barreaux, pp. 60 et 61, Nouvelles éditions de Paris, 1951
10 Gustave Loisel, Histoire des ménageries, tome I, Ménageries d’ancien régime, p. 204, Laurens, Paris, 1912
La curiosité est alors plutôt scientifique, bien que l’on ne constitue pas de véritables collections taxinomiques humaines comme avec les plantes, les fossiles ou les animaux empaillés. Par contre, au XVIIIème, c’est d’avantage l’extraordinaire et le merveilleux qui attirent, d’où le succès des exhibitions de monstres. Des géants, des nains, des enfants couverts de poils des « Noirs blancs » sont montrés de même que des génisses siamoises ou des chevaux à trois pattes11.
Cependant, les expositions d’Hagenbeck apportent quelque chose de nouveau. Selon Hagenbeck lui-même, le succès particulier de ces exhibitions tient à la « naïveté » avec laquelle elles ont été pensées et préparées. Contrairement à ce qui se faisait dans les cirques ou les foires, les Lapons ont été montrés « tels quels », sans mise en scène autre que celle de leur habitat et de leurs occupations naturelles. « Il n’y eut pas de représentation proprement dite12. » Le principe est là. Le succès tient au caractère ambigu de ce spectacle. Ce n’est pas l’artifice, l’illusion, qui attirent mais l’authenticité et la vérité de ce qui est vu. On n’est pas trompé sur la marchandise, on préfère voir un véritable individu quelque peu étrange qu’un faux homme singe. La légère bizarrerie est accentuée par le réalisme de l’exhibition, brute, en pleine lumière et par l’effet de vérité de la présence des corps exotiques. Deux choses excitent les spectateurs. D’une part, l’exhibition donne l’impression d’un voyage immobile. On voit les Lapons comme s’ils étaient chez eux, comme si l’on avait le pouvoir de se transporter instantanément à des milliers de kilomètres, par dessus les mers. D’autre part, les exhibés se comportent comme s’ils n’étaient pas observés, ou du moins c’est ce que le public veut bien croire. Ils donnent à voir ce qui est d’habitude discret dans leur vie quotidienne ; les soins du corps, le repas, les tâches ménagères, le travail. Tout est dans le « comme si ».
11 Eric Baratay et Elisabeth Hardouin-Fugier, Zoos, histoire des jardins zoologiques en occident (XVIe-XXe siècle), cf. p. 48 et 81, La découverte, collection textes à l’appui/série écologie et société, 1998
12 Carl Hagenbeck, op. cit., p. 62
Les exhibitions ethnographiques ont du succès parce qu’elles sont un spectacle présenté comme si c’était la réalité et, en même temps, elles sont une réalité que l’on observe comme si elle était spectaculaire. Bien sûr, le spectacle est aussi réel que le quotidien, mais ce n’est pas « la » réalité, l’ensemble des faits qui arrivent spontanément. Le spectacle est une réalité travaillée en vue du spectaculaire. Mais ici, il y a imbrication totale, c’est parce qu’il est « réel » que le spectacle des hommes exposés plaît, c’est parce qu’elle est inhabituelle dans sa banalité que la réalité montrée est spectaculaire.
De 1877 à 1912, il y a vingt quatre grandes exhibitions ethnographiques au Jardin d’Acclimatation de Paris, dont dix neuf entre 1877 et 1893. Les Nubiens d’Hagenbeck ouvrent la série des exhibitions voulues par Geoffroy Saint-Hilaire qui cherche à sauver les finances de sa ménagerie. Ils attirent un public nombreux ainsi que des hommes de science, dont le Docteur Paul Broca de la société d’Anthropologie de Paris qui dirige une commission d’étude chargée d’effectuer de nombreuses mesures sur les spécimens. Ensuite, se succèdent Esquimaux, Gauchos de la Pampa, Fuégiens, Galibis, Araucans, Cynghalais, Achantis, Hottentots, Lapons, Cosaques, Somalis, Dahoméens, Egyptiens, Caraïbes, Paï-Pi-Bri, Hindous, Gallas, Lilliputiens et, pour finir, une exhibition de « Nègres » en 1912 ! Le Jardin D’Acclimatation n’est pas le seul lieu parisien où l’on exhibe des groupes exotiques. D’autres endroits permettent de varier le spectacle. Ils sont plus ludiques aux Folies Bergères avec des Boshimans en 1886, plus vastes et plus spectaculaires au Champ de Mars avec l’immense exhibition des Dahoméens en 1893 et une exposition ethnographique de l’Afrique Occidentale Française en 1895. Dans la même période, l’Europe et les Etats-Unis se passionnent pour le spectacle de troupes exotiques. En Allemagne, on en repère une cinquantaine de 1878 à 1927. Les Ashantis sont au zoo de Vienne en 1897 et 1898. Il y a des exhibitions à Bruxelles, à Prague et à Londres avec des Cinghalais qui attirent cinq millions de spectateurs en 1908. Les troupes sont souvent itinérantes et effectuent des tournées européennes comme les Esquimaux d’Hagenbeck à Copenhague en 1877, puis à Bruxelles et à Paris la même année. Certains exhibés se prennent en main et deviennent des professionnels du spectacle aux tarifs élevés. Aux Etats-Unis, l’Exposition universelle de Chicago consacre un important espace au divertissement. Hagenbeck y présente un spectacle animalier et installe une reproduction d’une rue du Caire avec bazars et danseuses du ventre. On y aménage également dixsept villages de « primitifs », Dahoméens, Javanais, Algériens, Indiens d’Amérique etc. L’exposition de Saint-Louis, en 1904, prétend montrer un panorama de toutes les races humaines des plus grandes aux plus petites et des plus développées aux plus primitives. Un groupe de pygmée est exposé et rencontre un vif succès. Un de ses membres, Ota Benga, connaît même une certaine célébrité, bien qu’éphémère et sans gains matériels.
Il est difficile de connaître les conditions exactes d’hébergement et d’exhibition de chaque troupe. On sait que, la plupart du temps, les spécimens ne sont pas enfermés. S’il y a parfois une barrière ou un grillage, c’est plutôt pour les protéger du public qui veut les toucher ou les forcer à réagir. A la foire de Saint Louis, les indiens Kwakiutl demandent qu’on entoure leur campement pour empêcher les visiteurs de voler leurs totems et leurs paniers tressés. Parfois, les barreaux servent à accentuer l’aspect sauvage des exhibés. Lorsque Ota Benga est montré au zoo de New-York, on l’encourage à passer quelques heures de la journée dans une cage en compagnie d’un orang-outan. Il est vêtu d’un pantalon et d’une veste, on lui donne son arc et ses flèches pour s’entraîner sur un mannequin de paille, puis on attire le public avec force réclame. Dans sa cage, il est perçu comme un dangereux sauvage déguisé à l’occidental.
Pourtant, avant son exhibition, il vadrouillait librement dans le parc et regardait les animaux et les visiteurs sans se faire remarquer. Du fait de sa petite taille, on le prenait simplement pour un enfant.
Ce qui caractérise l’installation des indigènes exhibés, c’est la prétention à montrer le vrai cadre de leur vie quotidienne. Le réalisme affiché n’est pas seulement des corps mais aussi du décor. On les installe dans un cadre à la fois réel et factice qui va de l’installation directe d’habitations importées en même temps que les hommes, à la construction d’imposants décors voués à imiter les lieux exotiques. Les Somalis d’Hagenbeck sont montrés « dans un décor bâti un peu à la manière d’un théâtre, mais avec du plâtre et des grillages, et qui était large de plus de 700 mètres, on avait construit un authentique village somali orné de palmiers et de plantes diverses. [Ainsi] les spectateurs n’assistaient pas à une représentation véritable, mais recevaient une impression très vivace de la vie quotidienne de ces tribus exotiques13. » Les exhibitions dites « ethnographiques » sont toutes d’une nature ambiguë. En premier lieu, ce sont des entreprises commerciales dont le but est naturellement le profit. De ce point de vue, c’est un succès. Un million de personnes visitent le Jardin d’Acclimatation en 1878, plus attirés par les Gauchos et les Lapons que par la ménagerie déjà connue.
Hagenbeck sauve son commerce d’animaux déficitaire grâce à ses exhibitions humaines. Ces spectacles sont d’autant plus rentables que les principaux acteurs sont bon marché, voire « bénévoles ». Il suffit de leur donner à manger et quelques pièces. Mais, en même temps, les exhibitions ethnographiques ont de fortes prétentions pédagogiques. Elles affirment montrer la vérité. « C’est un village nègre transplanté non pas avec ses seuls habitants, mais avec ses moeurs, ses coutumes, montrant ces milles riens que l’on ne peut connaître qu’après un long séjour dans les contrées lointaines et dont l’étude constitue la science de l’homme14. » Elles sont relayées par des images et des textes explicatifs, sur place ou dans la presse, qui expliquent aux spectateurs le sens de ce qu’ils voient et donne une caution scientifique à l’exhibition.
13 Ibid., p. 80
14 Félix Regnault, « Exposition de l’A. O. F. au Champ de Mars à Paris : Sénégal et Soudan français », La Nature, 1895 in Isabelle Gala, Des sauvages au jardin. Les exhibitions ethnographiques du Jardin zoologique d’Acclimatation, de 1877 à 1912, p. 58, dactyl., Musée des Arts et Traditions Populaires, Paris
En fait, les articles et notices sont de niveaux variés selon qu’ils paraissent dans des revues scientifiques ou dans des journaux généralistes. Mais, quelles que soient leurs différences, ils mélangent tous publicité, pédagogie et préjugés.
« Un groupe d’individus galibis […] commence à faire courir tout Paris. […] Nous ne saurions trop engager les Parisiens qui aiment s’instruire à profiter du court séjour des Caraïbes pour aller voir les derniers survivants d’une race préhistorique15. » La légitimité des exhibitions s’appuie avant tout sur leur prétendue utilité scientifique. A chaque exposition, les anthropologues se déplacent et effectuent des mesures anthropométriques avec comme objectif principal d’établir une hiérarchie entre les races dont l’homme blanc doit être le sommet. A Saint Louis, « les Pygmées et les autres hôtes du département d’anthropologie [sont] soumis à des mesures « d’acuité visuelle, de délicatesse de l’ouïe, de sensibilité au toucher et à la température, de rapidité de réponse aux impressions sensorielles, etc. » Le résultat [doit être] l’élaboration d’une méthode statistique permettant de distinguer « le sauvage de l’homme éclairé », un index numérique de « ce que l’on pourrait appeler le coefficient de civilisation d’un individu16. » En fait, les exhibitions sont surtout des mises en scènes spectaculaires vouées à impressionner et à émerveiller le spectateur, quitte à jouer avec la réalité. Les costumes sont soignés jusqu’à l’artificiel. En 1883, on juge que les « Peaux-Rouges » exhibés au Jardin d’Acclimatation ne font pas suffisamment « sauvages ».
« Ainsi pour les rendre plus crédibles, on leur avait fait « revêtir pour la circonstance, leurs costumes nationaux avec tous les ornements qui pouvaient ajouter à leur couleur locale […]. A Paris, il était de leur propre intérêt de paraître aussi Peaux-Rouges que possible17. » Les occupations sont stéréotypées. Le repas, soi-disant typique, est public, à heures fixes et annoncé comme un événement.
15 E. Taillebois, « Les Caraïbes à Paris », La Science populaire, p. 386, n°129, 1882 in L’Autre et Nous, « Scènes et Types », p. 147, Achac, Syros, 1995
16 Phillips Verner Bradford et Harvey Blume, Ota Benga, un pygmée au zoo, p. 134, Belfond, 1993
17 L. Manouvrier, « Sur les Peaux-Rouges au Jardin d’Acclimatation », Bulletin de la Société d’Anthropologie, 1885, p. 306 in Isabelle Gala, op. cit., p. 27
Les activités qui pourraient diminuer la crédibilité de l’exhibition sont éliminées ou cachées. Surtout, les exhibés réalisent toutes sortes de numéros plus ou moins spectaculaires. Cela va de la pose en arme et de la danse guerrière aux prouesses équestres et aux tours de cirque avec musique, jongleries ou charmeurs de serpents.
Les groupes exhibés ne vivent pas leur situation de la même manière.
Certains sont clairement en représentation. « Les indiens [Araucans], très conscients d’être là pour être vus, tentent de satisfaire aux exigences, tout en essayant de profiter de la situation18. » Ils demandent à être rémunérés pour les acrobaties, les danses et même les séances de mensuration. Les mêmes Araucans exécutent les danses sauvages qui plaisent aux spectateurs puis passent parmi eux en faisant la quête. Ils semblent dire aux blancs qui les observent ; si vous nous donnez de l’argent, nous jouerons aux brutes qui vous font frémir. D’autres subissent l’exhibition, certains ont été quasiment enlevés. Ils sont perdus, apeurés et se laissent faire dans l’espoir que leurs gardiens acceptent de les ramener chez eux. D’autres encore ont accepté le voyage comme une invitation presque diplomatique, tels les indiens Galibis qui pensaient être accueillis comme des hôtes auxquels ont ferait découvrir la France. Ils ont été surpris, révoltés, puis résignés. Souvent l’aventure funeste tourne au tragique. On ne compte pas ceux qui ne rentrent pas chez eux, victimes du climat ou des maladies ni ceux que la collision avec le monde « civilisé » déracinent à jamais. Minik, l’Esquimaux, est emmené à New- York encore enfant, où il perd ses parents et ses compatriotes. Après un retour difficile, il est rejeté par les siens et revient aux Etats-Unis où, misérable, il meurt de la grippe espagnole. Ota Benga, le pygmée vedette de l’exposition de Saint Louis, comprend après avoir essayé de vivre aux Etats-Unis comme fermier qu’il n’y a pas de retour possible et se tire une balle dans le coeur.
18 Isabelle Gala, op. cit., p. 27
La dernière exposition du Jardin d’Acclimatation, en 1912, signale la fin de l’époque des exhibitions ethnographiques. On vient y voir des « Nègres », tout court, censés représenter l’Africain type. C’est en fait une parodie de parodie où l’on cherche péniblement à reproduire ce qui était déjà de la « réalité-fiction ». On parle même à l’époque de « Nègres-clown »19. « Ce n’était pas des nègres extraordinaires. C’était peut-être une race spéciale pour l’exportation. Ils font tam-tam, dansent, vendent des cartes postales et sollicitent des cigarettes […]. Beaucoup font penser aux sauvages de notre enfance, et ont dû, pour se costumer, consulter les images de nos livres20. » En fait, cela fait bien déjà vingt ans que les exhibitions ethnographiques sont dépassées. Le temps n’est plus au spectacle de sauvages lointains et inconnus. La France possède maintenant de vastes possessions coloniales et il s’agit de développer l’intérêt de l’opinion pour ces territoires et ces populations à exploiter.
De la première exposition universelle française en 1855 à l’Exposition Coloniale de 1937, onze manifestations nationales présentent des aspects de l’Empire français. Ces spectacles pédagogiques mêlent architecture, textes et images, animaux et hommes, avec la tâche de faire connaître aux Français l’étendue et la diversité de leur empire. Cette forme de spectacle s’impose à partir de l’arrêt de l’expansion et de la pacification du terrain conquis aux alentours de 1900. Elles « remplacent », en quelque sorte, les exhibitions ethnographiques qui montraient des sauvages à combattre, alors qu’il faut maintenant montrer des vaincus à domestiquer.
L’idée qui guide ces spectacles est la présentation synthétique de l’ensemble des colonies françaises dans leurs aspects économiques, esthétiques et humains. Autrement dit, il s’agit de reproduire en miniature la totalité de l’empire avec ses productions utiles, ses animaux, ses types 19 Il s’agit peut-être d’une référence au célèbre couple de clowns du XIXème siècle, « Footit et Chocolat » dans lequel Chocolat, un noir non maquillé, tenait le rôle de l’Auguste qui reçoit les claques.
20 Léon Werth, « Les nègres du Jardin d’Acclimatation », La Grande Revue, pp. 609-612, 10 août 1912 in Isabelle Gala, op. cit., p. 27
ethniques, ses habitations et ses objets pittoresques. Cette concentration fictive a pour objectif de célébrer l’immensité et la diversité de l’empire tout en en démontrant la productivité et l’unité. Pour l’Exposition Universelle de 1889, « Eugène Monot insiste sur la réussite de la synthèse : « La science la plus exacte s’est unie à l’art le plus consommé pour faire de ces palais africains et asiatiques de véritables monuments des civilisations qu’ils représentaient… L’unité de caractère qui se dégage de la juxtaposition de ces éléments architecturaux est absolument satisfaisante21. » La maîtrise de l’espace colonial est mise en scène grâce à la capacité d’acheminer en France, de réunir en un lieu et d’organiser comme un domaine les éléments disparates de l’Empire.
L’exposition la plus aboutie et la plus vaste est l’Exposition Coloniale Internationale et des pays d’Outre-Mer voulue et portée par le Maréchal Lyautey. Elle a lieu à Paris, au bois de Vincennes autour du lac Daumesnil, de mai à novembre 1931. Ce qui reste avant tout de ces expositions ce sont les clichés des éphémères bâtiments exotiques construits pour l’occasion. Il y a des palais grandioses comme la reconstitution d’Angor Vat en 1889, 1922 et 1931 ou des palais inspirés de modèles existants comme la mosquée de Djenné au Niger en 1931. Il y a des tours, des pavillons, des jardins, des restaurants et des rues entières bordées d’échoppes reconstituant les souks marocains, algériens et tunisiens. Il y des habitations « traditionnelles » telles les cases aux toits de chaume de l’indispensable village africain. Dans toutes les expositions, la plupart des constructions ne sont pas faites pour durer. Il est prévu de les détruire dès la fin de la manifestation. Pour les copies de palais, on enrobe de staff un squelette de béton et de bois. On peut ainsi façonner sculptures et bas-reliefs.
Lorsque c’est nécessaire, les matières originales sont reproduites.
21 Jacques Thobie et Gilbert Meynier, Histoire de la France coloniale, tome II, pp. 130-131, Armand Collin, Agora, 1991
Les murs de latérite de la mosquée de Djenné sont imités par un mélange de chaux et de ciment, la couleur rouge est rendue par de la peinture projetée au pistolet. De même qu’au zoo voisin, on construit et on peint des rochers factices, on recouvre les façades d’un voile exotique, on creuse des bassins, on aménage pelouses et jardins… Pour l’essentiel, la prétention des architectes français est l’authenticité des constructions.
Angkor Vat, dont l’original est en grande partie détruit est reconstitué plus vrai que nature. Les architectes s’appuient sur des photographies pour les proportions d’ensemble et sur des moulages archéologiques vieux d’un demi-siècle pour les détails. Le public prend le palais de l’Afrique Occidentale pour la véritable mosquée de Djenné alors qu’il est la copie du bâtiment néo-nigérien construit par les français en s’inspirant de la mosquée détruite. Les façades des maisons mauresques sont vieillies, les murs irréguliers, l’aspect général est inachevé voire même délabré. On va jusqu’à faire passer l’hiver aux enduits pour qu’ils se couvrent de moisissures. « Sur le tout, une patine de vétusté imprègne un étonnant cachet de vérité22. » Les cases et les pagodes utilisent souvent les matériaux d’origines mais sont adaptées aux besoins de l’exposition et au goût des spectateurs. « Le pavillon du Sénégal et du Soudan est d’une architecture africaine mi-exacte et mi-conventionnelle. Les nécessités de la circulation du public au milieu des collections exposées interdissent les reconstitutions fidèles, auxquelles il faut substituer des édifices plus vastes et mieux pourvus de dégagement23. » Car, simultanément à l’affirmation d’authenticité, les architectes ont souvent pris des libertés en vue de l’amélioration d’une architecture indigène jugée archaïque ou décadente. Bref, on s’arrange avec l’authenticité. Ici, on appuie sur la nécessité de montrer comme des vestiges les monuments et l’habitat annamite en voie de disparition. Là, comme pour le palais de l’Algérie en 1931, on insiste sur le fait que le bâtiment résulte d’une synthèse entre un style local qui apporte piquant et exotisme subordonné à une construction moderne et occidentale qui assure dignité, solidité et pérennité.
22 Rapport général, Tome V, cité in Catherine Hodeir et Michel Pierre, L’Exposition Coloniale, p. 49, Editions Complexe, La mémoire du siècle, 1991
23 L’Illustration, « Nos colonies à l’Exposition », n°2999, 18 août 1900
Il ne faut pas non plus oublier l’incroyable décoration lumineuse de l’exposition. Un éclairage très travaillé des bâtiments et une profusion de jets d’eaux lumineux et colorés nappent le « réalisme » de l’exposition d’une ambiance féerique proprement spectaculaire. L’image authentique de l’empire ce n’est pas la reconstitution de l’étranger, c’est le spectacle magique de la puissance coloniale qui conserve, évalue et améliore les architectures indigènes.
Cette authenticité pittoresque plus ou moins remaniée soutient la prétention des expositions à concentrer l’essentiel de la vie coloniale. Il y a un transport du spectateur qui, à Vincennes et en une heure, peut aller du Maroc à l’Indochine et finir en Afrique de l’Ouest. Inversement, c’est la colonie elle-même qui est déplacée sur le sol de France. Débarrassée de tout le superflu par l’oeil critique de la civilisation triomphante, elle ne prend plus que quelques centaines de mètres carrés. En 1931, « Pour la première fois à Paris le Maroc peut être vu tout entier24. » En 1900, parcourant la section tunisienne, un visiteur peut dire : « Il va de soi que ce quartier résume toute une ville et même toutes les villes de la Tunisie25. » La puissance coloniale cherche à digérer tant de cultures vastes et complexes qu’il faut qu’elle les mâche longtemps. Le public des expositions est l’estomac, l’opinion publique est l’intestin chargés d’ingérer, d’assimiler et de diffuser l’image d’un empire colonial stéréotypé. La condensation y vaut comme réalité, la simplification comme pédagogie et la propagande comme légitimation.
Les expositions coloniales se veulent toutes pédagogiques. Elles ont pour but de constituer « une utile propagande et un judicieux enseignement, [de donner], notamment, à l’élite de la jeunesse française, le sentiment de la valeur et de l’utilité de l’expansion coloniale26. »
24 Le livre d’or de l’exposition coloniale internationale de Paris, p. 58, Paris, 1931
25 L’Illustration, « La Tunisie à l’exposition », n°3003, 15 septembre 1900
26 Le Figaro, 29 juin 1931
A cette fin on trouve dans tous les pavillons des textes explicatifs, des statistiques, des graphiques, qui mettent en avant les progrès économiques des colonies. Il est démontré que chaque colonie se développe grâce à l’action de la métropole mais qu’en retour elle apporte des produits spécifiques. En enrichissant ses colonies, la métropole s’enrichit. D’autre part, les expositions prétendent également faire connaître les cultures colonisées.
Car, comme le dit Lyautey, « notre action [ne se justifie qu’à condition] d’avoir l’oeil constamment ouvert sur ce qu’il peut y avoir, chez ces frères différents, de meilleur que chez nous, de garder le souci incessant de nous adapter à leurs statuts, à leurs traditions, à leurs coutumes et à leurs croyances, en un mot : de les comprendre27. » Et, pour « comprendre » les colonisés, rien de mieux apparemment que de représenter les scènes les plus éculés. Des dioramas abondent pour plonger le spectateur dans l’ambiance des villes et des campagnes coloniales avec « réalisme et vivacité ». Des cités majestueuses, des rues animées, des travailleurs heureux montrent un visage souriant et prospère des colonies. Il y a également des galeries de photographies, moins attrayantes mais plus convaincantes que les dioramas. Ce sont souvent des scènes typiques, aux modèles figés dans des poses attendues : Un « arabe » enturbanné vend des babioles à même le sol, un chef africain est entouré de ses nombreuses femmes et enfants, un « sauvage » à demi nu brandit une lance ou un arc. Enfin, en 1931, un cinéma est installé à l’intérieur du modèle réduit de la mosquée de Djenné, on y « assiste aux scènes les plus typiques de la vie indigène28. » Comme le rappelle un bandeau publicitaire, l’exposition de 1931 est « un vivant panorama de la vie indigène29. » Le décor des expositions est peuplé, sinon il y manquerait la partie jugée la plus attractive, divertissante et pittoresque. Les cortèges coloniaux sont importants.
27 Albert Keim, Manuel de l’Exposition Coloniale Internationale de Paris, p. 2, 1931
28 Le livre d’or de l’exposition coloniale internationale de Paris, p. 85, Paris, 1931
29 Le Figaro, 4 juin 1931
En 1931, il y 450 indochinois et 200 « indigènes » pour l’A. O. F. Le recrutement des figurants est minutieux. Ce sont des indigènes choisis pour leurs bons rapports avec les colons, la plupart sont éduqués à la française, certains sont diplômés et demandent à poursuivre leurs études en France. Ils sont salariés avec des horaires de travail, un jour de congé hebdomadaire, des logements séparés de l’exposition et ils sont suivis médicalement. A leur arrivée, ils ont reçu leur costume de scène pour le spectacle et un habit européen pour le quotidien, bien que toute sortie soit sujette à autorisation. Après leur journée, ils se douchent, se changent, se reposent et dînent dans une cantine spéciale d’un repas « adapté » à leur régime alimentaire.
Pour donner vie au décor colonial, les hommes sont accompagnés par la faune et la flore de leur pays d’origine. On plante des végétaux exotiques pour faire oublier la végétation locale et des animaux vivants circulent dans l’exposition. On peut faire des promenades cocasses à dos de dromadaire ou d’éléphant et les fauves du zoo permettent de ressentir le frisson du sauvage.
La participation humaine des indigènes se résume pour l’essentiel à parader et à travailler. Les expositions sont ponctuées de nombreuses fêtes, spectacles, défilés et autres « fantasia ». Des troupes de théâtre de Java, ou encore du Japon, effectuent des représentations et rencontrent un fort succès. Des troupes de danseurs et de chanteurs animent les pavillons et les défilés. « La grande fête coloniale du vélodrome de Vincennes […] a commencé par la reconstitution du cortège d’un mandarin Indochinois […]. L’Afrique noire se révéla avec la Moro-Naba des Mossi, entourée de ses serviteurs qui soufflaient dans de longues trompettes et de ses ministres, aussi graves que le roi Béhanzin, sous son dais jaune, encadré de sa cour. Les amazones de la garde royale exécutèrent une danse délirante et les guerriers de la région du Tchad mimèrent frénétiquement le combat et la chasse30. »
30 Le Figaro, 27 juillet 1931
Les autres indigènes animent les décors qui copient le réel. Ils servent des plats locaux dans des restaurants typiques. La « Brasserie de la jungle » accueille les visiteurs dans un décor kitsch traversé par des serveurs costumés. On peut y manger des plats locaux et écouter de la musique exotique. D’autres indigènes fabriquent des objets typiques devant les visiteurs avec des méthodes propres à étonner le citadin occidental. On demande aux joaillers, brodeurs, tisserands, potiers, ciseleurs, confiseurs de faire un spectacle de leurs activités quotidiennes. Ces gestes mille fois répétés, il leur faut les jouer, les transformer de l’intérieur en une représentation d’autant plus payante qu’elle est attractive. Ils se font artisans-acteurs pour des spectateurs-clients. Les marchés reconstitués sont animés par des vendeurs au style diversement apprécié.
« L’engeance des bazars est la même qu’en Algérie voisine […]. Cyniques et familiers tous ces Levantins, ceux de Tunis comme ceux d’Alexandrie […] ou de l’Asie Mineure ne se contentent pas d’obséder le passant de leurs offres et de leurs invites. Ils prennent volontiers les hommes par le bras, les femmes par la taille, pour les attirer devant leurs étalages31. » Mais cette critique fonctionne, elle aussi, comme preuve de l’authenticité de l’exposition. Non seulement on a reconstitué le marché, mais également l’ambiance qui y règne. Si vous allez dans le souk tunisien, vous serez comme transporté sur place avec ce que cela comporte de dépaysement, de gène et même de risque. Enfin, il y a également des figurants, plus rares, qui représentent les parties les plus sauvages de l’empire. Cette part s’est progressivement réduite comme pour illustrer les progrès de la pacification. En 1889, javanais et sénégalais sont encore présentés comme des sauvages. En 1931, il n’y a plus guère que les canaques qui sont exhibés comme des primitifs, cannibales qui plus est, selon une mise en scène totalement fantaisiste. Mais l’époque n’est plus à cela, ce spectacle n’était pas prévu, il a été improvisé et se tient à l’extérieur de l’exposition, au Jardin d’Acclimatation.
31 L’Illustration, « La Tunisie à l’exposition », n°3003, 15 septembre 1900
Il suscite une certaine affluence mais aussi des attaques virulentes. Les anciens coloniaux, l’Eglise et la Ligue des droits de l’homme y voient un spectacle faux et dégradant, si bien que l’exhibition est écourtée en novembre 1931.
Quoiqu’il en soit, la contrainte qui pèse sur les figurants est toujours la même, il s’agit d’avoir l’air naturel, c’est-à-dire de faire illusion dans le rôle qui leur est échu. « Sur le vif, c’est ainsi que le photographe, le dessinateur, le journaliste ou le simple visiteur entend le saisir, lui, « l’indigène par nature », qui a pour tâche de vivre au quotidien sous l’oeil de milliers de badauds32. » Pour faire illusion, le mieux est d’avoir l’air plus vrai que nature avec ou contre son gré. S’il faut jouer « le marchand indigène », le figurant en rajoute. « Approchez Messieurs et Dames, approchez ! Achetez un tapis ! Des vrais ! Fabriqués dans la forêt vierge ! Par les négresses à plateaux ! Je suis du pays ; j’ai été capturé il y a deux mois seulement !33 » Si c’est l’Indochinois docile, il fait des petits pas, il minaude et remercie sans cesse. Pour être reconnu comme un vrai Indochinois qui mérite sa petite pièce en posant à côté de madame, le mieux est encore de jouer au porteur d’eau avec son balancier et son large chapeau de paille. Si c’est le canaque cannibale, le figurant pousse des cris, grogne et fait semblant de ronger un os qui ressemble à un fémur, alors même qu’il est un bon catholique élevé à la française. Aux expositions, les comportements et les modes de vie exotiques sont, comme l’architecture, magnifiés par le kitsch. Mais le déclin est proche. La dernière exposition coloniale n’est qu’une partie de l’Exposition Universelle de 1937. La scénographie exotique y est appauvrie et plus stéréotypée qu’à Vincennes. Après Vichy et avec le début de la décolonisation, l’imagerie coloniale française doit changer. Les références raciales, paternalistes et méprisantes s’estompent au profit des thèmes économiques de développement.
32 Catherine Hodeir, « L’Afrique à l’Exposition coloniale », Passerelles n°16, p. 254, 1998
33 Ousmane Socé Diop, Mirages de Paris, p. 36, Paris, 1937 cité in Catherine Hodeir, « L’Afrique à l’Exposition coloniale », Passerelles n°16, p. 258, 1998
Mais des exhibitions d’Hagenbeck aux dernières expositions coloniales, la mise en scène réelle du sauvage, l’exposition de l’exotique ont produit les types humains qui étaient utiles à la situation idéologique et politique. Elles ont diffusé des clichés raciaux qui, digérés par l’opinion publique, hantent encore nos représentations. Si le spectacle n’est jamais innocent, le spectacle de la réalité l’est bien moins encore.
Images du sauvage
En 1891, en pleine guerre coloniale au Dahomey, des guerriers dahoméens sont exposés au Jardin d’Acclimatation. Ils exécutent des danses sauvages et des simulations de combats mais, en réalité, ils jouent un rôle. Ce sont des représentants de peuples voisins auxquels on a mis les costumes typiques et appris les exercices caractéristiques des Dahoméens. On cherche clairement alors à barbariser l’ennemi contre lequel la France livre une guerre sans merci. En 1893, toujours au Jardin d’Acclimatation, on peut voir des Paï-Pi-Bri de Côte d’Ivoire. Membres d’un peuple plutôt pacifique, on leur demande malgré tout des danses guerrières et des attaques simulées. C’est que ce sont des nègres et que, comme tous les nègres, ils sont nécessairement agressifs et cruels. C’est le « nègre type » de l’époque qui veut ça34. La France est alors en pleine expansion territoriale en Afrique de l’Ouest. Bien que les mobiles soient surtout d’ordre économique, la Troisième République, « héritière » de 1789, justifie la conquête et la violence, entre autre, par la production d’une image de l’indigène sauvage. Bien sûr, cette image préexiste à la colonisation mais l’intensification de l’implication militaire correspond à une intensification imaginaire de la férocité archaïque de l’indigène. La légitimité de l’extension des « Lumières » françaises au continent africain dépend de l’obscurantisme qu’on lui prête.
Les exhibitions ethnographiques jouent le rôle de preuve de la sauvagerie.
On y met en scène la distance entre le civilisé et le primitif. On montre la « réalité » en la travaillant de telle manière que ce qu’on veut montrer apparaît avec un indispensable cachet d’authenticité.
34 Sur ces simulations du « nègre type » voir Isabelle Gala, op. cit., pp. 44-57
On estompe les traits communs avec les spectateurs et le contexte qui éclairerait le sens des gestes et des activités. On accentue tout ce qui s’écarte de la norme occidentale dans l’apparence physique, l’habillement et les comportements. On peut également produire un fort contraste en mettant côte à côte les signes de la civilisation et les marques de la sauvagerie.
L’exhibition de « Nègres » au Jardin des Plantes en 1912 signale le déclin, déjà annoncé, des représentations d’indigènes comme brutes féroces. La colonisation progresse et il « n’est plus question de montrer des sauvages, cela voudrait dire que le discours civilisateur est un échec. Et puis la guerre est là, la France a constitué une force noire armée, on ne peut pas continuer à affirmer que ce sont des « cannibales » qui vont la défendre35. » Dorénavant, même si la brutalité sauvage reste une partie du « nègre type », il se complexifie pour coller aux nécessités coloniales. Une deuxième couche de représentations s’ajoute à celle du sauvage. Une vieille caractéristique du primitif est réactualisée : Son corps, ses mouvements, ses mimiques, son baragouinage, son mode de vie sont grotesques. Il devient plus ridicule qu’effrayant, il fait plus rire qu’il ne fait fuir. La peur et l’incompréhension séparent le sauvage de toute condition civilisée normale. Il devient un tout autre en face du blanc. Or, dans cette relation de forte altérité, les rapports ne peuvent être que guerriers ou inexistants. Si l’on veut gérer des sauvages, il faut être à leur contact mais sans se mélanger. Il faut absorber leur différence en la subordonnant au type civilisé. La peur fait l’absence de lien, le rire produit la supériorité condescendante. D’où l’installation d’un sentiment ambivalent mêlant la moquerie ou la pitié pour dominer l’altérité avec le dégoût ou la peur qui conservent l’infranchissable distance.
35 Pascal Blanchard, propos recueillis par Régis Guyotat dans Le Monde, 16 et 17 janvier 2000
« Ota Benga est un cannibale, le seul authentique cannibale africain présent aujourd’hui sur le sol américain. […] Pourtant, même s’il convient d’en avoir peur, Ota Benga est pitoyable. [Il] courbe la tête de honte parce que lui aussi se rend compte que manger de la chair humaine est une affaire complètement dépassée. Son peuple vit en dehors du temps dans la partie la plus sombre de l’Afrique. […] Ayez pitié du pauvre cannibale !36 » Plus spécialement, le grotesque et le ridicule se condensent dans la figure du grand enfant, du noir naïf et spontané, rigolard et vivant, plus irresponsable que méchant, plus puéril que sauvage. C’est le cas de Nénuphar, mascotte célébrée dans la chanson officielle de l’exposition de 1931. « Pour être élégant – c’est aux pieds qu’il mettait ses gants. […] Nénufar – t’as du retard – mais t’es un p’tit rigolard (…) mais t’es quand même débrouillard (…) t’es nu comme un ver, tu as le nez en l’air et les cheveux en paille de fer (…) 37 » Cette image du noir puéril permet l’épanchement de l’humanisme paternaliste propre à la propagande coloniale. Et surtout, elle soutient la nécessité et la légitimité de l’action éducatrice de la France dans le plus grand intérêt des populations attardées. Le symbole de cette infantilisation reste le « Y’a bon banania » du tirailleur sénégalais s’esclaffant sur des boîtes de chocolat.
Une troisième couche de représentations apparaît dans les années vingt, celle du « bon noir », au-dessus du sauvage et du « grand enfant ».
« Une autre conjoncture se dessine : le « sauvage » re(devient) doux, coopératif, à l’image à vrai dire d’un Empire qu’on veut faire croire définitivement pacifié38. » Plus encore, il faut mettre en avant la capacité des indigènes à être utiles et productifs. Le primitif barbare est le « Noir » tel qu’il a été et tel qu’il serait sans contact avec la civilisation. Le « grand enfant » est le sauvage mis en contact avec la culture, il mesure la distance qui le sépare de l’homme blanc et est en voie d’éducation.
36 Samuel P. Verner, Saint Louis Post Dispatch, 4 septembre 1904 cité in Phillips Verner Bradford et Harvey Blume, op. cit., p. 297
37 Jean-Pierre Jacquemin, « L’Afrique fantoche de la chanson française », Passerelles n°16, p. 222, 1998
38 Le Monde Diplomatique, « Ces zoos humains de la République coloniale », Nicolas Blancel, Pascal Blanchard et Sandrine Lemaire, août 2000
Le « bon noir » est le colonisé qui effectue des progrès réels justifiant la poursuite de l’action coloniale. Ainsi dans toutes les expositions les trois couches coexistent. En 1931, les canaques représentent le stade dépassé de la sauvagerie. Le tirailleur, élève des cours de français proposés par Berlitz, est ridicule par ses maladresses mais il est coopératif. Et le même tirailleur lorsqu’il est soldat, l’artisan lorsqu’il est efficace ou le docile travailleur indochinois composent la population modèle des colonies devenues utiles. On insiste beaucoup sur la fierté nouvelle du colonisé remodelé par la civilisation. A l’occasion de l’exposition de 1931, le magazine illustré Vu organise un concours du plus beau type indigène.
Une série de photographies montrent des visages de trois quarts à l’allure digne. Les lecteurs sont invités à voter pour l’indigène le « plus fier ».
Quelle différence avec les cartes postales de la fin du XIXème siècle qui montraient l’impossible dignité des sauvages ! Pour autant, la nouvelle dignité du colonisé ne signale pas une quelconque émancipation puisqu’elle n’est qu’un statut plus pratique imposé par les maîtres.
Bien sûr, le « Noir » n’est pas le seul à être caractérisé. Chaque « peuple » reçoit son masque et sa livrée dans le grand théâtre colonial.
L’image de l’« Arabe » est foncièrement ambivalente. Il est le descendant d’une grande civilisation mais il est aussi un décadent sans avenir. Il est l’habile artisan inspiré par une tradition millénaire mais il est aussi un incorrigible paresseux. Il est un soldat courageux qui a servi la France mais il est aussi le farouche guerrier qui continue de lui résister. Ainsi, lors d’une fête de l’exposition de 1931, soixante spahis font une démonstration d’acrobaties équestres et de tir mais ils simulent aussi l’attaque d’une petite caravane. « L’Arabe » est caractérisé par le secret et la fourberie.
Sa vie sociale est obscure, sa religion est complexe et sa langue incompréhensible, un véritable charabia. Tout cela inquiète le colon mais cette opacité excite l’imagination curieuse en même temps qu’elle fait peur. Les fantasmes sur cet arrière fond « inaccessible » engendrent la prétendue duplicité de « L’Arabe ». Comment savoir la vérité puisqu’on ne voit qu’une façade. Comment savoir s’il ne cache pas un couteau dans son dos, comme les histoires, les dessins, les cartes postales et les films le suggèrent inlassablement. « L’Indochinois » est un autre figurant du théâtre de l’Empire. Il est, lui aussi, une pure construction coloniale.
L’adjectif « Indochinois » entre dans le dictionnaire en 1846. Il possède un référent géographique, la péninsule indochinoise, mais est rapidement lié à un territoire politique colonial, l’Union Indochinoise fondée en 1887. En dehors de l’entité coloniale, l’Indochine n’a aucune réalité politique. Les Indochinois ne sont pas un peuple, pas une ethnie mais un fourre-tout fantasmatique pour qualifier l’habitant du terrain conquis. Il est avant tout simplifié, on en estompe les traits distinctifs. Cette image surdéterminée et monolithique se limite à « l’Indochinois travailleur et doux que l’on retrouve dans les représentations iconographiques de l’âge héroïque de la conquête39. » De plus, cette typologie coloniale est le support d’une hiérarchisation qui distribue les bons et les mauvais points. Ainsi, à Vincennes, le spectacle du réel compare automatiquement Angkor Vat et l’africaine Djenné par la simple mise en scène. « On ne saurait rêver plus violente opposition ! […] Le temple d’Angkor Vat […] taillés comme un joyau, couvert sur toute sa surface d’admirables motifs ciselés [et] un quartier de Djenné, […] où paraissent des cases d’un art sommaire, sommées d’énormes chignons de boue traversés par des pieux40. » De même que le théâtre balinais est supérieur aux danses africaines et que les différents pavillons se distinguent selon les progrès de la colonie sur la voie de la civilisation et de la productivité.
Les caractéristiques de l’indigène mises en scènes dans les exhibitions ethnographiques et les expositions coloniales sont soutenues par l’écrit, la photographie et le cinéma.
39 Panivong Norindr, « L’« Indochinois » dans l’imaginaire occidental », in L’Autre et Nous, « Scènes et Types », p. 33
40 Commentaires d’un journaliste de l’époque cité in Catherine Hodeir et Michel Pierre, op. cit., p. 44
Les récits de voyage et les romans d’aventures exotiques présentent le continent Africain et ses habitants comme un tableau sensationnel à l’esthétique homogène et aux thèmes récurrents.
Pour les explorateurs de la fin du XIXème siècle, l’Afrique est le continent de l’étrangeté et de l’exubérance. Fleuves, montagnes, plantes, animaux, tout y est plus grand, plus vivant, plus violent. Les habitants sont présentés sous l’angle de la plus grande altérité. Ils sont soit sauvages, dangereux, cannibales, soit faibles, paresseux, soumis. Ces récits détruisent lentement les représentations mythiques de l’Afrique pour les remplacer par les stéréotypes de l’exotisme qui feront long feu. Jules Verne, dans Cinq semaines en ballon, narre le survol de l’Afrique d’Est en Ouest par des membres de la Société Géographique de Londres. Cette vision plongeante, rapide et lointaine produit un effet de distanciation irréelle, de synthèse simplificatrice, en même temps qu’une prétention de véracité. « Rien d’étonnant à ce que la réalité devienne spectacle et soit objectivée. Quant aux habitants de ce continent, observés de cette manière ils sont comme vidés de leur intériorité. Ils deviennent les simples figurants d’un récit de voyage d’Européens […]41 » Le roman colonial prétend lui aussi à la vérité de la fiction. Mambu et son amour est présenté comme « Une histoire vraie. […] Nulle débauche descriptive, rien que des paysages d’âmes : des dialogues qui nous en apprennent plus long qu’aucun livre sur la psychologie de la femme noire. » Le préfacier souligne « la vérité d’observation », la « simplicité » et la « spontanéité » du livre. Pourtant, on y trouve la généralisation suivante : « Le Noir est très curieux, mais si sa curiosité est vite émoussée, c’est qu’on lui raconte des histoires trop compliquées, peu en rapport avec sa mentalité d’enfant42. » Et ainsi la fiction relance les traits « attestés » par le témoignage…
41 Michel Bloch, « Voyage en Afrique », Passerelles n°16, p. 202, 1998
42 Louis Charbonneau, Mambu et son amour, p. 7, Jean Ferenczi et fils Editeurs, 1924, Paris, cité et analysé in Jànos Riesz, « L’ethnologie ou le refus de l’assimilation », », in L’Autre et Nous, « Scènes et Types », p. 210
A côté des dessins caricaturaux ou des gravures fantaisistes, la photographie apporte une caution d’objectivé dans la représentation de l’indigène, en particulier à travers les milliers de cartes postales « scènes et types » qui circulent au début du siècle. « Ces « indigènes » qu’il fallait coloniser devaient être intégrés par l’image. En donnant d’eux une vision exotique, mais récupérée dans des formes familières […]. On les mettait à bonne distance : étranges, mais assimilables. La mise en scène de la différence montrait d’abord qu’il y avait une scène, et qu’elle obéissait aux normes universelles de la civilisation conquérante43. » La photographie ethnographique, coloniale, exotique ou les trois à la fois, permet de montrer une réalité mise en scène selon les canons esthétiques et anthropologiques du pittoresque. Elle permet de faire mentir le réel en même temps qu’elle atteste le mensonge.
L’année précédant l’exposition au Jardin d’Acclimatation, les parisiens ont pu voir un film sur les « moeurs » canaques, intitulé Les Mangeurs d’hommes. Les visiteurs de l’exhibition pouvaient alors se dire : « C’est comme dans le film », de même que le film était confirmé par l’exhibition.
Dans les films qui utilisent l’Afrique du Nord comme décor, les indigènes sont souvent inquiétants et violents. Les méchants sont interprétés par acteurs européens spécialisés dans les rôles de « sales gueules ». « Les Arabes, toujours prêts à se venger, ont le coups de couteau facile, mais peuvent être loyaux lorsqu’il sont affrontés en plein air44. » Le « Nègre », « l’Arabe », « l’Indochinois » sont des rôles, c’est-à-dire des costumes, des postures, et des modes de vies, construits en fonction du rapport historiquement instauré par les occidentaux avec des peuples conquis ou à conquérir. Selon les besoins des différentes époques coloniales de nouveaux rôles apparaissent qui se combinent avec les rôles précédents pour créer des types polyvalents selon que l’on veut mépriser, dominer ou valoriser. La cohésion entre les images-types racontées, montrées ou vues signale que l’objet exotique tient à la fois du réel et de la fiction.
43 Guy Gauthier, « Photographies et gravures sur les explorations africaines des années 1880 », in L’Autre et Nous, « Scènes et Types », p. 219
44 Jacques Thobie et Gilbert Meynier, op. cit., p. 529
C’est pourquoi l’exhibition d’êthos factices dans des expositions ethnographiques ou coloniales a un rôle essentiel dans l’entreprise de caractérisation utilitaire du sauvage puis du colonisé. Le spectacle de la réalité permet de faire circuler des types cohérents bien que complexes en authentifiant la fiction par la preuve du réel et en tordant la réalité pour qu’elle ressemble aux fantasmes sur l’Autre et au statut qu’on veut lui donner. L’évolution de l’imagerie coloniale correspond à l’évolution de l’imaginaire du public occidental qui correspond à la situation stratégique de la colonisation.
Les réactions du public
Malgré un large consensus, il y a eu des réactions hostiles aux exhibitions ethnographiques puis aux expositions coloniales. D’abord, il peut arriver qu’elles soulèvent un sentiment de gêne mal défini, comme devant le pygmée encagé dans le zoo de New-York au début du siècle. « Certains spectateurs se sentaient mal à l’aise. L’un d’eux déclara : « Il y a là-dedans quelque chose que je n’aime pas. » Mais il ne tourna pas les talons. Il resta. Comme tout le monde, il attendait ce qui allait se passer45. » Ensuite, et plus rarement, les mauvaises conditions de vies imposées aux exhibés produisent de la pitié, voire de la révolte. « Pour ma part, je ne sais rien de mélancolique comme l’exhibition de ces « pays-chauds » grelottant frileusement et rongés d’ennui, qu’on a enlevés à leurs brousses natales et transplantés chez nous à seule fin d’amuser la niaiserie des badauds46. » Ce sont des sauvages mais ce n’est pas une raison pour les maltraiter et après tout ils seraient mieux chez eux, comme le lion serait mieux dans la savane qu’à Vincennes. Plus rarement encore, on trouve ces spectacles dégradants et indignes pour les exhibés comme pour les spectateurs.
45 Phillips Verner Bradford et Harvey Blume, op. cit., p. 226
46 L’Illustration, « Courrier de Paris », n°2994, 14 juillet 1900
Certains visiteurs s’identifient avec les figurants, « ce sont des hommes malgré tout », et supportent mal le plaisir qu’ils prennent à voir des hommes dans un zoo. Le spectacle des canaques mis en scène choque parce que l’on considère qu’ils méritent mieux. On peut les exhiber mais à la hauteur de leur progrès vers la civilisation, comme d’anciens sauvages maintenant domestiqués. Ce type de critiques est réversible. Certains se scandalisent ou médisent sur le succès du théâtre balinais qu’ils considèrent comme archaïque. Un exhibition est jugée indigne lorsqu’elle choque la hiérarchie des dignités établie par le spectateur. La bonne exhibition est celle où chacun reste à sa place. Enfin, c’est l’entreprise coloniale et sa propagande spectaculaire qui attirent les attaques. En 1931, les surréalistes et le Parti Communiste organisent une exposition anti-coloniale, annoncée dans le célèbre tract « Ne visitez pas l’exposition coloniale », signé par Breton, Eluard, Aragon, Char etc. Ils dénoncent l’envers du décor de Vincennes fait d’aliénation, d’exploitation et de massacres. La Ligue de défense pour la race nègre fait un appel moins connu au boycott de ce qui est selon elle, un « zoo mercantile et épicurien pour « nèg y’a bon »47 » Le journal l’Humanité est également un foyer de critiques, en particulier sur l’occultation de la répression en Indochine derrière les paillettes de la « Foire de Vincennes ». « Nous sommes avec les Indochinois en révolte. Nous défendons les anamites qui à Vincennes sont nourris et logés comme des bêtes. […] L’impérialisme voudrait isoler ses esclaves, empêcher tout contact entre les travailleurs de Paris et les coolies qu’il a recrutés là-bas pour servir de figurants à Vincennes. Il n’y parviendra pas48. » Mais le plus souvent, l’exhibition des corps exotiques attire une foule curieuse et excitée. En 1897, un explorateur américain ramène à New- York un groupe d’esquimaux qui n’avaient jamais quitté leur village à l’extrême nord du Groenland. « Les foules inhabituelles qui affluèrent au Muséum furent déçues d’apprendre que les Esquimaux n’étaient pas là pour être présentés au public.
47 Cité in Catherine Hodeir, « Être « indigène » aux expositions », in L’Autre et Nous, « Scènes et Types », p. 160
48 L’Humanité, 6 juillet 1931
Nombre de visiteurs eurent pourtant l’espoir d’accéder à leur logement temporaire et vinrent dans ce but ; mais ils durent se contenter d’un coup d’oeil à travers les barreaux d’un soupirail donnant sur le sous-sol, et certains se mirent carrément à plat ventre pour tenter d’apercevoir les Esquimaux 49. » La confrontation avec l’exotisme produit une certaine fébrilité, largement amplifiée lorsqu’il s’agit d’une « rencontre » en direct. Les foules s’électrisent devant des hommes enclos, si bien que l’ordre doit souvent être maintenu par la force. Cependant, la curiosité de la foule n’est pas celle de la découverte de l’inconnu mais celle de la confirmation des préjugés. A l’exposition de Saint Louis en 1904, les Igorots des Philippines arrivent vêtus de pagnes.
Le Président Roosevelt craint que cela ne soit interprété comme une situation dégradante et demande qu’ils portent des pantalons. Mais le public n’apprécie pas et les Igorots doivent retirer ces pantalons qui sont une insulte à l’authenticité du spectacle. C’est l’aspect paradoxal de ces exhibitions. Leur première démarche est de satisfaire le public, c’est-à-dire de lui présenter des corps et des comportements qui correspondent à ses attentes. Il faut leur en donner pour leur argent mais, en même temps, il faut sauver les apparences de l’authenticité qui justifient l’exhibition. Certains organisateurs se plaignent de la frivolité et de l’inexactitude des expositions et ils se justifient par la nécessité de donner au public ce qu’il demande. Il n’est pas nécessaire de s’étendre sur la circularité de l’argument. Les promoteurs d’un spectacle stéréotypé prétendent donner au public ce qu’il veut et les goûts du public sont formés par la propagande spectaculaire. A Vincennes, en 1931, le Commissaire général de la Belgique peut très justement dire à la presse : « Le succès de l’Exposition est dû à l’opinion publique que vous avez formée50. » C’est bien un système de production des représentations et des goûts qui est en cause beaucoup plus que des traitements inhumains ou indignes.
49 Kenn Harper, Minik, l’Esquimau déraciné, pp. 47-48, Plon, Terre Humaine/Poche, 1997
50 M. Carton, cité in Catherine Hodeir et Michel Pierre, op. cit., p. 103
On peut produire des êthos et des représentations dans la dignité des exhibés et du public. La curiosité du public des zoos humains est l’effet de ce système. Elle est le désir de l’inconnu déjà connu, la peur de l’inattendu qui cache l’espoir que rien n’arrive, elle n’est que l’attente faussement inquiète que tout reste à sa place. Tout est fait pour ne pas la décevoir.
Les spectateurs des premières exhibitions ethnographiques viennent pour observer des sauvages, voire des animaux humains. Soutenus par la mise en scène et leurs préjugés, c’est en général ce qu’ils voient. Un visiteur de l’exhibition des « Malabares » au Jardin d’Acclimatation envoie à un ami une carte postale d’un groupe de figurants. Il écrit au dos : « Voici une fidèle reproduction des singes que nous avons aperçu le dimanche où nous sommes sortis ensemble51. » Il n’est donc pas étonnant que les visiteurs se comportent envers les exhibés comme avec des animaux.
« La foule cherche à communiquer avec les acteurs et, comme au zoo, à les toucher et à les attirer par des aliments52. » L’exposition zoologique produit logiquement une certaine violence chez les spectateurs. Face aux enclos, le public civilisé crie, apostrophe, insulte. Au zoo de New-York, il poursuit Ota Benga partout dans le parc « en riant, en poussant de grands cris. Certains lui donnent des coups dans les côtes, d’autres lui font des croche-pied, tous se moquent de lui53. » Si bien que lorsqu’un jour il se défend, il ne fait que confirmer qu’il est bien un sauvage incontrôlable et dangereux. Avec le colonisé, la violence du spectateur se fait moins brutale. Il ne s’agit plus de se défouler sur une bête humaine, mais de dénigrer l’homme inférieur.
Les spectateurs des expositions ne cessent de se moquer. L’ironie condescendante perce à travers la plupart des témoignages.
51 Reproduction in Isabelle Gala, op. cit.
52 Eric Baratay et Elisabeth Hardouin-Fugier, op. cit., p. 154
53 Phillips Verner Bradford et Harvey Blume, op. cit., p. 232
D’abord, on se moque du physique des exhibés. Ils sont d’une couleur étrange, ils sont laids, ils sont maladroits. Leur corps mis en scène représente à lui seul la distance infranchissable avec l’européen. Pour s’amuser et écrire un article « piquant », un journaliste de France-Soir entraîne un des figurants de Vincennes prénommé Déodat à Montmartre. Lorsqu’au restaurant, Déodat se décoiffe, ses nattes apparaissent. « Cette fantaisie capillaire, ajoutée aux tatouages au fer rouge dont son visage est couvert, lui donne un air parfait de sauvage déguisé en Européen. C’est d’un comique extrême et nous sommes l’objet d’une vive curiosité54. » Ensuite, ce sont les comportements que l’on trouve ridicules ou pitoyables. « Les Dahoméennes, beaux bronzes animés, mais le plus souvent endormis, et le reste du temps ennuyés, ne nous ont montré, en fait de talents que celui d’accepter, lentement, des pièces de deux sous, et de se cacher avec des cris d’effroi lorsque paraissait un photographe… qui ne connaissait pas les mots magiques55. » Le comportement directement lié à l’exhibition est systématiquement extrait du contexte et généralisé. Ce qui est vu est authentique et représentatif de tout le groupe auquel appartient le spécimen. « Ce sont bien des nègres ». Plus largement, la culture des colonisés est dénigrée ou rejetée. Les indigènes sont la partie attractive de l’Exposition mais certains visiteurs en arrivent à regretter leur présence parce qu’ils perturbent la digne contemplation des merveilles architecturales franco-exotiques. « A la Tunisie, heureusement, la danse du ventre […] nous est épargnée. Mais nous n’évitons pas tout : La musique qui accompagne les danses orientales sévit sur plusieurs points et notamment dans le café maure […]56 » Les expositions mettent en place des tableaux vivants qui illustrent la supériorité de la puissance coloniale.
Les spectateurs se moquent pour afficher leur différence avec l’indigène.
Ils veulent et doivent se distinguer. Placé devant un spectacle réel de l’infériorité, ils ont à prouver, en permanence, la réalité de leur propre supériorité.
54 Cité in Catherine Hodeir et Michel Pierre, op. cit., p. 95
55 L’Illustration, n° 3008, 20 octobre 1900
56 L’Illustration, n° 3003, 15 septembre 1900
Leurs comportements sont déterminés par le spectacle. Ils sont aussi les acteurs des expositions.
Mais il arrive qu’un visiteur soit gentil avec les figurants coloniaux.
D’abord, il se comporte avec une politesse exagérée afin de bien montrer qu’il respecte l’indigène. Il s’approche lentement avec des gestes doux. Il esquisse un sourire comme celui qu’il réserve à un vieillard ou à un malade. Ensuite, il parle de manière à être compris, c’est-à-dire en « petit-nègre » pour ne pas afficher sa supériorité dans la langue. « Nous n’éxagérons pas : un blanc s’adressant à un nègre se comporte exactement comme un adulte avec un gamin, et l’on s’en va minaudant, susurrant, gentillonnant, calinotant. […] Pourtant, nous dira-t-on, il n’y a pas intention, volonté de vexer. Nous l’accordons mais c’est justement cette absence de volonté, cette désinvolture, cette nonchalance, cette facilité avec laquelle on le fixe, avec laquelle on l’emprisonne, on le primitivise, on l’anticivilise, qui est vexante. […] Parler petit-nègre, c’est exprimer cette idée : « Toi, reste où tu es57. » De même, le gentil spectateur cherche à valoriser l’indigène. Il vante la force physique, la beauté du corps, la prestance du port de tête du « beau grand noir ». Les métaphores végétales et animales abondent ici aussi, mais avec une intention inverse. Le corps est souple comme celui d’un tigre ou fin et élastique comme une liane. D’un autre côté, le spectateur trop poli montre son intérêt pour l’indigène à travers sa connaissance des coutumes. Il explique qu’il a déjà lu, vu ou entendu que telle chose se faisait comme ça, là-bas. Face à l’étonnement choqué des autres spectateurs, il peut afficher sa tolérance, il est au courant, lui. Non seulement ses préjugés sont confirmés par le spectacle authentique mais il les assume, il les prend totalement à son compte en les extériorisant dans un jeu réel.
57 Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, pp. 44 et 46, Editions du Seuil, 1952
« Ce pseudo respect s’identifie en fait au mépris le plus conséquent, au sadisme le plus élaboré. […] On devine dans cette démarche une volonté d’objectiver, d’encapsuler, d’emprisonner, d’enkyster. Des phrases telles que « je les connais », « ils sont comme cela » traduisent cette objectivation maximum réussie58. » Dans un spectacle de la réalité zoologique, lorsqu’un individu s’adresse à un spécimen domestiqué, la gentillesse et le respect peuvent être les pires actes de violences. Le zoo est bien loin de n’être qu’animal et anodin. Il est une forme générale de spectacle, une technique de production et de représentation d’êthos à la fois factices et authentiques qui influencent fortement l’esprit et le comportement des spectateurs.
58 Frantz Fanon, « Racisme et culture », in Pour la Révolution Africaine. Ecrits politiques, p. 42, La Découverte, Collection [Re]découverte, Documents et témoignages, 2001
Le zoo, un dispositif d’exposition et de domestication
Bio-pouvoir et spectacle
La première fonction d’un zoo est d’exercer un pouvoir sur les corps d’hommes ou d’animaux voués à être exposés. Ce pouvoir est d’abord un acte de capture. Les zoos achètent des spécimens à d’autres zoos ou à des chasseurs qui vont les chercher là où ils vivent. Il y a un siècle et demi, il s’agissait plutôt de voyageurs aventuriers. Ils sont rapidement devenus des hommes d’affaires dirigeant des réseaux commerciaux. Avec les hommes, il faut le plus souvent des tractations complexes. Pour le recrutement des canaques de l’exposition de 1931, la fédération française des anciens coloniaux « envoya un de ses délégués dans l’archipel, en vue de procéder au recrutement. Des promesses mensongères et quelques adroites pressions du chef du service des Affaires indigènes furent nécessaires pour décider une centaine de Canaques à se rendre, croyaient-ils, à l’Exposition coloniale de Paris en vue d’y présenter leur culture, et notamment leurs danses59. » La plupart du temps, les exhibés sont floués. Pour remercier les pygmées de leur participation à la foire de Saint-Louis, on leur a offert des babioles d’une valeur totale de huit dollars et demi, dont un baril de sel et neuf montres.
Une fois les spécimens capturés et acheminés vers le lieu d’exposition, il s’agit de les garder le plus longtemps possible. Il faut empêcher les évasions et limiter la mortalité due au climat, à l’enfermement ou aux maladies. C’est que la capture et le voyage coûtent chers, ils donnent aux spécimens une valeur à protéger. Ils sont devenus un patrimoine à faire fructifier. Le pouvoir qui s’exerce dans un zoo est un pouvoir sur la vie dans toutes ses dimensions, physiologiques, psychologiques et sociales.
C’est un bio-pouvoir qui vise à conserver la santé de spécimens qui ont une valeur économique, scientifique et spectaculaire.
59 Joël Dauphin, « Les Canaques et l’Exposition coloniale de 1931 »,in L’Autre et Nous, « Scènes et Types », p. 165
D’abord, il faut garder les spécimens dans des limites spatiales précises, dans une cage ou à l’intérieur d’un enclos. L’enclos permet d’emprisonner tout en laissant à l’air libre. Il possède donc des avantages esthétiques et il est souvent mieux adapté que la cage. Car, dans un zoo, l’efficacité des dispositifs de contrainte doit toujours être double. Ils doivent enfermer avec fiabilité en préservant au mieux la santé des captifs. Il y a une recherche permanente pour rendre les conditions biologiques d’enfermement proches des conditions naturelles de liberté. Plus précisément, il ne s’agit pas de reproduire le milieu naturel mais de fabriquer un ensemble de conditions qui se rapprochent de l’optimum biologique du spécimen. Il se peut donc que la forme et les procédés du milieu artificiel diffèrent de l’habitat naturel mais soient plus adaptés au fonctionnement optimal de l’organisme « sauvage captif ». « La solution idéale du zoo ne réside pas dans l’imitation exacte de l’environnement naturel, mais dans la transplantation biologiquement judicieuse des conditions naturelles dans le milieu artificiel qu’est le zoo60. » On peut décliner la qualité de l’environnement carcéral du zoo selon les quatre éléments. La qualité de l’air que respire le captif est essentielle et de nombreux moyens permettent de l’améliorer. Il est possible de l’humidifier ou de l’assécher, de la faire circuler et de la filtrer ou encore de la modifier par ionisation. Lorsqu’il existe des risques de contamination, on peut isoler les spécimens dans des cages étanches. La qualité de l’eau est vitale et elle doit être adaptée à chaque espèce. Il faut surveiller sa température, sa composition et sa présentation. La terre, c’est-à-dire aussi bien la nature du sol que des murs, est adaptée au mode de déplacement, de préhension et au type d’appuis du captif. Le sol peut être dur ou mou, terreux, sableux ou feuillu, sec ou humide. On peut placer toute sortes de supports et de prises pour permettre à l’animal de grimper et de sauter. D’autre part, le sol est un dangereux agent d’infection, d’autant plus qu’il est naturel.
60 H. Hediger cité in U. et W. Dolder, Le grand livre du zoo, p. 21, Silva, 1979
Il est souvent préférable de préparer un sol aseptisé et facile à désinfecter. L’excès ou le défaut de température et de luminosité peuvent être mortels. Des moyens naturels permettent d’adapter les températures. Au Jardin d’Acclimatation, les Nubiens ont été « invités » pendant l’été 1877 et les esquimaux pendant l’hiver qui a suivi.
D’une manière plus technique, on utilise des radiateurs cachés pour des lézards ou une puissante climatisation pour des pingouins. On peut faire de l’ombre grâce à des arbres bien placés, prévoir l’ensoleillement ou placer des lampes pour simuler le soleil du désert. A cela s’ajoute le problème de la nourriture. Un zoo doit pouvoir satisfaire une multitude d’habitudes alimentaires différentes. Cela va du poisson frais aux carcasses faisandées, des pousses de bambous aux aliments synthétiques.
Malgré ces soucis médicaux ou vétérinaires la mortalité est supérieure dans les zoos qu’au dehors. Dans les zoos modernes, on peut évaluer que chaque année quinze à vingt pour cent du stock global est perdu.
« Théoriquement, il suffirait de cesser le ravitaillement des zoos en animaux pendant quatre ou six ans pour les fermer ; il ne resterait à héberger que quelques vétérans61. » C’est aussi vrai pour les hommes. En 1892, un groupe de « Caraïbes » d’une trentaine de personnes, des indiens kaliña de Guyanne et du Surinam, est exposé au Jardin d’Acclimatation à la sortie de l’hiver. « Pour aider les sauvages à supporter leur changement de climat, on leur distribue dans la journée des rasades de punch au rhum 62[…] » Ce n’était sûrement pas un traitement « biologiquement adapté », les indiens tombent malades et certains meurent. La captivité, même technique et médicalisée, semble dangereuse en tant que telle. D’ailleurs, les courbes de mortalité de la Ménagerie du Jardin des Plantes en 1859 et du zoo de Vincennes en 1985, se superposent assez bien.
D’autre part, dans la plupart des zoos, on cherche à ce que les conditions carcérales soient les moins stressantes ou traumatisantes possible.
61 Eric Baratay et Elisabeth Hardouin-Fugier, op. cit., pp. 278-279
62 L’Illustration du 5 mars 1892, in Gérard Collomb, « La photographie et son double », in L’Autre et Nous, « Scènes et Types », p. 152
La capture et le voyage sont souvent l’occasion de commotions psychiques irréversibles. Et que voulez faire dans un zoo d’un individu catatonique ou hystérique ? Pour conserver la valeur du spécimen, il faut que l’expérience de la capture soit la plus douce possible. On peut l’endormir pour qu’il ne se rende pas compte de son transfert. Mais la meilleure solution est qu’il entre volontairement dans la nasse, grâce à un appât alléchant, odeur, nourriture, argent… Une fois au zoo, on fait le maximum pour stabiliser sa psychologie. Le confinement engendre des troubles psychiques spécifiques. Le grand problème des spécimens captifs semble être le manque d’activité. La vie captive est plus facile qu’à l’état sauvage, le zoo apporte tout ce qu’il faut pour survivre. Les anciennes activités deviennent inutiles. Le spécimen accumule de l’énergie qu’il évacue grâce à des comportements nouveaux, propres à la captivité, en particulier l’hyperactivité sexuelle et les mouvements stéréotypés. Ces derniers peuvent être des tics nerveux tels qu’un balancement du corps, des gestes, des cris automatiques ou une inflation des comportements routiniers. Les animaux captifs suivent souvent des parcours répétitifs qui forment des sentes sur le sol de l’enclos. « Le seul remède consiste à procurer à l’animal une activité appropriée dans le cadre d’une thérapeutique « occupationnelle » […] sous forme de simples exercices de dressage et d’occupations diverses63. » Le contact avec le public est problématique. C’est souvent une situation de stress pour le spécimen. Il peut ainsi être amené à absorber de la nourriture inadaptée, voire à prendre l’habitude de la mendier par des comportements qui plaisent au public. Quoiqu’il en soit, il est avéré que les spécimens exhibés dans les zoos perdent leurs qualités sauvages et accumulent les pathologies mentales qui affectent leur comportement.
Enfin, les zoos cherchent à composer des relations sociales entre individus et espèces aptes à conserver leur santé physique et psychique.
63 H. Hediger, Les animaux sauvages en captivité, p. 136, Payot, Bibliothèque scientifique, 1953. On retrouve aujourd’hui « l’occupationnel » comme tactique sociale et policière pour gérer l’excitation des jeunes « sauvageons », surtout pendant la période estivale.
Il faut isoler les individus solitaires et organiser les groupes de spécimens sociaux. Il faut respecter les incompatibilités entre espèce et être attentif aux antipathies individuelles. On peut produire, grâce à des techniques de dressage, des groupes disparates qui n’existent pas à l’état sauvage mais qui adoptent une vie sociale factice. Il faut surtout respecter les hiérarchies naturelles et celles qui se constituent dans le milieu captif.
Mieux encore, on peut agir pour qu’elles soient aussi proches que possible.
La formation de couples ou de groupes mixtes est essentielle. La capacité à se reproduire en captivité est le signe qu’un spécimen est traité d’une manière appropriée et qu’il s’est adapté à ses nouvelles conditions de vie.
Mais les relations sociales en captivité sont spécifiques. Il se créé des formes d’affection, d’agressivité et de hiérarchie, impossibles à l’état sauvage. Certains spécimen s’attachent à leur gardien jusqu’à le considérer comme un partenaire de reproduction. Les rapports artificiels et inadaptés suscitent une agressivité anormale ou au contraire une apathie qui peut aller jusqu’au refus de s’alimenter et la mort. Un zoo est un lieu de gestion technique de la survie. On y invente et on y met en oeuvre des méthodes de prise en charge totale d’individus captifs. Ces technologies de contrôle protecteur n’ont cessé de progresser depuis deux siècles, mais les zoos restent des lieux morbides. C’est que le bien-être des pensionnaires n’est jamais le seul objectif.
La deuxième fonction d’un zoo est de produire un savoir sur les individus et les populations qu’il enferme et qu’il exhibe. « Bien compris [un jardin zoologique] doit être un laboratoire multiple, un établissement éducatif et un centre de protection des espèces64. » D’abord, le zoo a besoin de bien connaître ses pensionnaires pour les gérer mieux. L’objectif de ce savoir disciplinaire est de comprendre le comportement de chaque spécimen jusqu’à être capable d’en prévoir les réactions dans toutes les situations et donc de pouvoir prévenir les actes dangereux ou gênants.
64 Gerald Durrell, L’arche immobile, p. 17, Stock, 1976
Concrètement, la connaissance précise des capacités physiques d’un animal entre directement en jeu dans la construction de son enclos. « Les distances maxima que peuvent franchir d’un saut les quadrupèdes tant en longueur qu’en hauteur ont été exactement mesurées. Elles sont en général en fonction de leurs points d’appui extrêmes. On peut tenir pour normal qu’elles n’excèdent guère cinq fois cette distance65. » La connaissance biologique des reptiles permet de mettre en place des barrières thermiques qui contraignent aussi bien qu’une vitre. On peut également remarquer que certains oiseaux n’osent pas sortir d’un périmètre fortement éclairé et entouré d’une zone de pénombre. Si l’on connaît la biologie et la psychologie d’un individu ou d’un groupe, il est possible, non seulement de contrôler les comportements nuisibles, mais même d’en empêcher l’apparition.
Ensuite, le zoo est un lieu d’étude et de restitution pédagogique de ce savoir. On y analyse d’abord la biologie des spécimens. Ils sont suivis régulièrement par des vétérinaires qui peuvent faire des mesures impossibles à l’état sauvage. On y dissèque également les nombreux morts pour comprendre des pathologies souvent provoquées par la captivité. On peut aussi utiliser le zoo comme un lieu privilégié d’observation des comportements. La captivité dans un milieu adapté permet de surveiller le spécimen en permanence, de l’observer de près et de modifier les différents facteurs du milieu ou de provoquer des accidents pour analyser ses réactions, bref de faire des expériences. L’objectif de ce savoir est avant tout l’élaboration de classifications précises, de genres, espèces, types dont il faut ensuite remplir les cases de données biologiques, psychologiques et sociales. Lors des premières exhibitions au Jardin d’Acclimatation, la Société d’Anthropologie désigne des commissions pour étudier les spécimens exotiques.
65 Paul Boulineau, Les jardins animés. Etude technique et documentaire des parcs zoologiques, p. 95, Desvilles, Limoges, 1934
« Monsieur Geoffroy Saint-Hilaire [Directeur du Jardin d’Acclimatation] aura eu le mérite inappréciable de vulgariser en France le goût et la connaissance première des choses de la nature […] Il aura fait plus […] en offrant à ceux qui s’occupent spécialement des races humaines, des moyens d’étude que nos moeurs casanières ne nous permettent pas d’aller chercher sur place66. » Le zoo doit aussi être en mesure de restituer efficacement le savoir qu’il produit. Les enclos sont accompagnés de fiches explicatives sur les spécimens. Les groupes, scolaires ou autres, font des visites commentées par des spécialistes. Un zoo diffuse des dépliants, des revues ou des livres de tous niveaux sur ses activités. Il peut également être lié à des pôles de recherche universitaire ou privée. Cependant, depuis la Ménagerie du Jardin des Plantes au début du XIXème siècle, on accuse les zoos d’inefficacité scientifique et pédagogique. Ces accusations ont guidé l’évolution des établissements et se sont renouvelées jusqu’à une période récente. Dès 1883, les scientifiques se méfient des observations faîtes sur les groupes exhibés au Jardin d’Acclimatation. « Je n’attache pas une grande importance à la plupart des traits de moeurs et de caractères observés dans des conditions aussi défectueuses. […] Les individus sont transplantés dans un milieu où ils ne peuvent plus ressembler à eux-mêmes […]. Tout est changé dans leurs conditions d’existence67. » La recherche biologique et éthologique privilégie l’observation in situ mais utilise toujours largement les zoos les plus techniquement avancés. Malgré tout, la légitimation des zoos est progressivement passée de la recherche scientifique à la pédagogie puis récemment à la protection des espèces menacées. L’image d’Arche de Noé est maintenant indispensable pour attirer le public. Qu’elle soit méritée ou pas, le zoo n’en reste pas moins d’abord et par définition un lieu de divertissement.
66 A. Bordier, « Les gauchos au Jardin d’Acclimatation », La Nature, février 1877, p. 295 in Benoît Coutancier et Christine Barthe, « Au Jardin d’Acclimatation : Représentations de l’autre (1877-1890) », in L’Autre et Nous, « Scènes et Types », p. 144
67 L. Manouvrier, « Rapport sur les Cinghalais du Jardin d’Acclimatation », Bulletin de la Société d’Anthropologie de Paris, 6, 1883 in Isabelle Gala, op. cit., p. 23
La troisième fonction d’un zoo est de fournir un spectacle aux visiteurs.
Pour ça, il faut que les spécimens soient bien visibles, que l’oeil du spectateur accède le plus directement possible à l’image du comportement spectaculaire. Les spécimens qui se cachent ne sont pas bons. Au début du siècle, à la foire de Saint Louis, « lorsque à l’automne les vents froids se mirent à souffler, les pygmées se retirèrent dans leurs huttes, ce qui ne manqua pas d’irriter certains visiteurs. Non seulement il était dangereux de photographier les Pygmées, mais il devenait même difficile de les apercevoir. Un visiteur jeta une brique dans leur hutte dans l’espoir de les faire sortir. Ils se ruèrent sur lui et, une fois encore, on dut les maîtriser68. » L’accessibilité visuelle suppose qu’il y ait une bonne luminosité, que le spécimen soit proche, sans obstacle opaque dans le champ de vision. La lumière est le plus souvent naturelle, mais l’exposition des animaux nocturnes pose problème. Il faut inverser leur rythme de sommeil et les éclairer le jour avec une lumière invisible pour eux. De même, on élimine les recoins sombres qui pourraient servir de refuge. Le problème de la proximité est directement lié à celui de l’obstacle. On peut se trouver à un mètre d’un tigre s’il est derrière des barreaux mais le spectateur est alors séparé de l’animal. L’évolution des zoos modernes est passée par un affinement des barreaux et des grillages, signes choquants de la captivité. « Des grillages en duraluminum permettent de réaliser des volières légères qui ne gênent pas l’observation ». Ou bien ils sont colorés. « Dans le parc d’Azay-le- Ferron […] des grillages à mailles carrées et peints en vert sombre […] se voient très peu dans le sous bois69. » On les remplace également par les vitres fixes des cages ou les vitres mobiles des voitures dans les « safaris ». Mieux encore, on supprime toute séparation matérielle grâce à l’utilisation de fossés et de pentes. A Vincennes, dès 1931, une légère déclivité, invisible lorsqu’on est face à l’enclos, décourage les sauts des zèbres, girafes ou onyx qui ont pourtant l’air en liberté.
68 Phillips Verner Bradford et Harvey Blume, op. cit., p. 162
69 Y. Laissus et J.-J. Petter, Les animaux du Muséum 1793-1993, p. 21, Imprimerie Nationale, 1993
Ensuite, le spectacle nécessite un décor artificiel qui produise l’illusion du réel. Pour faire croire au visiteur qu’il voit bien des spécimens sauvages, on reproduit autant que possible leur environnement d’origine. D’une manière générale, pour des manchots on mettra de la neige artificielle, des rochers pour des cabris, des arbres pour des singes et pour des « nègres » quelques cases construites à leur idée par des architectes blancs. En 1931, ce sont les mêmes techniques qui sont utilisées pour reproduire le palais d’Angkor Vat et pour construire le grand rocher du zoo. Plus récemment, au zoo de New-York, « des décors en plastique coloré, imitant parfaitement la nature, sont mélangés à des décors naturels et créent illusion pour le public tout en rendant l’entretien des locaux plus faciles70. » Le décor artificiel supporte l’impression d’exotisme, permet au spécimen d’avoir un comportement « naturel » et donne l’illusion de le voir en liberté. Le décor qui copie l’habitat permet au spectateur de voir des captifs comme s’ils étaient en liberté. « La liberté dont jouissent toutes ces bêtes est à la fois illusion et réalité71. » Il s’agit d’une simulation de liberté, d’une « simili-liberté ».
Enfin, le comportement des exhibés doit attirer l’attention des spectateurs d’une manière positive. Il faut de l’action. Si l’animal ou le sauvage paressent, on stimule leur activité. On impose des exercices « typiques ».
Ce que Didier Daeninckx fait dire à son personnage canaque exhibé à l’exposition coloniale de 1931 est tout à fait représentatif : « Nous devions creuser d’énormes troncs d’arbres, plus durs que la pierre, pour construire des pirogues tandis que les femmes étaient obligées de danser le pilou-pilou à heures fixes. Au début, ils voulaient même qu’elles quittent la robe-mission et exhibent leur poitrine.
70 Ibid.
71 Carl Hagenbeck, op. cit., p.267
Le reste du temps malgré le froid, il fallait aller se baigner et nager dans une retenue d’eau en poussant des cris de bêtes 72. » Dans la plupart des zoos, les heures de repas sont annoncées à l’entrée. Certains visiteurs viennent uniquement pour voir les fauves dévorer des carcasses de viandes. C’est encore mieux lorsqu’on simule des péripéties naturelles : « La viande donnée aux lycaons peut être traînée sur le sol par un câble afin de provoquer une poursuite de la troupe, comme s’il s’agissait de la capture d’une proie vivante 73. » L’action doit paraître authentique. S’il y a dressage ou incitation, ça ne doit pas se voir. Le geste appris doit paraître spontané. Le comportement contraint doit simuler la vie en liberté. Enfin, il faut que l‘action corresponde à ce qu’on attend du spécimen. Le spectateur vient pour voir un tigre ou un indigène barbare, un éléphant ou un « Arabe » colonisé. Il ne faudrait pas qu’il soit déçu. Lorsqu’il visite le zoo, il a déjà une idée de ce qu’est et de ce que doit faire chaque type de spécimen. Et cette idée n’est pas étrangère à la mise en scène du zoo, même si le spectateur n’y est jamais venu. Le zoo est à la fois un producteur et un relais des représentations civilisées de la vie sauvage.
Le zoo n’est pas le cirque ou la foire
A première vue, le zoo est un dispositif contradictoire. Le souci de la vie des captifs et l’exigence d’une présentation spectaculaire sont peu compatibles. Leur association produit des collisions. Si la santé des spécimens est prioritaire, ils ne seront plus qu’un piètre spectacle. Si l’exhibition prend le pas, ils tomberont comme des mouches. La prétention scientifique se marie mal avec les contraintes de l’enfermement. La valeur éthologique d’un comportement captif est faible. La coexistence d’une volonté pédagogique et d’une présentation divertissante est conflictuelle.
Il n’est pas facile d’enseigner en amusant. L’histoire du zoo a été façonnée par l’équilibre mouvementé de ces trois composantes. Et, au-delà des contradictions, elle a produit une forme spécifique de contrôle, en même temps qu’une forme spécifique de spectacle.
72 Didier Daeninckx, Cannibale, p. 21, Gallimard, folio, 1999
73 Y. Laissus et J.-J. Petter, op. cit., p. 28
Or, il est essentiel de distinguer le contrôle et le spectacle propres au zoo, de deux dispositifs voisins, le cirque et la foire.
Le cirque moderne naît à la fin du XVIIIème siècle. Il se distingue alors des spectacles de foire par deux éléments, la piste et les numéros d’équitation. Ce sont d’abord des exercices de dressages et des acrobaties équestres qui font le spectacle. Les pères du cirque sont de grands cavaliers, souvent d’anciens militaires. Le cirque des débuts n’est absolument pas un divertissement familial ou une récompense pour bambin. C’est une exhibition d’adresse humaine et animale appréciée par un public de connaisseurs. Rapidement on se met à y présenter des tours et des numéros divers : Jongleurs, trapézistes, acrobates mais aussi dresseurs de fauves, d’éléphants, d’ours, de chiens. Ces numéros nécessitent un long entraînement pour les hommes et les bêtes. Le cirque est un métier, une carrière, une vie. La plupart des artistes de cirque forment de véritables dynasties dans lesquelles les enfants commencent à s’entraîner à la sortie du berceau. Le dressage vise à « dénaturer » l’animal, à lui faire exécuter des tâches impossibles à l’état sauvage, de même que l’entraînement permet à l’artiste de faire des acrobaties surhumaines. Ce n’est pas le cas au zoo où l’utilité du dressage est de reproduire les comportements naturels que le spécimen captif tend à perdre.
Au cirque, le contrôle du comportement est le spectacle lui-même. Le dressage et l’entraînement produisent des performances extraordinaires.
Pour un homme normal, il n’est pas possible de jongler avec huit torches enflammées et il est incroyable qu’un ours fasse du vélo ou qu’un tigre traverse un cercle enflammé. Un bon numéro est original, le numéro parfait est inédit. Les artistes recherchent perpétuellement l’exploit, la réalisation de ce qui n’a jamais été fait. Bien que très sommaire, des sauts à quelques mètres du sol, le premier numéro de trapèze volant a eu un vif succès. Il y a une course à l’exploit, une compétition entre des artistes qui se connaissent. A la fin du XVIIIéme siècle, Thomas Johnson voltige debout sur deux ou trois chevaux, Jacob Bates le fera sur quatre. Le cirque combine toujours exploit sportif et présentation artistique. Le spectacle est nimbé d’irréalité et de magie. Les artistes sont en costumes de scène. Les couleurs éclatent, les boutons brillent et les paillettes scintillent. Le décor est proche d’un théâtre rococo avec dorures et miroirs à outrance. Le spectateur est d’autant plus émerveillé qu’il ne sait pas comment ce qu’il voit est possible. On ne lui donne pas les recettes qui réalisent l’impossible. Le cirque ne livre pas le savoir qu’il met en pratique.
Au zoo, par contre, le contrôle exercé sur les corps et leur mise en scène cherchent à produire du spectacle en copiant le réel. Le zoo n’est pas excitant parce qu’il va au-delà de la réalité mais parce qu’il est exotique, qu’il vient d’une partie lointaine de la réalité. Le spectacle du zoo produit du plaisir en exposant du réel étrange parce qu’il vient de l’étranger. On veut reproduire les comportements les plus habituels chez les sujets exposés. Il s’agit d’un dressage en vue de l’ordinaire. Ce que le public recherche, c’est ce qui se passe quotidiennement ailleurs. C’est de voir en pleine ville les animaux et les hommes tels qu’ils sont dans la savane ou dans la jungle. Autant le dressage et l’entraînement sont mis en avant dans les numéros de cirque, autant le contrôle du spécimen sauvage est camouflé en vue de copier son naturel perdu. Le zoo est bien sûr un spectacle qui étonne mais dans les strictes limites de la vraisemblance.
L’étrangeté de tel ou tel spécimen, de tel ou tel comportement peut toujours être expliquée par une fiche documentaire ou par un employé qui assure qu’il n’y a rien là que de très normal. Le spectateur repart avec la sensation d’avoir compris ce qui lui paraissait défier son quotidien. « La supériorité de ces exhibitions scientifiques sur celles qui n’appartiennent qu’aux barnums [est] qu’on cherche ici […] la vérité pure et nue74. »
74 A. Bordier, « Les gauchos au Jardin d’Acclimatation », La Nature, février 1877, p. 295, in Benoît Coutancier et Christine Barthe, « Au Jardin d’Acclimatation : Représentations de l’autre (1877-1890) », in L’Autre et Nous, « Scènes et Types », p. 145
Le cirque est la représentation de comportements explicitement travaillés, d’autant plus spectaculaires qu’ils sont extraordinaires, uniques et incroyables. Il produit une amplification spectaculaire du réel. Le zoo est l’exhibition de corps dressés sans qu’on le sache et qui plaisent à la mesure de leur apparence authentiquement naturelle et compréhensible.
Il produit une réduction normative de l’étrange.
A la foire, on expose des monstres, animaux ou humains : Sirènes, frères siamois, cyclopes et femmes velues. Dans des salles obscures, on joue avec l’éclairage, la musique et l’ambiance créée par le banquiste pour captiver l’attention des spectateurs et leur faire croire n’importe quoi.
Phineas Taylor Barnum est sûrement l’un des plus grand organisateur de spectacle du XIXème siècle. Du moins, il a su utiliser la publicité comme personne pour atteindre une célébrité mondiale. Sa réputation repose d’abord sur son cirque géant qui a tourné aux Etats-Unis et en Europe mais aussi sur ses nombreuses exhibitions de phénomènes. Dans les années 1840, Barnum achète le Musée Américain de Scudder à New-York.
Il remplace les statuts de cire par des géants, des nains, des avaleurs de feu. Il y présente un célèbre canular, la sirène des îles Fidji, un tronc de singe cousu sur une queue de poisson. En 1871, le « Side Show » qui accompagne le cirque comprend l’Amiral Dot, le géant palestinien Goshen, des cannibales des îles Fidji et une girafe. A chaque fois, le spectacle est annoncé par des affiches tapageuses dans les rues et les journaux. Devant le lieu de la représentation, des saltimbanques haranguent les passants et en font des tonnes pour qu’ils paient leur entrée. Il s’agit toujours d’un spectacle unique au monde : « ENORME ATTRACTION ! La célèbre Miss Jane Campbell, la plus grande montagne de chair humaine jamais vue sous la forme d’une femme75. » L’exhibition du monstre est un spectacle de l’extrême. Elle accentue tous les traits physiques ou psychiques qui produisent la radicale anormalité de l’exposé et la frayeur ou la stupeur du public.
75 Jean Monteaux, Barnum, affiche d’un spectacle de Barnum datée du 7 juillet 1862, Grasset, 1975
En 1886, voici comment est décrite une hyène exhibée dans le « Monster show » des frères Ringling : « Le monstrueux maraudeur mangeur d’hommes, le prédateur, le démon parmi toutes les créatures, le détrousseur de tombes qui […] se glisse avec précaution, sous le couvert de la nuit, vers le cimetière dont il dévalise goulûment les tombes avec une joie infernale. Son rire atroce qui glace le sang, paralyse de terreur les âmes des plus braves. Il laisse derrière lui des traces sanglantes et les râles des mourants sont une musique à ses oreilles76. » Ensuite, il faut que les trucs de la mise en scène transforment suffisamment la réalité pour montrer au moins la moitié de ce qui est annoncé. Cela peut n’être que de simples arrangements avec la vérité qui produisent du monstrueux à la place de l’inhabituel. Pour accentuer les disproportions et les déformations, on compare des extrêmes opposés. « On n’a jamais vu un pareille mammouth humain sur toute la surface du globe, surtout vu à côté de cette miette qu’est TOM POUCE.77 ». De la même façon, lorsque Barnum exhibe Jumbo l’éléphant géant, il le flanque d’un éléphant nain. Mais surtout, on n’hésite pas à mentir. La nourrice de Washington âgée de cent soixante et un ans n’est la nourrice de personne, elle est juste très vieille, à moitié paralysée et aveugle.
Le monstre fait rupture, il casse les lois biologiques, psychologiques ou sociales. Son corps est impossible, son délire est incompréhensible, ses actes sont inassimilables. On ne peut pas relier le monstre à la norme comme moyenne. Il n’est pas seulement disproportionné en trop ou en moins, il est absolument autre que la norme. Il n’est ni intégrable, ni compréhensible, il est exclu. Plus justement, le monstre est un nom, le nom passe-partout dont on affuble les représentations qui excèdent notre imagination ou notre entendement. C’est parce qu’on ne peut pas comprendre le corps ou le comportement d’un individu qu’il devient monstrueux.
76 Dominique Jando, Histoire mondiale du cirque, p. 63, Jean-Pierre Delarge, 1977
77 Jean Monteaux, op. cit., affiche d’un spectacle de Barnum datée du 7 juillet 1862, Grasset, 1975
« Quand la connaissance et la faculté raisonnante se dérobent, le mot magique, « monstre », sert de clé universelle78. » Le monstre, c’est l’innommable en tant qu’il faut le nommer malgré tout. Le Freak show est la technique spectaculaire visant à produire, par la publicité et le trucage, un objet qui dépasse les spectateurs. Cette représentation est l’occasion d’un plaisir particulier dû à l’extension des facultés au-delà de leurs capacités habituelles et à la transgression des tabous communs.
De ce fait, le monstre est tout autre que le spécimen qui est le représentant exemplaire d’un groupe plus vaste, type ou espèce. Un spécimen est l’échantillon modèle d’une catégorie quelconque ; un spécimen de la faune africaine, des dernières tribus cannibales, des artisans « arabes » etc. Un spécimen peut être représentatif d’une espèce étrange, il peut même être unique en son genre mais il ne casse pas la norme, il la renforce comme « l’exception confirme la règle ». Ainsi « l’infirme a beau ne pas être conforme à la nature, il est en quelque sorte prévu par le droit79. » Il est un homme normal avec quelque chose de précis en plus ou en moins qui l’invalide dans des conditions sociales données. Sa différence peut-être ramenée selon une règle à la condition commune. Alors, il ne fait plus peur, on le plaint… « Une norme, une règle, c’est ce qui sert à faire droit, à dresser, à redresser. Normer, normaliser, c’est imposer une exigence à une existence, à un donné, dont la variété, la disparate s’offrent, au regard de l’exigence, comme un indéterminé hostile plus encore qu’étranger80. » De même, malgré leur possible étrangeté, les spécimens zoologiques sont inclus dans les lois communes de la biologie et de l’éthologie. Le zoo est un spectacle pédagogique qui vise à montrer la normalité des spécimens exhibés.
78 Alain Brossat, Le corps de l’ennemi, hyperviolence et démocratie, p. 253, La fabrique-éditions, 1998
79 Michel Foucault, Les anormaux. Cours au Collège de France. 1974-1975, p. 59, Seuil/Gallimard, Hautes études, 1999
80 Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, p. 177, PUF, Quadrige, 1994 65
Le tigre, la girafe, le « sauvage » exposés restent inhabituels et étranges, mais ils sont inclus dans la règle quand bien même ce n’est que sur ses bords. Leur « excentricité » est exotique et excitante mais elle ne fait pas rupture, elle ne produit pas l’effroi de l’altérité radicale du monstre. Le zoo est donc non seulement un spectacle du réel mais un spectacle du normal. L’exhibition du monstre est une technique pour transformer un vrai corps en une fantasmagorie effrayante, le zoo vise à montrer un corps construit comme s’il était authentiquement sauvage.
Le zoo est un peu un cirque en tant qu’il contrôle les comportements de ses spécimens en vue d’objectifs spectaculaires. Il est aussi un peu une foire parce qu’il exhibe des corps et des conduites habituellement inaccessibles qui étonnent le spectateur. Mais il est en même temps tout autre, à la fois prison, laboratoire et théâtre. Il exerce un pouvoir de gestion totale des corps pour qu’ils soient de bons cobayes et de bons acteurs. Il produit un savoir qui enregistre et trie les informations propres à installer des enclos adéquats et une mise en scène indiquant l’espèce de l’exposé. Il propose un spectacle qui rend le banal attrayant, tout en étant possible grâce à la contrainte et légitimé par la connaissance. Ces combinaisons en font le lieu d’une forme de spectacle inédite, un spectacle divertissant et instructif de l’authentique et du normal.
« Voir et être vu »
Pour Michel Foucault :« Notre société n’est pas celle du spectacle, mais de la surveillance81. » Cela signifie que si l’on veut trouver le principe moderne de contrôle des comportements ce n’est pas l’expression spectaculaire du pouvoir, ni le théâtre, le cinéma ou la télévision qu’il faut soupçonner. Ce sont les multiples formes de surveillance qui permettent le fonctionnement d’institutions fermées comme la prison, l’asile ou l’hôpital et de dispositifs ouverts comme l’école, l’entreprise, le parc de loisir ou la ville. Foucault résume le principe technique de toute surveillance par la formule : « Voir sans être vu ».
81 Michel Foucault, Surveiller et punir, p. 252, Gallimard, Tel, 1975
Dans une situation de gardiennage classique, la contrainte ne s’applique que lorsque le garde est présent et attentif. Dès qu’il a le dos tourné, on peut faire les gestes interdits parce qu’on sait que l’on est pas vu. Par contre, l’efficacité de la surveillance moderne s’appuie sur la production d’une radicale dissymétrie lumineuse.
Pour annuler la réciprocité optique par laquelle on est visible pour ce que l’on voit, il faut briser les lignes de lumière qui relient les objets éclairés.
Par un tour de passe-passe technologique allant de la jalousie à la caméra vidéo, on capture l’information grâce à laquelle le surveillé connaît le moment où le gardien lui tourne le dos ou cligne des yeux. Un centre de surveillance est un trou noir qui absorbe les rayons de lumière sans les renvoyer. Le visible afflue vers le centre obscur d’une dépression lumineuse, tanière d’un oeil espion invisible. La contrainte du gardiennage était discontinue, suspendue à la présence réelle du gardien. La contrainte du « voir sans être vu » est continue grâce à une surveillance virtuelle parce qu'invérifiable. Ne sachant quand on est surveillé, on se comporte comme si on l’était toujours.
En même temps, l’oeil invisible d’un surveillant anonyme est connecté à un ensemble d’exigences, de gratifications et de punitions. Dans une prison, le captif sait ce qu’on attend de lui, il sait qu’il risque l’isolement pour tout manquement aux règles, officielles ou non. Dans un supermarché, tout le monde sait qu’il ne faut pas voler ou faire le malin, sauf à risquer l’arrestation ou l’expulsion. Mais personne ne sait quand il est susceptible d’être repéré par les caméras. Le « voir sans être vu » est lié à un système de normes. Il suscite effectivement des comportements et en dissuade d’autres sans avoir besoin d’un gardien réel dans le dos de chacun, uniquement grâce au contrôle de la lumière dans laquelle tout le monde baigne. Il permet, à la fois et selon les besoins, la connaissance exhaustive des comportements et la contrainte potentielle des actions.
Dans le spectacle classique, il y a également une dissymétrie optique. La scène est éclairée et la salle reste dans l’ombre. Le spectateur est à la fois invisible pour les acteurs et protégé des regards croisés du public. Il se créé une situation irréelle dans laquelle l’action sur la scène paraît sans relation avec la salle. Au théâtre, « on suit ce qui se passe sur scène comme si on était au-delà d’un rideau, d’un quatrième mur qui permet de voir, sans être vu, le déroulement d’histoires intimes et privées […]82 » Ce quatrième mur est construit par le décor, l’éclairage et les acteurs jouant comme s’il n’y avait personne d’autres qu’eux. La répartition de la lumière dramatise ce qui est éclairé et permet au spectateur invisible de s’abandonner à une contemplation passive. La circulation lumineuse est unidirectionnelle et l’obscurité, de même que le silence de la salle, deviennent un puits dans lequel s’engouffre le jeu brillant et bruyant de la scène.
Le spectateur est d’autant plus réceptif que sa personne publique n’est plus en jeu pendant le spectacle. Il n’est plus jugé alors qu’il reste jugeant du jeu des acteurs. Souvent, moins que jugeant, il est absorbant.
L’intensité de la scène écrase le vide de la salle. L’esprit est accaparé par le jeu, il en reçoit directement les impressions. La passivité hypnotique du spectateur et l’autonomie magique de la scène produisent un effet de réalité et d’adhésion à l’action, même si elle est incroyable. Tout spectacle reposant sur cette dissymétrie possède un pouvoir de suggestion. Un rôle a beau être étrange, la magie de la scène peut suffire à en imposer la crédibilité. Le scénario, les dialogues, le jeu de l’acteur peuvent donner un contenu faux, illusoire ou dangereux à un personnage, le spectateur hypnotisé est amené à l’accepter pour plus réel que son expérience quotidienne. Don Juan est un personnage de fiction devenu nom commun par la force du spectacle. Ce qui n’est, au départ, qu’un simulacre prend la force d’une identité exemplaire. L’intensité spectaculaire suscite des « copies réelles » des personnages de fiction dont la dissymétrie spectaculaire a fait la promotion.
82 Dario Fo, Le gai savoir de l’acteur, p. 111, L’Arche, 1990
La critique classique du spectacle telle qu’on peut la faire remonter à Platon consiste soit à contrôler les contenus de la représentation, soit à en démystifier les techniques pour la recevoir avec distance et esprit critique. Les pouvoirs du spectacle sont une vieille source de méfiance et les armes critiques contre lui sont forgées depuis longtemps. A tel point que l’histoire du spectacle résulte des rapports conflictuels entre fiction, magie et critique. En ce sens, Foucault a sans doute raison de dire que le spectacle n’est pas un problème particulièrement moderne d’influence des comportements, contrairement à la surveillance panoptique.
Cependant, lorsque le réel devient à la fois objet et cible du spectacle, un nouveau principe optique apparaît. Ce n’est pas le « voir sans être vu » du panoptisme ou du spectacle classique, mais c’est un « voir et être vu » aux propriétés spécifiques. Au zoo, il n’y a ni surveillant invisible, ni acteur, ni salle obscure. Tout le monde est éclairé et les regards se croisent dans tous les sens. Un visiteur observe un spécimen qui le regarde et il est en même temps potentiellement épié par le public. Il n’y a plus de dissymétrie optique entre l’exposé et les spectateurs. Les deux baignent dans la même lumière, ils possèdent les mêmes informations, ils sont sur le même plan de réalité. Bien sûr, le spécimen est dressé, il est dans un décor, il est présenté comme une attraction pour le public. Bien sûr, le spectateur vient pour se divertir, il circule librement dans le zoo, il paie son entrée. Mais ce n’est ni de la surveillance, ni du théâtre. Le spectacle du zoo est explicitement réel, de la même façon que le spectateur. On n’est pas transporté dans un ailleurs imaginaire, c’est l’inverse. Ce n’est pas le dépassement du quotidien vers le rêve de la fiction, c’est une descente du rêve exotique dans la banalité d’une sortie familiale de week-end. En même temps, ce n’est pas la rue ou la forêt, il s’agit bien d’un spectacle, d’une réalité travaillée en vue d’une jouissance esthétique.
Un zoo présente un spectacle du réel ou une réalité spectaculaire dans lequel celui qui regarde et celui qui est regardé habitent le même plan. Il créé une zone indistincte dans laquelle les rôles permutent sans cesse.
« Il s’établit une relation fondée sur une assimilation (l’homme est considéré comme un congénère, l’animal est analysé d’une manière anthropomorphique) et un exhibitionnisme mutuels où l’homme cherche à attirer l’attention de l’animal, tolérant mal qu’il l’ignore, tandis que celui-ci répond par la mendicité83. » Depuis longtemps, les critiques des zoos jouent sur le fait que devant un enclos on ne sait plus qui regarde l’autre, qui est l’exhibé et qui est le spectateur. En 1931, dans une bande dessinée d’un numéro spécial de l’Illustration, l’auteur fait dire aux animaux du zoo de l’Exposition Coloniale : « Notre supériorité sur cette foule, c’est que tous ces gens-là ont payé 40 sous pour nous admirer, et nous rien pour les regarder84. » Dans les caricatures de la visite au zoo, les animaux se mettent souvent à parler et les hommes à couiner ou à grogner. C’est ce que l’on pourrait appeler le syndrome du perroquet. Les perroquets n’ont pas de tendance imitative à l’état sauvage. Par contre, lorsqu’ils sont prisonniers et exposés, ils s’occupent en restituant certains sons entendus, stimulés en cela par les hommes curieux du phénomène.
La situation est double, le perroquet imite les bruits éructés par l’homme jouant au perroquet qui fait « Coco ! Coco ! ». Si bien qu’on ne sait plus qui imite qui et quoi. L’homme imite ce qu’il désire que le perroquet fasse, le perroquet imite le perroquet que l’homme imagine. Il y a un animal qui parle comme un homme et un homme qui parle comme un animal qui parle comme un homme. Tout s’enroule. Animal et homme sont indiscernables dans ce duo. Par contre une figure bien définie apparaît et devient un standard, c’est que « Coco veut un biscuit ! » Au zoo, lorsqu’on prend du recul, le spectacle n’est plus seulement dans l’enclos mais également devant. On est curieux de voir comment le spécimen réagit aux sollicitations du public.
83 Eric Baratay et Elisabeth Hardouin-Fugier, op. cit., p. 199
84 Henriot, « Le langage des bêtes », L’Illustration, n° 4608, 27 juin 1931
On rit des mimiques ridicules de certains spectateurs, de la peur à moitié feinte des enfants. On s’intéresse à la relation qui se créé entre l’homme et l’animal ou le « sauvage ». Au zoo le spectacle n’est pas limité aux enclos comme sur une scène de théâtre. Il s’étend à l’ensemble de l’établissement qui devient un immense décor, comme à Vincennes ou dans les expositions coloniales. Les faces visibles des bâtiments de service sont recouvertes d’un paravent théâtral. Les plantes exotiques ponctuent les allées. Les restaurants et les buvettes sont décorées à la mode tropicale. On laisse vadrouiller de petits animaux inoffensifs ou des animateurs costumés. Le spectacle n’est pas devant les spectateurs mais autour d’eux. Dès qu’ils franchissent les portes d’entrées, ils font partie de la représentation avec les spécimens. Ils en sont aussi les acteurs.
Cependant, s’il n’y a pas de dissymétrie optique, il reste une différence de statut. L’individu exhibé et le spectateur partagent le même réel mais pas au même rang, ni avec la même fonction. Malgré l’équivalence lumineuse, il y a une inégalité de situation. Il y en a un qui est là pour être montré et un pour regarder. Le spécimen est infériorisé par le simple fait d’être mis dans une situation contraignante pour le plaisir d’un autre. C’est un spectacle pour un public libre par des corps contraints qui représentent des comportements ou des modes de vie différents. Or, voir les comportements d’un vrai « sauvage » tout en étant vu par lui et par les autres spectateurs, cela impose des tactiques de distinction. De deux choses l’une, soit le comportement exposé correspond à une image valorisée par le spectateur, il cherche alors à s’en rapprocher par imitation. Soit, il s’agit d’un êthos dénigré et le spectateur peut se distinguer en s’y opposant. Le « voir et être vu » créé une dynamique de comparaison continue. Ce « sauvage » que je vois, il faut qu’il sache que je lui suis supérieur, je dois agir de manière à ce que ma supériorité d’homme civilisé soit visible pour tous. S’il est courbé que je me tienne droit, s’il parle vite parlons lentement, s’il fait de grands gestes soyons mesurés. Même s’il s’agit d’un animal, la comparaison fonctionne en passant par des postures symboliques. Le zoo est un bestiaire vivant où l’on met en scène les valeurs esthétiques, voire éthiques, que l’homme prête au comportement animal. Que l’on pense à la fierté de l’aigle, à l’impassibilité du lion ou à la fourberie de la hyène. Toute la différence avec le spectacle classique réside dans le temps réel de l’imitation. Il ne s’agit pas d’absorber en imagination des figures modèles mais d’adapter inconsciemment son comportement face à des corps authentiques. On peut alors supposer que les attitudes d’opposition ou d’imitation dépassent le cadre du zoo, que les tactiques de distinction sortent de l’enceinte, qu’elles se répètent et se propagent influençant postures, comportements et styles d’une manière invisible et incalculable.
Mais cette dialectique est « faussée », ou plutôt sous contrôle, dans la mesure où le comportement exhibé est domestiqué. Il est le résultat d’un mélange de normes disciplinaires, scientifiques et spectaculaires dont dépendent directement l’imitation ou l’opposition vouées à circuler. La facticité inaperçue de l’exhibé forme des représentations et des comportements qui se pensent comme naturels et authentiques. Le spectacle d’une « simili-liberté », d’une pseudo-sauvagerie suscite des réactions inconsciemment domestiquées. La différence entre le captif exposé et le spectateur libre s’atténue parce que le captif imite la liberté sauvage et que le libre mime ou contrefait la fausse liberté captive.
Le zoo, en tant que modèle possible d’un spectacle du réel, est une machine à contrôler, à produire et à diffuser des corps, des identités, des personnalités domestiquées. Il est un dispositif multiple, un mélange complexe de prison, de laboratoire et de théâtre. En tant que prison, il façonne les dispositions des corps exposés en contrôlant leur vie et leur milieu, espace et temps. Mais c’est une prison étrange qui voile l’enfermement derrière une simulation de liberté. Les dispositions carcérales doivent devenir une seconde nature aussi proche que possible de l’êthos sauvage. En tant que laboratoire, il produit un savoir sur la biologie, la psychologie et les relations des spécimens. En même temps, il s’agit d’un savoir hétérogènes aux fonctions multiples. C’est un savoir disciplinaire de gardiennage. C’est un savoir scientifique, vétérinaire et éthologique de gestion de la vie des spécimens. C’est aussi un savoir de présentation pédagogique du sauvage qui règle les représentations de l’authenticité domestiquée. C’est pourquoi, il sert aussi bien au fonctionnement de la prison qu’à sa justification. Enfin, en tant que théâtre, il aménage des voies de contamination entre les êthos exhibés et les êthos spectateurs. Il suscite un plaisir ou un déplaisir selon les comportements montrés. Il déclenche des réactions d’imitation ou de distinction face à des corps perçus comme authentiques. Mais c’est un théâtre sans scène et sans salle, un spectacle du réel ou une réalité spectaculaire dans lequel on est toujours à la fois acteur et spectateur. On pourrait également dire que le zoo est un dispositif dont le spectacle est à la mesure de la sincérité, de la vérité et de l’intensité des spécimens exhibés. La prison assure une sincérité factice mais convaincante, le laboratoire propose une vérité pédagogique et rassurante, le théâtre produit l’intensité excitante du comportement sauvage. On le voit, La téléréalité n’est pas loin.
La télé-réalité et le zoo
La télé-réalité est une mise en scène du réel que l’on regarde à distance comme un spectacle divertissant. C’est l’ensemble des émissions où l’on montre des individus banals dans des situations à la fois travaillées et explicitement authentiques. Dans les talk-shows, des invités anonymes livrent leurs opinions, leurs expériences, ils donnent à voir une tranche de vie véridique. C’est surtout leur parole qui est mise en scène dans trois styles combinables. La confession cherche à révéler la vérité enfouie du sujet grâce à l’effet cathartique d’un cadre intimiste. Le témoignage permet d’intégrer la parole de l’invité dans une trame sociale et ainsi de montrer ce que les citoyens obscurs pensent et vivent. L’inquisition pressure l’anonyme pour qu’il explique, justifie et assume des choix de vie85. D’un autre côté, des milliers de webcams permettent à des individus quelconques de dévoiler leur intimité sur Internet. Ce sont souvent de petites fenêtres sur un intérieur ordinaire, un canapé, un bureau, un clavier et, périodiquement, le visage d’un internaute sur lequel se reflète la lumière fluorescente de l’écran d’ordinateur. Ici, la mise en scène est plus crue, plus directe, elle porte essentiellement sur l’habitat et le mode de vie. Enfin, la « nouvelle » télé-réalité, avec les émissions du type Loft Story, opère une synthèse entre le spectacle de l’habitat, des comportements et de la parole. Elle montre des individus filmés en permanence dans un cadre proche de leur milieu naturel. Elle provoque un intérêt pour les réactions et les caractères d’anonymes auxquels on peut s’identifier. Elle propose le spectacle de « vraies gens » plongés dans des petites intrigues relationnelles qui dévoilent leur nature profonde.
Alors comment comparer le zoo et la télé-réalité ? On peut commencer par considérer ce qui ne colle pas à première vue, ce qu’un contradicteur zélé pourrait nous opposer.
85 Cela correspond aux styles Mireille Dumas, Jean-Luc Delarue et Evelyne Thomas.
D’abord, la télé-réalité n’aurait aucun rapport avec une prison parce que les exhibitions à l’écran sont celles d’individus libres et volontaires. Cependant, les sauvages ou les coloniaux exhibés étaient majoritairement libres. Le cas des animaux est complexe puisque, dit-on, cages ou enclos peuvent devenir des territoires avantageux à tel point qu’il devient pénible de les quitter. De plus, la représentation médiatique impose d’importantes contraintes qui rendent ambigus le volontariat et la liberté des exhibés. Il faut être sélectionné, il faut bien jouer son rôle, c’est-à-dire être spontané et véridique, il faut mériter son argent, le soulagement de la confession ou sa minute de célébrité. La téléréalité, comme le zoo, est une captivité ambiguë exerçant des contraintes qui se voilent.
D’autre part, la télé-réalité ne ressemblerait pas à un laboratoire. Pour ses détracteurs, elle n’est qu’une télé-poubelle qui ne produit aucun savoir.
Pour ses défenseurs, elle est le relais direct des paroles anonymes. Elle ne fait donc pas d’expériences sur des spécimens mais permet à des individus de mieux se connaître en se livrant publiquement. Les deux points de vue sont discutables. Si la télé-réalité ne produit pas un savoir légitime comme le ferait une émission, dite culturelle, cela ne signifie pas qu’elle n’en produise pas du tout. Elle « révèle » des paroles cachées, montre des comportements inhabituels et expose des problèmes sociaux.
Elle prétend aider à la compréhension du quotidien de millions de téléspectateurs. En même temps, si la télé-réalité ne semble pas dominer l’expression des anonymes, cela ne veut pas dire qu’elle ne les influence pas. Elle les met dans des situations programmées suscitant ou empêchant des comportements, aussi bien, et plus discrètement, que ne le ferait une contrainte directe. Elle propose d’observer les comportements d’individus ordinaires plongés dans des circonstances inhabituelles. Bref, elle fait des expériences.
Enfin, la télé-réalité n’aurait rien à voir avec un théâtre du sauvage.
L’attrait du spectacle zoologique est l’exhibition de l’altérité, du bestial et de l’exotisme. La télé-réalité est un spectacle du banal et du quotidien, un spectacle du Même. Mais le zoo prétend montrer de l’ordinaire qui n’est spectaculaire que de par son inaccessibilité habituelle, de même que la télé-réalité passionne parce qu’elle dévoile des petites différences normalement cachées. C’est la même chose qui est montrée et qui plaît, ce sont les gestes les plus triviaux et quotidiens qui passent de l’ombre à la lumière crue. Plus encore, s’il est vrai que le zoo montre l’Autre, il ne le fait qu’à condition de l’absorber dans la triple norme de la discipline, du savoir et du spectaculaire. C’est précisément ce que fait la télé-réalité.
Au-delà de la démonstration négative, on peut montrer que la télé-réalité est un spectacle zoologique. Elle en a la forme, le fonctionnement et les résultats. Si la télévision ressemble souvent à un cirque ou à une foire, les émissions de télé-réalité tiennent essentiellement du zoo, comme tout spectacle de la réalité. Les sports de masse sont les jeux du cirque modernes. Les arènes n’ont pas disparu, ni les affrontements, les champions et les supporters. Le music-hall, descendant du cirque sous chapiteau, montre un spectacle lumineux où chanteurs, comiques, acteurs et autres saltimbanques divertissent les foules. Les jeux télévisés demandent aux participants de réaliser des « exploits » physiques, intellectuels ou sociaux, sauter à l’élastique, donner la date d’un événement historique ou bien connaître sa femme. Ces jeux se déroulent dans des décors extravagants présentés par des « Monsieur Loyal » aux sourires clinquants. Bref, sport, music-hall et jeux sont les trois composantes du cirque télévisé. L’exhibition du monstre, quant à elle, se partage entre fiction et actualité. Films et séries sont l’occasion d’un plaisir légitimé de l’extrême, d’une consommation réglée du bizarre et de l’ultra-violence. L’actualité met en scène des figures excentrées dont elle produit la monstruosité par brouillage et par accumulation. Que l’on pense à la peur du criminel extrême, du pédophile ou du tueur en série. Mais ce ne sont que des figures « adoucies » du monstre produites pour être utilisées. Le hors norme du monstre d’actualité sert à faire accepter des décisions politiques hors norme. L’utilisation ordinaire de l’arbitraire en démocratie doit s’appuyer sur les peurs extraordinaires du peuple.
La télé-réalité peut combiner des éléments de cirque et de foire mais elle se distingue par l’exhibition zoologique. Elle capture des spécimens et les place dans un dispositif de contrôle plus ou moins serré de leur parole et de leurs comportements. Elle prétend produire un savoir sur les individus exhibés, c’est-à-dire qu’elle les caractérise et indique à quelle espèce sociale ils appartiennent. Elle plonge des figurants dans un milieu propre à provoquer des actes spontanés. Elle suscite des comportements intenses et authentiques grâce à un dispositif de manipulation, par un présentateur ou le simple jeu relationnel.
La télé-réalité fonctionne, comme le zoo, selon le principe du « voir et être vu ». Cela peut paraître contradictoire. La télévision est un média, le spectateur n’est pas immédiatement en contact avec le spectacle qu’il regarde. Il en est irrémédiablement éloigné par un dispositif unidirectionnel distribuant images et sons : Le téléspectateur voit mais, en aucun cas, il n’est vu. Malgré son évidence apparente, cette réfutation est inexacte. D’abord, le concept de télé-réalité s’appuie sur celui d’interactivité. Dans les talks-shows, on demande souvent aux téléspectateurs de voter ou d’intervenir directement par téléphone. Toutes les émissions de type Big Brother intègrent un vote de sélection par les téléspectateurs. Sur Internet, ceux qui se montrent discutent avec les visiteurs virtuels. L’aboutissement télé-réel est la double webcam grâce à laquelle les individus sont alternativement acteurs et spectateurs. Sur la télévision hollandaise, à la pointe du spectacle de la réalité, une émission met en scène deux groupes de jeunes gens qui tiennent un bar et sont en compétition pour la meilleure recette. La salle est filmée ainsi que l’appartement situé au-dessus. La grande nouveauté, c’est que n’importe qui peut aller consommer dans ce bistrot et se voir à la télévision, acteur à part entière de l’émission. Ensuite, plus profondément, le public d’un spectacle du réel est par définition inclus dans la représentation, il est présent sur la scène à travers l’anonyme qui lui ressemble. Le fait d’être vu sur la scène télé-réelle est intériorisé par les spectateurs. Tout est basé là-dessus. Ces émissions marchent parce qu’enfin on s’intéresse à des gens comme les autres. Lorsqu’un invité défend une posture, le spectateur se sent vu, qu’il y adhère ou qu’il s’y oppose. Ce phénomène d’implication et d’identification existe dans toutes les formes de spectacle, mais le spectacle de la réalité le démultiplie justement parce qu’il cherche à annuler l’effet de distanciation produit par la télévision. Il exhibe l’êthos de « vraies gens » pour des « vraies gens », il étend ainsi l’espace de la scène à la vie quotidienne.
Enfin, le but poursuivi, ou du moins l’effet produit par la télé-réalité est équivalent à celui du zoo comme paradigme du spectacle de la réalité. Il s’agit de produire des caractères, des identités factices à l’aspect naturel et qui sont de ce fait voués à circuler incognito. Elle définit et montre des espèces psychologiques et sociales comme le zoo définit et montre des espèces animales ou des types raciaux. Le problème soulevé par l’analogie entre la télé-réalité et le zoo n’est donc pas du tout que l’on traite les acteurs anonymes comme des animaux. Il réside dans la puissance du spectacle de la réalité de fabriquer des spécimens, des êthos génériques, d’en faire la promotion et ainsi d’en assurer la diffusion. Le zoo télévisé exhibe une réalité plus spontanée, plus intense et plus vraie que le quotidien. Une réalité qui possède le pouvoir de recouvrir ce quotidien ou de le contaminer grâce à l’habitude de la contemplation passive. « La télévision-miroir appartient au passé […]. Il ne s’agit plus aujourd’hui de comprendre et d’analyser les comportements, mais aussi de les modifier86. » Reste à voir comment.
86 Pascale Breugnot, citée in Patrick Charaudeau et Rodolphe Ghiglione, La parole confisquée. Un genre télévisuel : le talk show, p. 20, Dunod, collection Société, 1997
Deuxième partie Le spectacle de la réalité et la domestication des comportements « Je suppose que dans toute société la production du discours est à la fois contrôlée, sélectionnée, organisée et redistribuée par un certain nombre de procédures qui ont pour rôle d’en conjurer les pouvoirs et les dangers, d’en maîtriser l’événement aléatoire, d’en esquiver la lourde, la redoutable matérialité. » Michel Foucault, L’ordre du discours
La domestication de l’exposé
Décors L’environnement d’un corps l’influence. Le milieu d’un organisme peut-être plus ou moins propre à sa respiration, sa nutrition, son déplacement...
Pour une intelligence, le milieu peut être plus ou moins vaste, plus ou moins riche, plus ou moins menaçant… C’est pourquoi les êtres vivants dépensent de l’énergie pour aménager un milieu propice à leur survie et au développement de leurs possibilités. L’aménagement du milieu proche consiste à construire une habitation, c’est-à-dire un lieu qui protège de l’extérieur et permet des activités propres. L’être humain aménage son habitation selon ce qu’il veut y faire. Ainsi, un architecte construit, en théorie, un bâtiment dans l’idée qu’il soit habité. Il en conçoit la forme en relation avec la vie qui pourra s’y déployer. Il aménage les volumes en fonction de l’utilisation des pièces. Il prévoit les voies de circulation entre les volumes et avec l’extérieur. Il assure l’insertion du bâtiment dans le réseau urbain. La forme de l’habitat a des conséquences physiques, psychologiques et sociales directes. L’intérieur est qualifié par le dehors sur lequel ses portes mènent. Il n’est pas anodin que des murs arrêtent la vue ou que des fenêtres laissent entrer la lumière. La disposition et l’équipement des pièces déterminent leur utilisation. Les formes anguleuses ou arrondies, les textures lisses ou rugueuses, les couleurs sombres ou lumineuses influencent l’âme. L’esthétique de l’habitat marque l’êthos de l’habitant. Elle peut être un facteur de santé et de développement comme de maladie et de mort. « Il y a des murs assemblés de telle façon que l’habitant se suicide, il y a des coins et des recoins si subtilement conçus que l’habitant déménage, il y a des espaces si biscornus que l’habitant qui n’a pas le cerveau tarabiscoté s’enfonce dans une dépression… sans compter le bruit, les couleurs, les ombres et les lumières, les matériaux, qui font ou non l’habitabilité d’un espace87. » C’est pourquoi tout individu transforme son habitat pour l’adapter, autant que possible, à ses conditions propres. Il investit la matière qui l’entoure et la façonne selon des exigences singulières. Si bien que l’habitat devient une extension de la personne qui l’occupe, façonné par elle et pour elle.
Contrairement à l’habitat, le décor a d’abord pour fonction d’agir sur l’extérieur. L’acteur de théâtre n’est pas influencé par le décor, ou très peu. Il ne l’habite pas, il y joue. Pour le spectateur, un décor se résume à des surfaces colorées qui produisent l’impression de la réalité. Derrière, des tréteaux étayent l’illusion. Le précaire et le trompe-l’oeil sont rois. Le décor ne doit être convaincant que le temps de la représentation, il est une simulation optique avec laquelle le spectateur ne doit pas avoir de contacts. S’il le touche, l’illusion s’effondre et les acteurs se trouvent entourés de panneaux de bois peints qui font les murs, de draps bleus représentant le ciel et le soleil n’est plus qu’un projecteur. La forme du décor est conçue pour produire un effet esthétique sur celui qui est devant, à bonne distance et plongé dans l’ombre. Le réalisme d’un décor est de contemplation, la réalité de l’habitat se découvre dans l’action. On est devant un décor mais on est au milieu de l’habitat. Il suffit de fermer les yeux pour faire disparaître la scène alors qu’il faut quitter la demeure corps et âme. L’habitat conditionne réellement la vie et la survie, le décor est une illusion procurant un plaisir passager qui n’est pas nécessaire.
Le spectacle de la réalité brouille la distinction entre habitat et décor. Il place des figurants dans un décor qui donne au spectateur l’impression du naturel, en même temps qu’il sert de cadre de vie. La facticité de l’habitat en fait un décor, et le décor comme milieu de vie devient un habitat. Ainsi de l’exhibition sur Internet, où l’acteur donne sa représentation chez lui. Il occupe son territoire. Il l’a aménagé en fonction de ses besoins.
87 Thierry Paquot, « Architecture et exclusion » in L’exclusion : L’état des savoirs, sous la direction de Serge Paugan, p. 278, La découverte, textes à l’appui, 1996
Il y a ses habitudes, ses trajets et ses coins favoris. Il en connaît les règles de fonctionnement, il sait faire couler l’eau, chauffer les pièces, préparer sa nourriture… Sur Internet, il dévoile son antre. Dans le même temps, la présence de la caméra recouvre l’organisation fonctionnelle du logis d’un voile spectaculaire par lequel tous les objets prennent de nouvelles significations. Il ne s’agit plus simplement de savoir s’ils sont adaptés pour soi mais aussi quelles réactions ils vont produire chez d’autres, à la fois présents et absents. L’espace et le temps de vie s’organisent en fonction des plages de visibilité. Il faut considérer les axes de prises de vue, les faces qui sont visibles et celles qui sont cachées. On peut dissimuler le désordre en planquant du linge sale derrière un fauteuil ou demander à un ami indésirable de se placer derrière la caméra. Lorsqu’on n’a pas le choix, comme dans Big Brother, il ne reste qu’à utiliser des paravents pour couvrir les actes indécents. Ensuite, il faut considérer l’étendue de la zone filmée. On peut condenser les éléments de décor, mettre en évidence tout ce qu’on pense de « bon goût », ou bien déplacer en coulisse les objets qui risquent de faire tache. La caméra divise l’unité de l’habitat en scène et coulisse. On vivait partout, maintenant, ici l’on joue, là on ne joue plus.
Dans les premières versions de Big Brother, même les toilettes étaient filmées. Cela a fait scandale pour des raisons de décence mais aussi parce qu’il n’y avait plus de coulisse. Il n’y a de scène spectaculaire qu’articulée à une coulisse invisible. Le non vu de la coulisse qualifie ce qui est vu comme spectaculaire quand bien même elle est réduite au strict minimum.
Enfin, l’emploi du temps doit être organisé en fonction des phases de prise de vue et la scène quotidienne est préparée pour la visite de l’oeil réel ou virtuel. La caméra subordonne le temps vécu aux moments interprétés.
« Nous ne pouvons pas vraiment prendre de vacances […] car nos spectateurs seraient très mécontents ! […] Nous avons créé un lien avec le monde et nous devons rester à l’écoute de tous88. »
88 Adam, participant au projet Here&Now (une maison d’étudiants truffée de webcams) cité in Femme actuelle, « 24h sur 24, ils vivent sous l’oeil des caméras », Sophia Martin, 2000. Le projet a pris fin en 2001.
Certes, le lieu de vie est toujours le décor de représentations quotidiennes avec la famille, les amis ou les invités occasionnels. Mais sur Internet, à la télévision, dans le spectacle de la réalité comme dans la réalité spectaculaire, le public est vaste et non choisi. On décide de se montrer mais pas de qui va regarder. Le devenir décor de l’habitat est intensifié.
La dissimulation, la condensation, la simplification, spatiales et temporelles, deviennent primordiales. Le choix des éléments et leur agencement sont influencés par les goûts supposés d’un public inconnu.
Plus on élargit l’auditoire de son cadre domestique, plus on abandonne la maîtrise des règles de son aménagement et de la façon de l’habiter. La comédie sociale se transforme en comédie spectaculaire. D’une part, on simplifie son cadre de vie par dissimulation des éléments brouillant l’image que l’on veut donner. Un décor trop complexe n’est pas lisible. En même temps, on le spécialise par condensation des éléments représentatifs des goûts que l’on veut afficher pour une catégorie précise de spectateur. Un décor typé est d’emblée signifiant. Quoiqu’il en soit, il faut alors s’adapter à un milieu où la part spectaculaire supplante la part fonctionnelle. Dans une maison truffée de micros et de caméras dont les images sont diffusées en temps réel sur Internet, le nouveau participant est désarmé. « Avec ou sans témoins, il fait bon vivre dans cette maison… Pourtant, je ne me sens pas prêt à me livrer avec […] candeur, il faudrait un peu de temps pour réorganiser sa vie en fonction de ce nouvel environnement89. » S’adapter à un habitat-décor, c’est intégrer l’instance du public comme si elle était une contrainte environnementale. On vit dans un habitat, on joue dans un décor, dans un habitat-décor la vie devient comédie et le jeu vital.
Le devenir décor de l’habitat est relayé par un devenir habitat du décor.
Les objets pensés par le marketing et présentés par la publicité sont nimbés d’une aura magique par la puissance du spectacle. Dans la
89 Le Monde, « L’étrange maison bleue d’Oberlin », Yves Eudes, 28 avril 2000
publicité d’une célèbre marque de mobilier, une belle jeune femme est invitée chez un garçon fier de son aménagement. Malheureusement, elle aperçoit de l’autre côté du palier un appartement meublé par la marque en question. Elle quitte son pauvre prétendant, dont les étagères s’écroulent lamentablement, pour le garçon à l’intérieur si bien décoré. De simples objets, les meubles deviennent des aimants séducteurs, de véritables philtres d’amour. Mais, lorsqu’ils sont achetés, ils tombent de leur idéalité dans la platitude du quotidien, jusqu’au dernier des ghettos sordides. Heureusement, ils emportent dans cette chute un peu de leur enchantement, de quoi illuminer une réalité morne et grise. A condition, toutefois, de jouer le jeu et de respecter les règles esthétiques garantissant le maximum d’efficacité spectaculaire. La publicité fournit les canevas enchantés du bon goût. S’il est déconseillé d’utiliser des marques différentes, c’est qu’alors les pouvoirs magiques de la cuisine équipée ou du salon complet se dissipent. Les objets convoités grâce à l’exposition spectaculaire sont achetés et présentés sur la scène quotidienne d’une manière spectaculaire. Ainsi, le devenir habitat du décor publicitaire est aussi un devenir décor de l’habitat de chacun. De même, dans la plupart des magasins d’ameublement, le mobilier et les décorations sont présentés sous forme de scènes. Il y a des salons, des cuisines ou des chambres types exposés avec réalisme et « bon goût » où chaque objet est à vendre. La présentation esthétique produit des liens entre les objets soufflant aux visiteurs d’acheter la table basse qui va si bien avec le canapé-lit et, pourquoi pas, de prendre également le lampadaire qui rehausse le tout et donne un certain style à l’ensemble. Si la mode est à l’exotisme, on peut acheter des meubles japonais de la gamme « Tatami », assortis « d’objets zen » ou donner un charme indien à son salon grâce à la gamme « Bengale ». La réalité devient spectaculaire grâce à l’esthétique magique des éléments de l’habitat produite par la publicité et le marketing. Les consommateurs actualisent le spectacle dans leurs représentations quotidiennes plus ou moins exposées. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que les intérieurs tendent à se ressembler dans les sitcoms, dans les supermarchés, dans Big Brother, sur Internet et finalement chez tout un chacun, que ce soit aux Etats-Unis, en France ou en Suède90. La standardisation industrielle est redoublée par la standardisation des goûts. Les mêmes types de meubles existent à des milliers d’exemplaires et il ont été vus des centaines de fois dans des scènes où ils sont agencés d’une manière analogue. L’aspect réel du spectacle est le canal qui fait communiquer tous les champs. Le réalisme du salon de sitcom coule vers le réalisme du salon de Big Brother qui coule vers le réalisme du salon de l’internaute vu à travers sa webcam, qui coule vers la réalité du salon de Monsieur-tout-le-monde. Cela peut conduire à un cruel manque d’exotisme. « Ca me soûle Loft Story. […] Le lieu est glauque : pourquoi regarder un appart Ikéa en continu quand t’es dans ton appart Ikéa91. » L’aspect spectaculaire du réel est l’énergie qui produit le plaisir de la circulation. La vie des « vraies gens » est moins obscure et plus intense si leur intérieur ressemble à celui qui est dans le poste. La descente du spectacle dans le quotidien enchante d’autant plus les vies banales qu’en retour leur intérieur quotidien monte vers la sphère médiatique. Quoique le plus souvent, et c’est heureux, les intérieurs sont constitués d’un pêle-mêle de clichés d’origines diverses. Les réseaux stylistiques entre les objets sont brisés, il n’en reste que des lambeaux disséminés. Si pour un décorateur d’intérieur c’est un massacre, on peut préférer y voir l’expression d’une liberté de la nonchalance.
Mais, dira-t-on, c’est justement la part spectaculaire de l’habitat-décor qui permet de diversifier des intérieurs qui seraient bien plus uniformes s’ils n’étaient que fonctionnels. C’est faux. Chaque habitat est unique, il occupe un lieu dont les conditions sont précises. Il est habité par des individus particuliers, par leur corps si ce n’est par leur âme.
90 On peut considérer que ce phénomène est, pour l’instant, principalement occidental.
91 Libération, « Le jugement de jeunes, public visé par la chaîne », 3 mai 2001
A ce niveau chaque aménagement est profondément différent parce qu’il répond à des besoins et à des désirs singuliers, propres à un lieu, à un individu mais également à un instant. Il ne peut pas y avoir de marketing de l’ici et maintenant.
Par contre, la contrainte spectaculaire fait circuler des éléments de décor qui sont extérieurs aux situations concrètes. Ils ont été fabriqués ailleurs.
Ces objets et les styles de leur combinaison peuvent être nombreux et « personnalisés », il n’empêche qu’ils sont stéréotypés, tant la standardisation n’a jamais empêché la diversité. On peut multiplier les standards autant que l’on veut, le principe reste le même. Il s’agit de produire des objets selon une norme de fabrication et pour un type de public, c’est-à-dire un ensemble de goûts précis, eux-mêmes produits. A une gamme d’objets correspond une cible commerciale. Mieux, un même produit peut s’adresser, comme personnellement, à des segments variés de consommateurs en produisant une image polyvalente. La production standardisée des objets nécessite la production des goûts standards pour ces objets. Les prétendues alternatives actuelles à l’uniformisation ne sont que de nouvelles tactiques commerciales. La « customisation » n’est qu’un marché de produits transformables ou qui permettent de transformer les objets standards. Le home-made est un marché de matériaux et d’idées de décoration selon « ses » goûts. Mais ce sont les différents canaux du spectacle qui fournissent les patterns socialement efficaces d’agencements, de transformation et de production des objets de décoration92.
Cependant, le spectacle de la réalité prétend être un spectacle du naturel et du spontané. Les décors qu’il promeut sont toujours qualifiés comme bons ou mauvais habitats. Des publicités proposent des produits qui permettent d’être soi-même. Le bon décor est celui qui affiche efficacement l’image que l’on veut donner.
92 « Le séjour doit être un endroit où l’on peut se détendre, loin du monde tumultueux », « Un espace polyvalent. Créer un espace flexible pour recevoir des amis, se détendre seul ou en compagnie », « Quelques idées pour éclairer votre séjour », « Organiser son séjour. Ne vous laissez pas envahir pas le désordre. » Citations libres issues du site Internet de Ikéa.
Le bon habitat est celui qui permet de développer ses possibilités propres. Le bon habitat-décor façonne réellement une existence à l’image d’un rôle et fait du rôle une seconde peau avec l’épaisseur du vécu. « Nous essayons […] de créer un environnement qui leur permette de se replier sur leur vraie vie. C’est à ce moment-là que ça devient captivant93. » Plus largement, on fait correspondre des styles d’habitats avec des styles d’existences. Un style particulier produit une réaction affective directe d’attraction et de répulsion selon ce que l’on est ou pense être. Mais le caractère est en partie formé par les habitudes prises dans un environnement. Vivre dans un habitat-décor a des conséquences éthiques autant qu’esthétiques.
L’argument est circulaire et l’on ne peut savoir si c’est nous qui nous entourons d’objets appropriés à notre nature ou si nous nous adaptons à un décor valorisé par d’autres. On achète des produits authentiques pour paraître authentique aux yeux d’un public dont on fait partie et qui fait partie de nous. Les critères de cette authenticité tant louée dépendent de l’agencement de l’habitat-décor censé l’assurer. Elle résulte d’une dialectique de formation de goûts stéréotypés pour des produits standardisés. Le rôle est vécu quand le décor devient habitat. Au zoo, le tigre captif ressemble au fantasme d’un tigre sauvage si son enclos ressemble à ce qu’on imagine de la jungle. En même temps, le tigre se comporte effectivement comme un tigre si son enclos reproduit les conditions d’un bout de jungle. Il peut même être un tigre plus authentique que le tigre sauvage tant l’authenticité n’est jamais qu’un paraître authentique. Le problème du zoo n’est pas du tout la perte d’authenticité du spécimen puisque il peut, au contraire, la produire. Il réside plus simplement dans la privation réelle et spectaculaire de liberté.
Finalement, le décor-habitat permet de déplacer l’influence du décor, du spectateur vers l’acteur et celle de l’habitat, de l’acteur vers le spectateur.
C’est vrai pour l’exhibé médiatique, c’est également vrai pour l’exhibé domestique.
93 Joe Gantz, producteur d’émissions sur Internet, cité in Libération, « Viens chez moi, j’habite dans le web », Nathalie Journo, 8 juin 2000
L’habitant devient un acteur-spectateur déterminé par un milieu qu’il habite, par un décor qu’il regarde et par une scène sur laquelle il joue. Même seul, le « voir et être vu » fonctionne. En tant qu’acteur et décorateur, il voit son habitat comme une scène qui doit produire les effets désirés sur les goûts d’un public insaisissable. En tant que spectateur, il juge son milieu de l’extérieur selon les critères de ce public.
Les types d’objets et les scènes d’aménagement circulant à travers les différents canaux du spectacle de la réalité promeuvent, malgré leur apparente diversité, un mode d’existence homogène qui correspond à un milieu normalisé selon des critères de masse, à la fois fonctionnels et spectaculaires.
Dressages
Le bon décor ne suffit pas. Lorsqu’on exhibe un spécimen dans un habitat-décor adapté, il ne se comporte pas nécessairement comme on le veut. Il faut, en plus, lui donner des indications de mise en scène qui peuvent correspondre à l’entraînement de cirque, à la présentation de la foire, mais surtout au dressage du zoo. Car « le dressage peut augmenter la valeur matérielle d’un [spécimen quelconque], en raison de l’attrait spectaculaire infiniment supérieur à la simple curiosité de voir des [spécimens] non dressés94. » Dans le spectacle de la réalité, il ne s’agit que rarement de prendre quelqu’un dans la rue et de le mettre directement devant une caméra ou sur un plateau. Il y a la capture qui passe par des procédures serrées de sélection en fonction de la représentation que l’on veut monter. La préparation de l’émission place le spécimen dans l’ambiance médiatique. Lorsque les caméras commencent à tourner il est déjà anxieux, excité et impressionné. On ne lui dit pas nécessairement ce qu’il doit faire mais plutôt comment doit se dérouler l’émission. A lui de prévoir une adaptation personnelle. Il est ensuite continûment dirigé par la situation mise en place qui contrôle son corps, ses représentations, son activité et ses relations.
94 H. Hediger, Les animaux sauvages en captivité, p. 208, Payot, Bibliothèque scientifique, 1953
Il est venu pour dire ou faire quelque chose de précis. Il est toujours invité « en tant que… ». Il est entouré d’autres anonymes qu’il apprécie ou pas, avec lesquels il est d’accord ou pas. Un présentateur gère sa parole et ses actes. Le public le sollicite. Ce contrôle n’est pas perçu comme une contrainte parce qu’on le fait passer pour un mécanisme de révélation de la vraie nature des individus. « Je crois que si l’on pousse un petit peu du coude les gens, si l’on rehausse un peu la réalité, alors de la spontanéité est toujours possible95. » La mise en scène du naturel est paradoxale, d’autant plus qu’il s’agit de susciter l’authenticité de « vraies gens ». Traditionnellement, le réalisme de la performance d’acteur est basé sur la métamorphose96. Le comédien doit devenir son personnage. Il doit en ressentir les émotions et non pas se contenter de les montrer. C’est pourquoi il a besoin d’un long travail pour pénétrer la personnalité étrangère du rôle ainsi que d’un moment pour s’en dégager à la fin de la représentation. Pendant, il est le personnage ; avant, il le travaille ; après, il est l’autre qui l’a interprété.
Mais quel rapport avec celui à qui on demande de se jouer ? Qu’est-ce que cela peut signifier qu’un individu se métamorphose en lui-même ? En fait, à première vue, il s’agit de la même chose. On demande à l’acteur et à l’anonyme de coller au rôle, de respecter le scénario et de captiver l’attention du public. Pour l’acteur-spectateur du spectacle de la réalité, le rôle c’est lui-même, le scénario c’est le déroulement prévu de l’émission et le public ce sont les quelques personnes éventuellement présentes et surtout la masse invisible des téléspectateurs. Si l’acteur joue un rôle de composition, l’anonyme joue un rôle de situation.
95 Lizzie Becker, Productrice de Big Brother en Grande-Bretagne, citée in The Sunday Times, « Channel 4 is going to lock people up for us to spy on », Michael Wright, 19 Mars 2000
96 Ceci n’est vrai que pour le théâtre et le cinéma occidentaux « majoritaires ». Ce n’est pas le cas du théâtre classique chinois ou japonais. Ce n’est pas vrai non plus pour le théâtre classique grec ou pour la commedia dell’arte.
On lui demande d’être lui-même, plongé dans un milieu scénarisé auquel il doit s’adapter en temps réel, devant un public.
Il y a cependant une différence essentielle avec l’acteur professionnel.
Dans la mesure où il se joue lui-même, il est très difficile pour l’anonyme de se déprendre de sa performance qui est pourtant déterminée en partie par les contraintes spectaculaires. De même qu’au zoo, l’animal mis en scène est toujours en représentation, alors que l’animal de cirque ne l’est que pendant son numéro. L’ours cycliste ne fait des tours de pistes que lors du spectacle ou de son entraînement, le reste du temps il est en dehors de la représentation, il ne fait pas de vélo. Par contre les lions de Vincennes sont sur scène en permanence, même quand il n’y a personne puisque leur comportement reste déterminé de la même façon. Pour les acteurs du spectacle de la réalité, il n’y a pas de dehors à la représentation. Comme les concurrents de Big Brother, « devenus un nouveau genre d’acteurs contraints d’être leur propre personnage vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Et la contrainte donne une épaisseur sans égale à leur façon de jouer le naturel97. » C’est la même chose pour un participant de talk-show ou pour un internaute exhibé, la représentation qu’ils donnent contribue à façonner leur manière d’être quotidienne. Pour les acteurs du spectacle de la réalité, lorsque l’émission est terminée, il n’est pas possible de faire comme si rien ne s’était passé. Quand l’anonyme se montre authentiquement à l’écran, il intègre la représentation spectaculaire à sa vie. Son êthos est transformé selon les règles d’une mise en scène qui lui échappe. L’effet éthique de la représentation est d’autant plus fort que le moment de l’exhibition publique est bien plus investi et valorisé que le vécu quotidien. Quand le spectacle de la réalité transfuse du réel vers la représentation, il contamine, en même temps, la réalité par la mise en scène, il produit une réalité spectaculaire.
97 Le Nouvel Observateur, « Big Brother nous regarde encore », Marcelle Padova, semaine du 16 Novembre 2000
Lorsque l’anonyme se joue publiquement sur la scène pendant dix minutes ou six mois, il tend à devenir l’acteur quotidien d’une réalité domestiquée par le spectacle.
L’anonyme a quelque chose de plus qu’un acteur professionnel et, en même temps, quelque chose de moins, mais dans les deux cas c’est au profit du spectacle de la réalité. L’anonyme est plus avantageux que l’acteur parce qu’il connaît son rôle. Si l’on veut mettre en scène un alcoolique, un policier ou un handicapé, il est plus rapide, plus facile et plus économique d’en prendre des vrais. Mais surtout, l’anonyme est légitime dans son interprétation. On ne peut pas l’accuser de travestir ou de mentir puisqu’il parle en son seul nom, bien qu’en même temps il représente un groupe plus large. D’un côté, les anonymes ont une parole sincère et dérangeante parce qu’ils ne parlent pas « à la place de… » contrairement aux experts et aux personnages publiques. Mais, en même temps, ils sont des archétypes, « des figures condensatoires qui interviennent comme des supports de représentation de leur expérience sociale98. » L’anonyme exhibé est un bon spécimen, il possède la légitimité spectaculaire de la bonne performance et la double légitimité sociale d’une parole authentique et représentative.
D’un autre côté, la plupart du temps l’anonyme n’a pas conscience d’être dressé par la mise en scène. D’une part, il n’évalue pas l’influence de la direction spectaculaire. « Les caméras [peuvent devenir] une sorte de bruit de fond auquel vous vous habituez. Les gens ne font pas de choses complètement folles dans ces circonstances. Les caméras opèrent à un niveau inconscient pour les empêcher de faire des choses vraiment folles, à moins qu’[ils] ne soient en fait des exhibitionnistes qui désirent faire un numéro devant le monde entier99. » L’anonyme adapte naïvement son comportement aux contraintes spectaculaires.
98 Guy Lochard, « La parole du téléspectateur dans le reportage télévisuel », in La télévision et ses téléspectateurs, sous la direction de Jean-Pierre Esquenazi, p. 151, L’Harmattan, Champs visuels
99 Dr Peter Collet, psychologue, conseiller du Big Brother anglais, cité in The Times, « Minimal confort, rejection and no privacy ? I’ll take it », Paul McCann, 30 juin 2000
La plus grande partie de l’adaptation théâtrale, la manipulation de la représentation en coulisse et tout ce qui concerne le dispositif technique de mise en scène, lui échappe.
Si l’anonyme ne s’adaptait pas inconsciemment, il ne pourrait pas être spontané et authentique. Le plus souvent, il suit passivement les nervures de la situation scénarisée. Même s’il situe les contraintes spectaculaires, il ne peut pas les contourner parce que c’est le prix à payer pour être sur la scène.
D’autre part, l’anonyme ne contrôle pas son jeu avec lucidité. Il devrait pourtant le faire pour coller au rôle qu’on attend de lui, respecter la conduite de l’émission et être spectaculaire. Sans quoi il risque d’être exclu de la représentation, d’être orienté, d’avoir la parole coupée, ou d’être éliminé. Il doit donc surveiller son jeu à la fois attentivement et inconsciemment. Il faut qu’il se coupe en deux, qu’il soit naturel tout en réorientant sa façon d’être lui-même selon les aléas de l’émission. Le même individu est joué et contrôle le jeu. Il y a une confusion entre le personnage et l’acteur puisque l’émission exige qu’il ne fassent qu’un.
L’acteur professionnel joue quelqu’un d’autre, il peut faire la part des choses. Il y a d’un côté un personnage et de l’autre côté lui qui s’observe le jouant. C’est toute la difficulté du métier : Comment être dans le rôle tout en étant capable de prendre de la distance ? De même, la comédie sociale quotidienne peut tout à fait être consciente et contrôlée, elle s’apparente plus alors à un jeu d’acteur qu’à un dressage zoologique. Pour l’acteur anonyme c’est tout le contraire, le dispositif spectaculaire exige qu’il soit le rôle. La qualité de son jeu dépend justement de l’absence de distance qu’il établit avec lui-même. Il n’a pas le métier pour se simuler sur scène tout en maîtrisant son jeu. S’il l’a, il ne fait plus partie des « vraies gens ». Ce défaut de l’anonyme est un avantage spectaculaire. La double contrainte d’être soi-même tout en s’adaptant à la mise en scène fait que, sans s’en rendre compte, il se joue différemment qu’il n’est d’habitude bien que d’une manière plus spontanée et plus authentique. En d’autres termes, l’auto-personnification produite par le spectacle de la réalité est à la fois plus domestiquée et plus convaincante que la comédie sociale quotidienne. Elle est plus domestiquée parce que le dispositif est plus contraignant, plus précis et plus séducteur que le spectacle quotidien.
Elle est plus convaincante parce que le jeu de l’anonyme est plus simple et plus lisible tout en étant plus spontané et plus intense que d’habitude100.
Le spectateur persuadé de l’authenticité des acteurs anonymes voit en fait des êthos dressés qui ont l’air plus vrais que nature tant ils sont joués avec une conviction aveugle. Le contrôle que chacun peut avoir sur ses propres rôles sociaux est supplanté par un dressage d’autant plus inconscient et invisible qu’il prétend révéler la vérité de l’individualité dressée. S’il n’y a pas de dehors à la comédie humaine, si nous sommes toujours sur scène, il n’est pourtant pas indifférent que ce soit celle d’un zoo plutôt que celle d’un théâtre. Au-delà des dispositifs visibles, le mensonge du spectacle de la réalité se cache dans les plis ligaturés des consciences dressées en vue d’une authenticité toujours factice. Le spectateur ne voit pas la commissure des plis, il se compare et s’identifie aux individus qu’il voit, mieux qu’il ne le ferait avec des spécimens « sauvages » dont l’attrait spectaculaire est inférieur.
La Mise en scène de soi
Les protagonistes du spectacle de la réalité sont plongés dans un décor et dressés par une mise en scène qui les contraint, mais ils sont malgré tout volontaires. Ils sont venus de leur propre chef et attendent quelques profits de la représentation dont la seule exigence explicite est d’être soi-même101.
Les gains attendus peuvent être de l’argent, le soulagement de la confession ou la célébrité, mais le point commun à tout spectacle de la réalité, c’est le désir de produire une image valorisante de soi.
100 Le problème du spectacle de la réalité n’est donc pas du tout que l’authenticité du sujet exhibé soit moins vraie mais qu’elle ait l’air plus vraie que d’habitude.
101 Toute autre demande ; exercices, exploits, actes impressionnants ou atypiques tiennent du cirque ou de la foire.
Cette valorisation de soi passe par la mise en scène d’un rôle qui confirme publiquement le statut que veut se donner celui qui s’expose. « Le rôle [désigne] l’ensemble des modèles culturels associés à un statut donné. Il englobe par conséquent les attitudes, les valeurs et les comportements que la société assigne à une personne et à toutes les personnes qui occupent ce statut. […] En tant qu’il représente un comportement explicite, le rôle est l’aspect dynamique du statut : ce que l’individu doit faire pour valider sa présence dans ce statut102. » Or, l’anonyme a été invité pour représenter un ou plusieurs statuts précis. Que ce soit un statut social (riche, pauvre…), un statut professionnel (commerçant, ouvrier…), un statut culturel (scientifique, littéraire…), un statut physique (sportif, handicapé…), un statut stylistique (ringard, à la mode…), ou un statut de personnalité (jaloux, lâche, altruiste…). Si un anonyme accepte l’invitation à se montrer dans un statut, c’est qu’il désire être inclus dans ce statut. Il fera donc tout son possible pour être exemplaire dans le rôle correspondant, quitte à forcer le trait. En même temps, pour obtenir la valorisation liée à un statut, il faut être crédible, il faut jouer le rôle avec légèreté et naturel. Il faut réussir à croire et à faire croire qu’on correspond spontanément et totalement à un rôle socialement défini.
Toute nuance brouillerait la typologie, tout doute affaiblirait l’authenticité de la forme. Par le décor, le dressage et la mise en scène de soi, il se produit une résonance entre ce qui est demandé et prescrit à l’anonyme, c’est-à-dire représenter un statut comme un soi, et les contraintes conscientes et inconscientes qu’il s’impose pour ressembler à cette image qu’il désire. On retrouve le perroquet et son propriétaire. L’anonyme imite ce que le dispositif spectaculaire demande, c’est-à-dire une identité qui lui correspond en partie, en échange d’une récompense (le biscuit).
L’anonyme imite une déclinaison de lui-même dans le rêve d’être davantage lui-même. Cette hybridation produit un être qui n’est ni imaginaire, ni réel mais suffisamment réel pour convaincre et suffisamment imaginaire pour séduire.
102 Ralph Linton, Le fondement culturel de la personnalité, pp. 70-71, Dunod, 1959, pour la traduction française
Le premier risque de la valorisation spectaculaire de soi, c’est d’être soi en fonction du public d’un spectacle (et pas d’une représentation quotidienne). Car où l’exposé va-t-il pouvoir chercher les critères à suivre pour jouer son rôle et se mettre en valeur ? Premièrement, il les trouvera chez les professionnels de la télévision. Dans un dialogue « tout ce que dit l’un reçoit sa nuance particulière, son timbre, son geste d’accompagnement, par une stricte référence à l’autre interlocuteur […]. Dans le dialogue, la réfraction de la pensée est unique : c’est l’interlocuteur qui la produit, étant le miroir où nous voulons refléter nos idées avec toute la beauté possible103. » Dans le cas de l’anonyme qui discute avec un professionnel de la parole, tous les éléments de valorisation sont du côté de l’animateur ou du journaliste. L’anonyme indexe sa représentation en temps réel sur les signes d’approbation ou de désapprobation de son interlocuteur. S’il est bien son propre metteur en scène dont l’objectif est d’acquérir un certain statut, son producteur est l’homme de télévision qui décide de la représentation qu’il veut bien financer de ses bons points symboliques104. Deuxièmement, l’anonyme doit s’adapter aux autres anonymes. Il y a ceux à qui l’on veut s’opposer et ceux avec qui l’on veut s’allier. Pour renforcer sa tactique de valorisation l’anonyme cherche d’emblée les bonnes alliances et les bons combats, pas seulement en fonction de ses convictions, mais aussi selon la situation spectaculaire. Il vaut mieux s’allier avec ceux qui passent bien, que l’on pense sympathiques à l’écran et s’opposer aux brebis galeuses.
La virulence des propos d’un invité, la teneur de ses arguments, même ses opinions dépendent directement de la composition du plateau.
Troisièmement, dans le spectacle de la réalité, la performance des anonymes est toujours jugée par le public.
103 Friedrich Nietzsche, Humain, trop humain, I, p. 241, Gallimard, folio essais, 1988
104 Vis-à-vis de la comédie quotidienne, la situation spectaculaire intensifie la dépendance symbolique de l’individu en quête de reconnaissance tout en la faisant passer pour une révélation d’authenticité. C’est le tour de passe-passe du spectacle de la réalité.
Un vote par téléphone peut éliminer périodiquement les candidats ennuyeux, incompréhensibles ou choquants. Le public présent peut applaudir ou huer les participants. La sanction peut également venir des appels ou du courrier des téléspectateurs ou plus simplement de l’audimat. Sur Internet, il y a les messages qu‘envoient les visiteurs et bien sûr la mesure de fréquentation du site. C’est pourquoi, l’exposition médiatique de soi passe toujours par une mise en scène de son comportement en fonction d’attentes supposées du public. L’anonyme cherche à influencer avantageusement les spectateurs par des comportements compatibles avec ses possibilités et sa crédibilité. Il adapte des éléments choisis de sa personnalité habituelle aux contraintes du spectacle en prétendant et en pensant qu’il s’agit de la part la plus authentique de lui-même.
Le deuxième risque de la valorisation spectaculaire de soi, c’est d’en faire trop. Les émissions de télé-réalité relaient une exigence sociale diffuse bien qu’intense qui requiert que chacun se revendique, revendique ses actes, son caractère et son mode de vie. On ne peut plus se contenter de faire quelque chose, il faut en plus le défendre ou le regretter publiquement. Cette dramatisation sociale de l’identité est intensifiée à l’écran parce qu’il ne s’agit plus « d’être soi » devant la boulangère ou les voisins mais devant des milliers ou des millions de personnes. Il n’y a pas de droit à l’erreur. Ainsi, dans les talk-shows : « L’interviewé risque de penser, non sans raison, que l’on considère chacune de ses actions comme hautement significative, et en conséquence, il consacre beaucoup de soins et de réflexion à sa représentation […] à son apparence et à ses manières, non pas simplement pour créer une impression favorable, mais aussi pour se mettre à l’abri et prévenir les impressions défavorables105. » Il faut noter qu’une bonne image de soi n’est pas nécessairement un statut majoritaire.
105 Erving Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne, 1. La présentation de soi, p. 213, Editions de minuit, Le sens commun, 1973
L’anonyme se sert de la télévision pour se montrer tel qu’il désire être vu ; représentant de la norme et du consensus ou provocateur, voire excentrique. Cela explique pourquoi certaines personnes participent à des émissions en sachant pertinemment qu’elles vont être ridiculisées. Elles viennent défendre une façon d’être minoritaire dans laquelle elles ont investi leurs possibilités de reconnaissance sociale.
De ce point de vue, les huées, les reproches et les moqueries peuvent valoir comme récompenses et réassurance dans le statut désiré. Dans tous les cas, l’authenticité que l’anonyme prétend montrer n’est pas un simple « être soi » mais une justification stressée de la correspondance à un statut convoité. Dans l’arène médiatique, on s’affirme face et contre les autres à travers des traits de caractères souvent triviaux censés définir des personnalités entières. Le résultat de l’affrontement est que l’individu qui vient représenter un statut relativement pointu est amené à s’investir entièrement dans la défense d’une partie peut-être dérisoire de sa personnalité. Le protagoniste se crispe pour justifier un bout de lui-même.
Il se mutile et présente le morceau arraché comme si c’était tout son corps, quand il devrait savoir qu’on ne peut pas se montrer en entier.
D’autre part, il force le trait de caractère pour surpasser ses contradicteurs et accaparer la plus grande reconnaissance possible. Il croit et fait croire que la meilleure personnalité ou le meilleur choix est celui qui est défendu le plus farouchement. La mauvaise foi fait office de sincérité, l’entêtement de conviction. La valorisation de soi passe de plus en plus par une capacité à l’emporter sur les autres selon des critères spectaculaires. C’est à celui qui combinera le mieux l’outrance dans le rôle avec la conviction de l’authenticité. La mise en scène de soi dans le spectacle de la réalité ou la réalité spectaculaire signifie donc le règne d’un kitsch éthologique. On voit des individus se réduire eux-mêmes à des traits de caractère qui sont des poncifs grossiers, prêts à être consommés par le maximum de spectateurs en échange d’une reconnaissance valorisante. Ce kitsch du spectacle de la réalité, c’est celui du zoo en tant qu’il est à la fois une prison, un laboratoire et un théâtre. Une prison ? Ce sont des corps trop dociles et prévisibles pour être sauvages. Un laboratoire ? Ce sont des comportements trop normaux et compréhensibles pour être spontanés. Un théâtre ? Ce sont des rôles trop clichés et distrayants pour être naturels.
« Considérons ce garçon de café. Il a le geste vif et appuyé, un peu trop précis, un peu trop rapide, il vient vers les consommateurs d’un pas un peu trop vif, il s’incline avec un peu trop d’empressement, sa voix, ses yeux expriment un intérêt un peu trop plein de sollicitude pour la commande du client. […] Toute sa conduite nous semble un jeu. […] Mais à quoi donc joue-t-il ? […] Il joue à être garçon de café. [Il] joue sa condition pour la réaliser. Cette obligation ne diffère pas de celle qui s’impose à tous les commerçants [et à tous les êtres en représentation] : leur condition est toute de cérémonie, le public réclame d’eux qu’ils la réalisent comme une cérémonie, il y a la danse de l’épicier, du tailleur, du commissaire-priseur, par quoi ils s’efforcent de persuader à leur clientèle qu’ils ne sont rien d’autre qu’un épicier, qu’un commissaire-priseur, qu’un tailleur. […]Voilà bien des précautions pour emprisonner l’homme dans ce qu’il est. Comme si nous vivions dans la crainte perpétuelle qu’il n’y échappe, qu’il ne déborde et n’élude tout à coup sa condition106. »
106 Jean-Paul Sartre, L’être et le néant. Essai d’ontologie phénoménologique, p. 94, Gallimard, Tel, 1999
La domestication du spectateur
Mimétismes
Un spectateur est toujours impliqué dans une représentation spectaculaire. Il est impliqué parce qu’il doit être présent, parce qu’il doit être attentif et parce qu’il doit agir comme un spectateur. Pour regarder une émission de télévision ou un site Internet, il faut être près de son écran, à une heure précise et pour un certain temps durant lequel le corps est dans une zone et dans des positions limitées. La place et la posture du corps sont reliées à l’écran, même s’il ne s’agit que de regarder d’un oeil ou d’écouter d’une oreille en changeant constamment de chaîne.
Lorsqu’on suit un programme, toutes les activités corporelles sont modifiées, certaines sont suscitées, d’autres passent au second plan ou sont éliminées. On ne peut pas dormir ou se promener. Il est plus difficile de se déplacer, de parler. Et lorsqu’on mange, que l’on tricote ou que l’on paresse, c’est en relation avec l’écran. D’autre part, l’activité de téléspectateur requière de l’attention. On évite de regarder ailleurs, on écoute difficilement les autres sons, on parle peu et on pense à ce que l’on voit. Il est hasardeux de travailler ou de lire en écoutant la télévision. Les discussions sont distraites lorsqu’elle est allumée. D’une manière générale, regarder un spectacle télévisé est une activité plus ou moins accaparante qui prend sa place dans le mode de vie du spectateur. L’écran est un point actif qui influence l’espace alentour et qui modifie les durées du temps qui s’écoule. On n’est pas en face de la télévision, elle est à l’intérieur de notre environnement, elle fait partie de notre vie. Toute activité spectatrice ou téléspectatrice produit une implication physique et psychique qui est à la fois totale et variable. Totale, dans la mesure où aucune partie de l’individu n’y échappe et variable parce que cet accaparement intégral peut être diffus. L’implication est d’autant plus grande que l’investissement est important. Le temps et l’énergie passés à regarder la télévision produisent une dramatisation du rapport à ce qui est vu. L’importance donnée au contenu du spectacle découle en partie de l’importance donnée au simple fait de le regarder. Les habitués d’une émission parlent de leur téléfilm ou de leur journal de vingt heures. D’un simple flux d’image et de son, le spectacle de l’écran se transforme en une entité vivante avec laquelle se tisse des relations personnelles. Pour le spectateur impliqué, non seulement la télévision fait partie de son mode de vie, mais elle fait également partie de lui-même. Elle s’adresse à lui, elle parle de lui. « En as-tu envie ou pas ? » « Es-tu d’accord ou pas ».
Grâce à la présence de l’écran, le spectateur banal et moyen est transfiguré par l’intouchable sphère spectaculaire en un spectateur unique et privilégié. « La télévision est-elle à ce point présente chez nous, si incrustée dans notre mode de vie et dans nos habitudes, si meuble parmi nos meubles, qu’elle peut nous dire à tout instant « Coucou c’est toi ! Ne te reconnais-tu pas ?107 » La particularité du spectacle de la réalité, c’est de redoubler cette implication classique en tant que spectateur par une implication en tant qu’acteur. Il produit un « voir et être vu » dans lequel le spectateur atteint dans son mode de vie est branché sur les modes de vie d’individus présentés comme semblables. L’implication spectaculaire se double d’une identification psychologique et sociale avec des « vraies gens » mis en scène. Le spectateur se projette vers l’écran, rentre dans le monde spectaculaire par le biais de l’identification. Il en ressort transformé en acteur à domicile, jugé par un regard social anonyme selon la position qu’il prend nécessairement dans la situation spectaculaire. Le « voir et être vu » télévisuel est un mouvement d’aller-retour qui produit des spectateurs-acteurs juges de la représentation réelle et jugés par elle. Il produit l’équivalent d’un jugement social quotidien mais à distance et selon les règles du spectacle.
107 Gérard Leblanc, Scénarios du réel, tome I, quotidien, évasion, science, p. 68, L’Hamattan, Champs visuels, 1997
Pour que la « suggestion à distance des individus qui composent un même public devienne possible, il faut qu’ils aient pratiqué longtemps, par l’habitude de la vie sociale intense, de la vie urbaine, la suggestion à proximité. Nous commençons, enfants, adolescents, par ressentir vivement l’action des regards d’autrui, qui s’exprime à notre insu dans notre attitude, dans nos gestes, dans le cours modifié de nos idées, dans le trouble ou la surexcitation de nos paroles, dans nos jugements, dans nos actes. Et c’est seulement après avoir, pendant des années, subi et fait subir cette action impressionnante du regard, que nous devenons capable d’être impressionné même par la pensée du regard d’autrui, par l’idée que nous sommes l’objet de l’attention de personnes éloignées de nous108. » La télé-réalité mobilise cette capacité à imaginer le regard d’autrui. Le spectateur anonyme voit l’acteur anonyme jouer son rôle en même temps qu’il se sent vu dans son propre rôle comme s’il était sur scène. D’un autre côté, il se voit dans la même situation que l’acteur anonyme tandis qu’il s’imagine vu par un public dont il fait partie. La télé-réalité produit un « voir et être vu » à distance qui représente les relations sociales quotidiennes sur la scène médiatique et qui transporte une réalité spectaculaire au domicile de chacun.
Implication et identification sont maximales lorsque le spectacle est continu et interactif. C’est ce que Big Brother et certaines exhibitions sur Internet proposent. L’émission permanente se branche sur le mode de vie du spectateur jusqu’à ce qu’il lui soit parallèle. En Italie, « la pathologie est telle que les psychiatres signalent déjà des états de dépendance chez les retraités et les femmes au foyer qui ont synchronisé leur vie sur celle des habitants de la maison. Ils s’identifient à l’un des personnages [de Grande Fratello] et souffrent les mêmes vicissitudes109. » En France, le succès de Loft Story tient en grande partie à la puissance et à la diversité des canaux de diffusion mis en place : La télévision, le câble, le téléphone et Internet.
108 Gabriel Tarde, L’opinion et la foule, p. 34, PUF, Recherches politiques, 1989
109 Le Nouvel Observateur, « Big Brother nous regarde encore », Marcelle Padovani, semaine du 16 Novembre 2000
Sur le réseau mondial il y a des centaines de sites, des forums et le courrier électronique. « Je croyais y échapper explique Laurent, un chercheur de 32 ans. Mais je reçois de nouvelles adresses de sites avec des images toutes les cinq minutes par e-mail. J’arrive plus à bosser110. » Des téléspectateurs regardent le câble la nuit et diffusent le matin les informations essentielles. Pour suivre l’émission, il faut aliéner son temps comme jamais un spectacle ne l’avait demandé. Il faut le donner pour regarder et pour chercher des informations, il faut l’ordonner pour être présent aux moments importants et il faut l’optimiser pour rester capable d’effectuer les autres tâches essentielles de la vie. Dans les émissions de type Big Brother l’interactivité améliore la prise sur le spectateur. Il est possible d’influer en temps réel sur les côtes de popularité des candidats.
Toutes les semaines un vote par téléphone permet d’éliminer, pardon, de conserver, celui que l’on préfère. Mieux encore, on propose aux fans d’être branchés en permanence sur le spectacle grâce à leurs téléphones portables. Des messages d’alerte informent en temps réel de chaque événement jugé important par les producteurs de l’émission : Une bataille de couette, une discussion coquine ou la préparation d’une chorégraphie.
Ainsi, « où que vous soyez, vous ne serez plus jamais loin de votre Loft Story111. » Avec le spectacle de réalité, la télévision est au milieu de la vie de chacun en même temps que la vie est absorbée par la télévision. Il mord sur le mode de vie, le caractère et les comportements du spectateur comme aucune autre forme de spectacle n’a jamais pu le faire. Lorsque la télévision achèvera sa fusion avec Internet, les spectacles de la réalité foisonneront dans lesquels les spectateurs pourront se plonger en permanence, ils y seront réellement acteurs et spectateurs. Le spectacle de la réalité effectue un branchement direct et réciproque entre des modes de vies ordinaires et des modes de vies spectaculaires.
110 Libération, « Sur le Net, la traque au trash », Florent Latrive, 3 mai 2001
111 Présentation des alertes SMS sur le site loftstory.fr, avril 2001
Le corps présent et l’esprit attentif du spectateur deviennent des canaux potentiels de circulation mimétique du corps dressé et de l’esprit joué de l’acteur anonyme.
L’implication et l’identification spécifiques au spectacle de la réalité produisent un phénomène particulier de comparaison sociale avec les spécimens anonymes. Lorsqu’on se compare à un personnage imaginaire, on part de la réalité de son propre caractère et on le projette vers les qualités irréelles du héros spectaculaire. Le jugement sur soi est médiatisé par la fiction. Il est relativisé par la différence entre la réalité personnelle et le possible imaginaire. Avec une personnalité publique, la comparaison est inverse puisqu’on part de la réalité supérieure du personnage connu qui représente ce qu’on pourrait être face à ce qu’on est en fait.
L’évaluation personnelle est médiatisée par la célébrité. Elle est relativisée par la différence entre la supériorité actuelle du personnage et les possibilités personnelles. Dans le spectacle du réel, on ne compare pas ce qu’on est avec ce qu’on pourrait être, ni ce qu’on pourrait être face à l’existence d’un autre supérieur, on compare immédiatement ce qu’on est avec ce qu’est un autre semblable. Il n’y a plus de médiation, la comparaison est directe et automatique comme l’est toute comparaison non spectaculaire. Le téléspectateur juge le comportement de l’acteur anonyme comme il juge les individus dans des représentations quotidiennes.
Cependant, dans le spectacle de la réalité, on ne se compare pas à des individus quotidiens mais à des spécimens de fabrication zoologique. Le résultat de la comparaison dépend directement de la présentation spectaculaire, c’est-à-dire du décor, du dressage et de la mise en scène de soi. Le spectateur est poussé à se situer face à des êthos domestiqués et stéréotypés. L’injonction à être soi-même et à se revendiquer traverse l’écran en induisant des tactiques de distinction ou d’imitation des modes de vie, des caractères et des comportements authentiques du spectacle de la réalité. La situation la plus simple est celle où le spectateur s’oppose ou adhère à un spécimen. Si ce sont des comportements qui provoquent le rejet, le spectateur est amené à les relier à une tendance que l’exhibé met en scène et finalement à un nom générique proposé par l’émission.
Partant d’une sensation de gêne ou de colère plus ou moins diffuse, il peut se définir précisément grâce au dispositif zoologique et dire : « Je ne suis pas de cette espèce ». Par exemple, un spectateur regarde une émission dans laquelle un homme se comporte d’une manière sensuelle et « ambiguë ». Ça le gêne, mais il ne sait pas exactement pourquoi. Il pourrait y réfléchir, mais l’émission lui propose une solution plus rapide.
L’anonyme se présente comme aimant les hommes et a été invité pour représenter « les homosexuels ». Tout s’éclaire, l’apparence séductrice était irritante pour le spectateur parce qu’il n’est pas attiré par les hommes. Il est maintenant évident qu’il ne peut pas être homosexuel puisqu’il ne ressemble pas à ce spécimen, même si par ailleurs il n’a pas abordé la complexité de son désir. A l’opposé, ce peut être le type générique de l’anonyme qui fâche a priori le spectateur sans qu’il sache trop pourquoi. Qu’à cela ne tienne ! Il suffit de relier le type à la tendance jouée par l’anonyme et finalement à ses comportements concrets. Un spectateur pense ne pas être raciste mais n’a jamais réfléchi à ce que cela signifie. D’après la représentation d’un anonyme qui revendique son racisme, cela veut dire ressentir de la haine envers les immigrés, refuser toute relation avec eux, voire être violent à l’occasion. Le spectateur est rassuré puisqu’il ne ressemble pas au raciste type authentique qu’il a vu de ses yeux, bien que, par ailleurs, il pense que la culture africaine est inférieure à la civilisation occidentale parce que l’Afrique est un continent pauvre112.
Cependant, la situation n’est jamais aussi simple. Le spectacle propose souvent un panel de spécimens différents, voire opposés. Les mouvements de distinction ou d’association sont alors simultanés.
112 Le processus est équivalent lorsque ce sont des comportements qui plaisent, mais bien sûr avec des effets inversés.
Le « je ne suis pas comme ça » peut se réfugier dans la posture opposée fournie par la mise en scène. La formation de camps en conflit permet au spectateur de définir en même temps ce qu’il n’est pas et ce qu’il est.
L’opposition à un personnage simplifié s’accompagne de l’agglomération avec le personnage simplifié qui lui fait face. Finalement, lorsque le spectateur se compare avec des spécimens, il est amené à définir sa personnalité à partir d’êthos zoologiques qui lui fournissent une panoplie complète, c’est-à-dire le nom, la tendance ou disposition et les comportements qui vont ensembles. A partir de cette définition de soi en terme d’espèce, il est incité à promouvoir les comportements qui correspondent aux dispositions d’un caractère qu’il revendique et à dévaloriser les comportements non conformes. Dans l’autre sens, on lui propose l’explication d’une catégorie de comportements personnels en les reliant à une disposition et à un caractère générique. Il est alors amené à renforcer et à fixer les comportements qui lui permettent de se définir clairement et à estomper ceux qui brouillent son image sociale. La téléréalité produit des panoplies sociales lisibles que l’intensification spectaculaire rend particulièrement attrayantes ou rebutantes. Le spectateur impliqué s’identifie à ces figures et réagit directement par adhésion ou opposition aux types spectaculaires. Les êthos authentiques et domestiqués produisent des comportements déterminés qui passent pour des jugements personnels. Les anonymes de la réalité spectaculaire tendent à ressembler aux anonymes du spectacle de la réalité.
La télé-réalité fait également circuler des éléments éthologiques d’une échelle inférieure à la personnalité individuelle. Un vêtement, une posture, un geste, une mimique, une intonation, un mot, une expression, tout ces éléments moléculaires du caractère sont perçus, souvent en marge de la conscience mais avec une acuité surprenante. Le jugement d’une apparence résulte de l’évaluation d’infimes éléments visibles dont il ne reste qu’une impression d’ensemble. Le statut donné à une personne dépend de nombreux facteurs esthétiques insensiblement perçus et pris en compte. Ce n’est pas une réaction immédiate qui produirait une sensation agréable ou désagréable. Ce n’est pas une simple impression sensible. Il s’agit d’un jugement proprement esthétique, c’est-à-dire une recomposition de ce qui est vu par l’imagination selon des règles formelles. Ce jugement a d’emblée une portée plus vaste parce qu’il repose sur une échelle de valeurs sociales incorporée par l’individu. « Il n’y a pas de signes proprement « physiques », et la couleur et l’épaisseur du rouge à lèvres ou la configuration d’une mimique, tout comme la forme du visage ou de la bouche, sont immédiatement lues comme des indices d’une physionomie « morale », socialement caractérisée, c’est-à-dire d’états d’âme « vulgaires » ou distingués, naturellement nature ou naturellement cultivés113. » Les traits moléculaires du caractère sont perçus, appréciés esthétiquement et évalués socialement. Mais leur parcours n’est pas terminé. Ils sont relayés par les tendances imitatives du corps, de l’individualité psychique et de la personnalité sociale.
Appelons traits mimétiques les micro-éléments éthologiques propres à être copiés et à circuler entre les individus se jugeant les uns les autres.
« Geste ou vêtement, locution ou simple intonation, le [trait mimétique] permet, en s’identifiant à un individu admiré [ou simplement valorisé], d’incorporer ses manières, celles de son groupe auquel, grâce à ce passeur, on pourra alors s’intégrer114. » On peut donc supposer qu’une réalité simplifiée, lisible et rehaussée par le spectacle possède la capacité d’émettre des traits mimétiques particulièrement contagieux. Finalement, on peut distinguer trois niveaux de traits mimétiques : Les traits de personnalité en rapport avec le nom générique d’un spécimen, les traits de caractère liés aux dispositions, aux tendances et les traits de comportements représentés par les éléments les plus infimes.
113 Pierre Bourdieu, La distinction, critique du jugement social, p. 214, Editions de minuit, Le sens commun, 1979
114 Max Dorra, Le masque et le rêve, histoire de l’inimaginable, p. 127, Flammarion, 1994
Les corps et les personnalités des spectateurs sont influencés par l’image du réel que produit le spectacle de la réalité. En les impliquant physiquement et mentalement, il ouvre des canaux de circulation entre le spectacle et le réel. Ensuite, il montre des individus à la fois domestiqués et authentiques auxquels le spectateur peut s’identifier. Grâce à cette identification, il augmente considérablement le débit potentiel des canaux mimétiques. Enfin, le spectacle de la réalité fait circuler dans ces canaux des traits mimétiques stéréotypés qui relient des comportements précis à un type générique, des traits mimétiques d’autant plus intenses qu’ils sont émis par des corps dressés, catégorisés et spectaculaires.
Cela dit, il ne suffit pas de regarder une émission par-ci, par-là, pour être profondément et durablement influencé. L’imitation d’un caractère et la captation d’un trait mimétique ne sont qu’éphémères et volatiles. Pour qu’ils s’installent, il faut une fixation par la répétition et une confirmation dans le jeu social. Un mimétisme ne peut se solidifier que par la représentation répétée du modèle dans des circonstances analogues. Or, c’est plutôt dans la fiction que des personnages types sont récurrents ou dans le show business que l’on voit à longueur d’années les mêmes acteurs, chanteurs et présentateurs. Dans le spectacle de la réalité, par définition, les anonymes sont jetables, sans quoi ils risqueraient de se faire un nom115. On ne les revoit pas ou peu, ils ne risquent pas de marquer personnellement. Ce n’est pas la représentation répétée des individus qui peut fixer les spécimens mimés, mais la répétition des modèles représentés par ces individus et, plus largement, la répétition du mode de représentation spectaculaire de la réalité. Chaque « anonyme victime d’une catastrophe naturelle » est unique mais tous reproduisent certaines caractéristiques du fait du décor, du dressage et de la mise en scène de soi. Ils interprètent diversement un rôle aux fonctions précises.
115 On objectera que les protagonistes de Loft Story sont devenus célèbres, qu’ils se sont fait un nom. On répondra qu’ils ne se sont faits qu’un prénom, hautement périssable.
Ils font exister dans des situations diverses une manière homogène de réagir. Ce qui reste c’est un stéréotype de la victime à chaque fois authentifié par la singularité spectaculaire de l’anonyme qui l’exprime.
Dans le spectacle de la réalité, ce n’est pas la représentation répétée d’individus modèles qui fixe des traits éthologiques, mais la reproduction massive et diversifiée de modèles d’individus.
Les fragments d’êthos fixés par l’habitude spectatrice ne s’intègrent durablement à une personnalité que lorsqu’ils sont mis en jeu dans des relations sociales. Leur milieu optimum d’éclosion et de développement est un groupe social restreint dans lequel règne une certaine connivence, amis, copains et connaissances. Un tel groupe se définit contre l’extérieur grâce à la production de règles privées de fonctionnement. Il sécrète un ensemble de références comportementales dont l’acquisition nécessite une participation à la vie du groupe. Il y a une mémoire de groupe, un humour de groupe, des habitudes de groupe… Il faut connaître et manipuler ces références pour prouver son appartenance au groupe. En contrepartie, le groupe produit une dynamique de réassurance de l’identité de ses membres. Ce n’est souvent ni explicite, ni conscient, mais il assigne à chacun un rôle fonctionnel dans l’ensemble. L’obéissance aux valeurs internes est payée par la reconnaissance stable d’un êthos reconnu.
L’importation de traits mimétiques extérieurs au groupe pose donc problème, d’autant plus qu’ils sont spectaculaires. D’un côté, ils permettent aux individus d’augmenter leur valeur sociale. De l’autre, ils risquent d’entrer en conflit avec le fonctionnement privé. C’est pourquoi ils doivent être importé par un membre valorisé ou par plusieurs individus à la fois, ce qui est probable dans un groupe homogène aux mêmes habitudes télévisuelles. Ensuite, le fonctionnement en vase clos accélère la circulation des traits mimétiques et les fait se propager à tout le groupe où ils se confortent mutuellement. Ainsi, les références privées qui permettent au groupe de se définir s’indexent sur des positions et des styles externes mais sont défendues comme des valeurs internes. Des traits mimétiques standards sont personnalisés dans le jeu du groupe, ils sont marqués par le sceau de l’intériorité et sont ensuite considérés comme privés. Il n’est pas anodin qu’à chaque diffusion de Loft Story, le présentateur conseille fortement de parler de l’émission avec parents, professeurs et camarades de classe. L’émission marche très bien chez les 15-25 ans. Elle produit de très nombreuses discussions où chacun sanctionne, explique et évalue les comportements des candidats. Des groupes de fans se forment selon les affinités. L’identification à un membre du groupe spectaculaire encourage la captation de traits mimétiques et leur mise en jeu dans le groupe anonyme.
La fixation par l’habitude et la confirmation sociale ne signifient pas que tous les membres d’un groupe tendent à se ressembler, mais plutôt que les jeux d’imitation et de distinction internes se calquent sur des catégories standards propagées par le spectacle de la réalité. L’entrée d’un trait mimétique à travers une personne peut déboucher sur sa multiplication s’il trouve un terrain favorable dans le groupe, sinon les distinctions internes ont tendance à prendre la forme d’oppositions standards. L’indispensable intellectuel du groupe capte un trait mimétique vestimentaire suscitant des gentilles moqueries, en particulier du membre qui se positionne, à l’opposé, comme le sportif ou le cancre. Ces moqueries ont également pour fonction de confirmer « l’intello » dans ce statut qu’il désire. Il n’y a que des gagnants dans l’opération sauf, peut-être, les potentialités comportementales éliminées par ces imitations. Le jeu social des groupes restreints, des petites « tribus », producteur de reconnaissance, de réassurance et de plaisir est intensifié, clarifié et légitimé grâce à l’importation et à la circulation des traits mimétiques spectaculaires, typologiques et pourtant réels.
Les groupes restreints de téléspectateurs sont de puissants relais qui transmettent des traits mimétiques spectaculaires aux non spectateurs.
Les positions et les styles affichés par des individus, supportés par un groupe, intensifiés par le spectacle et légitimés par le réel sont vus et entendus par des personnes qui n’ont pas été en contact avec leur source spectaculaire. De proche en proche et jusqu’au lointain, les traits mimétiques de personnalité, de disposition et de comportements se propagent par imitation sociale. Il ne suffit pas d’éteindre sa télévision pour échapper au spectacle puisqu’il imprègne chaque fibre du quotidien.
De plus, le mimétisme social dont la source est le spectacle de la réalité possède trois particularités efficaces. Premièrement, il est adéquat au réel alors que l’imitation de la fiction ou de la célébrité nécessite un décodage, une adaptation aux conditions de la réalité. Cet interface de décodage obligatoire affaiblit la puissance spectaculaire du signal, il en distord le message. Par contre, le trait mimétique télé-réel est, à la fois, sensationnel et banal, massif et particulier, arrangé et authentique. Il est intensifié par le spectacle mais reste directement compatible avec la réception quotidienne. Le spectacle de la réalité coule sans obstacle vers une réalité spectaculaire.
Deuxièmement, l’imitation du spectacle de la réalité est particulièrement discrète, même si l’on y prend garde. Un grand classique de l’imitation spectaculaire consiste à vouloir se coiffer ou s’habiller comme une célébrité. Le fan demande au coiffeur la coupe de cheveux d’une de ses idoles dans tel film, émission ou magazine. La mode vestimentaire promeut ses produit en les reliant aux visages et aux noms de vedettes plus ou moins prestigieuses. Par contre, on ne peut pas nommer l’imitation du spectacle de la réalité, ses modèles sont anonymes. Il n’y a pas de nom de référence pour une coiffure, un vêtement, une expression ou une opinion qui circulent pourtant par les puissants canaux du spectacle de masse. Les traits mimétiques s’installent incognito.
Contrairement aux copies crispées et ratées d’apparences illustres, ils font oublier leur source particulière et sont donc joués avec tout le naturel souhaitable. Les traits mimétiques circulent d’autant plus librement qu’ils ne sont pas coagulés dans un nom, un label. Les modèles anonymes sont plus souples parce qu’ils peuvent être captés et circuler par morceaux, s’adaptant ainsi à toutes les conditions de réception. Le leurre de l’anonymat fonctionne d’autant mieux sur le non-spectateur qu’il n’a aucun accès à la source spectaculaire. Elle est rarement reproduite et, si elle l’était, il n’y a pas d’indices pour reconnaître l’origine zoologique d’une position, d’un style ou d’un comportement anonymes116.
Troisièmement, le mimétisme spécifique à la télé-réalité est susceptible d’être récupéré par le spectacle. On peut supposer qu’un trait mimétique produit dans une représentation spectaculaire soit capté par un spectateur ; qu’il se diffuse dans un groupe restreint ; qu’il se propage, de proche en proche, au sein du bain social ; puis, qu’il soit repêché pour être de nouveau montré par un dispositif zoologique du spectacle de la réalité.
Il se formerait alors des boucles fermées de circulation des traits mimétiques stéréotypés. D’ailleurs ces boucles d’amplification sont nécessaires pour pallier la perte de puissance et de précision des traits mimétiques lors de leur circulation. Elles surdéterminent le comportement des acteurs anonymes. Ils fonctionnent dans leur « vraie vie » selon des règles de décor, de dressage et de mise en scène de soi captées dans le spectacle de la réalité. Ils sont ensuite soumis à ces mêmes règles sur la scène. La discrétion des boucles mimétiques télé-réelles permet de faire coïncider, effectivement, le spectateur et l’acteur anonymes selon les critères du spectacle zoologique. Il est dès lors clair que la puissance d’exhibition d’un spectacle du réel est aussi une puissance de transformation de la réalité en spectacle, selon les même règles, avec comme paradigme le zoo.
Les signaux du spectacle de la réalité sont amplifiés par la puissance de diffusion, la répétition des messages, l’adéquation au réel, la discrétion et la fermeture des boucles mimétiques.
116 Là encore, Loft Story pose problème puisqu’on peut demander à être coiffée où habillée de la même façon que Loana. Cependant, ce statut ambigu d’anonyme célèbre permet une imitation ambiguë, à la fois valorisante (c’est une star) et proche (elle est comme une copine).
Mais cela ne suffit pas. La résistance passive des corps récepteurs produit un effet de bruit qui brouille les signaux mimétiques, comme une résistance électrique gêne le passage du courant. Ces interférences risquent de rendre les messages incohérents.
Plutôt que de diffuser des scènes et des types maîtrisés, connus et attrayants, le spectacle de la réalité produirait des figures aléatoires, émettrait des éléments singuliers, diffuserait des êthos à l’évolution chaotique. Il faut compenser la perte de cohérence du message en reliant les traits mimétiques par une solide logique combinatoire. L’efficacité de la domestication du spectateur nécessite que les traits mimétiques soit d’emblée signifiants, qu’ils reposent sur une typologie des espèces sociales propre au spectacle de la réalité.
Typologies
En tant que dispositif zoologique, tout spectacle de la réalité produit un savoir sur les corps qu’il exhibe. Ce savoir vise à déterminer des types à partir des comportements réels mis en scène. Seulement, cette typologie n’est pas essentiellement scientifique puisqu’elle produit des espèces qui sont aussi des rôles dont la portée est autant esthétique que sociale. Il faut qu’elle soit suffisamment exacte pour susciter une identification cohérente mais aussi suffisamment divertissante pour attirer et plaire.
Comme au zoo, l’apparente contradiction entre la contrainte, le savoir et le spectacle produit un système spécifique de classification. Dans un zoo, les spécimens ne sont pas logés, rangés et présentés selon des catégories scientifiques. La classification scientifique est prise en compte, mais elle se combine avec un classement disciplinaire et un classement spectaculaire.
Cet animal est-il nerveux, craintif, dangereux ? A-t-il du succès ? Auprès de qui ? A quels moments ? Est-il en voie de disparition ? Autrement dit, une typologie spectaculaire détermine un type en le donnant à voir et peut le montrer parce qu’elle l’a déjà déterminé. C’est à l’occasion d’une exhibition que des genres, des espèces, des styles sont constatés en même temps que ce sont des types préexistants qui sont mis en scènes.
La classification est produite par et pour le spectacle en passant par la prison et le laboratoire. Il faut préciser qu’une typologie spectaculaire n’est pas la mise en scène, elle n’est pas l’aménagement stéréotypé de la situation. Elle est le système de discours et de représentations qui surplombe l’agencement réel en lui donnant sa signification et sa légitimité. La mise en scène est racontée par un discours qui a permis de la mettre en place. Dans des spectacles de la réalité du type Big Brother, la situation relationnelle est le résultat d’un recrutement serré, d’épreuves diverses et de la tension affective produite par l’enjeu. Cette situation réelle est redoublée par une explication des réactions basée sur une interprétation du caractère de chacun. Le spectacle produit réellement des types grâce au casting, au contrôle des corps et à la sélection de ce qui est montré. Il feint ensuite de constater leur existence lors de la représentation. Puis, le spectacle produit un discours « rationnel » qui explique et pronostique les comportements de ces types, prévus dans le scénario en situation de la « fiction réelle »117. Comme au zoo, les typologies télé-réelles sont des parodies de typologies scientifiques. Elles les utilisent en les distordant selon des contraintes physiques, « pédagogiques » et ludiques. De même que le mimétisme peut faire coïncider a priori les anonymes avec les rôles typiques, la typologie spectaculaire vise à présenter de vrais individus comme naturellement inclus dans les types esthétiques, éthologiques et sociaux propres à attirer et à fidéliser le public.
La première opération pour classer un spécimen consiste à éliminer les traits que l’on ne juge pas pertinents pour la netteté du type. Il s’agit de réduire la complexité du réel à quelques catégories plus maniables. Il faut trier les informations fournies par le spécimen selon un format prédéfini.
117 Lors de l’émission Arrêt sur image, sur La Cinquième, le dimanche 13 mai 2001, le responsable des programmes de M6 à proposé comme sous-titre à l’émissions Loft Story : « Il ne faut pas se fier aux apparences. »Tout simplement parce qu’une concurrente (Loana) s’était révélée « grâce » à l’émission à la fois allumeuse et sensible. Mais c’est un type tout à fait classique dans lequel la « malheureuse » a excellé ; Elle couche, elle pleure… N’est-ce pas bon pour le spectacle ?
Comme dans une interview « il y a toujours une machine binaire qui préside à la distribution des rôles et qui fait que toutes les réponses doivent passer par des questions préformées, puisque les questions sont déjà calculées sur les réponses supposées probables d’après les significations dominantes. Ainsi se constitue une grille telle que tout ce qui ne passe pas par la grille ne peut matériellement être entendu118. » Lorsque l’on a déterminé les traits de classification, il faut les rendre visibles en les accentuant. Dans le cas d’une typologie spectaculaire, on condense l’apparition de ces traits dans le temps et l’espace de la représentation grâce au décor, au dressage et au kitsch de la mise en scène de soi119. Il s’agit d’une réalité simplifiée et densifiée aussi bien dans ses conditions que dans la présentation qu’on en fait. Les traits éthologiques sélectionnés et intensifiés par la situation sont soulignés une seconde fois par le montage et le discours typologiques. Enfin, il faut réunir les traits spécifiques triés et condensés dans des genres qui soient lisibles, légitimes et attrayants. Le spectacle fait comme s’il constatait l’évidence de caractères, de personnalités naturellement typés alors que leur production repose sur l’application d’une typologie préexistante. La typologie se construit et s’applique en permanence dans un cercle, de la typologie vers la mise en scène qui atteste et enrichit la typologie d’un nouveau cas. C’est pourquoi la typologie spectaculaire est en mutation permanente. Elle est une typologie parodique qui est, à la fois, un principe de simplification du réel et un principe qui complexifie les catégories de classement de ce réel. Une typologie qui multiplie, diversifie et affine les types et leurs combinaisons possibles et permet ainsi de mettre en scène et de classer le plus grand nombre de comportements possibles. Mais, bien que parodique, la typologie spectaculaire a besoin de spécialistes du classement pour asseoir sa légitimité.
Contrairement aux prétentions « populaires » des producteurs de la téléréalité, la figure de l’expert est loin d’en être absente.
118 Gilles Deleuze, Dialogues, p. 27, Flammarion, Champs, 1996
119 Ainsi, Loft story est présenté par ses producteurs et vécu par les participants comme un accélérateur de vie.
Il y a toujours au moins un médecin, un psychologue, un sociologue ou un spécialiste quelconque pour s’exprimer sur le contenu de l’émission. Si le spécialiste fait défaut, l’animateur le remplace. Dans Ca se discute, de nombreux experts donnent des informations et commentent les témoignages, rôle que l’animateur tient toute l’émission grâce à des fiches détaillées. Dans Loft Story, une émission spéciale fait le point sur les événements de la semaine. Une psychologue et un psychiatre interprètent et prédisent les comportements des candidats avec l’aide de leurs familles. Seules les exhibitions sur Internet échappent à la présence de l’expert. Ce qui n’empêche pas la multiplication des explications, des interprétations et des prévisions du spectacle dans le dialogue entre les exposés et leurs spectateurs. L’omniprésence des experts ou de l’expertise n’est pas anodine. Si l’expert n’est pas l’invité d’honneur du spectacle de la réalité, il est le support essentiel des comportements et de la parole des anonymes. Comme les vétérinaires et les chercheurs au zoo, l’expert des plateaux légitime l’exhibition par sa présence et son discours. Il contribue également à la compréhension de ce qui est montré. Il intervient discrètement, bien qu’auréolé par une compétence reconnue.
Contrairement aux émissions pédagogiques, il ne fait pas de cours, il se contente d’indiquer comment un spécialiste peut interpréter le fait réel qu’il vient de voir. Il ne disserte pas, il commente. L’utilisation du commentaire à la place de la leçon permet d’assouplir la rigueur du discours scientifique. Il faut rapidement adapter les concepts à une situation particulière et pour un public jugé ignorant. Le discours de l’expert médiatique tient à la fois de la science et du spectacle, de la connaissance et de l’opinion. Les catégories flottent mais sollicitent l’indulgence du direct, de l’improvisation. D’autre part, le commentaire permet à l’expert de se désolidariser du dispositif spectaculaire. Il n’y est pour rien, il ne fait que constater des faits. Son intervention apparaît comme impartiale, objective, même lorsqu’il participe à la réalisation de l’émission comme les psychologues de Loft Story. Tout se passe bien, disent-ils. Mais sont-ils prêts à mettre en doute le casting qu’ils ont supervisé ? Enfin, le commentaire permet au spécialiste de jouer avec sa fonction et de se déguiser en homme de spectacle. Large sourire, beau costume, éloquence et humour permettent d’imposer un classement distrayant. Le commentaire expert d’une réalité spectaculaire permet de produire une typologie à la fois souple, objective et ludique, c’est-à-dire adaptable, légitime et contagieuse.
Il faut pourtant avouer que le contenu de la typologie spectaculaire n’est ni stable, ni homogène. Du fait de la variété des émissions, de leurs objectifs et de leurs contraintes, on n’attribue pas exactement les mêmes propriétés aux types définis et montrés. Le spectacle de la réalité est plutôt une vitrine de l’extrême variété des modes de vie que d’une uniformité disciplinaire. Elle dit « Vous êtes libres. Soyez vous-même », pas « Attention ! Voilà ce qu’il faut faire ou être. » On pourrait malgré tout esquisser un tableau de la composition commune des grands types spectaculaires, définir et ranger l’enseignant, le retraité, l’écrivain, le banlieusard, le cadre dynamique ou le paysan. Il s’agirait soit d’un travail de sociologie appliquée, basé sur une analyse statistique, soit d’une collection journalistique des préjugés les plus éculés120. Ce n’est pas le propos ici. Un tableau descriptif des types risque d’être orienté, partial ou, au contraire, détaché, abstrait. Il risque surtout d’être extrêmement éphémère tant les types s’adaptent perpétuellement à une multitude de conditions sociales et spectaculaires. Par contre, les schémas d’organisation typologique sont quasiment fixés.
120 Voir à ce sujet la passionnante typologie publiée par L’Express du 13 au 19 mai 1993. On y trouve les textes descriptifs de catégories sociales, illustrés par des photographies « scènes et types » sur fond uni. Le pompier, uniforme, moustache, sourire débonnaire. « Dès que rugit la sirène, le voici, botté tel d’Artagnan […] qui se rue au-devant du danger. Sur son passage, une odeur de cuir, de poudre et de bravoure… » L’ado, regard perdu, l’air mal dans sa peau, mèche rebelle sur le front « Il parle un langage étonnant, qui est à la langue française ce que le tag est à Matisse. » Le syndicaliste avec sa pancarte, son mégaphone, criant ses slogans. « Ses appels émus à la mobilisation n’ont guère plus d’écho que le désuet refrain des « Roses blanches » braillé par Berthes Sylva. » Mais aussi la beurette, l’animal domestique ( !), le restaurateur chinois, la concierge portugaise, l’épicier arabe, etc.
Les règles combinatoires qui régissent l’articulation et l’évolution des éléments typologiques sont très cohérentes. Elles indiquent réellement ce qu’il est possible et ce qu’il est impossible de voir dans un spectacle télé-réel et par extension ce qu’il est plus ou moins probable de rencontrer dans la réalité.
Un type spectaculaire complet est composé d’une espèce, de quelques dispositions et de comportements variés. Une espèce définit le spécimen selon une fonction sociale et selon une fonction spectaculaire. Il est d’abord désigné par sa place dans la société, par son état civil : Profession ou activité principale, sexe, âge, lieu de vie. Il est souvent également caractérisé par sa situation. Il peut être victime, coupable, à l’étranger, handicapé, malade etc. Ces renseignements accompagnent, sur l’écran ou en voix off, les noms et prénoms du spécimen et permettent une première délimitation de ses possibilités. On a ainsi pour Loft Story : « Steevy, 21 ans, Barman, habite Le Mans (Sarthe) » ; Au journal de 20 heures : « Monsieur X, agriculteur, victime des inondations de la Vallée de la Somme. » Le spécimen est également caractérisé par une fonction spectaculaire qui définit son rôle dans l’émission. Il est le boute-en-train, le rabat joie, le consensuel, le rebelle etc. Ensuite, en deçà de l’espèce, les dispositions types définissent le spécimen par une tendance comportementale ou une habitude revendiquée, être courageux, être sensible, être orgueilleux... Enfin, les comportements génériques permettent de décrire ce que le spécimen donne à voir. On rassemble les actes les plus infimes dans des groupes comportementaux plus larges.
Une voix forte, des gestes amples, des propos directs sont les signes d’un comportement agressif. Une hésitation, une main qui tremble en tenant le micro, une voix inaudible indiquent le trac. Ces groupements sont indiqués plus ou moins explicitement par un expert, par le présentateur ou par l’activité de classement intériorisée du public. Ainsi de ces petits messages en bas de l’écran qui commentent les comportements des participants à Loft Story ; « Philippe se lâche ! », « Loana est de bon conseil » 121.
121 Typologie des personnages de Loft Story, Téléstar, semaine du 19 au 25 mai 2001. 1. Typologie sociale d’état civil. « Loana, 23 ans, Nice, Gogo-danseuse. Fabrice, 29 ans, Annemasse, Sans emploi. » (On sait également qu’ils doivent être célibataires) 2. Typologie à fonction spectaculaire. « Kenza : Miss 100 000 volts, Julie : La perle noire, Loana : La Barbie girl, Laure : La bourge délurée, Philippe : L’intello BCBG, Chistophe : Le bon pote, Steevy : Le gai luron, Jean-Edouard : Le play-boy, Aziz : Le kung-fu master, Fabrice : L’enfant de la balle. » 3. Typologie des dispositions classées en + et en -. « Steevy. Son +, son enthousiasme et sa gentillesse. Son -, une certaine désinvolture, son côté bébé. Loana. Son +, son coeur brisé, sa plastique avantageuse. Son –, boudeuse et plutôt solitaire. Christophe. Son +, sa sensibilité et son altruisme. Son -, Sa politisation des événements » etc.
La typologie télé-réelle ne consiste pas simplement à définir les espèces, les dispositions et les comportements des spécimens mais surtout à édicter, en les montrant, les règles de leurs combinaisons. Il s’agit d’abord d’une série d’implications verticales du plus global au plus précis. L’espèce détermine une disposition principale qui est productrice de comportements particuliers. On peut lire cette série en sens inverse. Certains comportements signalent une disposition qu’on inclut dans une espèce. On peut aller de la catégorie de délinquance (espèce) à l’envie de voler (tendance) jusqu’au vol particulier que l’on prévoit (comportement) ou bien d’un vol qui suppose une envie de voler dont la conséquence inévitable est d’être un délinquant. Ensuite, la combinaison des traits éthologiques obéit à des implications et des exclusions horizontales à chaque niveau typologique. Au niveau du nom, l’appartenance d’un spécimen à une espèce l’empêche d’appartenir aux espèces jugées incompatibles. On ne peut pas être casseur dans une manifestation et être politisé. Tous les statuts fonctionnent en couples d’oppositions : homme/femme, jeune/vieux, blanc/noir, français/étranger, hétérosexuel/homosexuel, riche/pauvre etc. En même temps, une espèce se trouve au voisinage d’espèces combinables à certaines conditions. On ne peut être enseignant et homosexuel que si l’on fait « mieux » son travail. Il faut souvent racheter par le zèle ses décalages typologiques sous peine de perdre les avantages liés à un statut. Au niveau inférieur de la disposition, la plupart du temps une tendance principale est contradictoire avec une tendance opposée. La typologie spectaculaire utilise lourdement des couples d’adjectifs « évidemment » incompatibles : Gentil/méchant, calme/nerveux, soumis/rebelle, discipliné/dissipé etc.
Mais, il arrive qu’un spécimen soit défini par des associations ambiguës, voire contradictoires, de dispositions stéréotypées parce qu’il doit représenter un type ambigu122. Le spectacle de la réalité utilise un psychologisme de bas étage pour rendre lisibles les quelques dispositions d’un spécimen. Enfin, l’opposition des comportements repose sur une échelle des compétences. Elle applique le vieil adage : « Celui qui fait le plus peut le moins » mais aussi le principe moins connu selon lequel celui qui fait le plus n’a pas intérêt à faire le moins. Lorsqu’un homme séduit une belle femme, on postule qu’il peut en séduire une moche. Mais si l’on voit un homme séduire une moche, on suppose que c’est parce qu’il ne peut pas faire mieux. Le croisement des deux logiques produit une hiérarchie de comportements incompatibles. Un individu capable de faire une chose est reconnu capable de faire des choses similaires plus faciles mais il doit éviter de les faire, sauf à risquer de déchoir dans le classement spectaculaire. Celui qui peut le plus court le danger d’être amalgamé avec celui qui ne le peut pas s’il fait le moins. Ainsi, le tombeur prend le risque de passer pour un dragueur désespéré s’il tente de séduire une femme disgracieuse123.
Au delà de la structure statique, la typologie spectaculaire indique les règles de changement ou d’évolution des types. L’habitude donne aux comportements le pouvoir de modifier les dispositions et donc de provoquer un changement d’espèce. Cela peut prendre la forme du « vous étiez… et vous êtes devenus… », en exhibant le parcours exemplaire qui a été suivi. Dans l’émission Ca se discute sur « la violence à l’école », un garçon de 16 ans est présenté comme un modèle de bonne évolution.
« Aujourd’hui vous n’êtes plus un provocateur mais un élève studieux ».
122 Télé 7 jours, 31 mai 2001, Steevy est « à la fois mature et enfantin, réservé et extraverti, insouciant et tourmenté » parce qu’il est « comme beaucoup de jeunes de son âge, tiraillé entre sa vie d’adolescent qu’il laisse derrière lui et le monde des adultes qui l’attend. Une ambivalence qu’il cultive. »
123 Cette combinatoire typologique donne, pour une exhibition ethnographique : Verticalement ; un noir est violent c’est pourquoi il balaie l’air de sa lance en hurlant et inversement, s’il le fait c’est qu’il est brutal comme tous les sauvages. Horizontalement : Il n’est pas possible d’être noir et civilisé, la sauvagerie du noir est incompatible avec la délicatesse de la culture et si l’on mange avec les doigts c’est que l’on ne sait pas se servir d’une fourchette.
Le jeune homme raconte son changement d’attitude, guidé par le présentateur. Il donne ses anciennes dispositions : « Je détestais l’école » et il rejoue ses comportements de mauvais garçon, boutades, gestes brusques et insultes. Ensuite, il raconte l’étape décisive du déclic : Lorsque le proviseur a fait venir son père, la honte ressentie et le sermon parental ont suffit à changer son comportement. Enfin, il explique son évolution progressive. Encouragé par l’institution, il a pris l’habitude de bien se comporter. A l’inverse, le programme d’évolution peut prendre la forme : « Voilà ce que vous êtes… Voilà ce que vous voulez ou pourriez devenir… ». L’expert est alors tout indiqué pour décrire le programme standard et légitime d’évolution vers le type présenté par le spectacle comme un objet de consommation désirable124.
L’activité de classification du spectacle de la réalité consiste enfin à montrer la nature des rapports sociaux entre les différents types de spécimens. Premièrement, elle attribue les possibilités d’action et de parole selon les espèces. Elle assure « la distribution des sujets parlants dans les différents types de discours et l’appropriation des discours à certaines catégories de sujets125. » La parole des spécimens est légitime lorsqu’elle concerne leurs fonctions, sociale et spectaculaire. Si ce n’est pas le cas, ils ne sont pas invités, ils sont dirigés, coupés, éliminés ou ils ne sont pas entendus. On postule également que le discours des spécimens d’une même espèce, aux mêmes dispositions ou comportements est interchangeable. Une victime d’inondation peut parler à la place d’une autre. Un délinquant repenti en vaut un autre pour témoigner du repentir du délinquant etc.126 C’est pourquoi on retire sa qualification au spécimen qui fournit un récit inédit de l’expérience type.
Un ancien drogué qui parlerait de la drogue avec nostalgie est soupçonné de ne pas avoir vraiment décroché.
124 Site Internet de France 3, Novembre 2000. « Avec C’est mon choix, France 3 propose […] des rencontres qui peuvent donner envie à chacun de faire ses propres choix et d’assumer qui il est ou de devenir qui il voudrait être. »
125 Michel Foucault, L’ordre du discours, p. 46, Gallimard, 1971 126 Dans Loft Story, le jour de l’élimination de Kenza, on demande à Aziz, déjà éliminé : « Qu’est-ce qui se passe dans la tête de Kenza ? » Il peut parler à la place d’une autre parce qu’il a vécu la « même » expérience (c’est un éliminé) et parce qu’il a fricoté avec elle (ils sont d’une espèce combinable).
Deuxièmement, la typologie spectaculaire indique les affinités et les allergies entre les espèces. Elle dessine la carte des alliances possibles et des antagonismes certains. Les camps formés par la mise en scène sont réduits à des oppositions naturelles entre deux espèces qui ne peuvent pas s’entendre comme entre chiens et chats. Dans Loft Story, le dispositif spectaculaire rend les couples prévisibles. Il dessine d’emblée le schéma indépassable des accouplements possibles. Les deux candidats « arabes » étaient prévus l’un pour l’autre, le spectacle a mis en scène leur relation, la typologie a pu constater que ceux qui se ressemblent s’assemblent127. Troisièmement, la classification télé-réelle montre les différentes échelles de hiérarchies sociales confirmées par la mise en scène. La parole du patron n’est pas traitée comme celle de l’ouvrier. On est poli et discret avec le supérieur, on est froid et coupant avec l’inférieur. On est de connivence avec un pair et distant avec l’étranger. On est admiratif envers le fort et plaintif envers le faible. Le dispositif spectaculaire met en avant les traits de supériorité reconnus par la majorité des spectateurs et il estompe les compétences hors typologie. Ensuite, il constate ou laisse observer que l’infériorité est spontanée et naturelle, « manifestement » ancrée dans un corps et une parole mise en scène.
Le système de classification propre au spectacle de la réalité n’apporte rien de très nouveau. Il reproduit sur la scène les catégories du sens commun. Il invite à ce que chacun reste à sa place tout en définissant et en montrant la valeur des emplacements. Sa particularité vis-à-vis de la fiction est de valider immédiatement sa typologie grâce à l’épreuve de réalité. Les catégories du sens commun passent de la représentation inquiète à la rassurante présentation spectaculaire. Le cercle d’amplification entre typologie et mise en scène assure la cohérence du mimétisme social menacé par l’effet bruit de la résistance des corps.
127 Même s’il se fait des associations « surprenantes », le discours typologique peut reconnaître les similitudes a posteriori. L’important est d’affirmer que toute association a des causes naturelles et prévisibles.
Cependant, les résultats typologiques du zoo humain à l’écran ne sont plus ceux des exhibitions ethnographiques ou des expositions coloniales.
Ils sont moins rigides, moins pointus mais ils sont souples et vastes. Il ne s’agit plus du tout de produire des êthos factices du genre de l’altérité sauvage ou du colonisé. L’objectif n’est plus de réduire une multitude d’individus exploités à quelques types culminants dans celui du sous-homme.
Au contraire, la télé-réalité tend à ramener l’Autre au Même sans avoir l’air d’écraser les différences. Elle produit la plus grande variété de types possible, sans étrangeté, sans obscurcir les classifications et sans bouleverser les hiérarchies. Elle donne l’illusion de la libre diversité par l’exhibition d’une réalité spontanée, authentique et divertissante qui est en même temps prévisible, factice et banale.
Prévision, identification et digestion
L’essence du spectacle zoologique est de faire croire que tout est possible alors que l’essentiel a été prévu. Elle consiste à « maîtriser l’événement aléatoire. » Il peut arriver des choses étonnantes. Il reste une marge de hasard indispensable à la crédibilité du spectacle, mais rien n’empêchera l’identification, rien ne freinera le mimétisme, rien ne renversera les typologies. Bref, rien ne sera fondamentalement contradictoire avec les déterminations de la situation spectaculaire. Les dispositifs télé-réels sont des machines à castrer l’événement en prétendant faire le contraire. « Les reality show […] renforcent le désir, faute de l’avoir satisfait, d’une ouverture sur un réel qui ne serait pas joué d’avance. [Malheureusement] tout est organisé programmé d’avance. Le recours généralisé à l’impression de direct contribue à la simulation de l’imprévisible128. » Pour faire croire à l’inattendu, on organise des surprises. On fabrique des péripéties prévues pour susciter des réactions spontanées chez les acteurs anonymes. On crée des situations surprenantes pour forcer les spécimens à s’adapter en « direct ».
128 Gérard Leblanc, Scénarios du réel, tome I, quotidien, évasion, science, p. 63, L’Hamattan, Champs visuels, 1997
Ensuite, on camoufle le contrôle des causes. On fait croire qu’ils auraient pu réagir n’importe comment quand leurs personnalités ont été prévues en fonction des péripéties et inversement.
On fait croire qu’il y a une imprévisibilité de ce qui arrive quand la trame des actions et des réactions en détermine la probabilité. Enfin, on récupère les effets de la surprise. On fait un récit des comportements étonnés et étonnants pour faire apparaître qu’il s’est passé quelque chose et pour décrire ce qu’il s’est passé. On fait mine de découvrir après coup l’événement que l’on avait prévu ou l’on change l’aspect de ce que l’on avait pas prévu en une vrai/fausse surprise. L’enjeu de cette simulation est la maîtrise discrète de l’événement. Le surgissement aléatoire et sauvage est une catastrophe pour un spectacle qui fonctionne à l’identification et au mimétisme typologique. Tout comme le serait la visibilité des dispositifs de domestication de la réalité spectaculaire.
Un événement est l’apparition inattendue d’une chose qui fait rupture, après laquelle le cours normal du temps est irrémédiablement modifié. Ce n’est pas nécessairement un grand événement. Ce peut être une petite rupture tant qu’elle coupe, à son niveau, la chaîne attendue des causes et des effets. Cependant, l’événement par excellence, c’est la mort. La mort, c’est ce dont on ne peut pas connaître la date et après laquelle il n’y a plus de date. C’est ce qui n’est pas annoncé et dont le futur est absolument déterminant. Mais pour ces mêmes raisons, la mort c’est ce qui arrive tout le temps. A peine au monde et l’on commence à se dégrader sans rémission. C’est aussi ce qui est le plus prévisible car absolument rien ne peut l’amadouer. Ma mort est l’événement de ma vie auquel se réfèrent tous les autres, c’est l’horizon de mes actes, l’aune de mes valeurs. La mort c’est le destin de toute vie, c’est ce qui a toujours été et sera toujours, l’éternité devant laquelle toute comparaison s’efface, devant laquelle se dilue toute valeur. L’événement c’est ce qui est personnellement imprévisible, nouveau et brusque mais qui est lui-même inévitable, toujours actif et infini. La maîtrise de l’événement consiste d’abord à en inverser les caractéristiques temporelles. Au lieu d’être sans lien avec le passé tout en modifiant l’avenir, il est causé par le passé et sans effet notable sur l’avenir. D’imprévisible et décisif, il devient un fait prévu et sans suite. Il faut évidemment nuancer. L’événement domestiqué par le spectacle peut ne pas être totalement prévu et inoffensif. A l’extrême, il peut même n’avoir pas été prévu et être lourd de conséquences, mais l’essentiel c’est que la représentation spectaculaire lui refuse ce pouvoir. Ce n’est jamais que la conséquence d’une ignorance, d’une incapacité. La surprise aurait dû, aurait pu être prévue. Elle peut et doit l’être après coup. Autrement dit, l’évaluation de l’événement domestiqué est renversée. Le passé fortuit devient essentiel, il faut relier l’événement à une cause. Le futur inattendu devient inintéressant, on sait ce que ça va donner. Ainsi, maîtriser l’événement, c’est aménager des probabilités. « L’exercice du pouvoir [est] une manière pour les uns de structurer le champ d’action possible des autres129. » Construire un décor, exercer un dressage, y placer des acteurs de soi, c’est aménager des probabilités réelles de comportements. Produire et appliquer un discours typologique, c’est afficher les probabilités spectaculaires des comportements. La force d’irruption du présent est muselée a priori, par des conditions de possibilité réelles et a posteriori, par des conditions de possibilité spectaculaires. Cette double détermination produit des objets contradictoires qui fonctionnent parfaitement : Des instants présents déjà adéquats à une explication future, du hasard prévu, des événements programmés. L’inversion temporelle produite par l’aménagement des probabilités désintègre l’événement. Tout événement personnel est d’emblée prévisible, aménagé et évalué. L’événement en lui-même est évacué. Le temps quotidien n’a plus de dehors, il n’est que le déroulement bariolé du même.
Le spectacle rassure lorsqu’il montre une réalité dans laquelle rien ne peut vraiment arriver, c’est-à-dire où tout ce qui arrive est attendu, connu et expliqué.
129 Michel Foucault, « Le sujet et le pouvoir », in Dits et Ecrits, tome IV, p. 239, Gallimard, Bibliothèque des Sciences Humaines, 1994
Fondamentalement, maîtriser l’événement c’est le remettre dans le « bon sens », c’est le rendre acceptable par le bon sens. Le bon sens est « l’affirmation d’une seule direction ; la détermination de cette direction comme allant du plus différencié au moins différencié, du singulier au régulier, du remarquable à l’ordinaire ; l’orientation de la flèche du temps du passé au futur […] ; la fonction de prévision rendue possible ainsi ; le type de distribution sédentaires, où tous les caractères précédents se réunissent.130 » La rupture, sans passé et ouverte sur le futur, n’est pas dans le bon sens. Elle est principe d’inquiétude parce qu’elle fait se briser le passé sur l’écueil de l’événement qui ouvre sur l’inconnu à venir. L’événement est comme un tigre dans la brousse. Il peut surgir à chaque instant et personne ne sait ce qu’il peut faire. Le spectacle de la réalité fait la chasse aux ruptures. Il les capture, les contraint, les redresse et les exhibe, domestiquées. L’événement apprivoisé fait frissonner le spectateur mais il ne le met pas en danger. La réassurance passe par toute une mise en scène des petites peurs excitantes, surprenantes mais prévisibles en leurs conséquences essentielles. Dans le spectacle de la réalité, le geste et le mot qui pourraient créer la stupeur, la brèche et le changement, sont comme les tigres et les lions à Vincennes. Ils dorment souvent, baillent un peu et, parfois, s’animent en grognant pour mordre les bouts de viandes saignantes qu’on leur lance devant un public ébahit par le spectacle du sauvage.
L’inconnu inquiète, il faut en « conjurer les pouvoirs et les dangers ». Un couple est témoin d’un accident de la route en pleine ville, un blessé gît là, encerclé par les badauds. « La dame ressentit au creux de l’estomac un malaise […]. Après être resté un instant sans parler, le monsieur lui dit : « Les poids-lourds dont on se sert chez nous ont un chemin de freinage trop long. »
130 Gilles Deleuze, Logique du sens, p. 93, Editions de minuit, 1969
La dame se sentit soulagée par cette phrase, et remercia d’un regard attentif. […] elle ne savait pas ce qu’était un chemin de freinage et d’ailleurs ne tenait pas à le savoir ; il lui suffisait que l’affreux incident pût être intégré ainsi dans un ordre quelconque, et devenir un problème technique qui ne la concernait plus directement131. » La dame ne sait pas ce qui s’est passé, elle ne peut pas le relier à du déjà connu, ni composer une nouvelle catégorie pour le nommer. Elle reste dubitative et irrésolue.
L’inconnu possède le pouvoir de plonger dans une stupeur dangereuse parce qu’elle suspend les règles communes de la pensée et de l’action.
C’est pourquoi la dame accepte volontiers toute explication qui remplit la trouée de l’inconnu par l’uniformité du connu comme l’ambulancier cache sous un drap blanc les blessures de l’accidenté ou ferme la bouche ouverte du mort.
Pour se protéger contre les pouvoirs et les dangers de l’inconnu, il faut l’identifier. L’identification consiste à reconnaître dans un objet nouveau des traits similaires à un objet connu qui permettent de juger qu’ils sont semblables. Dans un bois de montagne, pour se protéger de l’inquiétude face à une silhouette floue qui s’approche, on fait rapidement l’inventaire des formes connues auxquelles elle peut être ramenée. Si c’est la silhouette d’une vache tant mieux, si c’est celle d’un ours, il faut se cacher, mais tout vaut mieux que de ne pas savoir ce qui vient.
L’identification est l’application d’un savoir déjà constitué. Elle ne vise pas à connaître le nouveau mais à le reconnaître dans les formes de l’ancien.
Elle n’affronte pas l’inconnu, elle ne le rencontre même pas. Elle passe à côté ou en-dessous. Le regard d’identification cherche uniquement les indices qui permettent de dire « c’est ça » ou « ce n’est pas ça ». Il ne voit pas ce qui pourrait provoquer un étonnement bouche bée. Les éléments perceptifs sont triés et simplifiés pour correspondre à des catégories existantes. L’identification est une reproduction aveugle et stérile du Même dans les formes de l’Autre. Au contraire, produire du savoir consiste à créer des catégories pour rendre compte de la spécificité d’un objet.
131 Rober Musil, L’Homme sans qualités, tome I, pp. 13-14, Seuil, 1995
« Pour passer des données à la théorie, il faut un travail créateur de l’imagination. Les hypothèses et les théories scientifiques ne sont pas dérivées des faits observés mais inventées pour en rendre raison132. » Ce n’est plus boucher hâtivement la trouée de l’inconnu, mais c’est en explorer le fond. Bien sûr, on utilise pour ça des instruments existants mais en les agençant d’une manière particulière pour rendre compte de la spécificité de l’objet. L’inconnu peut être perçu et restitué grâce à une synthèse singulière du connu.
Le spectacle de la réalité réduit l’inconnu au sens commun grâce à l’application d’une typologie parodique sur une réalité mise en scène. Le sens commun « est un organe, une fonction, une faculté d’identification, qui rapporte une diversité quelconque à la forme du Même. Le sens commun identifie, reconnaît, non moins que le bons sens prévoit133. » Le spectacle de la réalité chasse radicalement l’inconnu d’une réalité où l’on se reconnaît dans des personnages qui se sont reconnus dans des types déjà connus. En même temps, le spectacle de la réalité prétend produire du savoir, dévoiler la vérité de ce qu’il montre. Il crée cette illusion en suscitant l’interprétation de situations insolites. Il éveille la curiosité du téléspectateur en montrant une réalité qui intrigue. Il s’appuie alors sur la paresse et la peur du travail de connaissance pour proposer une typologie divertissante et rassurante qui passe facilement pour la solution du problème posé par la situation. Cela d’autant plus facilement que le problème est formaté sur la solution et inversement. C’est comme lors d’une visite au zoo. On vient voir les fauves, c’est-à-dire que l’on vient reconnaître que les corps exposés sont identiques à l’idée que l’on se fait du fauve. Or, cette idée tient en grande partie d’un stéréotype présidant à la mise en scène réelle des fauves et il est repris par le discours pédagogique et divertissant que l’on tient sur eux. D’où l’équation : Idée de fauve = fauve exposé = discours sur le fauve.
132 Carl Hempel, Eléments d’épistémologie, pp. 22 et 23, Armand Colin, « Epistémologie », 1972 133 Gilles Deleuze, Logique du sens, p. 96, Editions de minuit, 1969
Mais pour commencer à savoir ce qu’est un tigre, il faut risquer sa vie. Ce n’est pas au zoo que l’on peut apprendre ce que c’est qu’un tigre comme ce n’est pas à la télévision que l’on peut voir des êthos singuliers. Le spectacle de la réalité ne produit aucun savoir mais confirme, authentifie et légitime le savoir normalisé du sens commun, l’identification de toute altérité dans les figures du Même.
Mais prévoir et identifier, cela ne suffit pas. On peut dire quand et pourquoi quelque chose apparaît. On peut dire que ce qui apparaît est identique à ce qui est apparu. Il n’empêche qu’il y a quelque chose qui apparaît, là devant, dont il faut « esquiver la lourde, la redoutable matérialité ». Le discours et l’acte sont encore dangereux lorsqu’ils sont attendus et reconnus. Le discours prévu et identifié reste d’une source étrangère, il possède son timbre, sa hauteur, son volume, il peut encore blesser les tympans ou faire résonner tout le corps. Je peux pronostiquer un acte et savoir ce qu’il signifie, il reste extérieur. Il conserve sa vitesse, son parcours, sa composition propres qui peuvent s’avérer incompatibles avec moi. Autrement dit, on peut mettre un êthos dans le bon sens, on peut l’identifier au sens commun, il reste un autre, il n’est pas le même que celui qui le prévoit et l’identifie. Il est un double, une figure du Même qui lui fait face et l‘observe comme l’image d’un miroir, mais cette image est un corps indépendant. C’est un jumeau d’autant plus inquiétant qu’il est ressemblant, parce qu’on ne sait plus alors qui domine qui. Le Même pense avoir intégré l’altérité mais rien ne le protège contre l’idée que c’est peut-être cet autre qui l’a façonné à son image. C’est la source de l’angoisse du visiteur de zoo. L’animal en cage est maîtrisé par des techniques semblables au contrôle de la réalité spectaculaire du visiteur.
Si bien qu’on ne sait plus qui regarde qui, qui reproduit les mimiques de l’autre et finalement on doute de savoir qui est en cage. C’est pourquoi il faut dissoudre la matérialité menaçante de l’Autre, il faut l’assimiler, l’intégrer, qu’il n’ait même plus d’extériorité concrète. Domestiquer un êthos cela passe nécessairement par une digestion de son altérité matérielle dans la représentation qu’on en a.
Pour digérer un corps étranger, il faut d’abord l’avaler. Il faut que la substance du Même enveloppe l’altérité. C’est une phase dangereuse. Si l’autre ne passe pas, on s’étouffe, on doit le recracher ou le déglutir de force. Dans l’estomac, la matière étrangère est attaquée par des acides qui la décomposent en ses éléments, nutritifs et inutiles. L’intestin permet l’assimilation des éléments pertinents qui deviennent des parties du Même. Il rejette dehors la masse indifférenciée du superflu. Après la digestion d’un êthos, il ne reste que des traits types utilisés comme déclinaisons du Même ou des déchets uniformes ayant perdu toute particularité. Ota Benga, le pygmée, a bien eut l’impression d’être digéré à l’Exposition Universelle de Saint-Louis puis au zoo de New-York. Plus largement, il a perçu le cannibalisme nécessaire à la police éthologique de l’Occident. « Au pays des mouzoungous, on prenait les hommes et les femmes et on les alignait les uns à côté des autres comme des immeubles. Les mouzoungous étaient–ils cannibales ? Dans un sens oui.
Ils avalaient toutes les autres tribus134. » Dans une émission de téléréalité, la digestion commence par l’immersion du spécimen dans un contexte public et collectif. Il est le centre d’une représentation émanant de tous, destinée à tous. Il est entouré par le public présent et par les caméras qui incarnent la communauté. La situation spectaculaire le mastique, elle pétrit ses particularités pour qu’elles puissent être avalées par l’attention du public. Ensuite, le spécimen, devenu pâte, est disséqué par l’expertise typologique. Ses éléments sont triés selon leur utilité, leur exemplarité et leur attrait. Enfin, le Même se nourrit des traits éthologiques stéréotypés grâce au mimétisme. Des bouts de corps, de posture, de discours sont injectés dans la masse commune. Les déchets sont évacués et disparaissent de la représentation.
134 Phillips Verner Bradford et Harvey Blume, Ota Benga, un pygmée au zoo, p. 163, Belfond, 1993
Finalement, la présence singulière de l’individu exhibé est assimilée à une déclinaison du commun, à un exemplaire du collectif, à une partie du semblable.
Le spectacle de la réalité prétend produire du lien social dans le respect des différences. C’est doublement faux. « Delarue nous fait rencontrer des gens qu’on ne voit nulle part ailleurs, des personnages extraordinaires, des handicapés, des alcooliques, des obsessionnels, des boulimiques vomisseurs, des anorexiques… Le mérite du « maître de cérémonie » est d’en faire des gens comme vous et moi. Ils font partie de la famille. Et si cet histrion faisait, mine de rien, oeuvre d’intégration ?135 » Le spectacle de la réalité ne produit pas de liens entre des personnes distinctes. Il transforme des individus extraordinaires en des « gens comme tout le monde ». Il créé un lien familial de fusion autour d’un foyer qui réunit les distinctions en une seule chaleur réconfortante. Il fait effectivement oeuvre d’intégration, mais en tant qu’il incorpore des sujets comme parties intégrantes du tout, en tant qu’il produit une interdépendance étroite entre les membres de la société et en tant qu’il fait la promotion d’une meilleure coopération des éléments en vue d’un fonctionnement social efficace et harmonieux. L’incorporation est produite par l’identification à une réalité prévue, identifiée et digérée. On parle toujours de moi, moi c’est les autres, les autres c’est moi. L’interdépendance est due à l’augmentation du besoin de reconnaissance intellectuelle et affective. La coopération dans le consensus est présentée comme la meilleure solution aux problèmes sociaux, meilleure que la décision politique conflictuelle et inefficace. De plus, la digestion du spectacle de la réalité est particulièrement efficace parce qu’elle fait participer les spécimens à leur assimilation. La part spectaculaire produit le désir de l’assimilation tandis que le réalisme en montre la nécessité. La fermeture des boucles mimétiques provoque une rumination des traits éthologiques normalisés.
La variété digérée circule dans les canaux mimétiques et aucun nouvel apport ne peut y entrer sans être intégré à la variété.
135 Le Monde, « Ca se discute », show ou talk-show ? », Catherine Humblot, 26 avril 1999
Le spectacle de la réalité et la réalité spectaculaire semblent ne plus brasser qu’une seule et même masse bariolée.
Le spectacle maîtrise « l’événement aléatoire » du discours et des actions parce qu’il aménage la probabilité des faits qu’il prétend spontanés. Il conjure « les pouvoirs et les dangers » de la vie dans la mesure où il réduit l’inconnu à du déjà connu en prétendant l’expliquer. Enfin, il esquive « la lourde, la redoutable matérialité » de l’Autre en l’assimilant au Même, dans la célébration d’un lien social qui digère a priori toute altérité véritable. Il montre un spectacle sans hasards, sans trous et sans dehors en prétendant que c’est une réalité surprenante, étonnante et indépendante. Il promeut une réalité d’où est évacuée la possibilité, fondatrice de toute possibilité, d’être absorbé sans prévenir dans le néant.
En tant qu’événement inconnu et inassimilable, la mort et sa représentation sont l’ennemie absolue de toute domestication éthologique.
Le spectacle produit le désir et la défense d’une réalité domestiquée. Il suscite de petits plaisirs liés à la manipulation d’un monde maîtrisé. Il provoque de petites peurs liées à la disparition de ce confort. La force du spectacle de la réalité dans la lutte pour les systèmes de distinction sociale réside dans sa prétention peu crédible, et malgré tout absorbée, de permettre l’expression libre des êthos populaires. Il solidifie le système normalisé des comportements et des opinions sans payer le prix du dogmatisme et de la violence puisqu’il montre ce système comme un ordre naturel, rassurant et agréable. « Dans les sociétés démocratiques contemporaines les plus « avancées » se manifeste une capacité toujours plus grande à inclure l’état d’exception dans la règle ordinaire, à rendre les irrégularités compatibles avec les régularités, à intégrer les écarts à la norme, à domestiquer l’extra-ordinaire comme figure de l’Ordre136. » Or, face à des dispositifs de contrôle spectaculaire et réel des modes de vie, on est conduit à se demander comment un individu peut s’exposer ou être exposé sans être domestiqué par l’exposition.
136 Alain Brossat, Le corps de l’ennemi, hyperviolence et démocratie, p. 193, La fabrique-éditions, 1998
Quelle forme pourrait prendre l’exposition d’êthos singuliers ? Comment se formulerait un critère éthique d’exposition ?
Troisième partie
Exposition et singularité : l’ensauvagement
« Il y a des moments dans la vie où la question de savoir si on peut penser autrement qu’on ne pense et percevoir autrement qu’on ne voit est indispensable pour continuer à regarder ou à réfléchir. Que vaudrait l’acharnement du savoir s’il ne devait assurer que l’acquisition des connaissances, et non pas, d’une certaine façon et autant que faire se peut, l’égarement de celui qui connaît ? Qu’est-ce que la philosophie aujourd’hui si elle n’est pas le travail critique de la pensée sur elle-même ? Et si elle ne consiste pas, au lieu de légitimer ce qu’on sait déjà, à entreprendre de savoir comment et jusqu’où il serait possible de penser autrement ? » Michel Foucault, L’usage des plaisirs
Le processus éthique
L’éthique comme souci de soi
Par éthique, on entendra ici l’art de direction de sa propre conduite dont la première injonction est un travail constant de connaissance de soi qui remonte en ligne brisée jusqu’au fameux « Connais-toi toi même » gravé sur une pierre du temple consacré à l’Oracle de Delphes. De ce point de vue, l’objectif d’une connaissance éthique de soi n’est pas le savoir mais l’êthos. Ce n’est pas d’accumuler des connaissances que l’on possède comme des richesses mais c’est de se transformer par le savoir, de se modifier grâce à une réflexion continue sur soi. Cela ne consiste pas non plus à se prendre pour objet de connaissance, à se scruter l’âme pour en déterminer la nature, à établir une théorie de son existence. L’éthique est un art de direction de sa propre conduite, le savoir qu’elle dégage est un savoir pratique. Dans la mesure où l’individu n’est pas isolé, il doit déterminer les rapports particuliers qu’il entretient avec le monde. Il ne peut acquérir une manière d’être rationnelle qu’en connaissant la valeur de chaque chose pour lui et la place qu’il a au milieu des choses. Ce qu’il lui faut d’abord déterminer est ce qui dépend de lui et ce qui n’en dépend pas. A quoi bon s’acharner à agir sur ce qui est au-delà de son pouvoir ? Ce qui dépend de soi ce sont les jugements que l’on porte sur ses représentations. D’une part, on peut mettre à l’épreuve chaque perception, chaque notion, chaque idée qui vient à l’esprit. D’autre part, on peut décider seul si ce qui arrive est un bien ou un mal. La connaissance éthique de soi est une perpétuelle analyse critique du contenu des représentations. La mise à l’épreuve permet de déterminer ce que chaque chose est pour nous, dans quelle mesure on en a besoin, dans quelle mesure elle peut-être utile. C’est ensuite à notre volonté de choisir l’avantageux et de décliner le nuisible. Ainsi en est-il des désirs. « Parmi les désirs, il y en a qui sont naturels et nécessaires, d’autres qui sont naturels mais non nécessaires, d’autres enfin qui ne sont ni naturels ni nécessaires, mais des produits d’une vaine opinion137. » Une fois la représentation passée au crible de la raison, il est au pouvoir de chacun de considérer que seuls les désirs jugés naturels et nécessaires sont bons et utiles pour lui. De même, selon cette éthique antique, la mise à l’épreuve de l’idée de la mort révèle sa vacuité. Elle permet de comprendre que la peur qu’elle suscite n’est basée sur aucun objet, sur aucune expérience. Le travail éthique sur les représentations est une estimation permanente de la juste valeur des choses. C’est pourquoi la flatterie est l’ennemie de la connaissance éthique de soi. Le flatteur renvoie une fausse image au flatté. Il lui fait croire qu’il est plus puissant, plus savant, plus beau qu’il ne l’est en réalité. Il l’empêche d’avoir une juste représentation de lui-même et l’attache à une parole étrangère qui échappe à son pouvoir.
Mais l’attitude éthique demande plus que le travail sur les représentations.
Ce travail est insuffisant parce que le corps et l’esprit ont été durablement marqués par la répétition d’actes et de pensées impropres et irrationnels.
« Voilà pourquoi les philosophes recommandent de ne pas se contenter d’apprendre, mais d’ajouter en outre la réflexion et ensuite l’exercice. Car, à longueur de temps nous avons acquis l’habitude d’agir d’une manière opposée à l’enseignement reçu, et les opinions qui nous sont familières sont à l’encontre des opinions droites138. » La connaissance de soi donne les principes d’un exercice sur soi qui permet d’actualiser les principes d’action dans son caractère. Il est insuffisant de penser de temps à autre que la mort n’est rien ou qu’elle n’est pas un mal. Cela n’empêchera pas d’être terrorisé lorsqu’on y sera confronté. Il faut encore que la vérité de cette pensée pénètre profondément dans l’êthos, il faut qu’elle devienne une seconde nature.
137 Epicure, Doctrines et maximes, p. 114, Hermann, L’esprit et la main, 1965
138 Epictète, Entretiens, livres I à IV, p. 122, Gallimard, Tel, 1993
« « Entraîne-toi à la mort » : qui dit cela ordonne de s’entraîner à la liberté. Qui a appris à mourir à désappris à être esclave ; il est au-dessus de toute puissance, du moins en dehors d’elle139. » L’éthique passe par une pratique assidue de la vérité afin qu’elle remplace les erreurs incorporées par les mauvaises habitudes. La pratique des vérités dégagées par la connaissance de soi doit également être un entraînement du corps. Pour les stoïciens ou les cyniques, il faut s’habituer à jeûner, à résister au désir ou à vivre durement pour être sûr que le principe n’est pas qu’un voeu pieux, pour être sûr qu’on ne dépend réellement pas d’autre chose que de soi.
L’éthique antique est un travail théorique et pratique de soi sur soi. C’est la constitution d’un individu par lui-même, une auto-subjectivation grâce à une concentration sur soi. C’est un souci de soi dont l’objectif est la conduite rationnelle de soi par soi. « Ne t’écarte plus. […] Hâte-toi donc au but ; renonce aux vains espoirs et porte-toi secours, si tu as, tant que c’est possible encore, quelque souci de toi-même140. »
Le processus éthique : L’ensauvagement
L’existence habituelle est pleine d’objets, de représentations, d’affects qui la lestent et l’enracinent. L’individu est entouré de tellement de choses qu’il ne voit plus. Il entend tellement de voix qu’il devient sourd. Il est tellement actif qu’il est épuisé. Il sait tellement de choses qu’il ne cherche plus. S’occuper de soi, c’est d’abord dégager l’horizon, faire silence, se reposer et tout mettre en doute. C’est faire le vide. C’est créer au moins un vide dans le pousse-pousse de la vie pour pouvoir en faire bouger les cases. Il ne s’agit pas du tout d’une ascèse au sens chrétien de la privation, de la pénitence qui permet au soi de s’oublier et de s’ouvrir aux autres et à Dieu. Ce n’est pas renoncer aux choses pour renoncer à soi, c’est trouer le tissu de la réalité quotidienne pour apercevoir ce qu’on pourrait être ou simplement qu’il est possible de devenir autre.
139 Sénèque, Lettres à Lucilius (1-29), p. 152, GF-Flammarion, 1992 140 Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, p. 54, GF-Flammarion, 1964 141 Dans les passages suivants, il ne s’agit pas d’une description historique des trois grandes écoles postsocratiques.
Il ne s’agit pas non plus d’un exposé synthétique de leurs concepts. Il s’agit de dégager et d’utiliser librement les notions éthiques qui touchent au dégagement de la domestication. C’est-à-dire de se limiter à l’éthique comme processus en se basant principalement sur les cyniques hellénistiques et le stoïcisme romain.
Ce n’est pas rompre avec ce qu’on a été pour renaître à une vie nouvelle, c’est se détourner de ce qui n’est pas soi pour prendre contact avec l’ici et maintenant. L’éthique est un mouvement de dégagement du mode de vie dans lequel on est tellement impliqué qu’on s’y est entortillé comme dans un filet. Si l’on reste immobile, l’entrave n’est pas sensible. C’est au moment où l’on veut bouger, changer de place, que les fils se transforment en liens et qu’il devient nécessaire de les couper.
A la fin de l’adolescence, l’individu est rempli de représentations aux origines extérieures. Ils les a reçu de sa famille, de ses proches, de l’école, des livres, du spectacle, de la rue, bref de la société. Il était enfant et a absorbé passivement des représentations qui ont guidé sa pensée, ses actes et se sont fixées en valeurs et en habitudes. Il pense et agit à partir de ce socle directement inspiré par l’opinion et par la coutume, par les jugements et les habitudes collectives. Son êthos individuel est une copie particulière de l’êthos commun. S’occuper de soi, ce n’est alors que renforcer l’enracinement des éléments collectifs de sa personnalité. Ce n’est que se perfectionner dans la domestication. Pour se soucier de soi, il faut d’abord se dégager du soi social imbibé par l’opinion commune, étape nécessaire afin de déterminer si nos opinions et nos habitudes sont réellement bonnes pour nous. « Voici le point de départ de la philosophie : […] la condamnation de la simple opinion et la défiance à son égard, une sorte de critique de l’opinion pour déterminer si on a raison de la tenir, l’invention d’une norme, de même que nous avons inventé […] le cordeau pour distinguer ce qui est droit et ce qui est tortu142. » De ce point de vue, l’opinion et la coutume ne sont pas mauvaises parce qu’elles sont fausses ou incertaines mais d’abord parce qu’elles sont impropres. Elles sont étrangères à l’individu, elles le déterminent de l’extérieur vers l’extérieur. D’une part, il n’a aucun pouvoir sur l’existence, la forme et le contenu des représentations et des habitudes traditionnelles et collectives.
142 Epictète, op. cit., p. 128
Il en hérite, puis les subit. D’autre part, l’opinion commune fixe des buts qui sont reconnus et valorisés par tous, la richesse, le pouvoir, la gloire, de même que la coutume détermine les moyens communs de les atteindre, l’accumulation, la compétition, la vanité.
L’opinion et la coutume déterminent les formes normales de la réussite publique et privée. L’individu est poussé à vouloir ce qui ne lui appartient pas par des voies qui ne sont pas les siennes. Il désire ce qu’il ne peut atteindre que par les chemins parcourus par la foule. Bref, l’opinion et la coutume ne dépendent pas de nous et elles nous poussent à vouloir ce qui ne dépend pas de nous. Elles imposent un ordre étranger à une nature capable de vivre et de s’organiser elle-même. Premièrement, le dégagement éthique consiste à revenir à soi, à se retourner sur soi-même pour devenir sa propre substance, son propre moyen et son propre but.
Ce retour à soi ne signifie pas du tout un retour à une nature propre pure et authentique mais à un pouvoir indéterminé de s’auto-organiser.
L’individu éthique détourne les yeux de l’extérieur et se concentre sur lui-même.
Il utilise sa raison pour évaluer ce qui lui convient et il utilise son corps pour le fixer en habitudes. Enfin, l’objectif duquel il ne doit jamais dévier, ce n’est pas la richesse ou les honneurs, ce n’est même pas la connaissance ou le bien, c’est simplement lui-même. Se débarrasser de l’opinion et de la coutume pour retourner à soi c’est ne plus avoir besoin d’autre chose que soi pour vivre. C’est se suffire à soi-même, devenir autonome, voire autarcique. « N’aimer uniquement que ce qui t’arrive et ce qui constitue la trame de ta vie. Est-il rien, en effet, qui te convienne mieux ?143 » Deuxièmement, il s’agit de « régler son activité et son repos selon sa propre constitution [Plus encore,] il est nécessaire de se souvenir ici que le soin dont il faut entourer chaque action, doit avoir sa propre estimation et sa proportion144. » Autrement dit, l’éthique est un principe d’immanence. Elle est un souci de la valeur propre, non seulement de soi-même, de ses dispositions mais surtout de chaque acte singulier.
143 Marc Aurèle, op. cit., p. 109 144 Ibid., p. 65 et 88
L’évaluation immanente n’utilise pas de critères extérieurs à ce qu’elle juge. En général, on évalue quelque chose en le comparant avec autre chose, un objet, une norme, un modèle. Le progrès d’un élève peut être évalué vis-à-vis d’un niveau standard à atteindre ou bien en lui-même selon sa propre mesure. Un rapport immanent à soi est une autoévaluation.
Mais si « Je » donne une valeur à un acte, ce n’est pas une évaluation immanente puisque je ramène l’acte à ce qu’il n’est pas, c’est-à- dire l’ensemble que je nomme « moi ». Il ne s’agit pas tant de donner une estimation propre à un acte que de trouver l’estimation propre de cet acte dans une situation singulière.
Le décor de la Cité, le dressage de l’éducation et le jeu social, domptent l’individu. Ils le domestiquent, dans la mesure où ils le rendent sédentaire, servile et utilisable. Le processus éthique est un mouvement brutal d’arrachement à la société (opinion et coutume) pour forger une nature singulière qui trouve et applique les principes de sa propre existence.
C’est un retour à la nature qui est retour à sa propre nature en tant qu’elle est autonome et immanente c’est-à-dire sauvage. Le cynique pousse cette logique au plus loin, ou plutôt, il s’arrête avant les autres, épicuriens et stoïciens. Il ne revient pas dans la société après l’avoir radicalement critiquée. Il « s’installe » dans un mode de vie qui consiste à se maintenir dans l’arrachement. Il quitte sa famille, donne ses biens, abandonne son métier, ses charges et sa citoyenneté. Il prend le bâton, le manteau doublé et la besace pour vivre comme un mendiant nomade.
L’hiver, l’été, il dort dehors, ou dans un abri passager. Il se lave peu ou pas du tout. Il boit l’eau des sources ou l’eau de pluie. Il mange ce qu’il trouve on ce qu’on veut bien lui donner. Il ne travaille pas. Il est au centre de la cité tout en vivant sur les bords de la société. Son existence est l’exemple permanent d’une vie différente qui inquiète le quidam. Diogène est fait esclave et des amis désirent le racheter, il « les traita de sots et leur dit : Les lions ne sont pas esclaves de ceux qui les nourrissent, ce sont ceux-ci leurs esclaves ; un esclave a peur, la bête sauvage fait peur !145 » Le mode de vie cynique inquiète le citoyen moyen parce qu’il met en question sa propre façon de vivre. En montrant qu’il est possible de vivre en dehors de la domestication sociale, le cynique pose à chacun la question de ce que pourrait être sa vie. Pour résister à ce mode de vie difficile, le cynique doit prendre deux grandes habitudes. D’abord, il s’endurcit par l’entraînement, il cherche à devenir le plus résistant possible à la faim, à la soif, au chaud et au froid mais aussi aux coups, aux moqueries et aux insultes. Il marche pieds nus dans la neige, il jeûne, il provoque. A force de pratique, le dégagement devient un réflexe, chaque chose, chaque représentation, chaque action est soupesée et éliminée si elle s’avère superflue. La première disposition cynique, c’est la résistance vis-à-vis de ce qui ne dépend pas de soi. Ensuite, le cynique prend l’habitude de se défendre par la contre-attaque. Au coup, il réagit par un coup qui est une leçon. Un maladroit frappe Diogène avec la poutre qu’il porte et ne le prévient qu’après. Diogène le cogne et seulement ensuite lui dit : « Attention ! » A la moquerie, il réplique par un mot d’esprit plus fin et plus incisif que l’attaque. Quelqu’un l’injurie, il lui répond : « Personne ne me croira si je dis du bien de toi, et nul ne te croira si tu dis du mal de moi146. » Face à l’autorité, il affiche l’indifférence et demande à Alexandre d’arrêter de lui faire de l’ombre. A l’argument philosophique, il oppose l’exemple contradictoire. On tente de le persuader que le mouvement est impossible, il se lève et part en marchant. La deuxième disposition cynique, c’est la contre-attaque qui fend l’adversaire comme un coin s’insère dans le point faible d’une bûche. Enfin, le devenir sauvage du cynique passe par un style animal du geste et de la voix.
L’insulte est lancée comme une morsure et le geste peut se faire insulte.
Dans l’invective, la voix se fait courte, forte, brutale, jusqu’au cri. Les maîtres cyniques font souvent appel au bâton pour enseigner leur disciple.
145 Diogène Laërce, Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, tome II, p. 34, GF-Flammarion, 1965
146 Les Cyniques grecs. Fragments et témoignages, p. 88, Le livre de poche, classiques de philosophie, 1992
L’argument s’épure et se condense en un geste ou en un mot. Lors d’un banquet, des convives lancent des os à Diogène en l’appelant « Chien ! ».
Il se lève et leur pisse dessus comme un chien. Il se prend à parler de choses sérieuses en public et personne ne l’écoute. Il siffle et tous s’approchent. C’est bien la preuve, leur dit-il, qu’ils ne s’intéressent qu’aux choses futiles, pas aux sujets importants. Enfin, l’évaluation du geste rejette tout présupposé social, en particulier la pudeur et le savoir vivre.
Diogène avait l’habitude de tout faire en public, manger comme se masturber. Si l’acte n’est pas mauvais en lui-même, pourquoi le cacher ? Il essaya même contre tout bon sens de manger de la viande crue, mais l’on rapporte qu’il ne put la digérer. Le Cynisme est l’adoption d’un mode de vie asocial grâce à l’acquisition de dispositions sauvages s’exprimant dans des comportements d’un style animal.
En fait, cette idée de retour à la nature est fondamentalement ambiguë.
Même les cyniques acceptent de dire que l’homme est un animal social. A aucun moment, ils ne prétendent vivre comme des bêtes. La nature à laquelle les cyniques font appel n’a jamais été donnée. Le dégagement du social n’est pas l’adoption d’une condition native de l’homme. Il doit plutôt être compris comme une provocation ironique et décapante. La nature est un outil critique contre l’opinion et la coutume. Elle est d’abord une épuration. Les vies de l’animal et du sauvage révèlent dans leur dénuement tout le superflu social. S’ils peuvent vivre ainsi, pourquoi ne le pourrions-nous pas ? Face à la sobriété naturelle, la vie sociale paraît artificielle et surchargée. Inversement, la nature est aussi un vaste champ de possibilités. L’élimination de ce qui ne dépend pas de nous concerne également les obligations et les règles qui ne sont légitimes qu’appliquées à un mode de vie domestiqué. L’appel à la nature dégage les potentialités brimées par les contraintes de la société. « En considérant comme non condamnables, voire comme recommandables, certains comportements dont l’animal et le sauvage seraient précisément les témoins vivants, [les cyniques adoptent] une procédure de multiplication des conduites possibles, pour autant que la culture interdirait, restreindrait, limiterait ce que la nature permet, élargit, autorise147. » Le cynique compare la nature à la société et il y voit de nombreuses raisons pour en questionner les conduites et pour en expérimenter de nouvelles. Le retour à la nature n’est pas l’adoption calme d’un modèle idéal, elle est l’irruption de pensées et de gestes sauvages qui ébranlent la légitimité de la culture et de la civilisation. Il ne s’agit ni d’être un animal, ni de coller à l’ordre social mais de se maintenir dans un entre-deux où la transcendance critique de la nature déstabilise la transcendance policière de la société. Le jeu ironique d’une transcendance contre une autre exige durcissement et questionnement perpétuel, conditions de possibilité de l’autonomie et de l’immanence. Il excentre le cynique du jeu social normalisé. « Quelqu’un disait que Diogène était fou : « Je ne suis pas fou, reprit-il, mais je n’ai pas votre tête !148 » En première lecture, l’éthique est toujours une recherche de l’impassibilité (apathie), de l’absence de troubles (ataraxie) et de la quiétude. Mais cette recherche passe nécessairement par une remise en question de l’existence, par une critique des opinions passées, par une refonte des habitudes antérieures. La fin est la tranquillité et le moyen est le dégagement, on ne peut pas les confondre, pas même les associer. Dans le même ordre d’idée, la philosophie est étymologiquement, l’amour de la sagesse. C’est le désir d’un amant privé de sa bien-aimée. Le philosophe n’a pas la sagesse, il n’est pas sage, il prétend à la sagesse. Le sage ne prétend à rien, il a. De même que la possession de la sagesse est la limite de la philosophie, l’éthique est par essence distincte de son but. Elle est recherche de la quiétude et ne doit pas être confondue avec ce dont elle est la recherche. Le travail éthique est une attitude philosophique, il n’est pas l’absence de trouble.
147 Didier Deleule, « La besace et le bâton » in Les cyniques grecs. Lettres de Diogène et Cratès, p. 109, Actes Sud, Babel « Les philosophiques », 1998
148 Les Cyniques grecs. Fragments et témoignages, p. 88
Sénèque rappelle la différence entre le sage « arrivé » et celui qui est en chemin. Il préfère comprendre l’apathie comme une invulnérabilité pas comme une insensibilité. Celui qui est insensible n’a plus besoin d’agir ou même de penser. « La différence entre eux et nous, c’est que notre sage remporte, bien sûr la victoire sur toute espèce d’incommodités mais il la ressent ; le leur ne la ressent même pas149. » C’est pourquoi, on peut légitimement préférer ne pas lier pratiquement le travail de dégagement à un but qui serait la paix de l’âme. Si l’on dit que le dégagement n’est qu’un moyen en vue de quelque chose d’autre, il faudrait diriger le moyen vers une fin prédéterminée. Il faudrait que le dégagement soit d’emblée l’amorce d’un engagement final et l’on polluerait l’immanence du souci de soi. Autrement dit, l’éthique est un mouvement, un processus de recherche dans lequel la quiétude peut être présente comme finalité idéale mais est absente comme finalité réelle.
L’éthique, en tant que processus, se donne le moyen comme fin, c’est-à-dire qu’elle est un moyen sans fin transcendante. Lorsque le processus éthique se laisse pénétrer par sa finalité idéale, il se met à dicter des règles de vie inspirées de concepts et de coutumes étrangères au dégagement singulier. Mais lorsqu’elle se limite à ce qu’elle est en elle-même, elle se contente de proposer un programme de critique de l’opinion et de la coutume. Elle ne dit pas ce qu’on doit être mais simplement comment se dégager de la domestication pour chercher ce qu’on peut être. D’école de morale, elle devient pur processus d’émancipation. Se limiter au processus éthique lui-même, c’est dégager la recherche de son but, c’est être fidèle au dégagement en ne le déterminant pas d’emblée par une finalité étrangère. Le seul but pratique du dégagement, c’est le dégagement lui-même, c’est-à-dire l’autonomie et l’immanence de la constitution de soi. Bref, toute éthique en marche n’est pas pratique de la sagesse ou de la tranquillité mais principe d’inquiétude.
149 Sénèque, op. cit., p. 57
« Le souci de soi même est une sorte d’aiguillon qui doit être planté là, dans la chair des hommes, qui doit être fiché dans leur existence et qui est un principe d’agitation, un principe de mouvement, un principe d’inquiétude permanent au cours de l’existence150. » En tant que pur processus, l’éthique est une prise en main de l’instant présent. Elle est le dégagement immédiat par un individu du bon sens et du sens commun qui définissent la signification d’une situation vécue et les bons moyens d’y répondre. Elle suspend les règles domestiquées de pensée et d’action et laisse l’individu face à face avec la situation brute.
C’est bien en ce sens que le processus éthique est sauvage. Il pousse à produire à chaque instant une interprétation, une évaluation et une action propre à une constitution et à une situation singulières. On reprochait un jour à Diogène de manger sur la place publique. Il répondit : « Eh quoi ? […] c’est sur la place publique que j’ai senti la faim151. » Au-delà de la boutade, c’est une parfaite illustration de la sauvagerie du processus éthique. La faim apparaît à Diogène, il la sent ici et maintenant, sur l’agora à une heure où peut-être personne ne mange. L’inadéquation du lieu et de l’instant scandalise l’individu domestiqué par les règles sociales.
Il ne perçoit pas cette infraction comme simplement sociale et relative mais comme naturelle et absolue tant il a intériorisé et incorporé ces règles. On ne traite pas Diogène de chien parce qu’il mange salement avec les mains mais parce qu’il mange comme si les règles sociales n’existaient pas. Il est banni des limites de l’humanité parce qu’il nie les règles d’une domestication devenue seconde nature. Le processus éthique dégage un mode d’existence indépendant, sauvage et disponible, c’est-àdire libre. « Qu’as tu gagné à faire de la philosophie ? », demandait-on à Diogène. « Au moins ceci, sinon rien d’autre : je suis prêt à toute éventualité152. »
150 Michel Foucault, L’herméneutique du sujet. Cours au Collège de France. 1981-1982, p. 9, Seuil/Gallimard, Hautes Etudes, 2001 151 Les Cyniques grecs. Fragments et témoignages, p. 90 152 Ibid., p. 93
Le critère éthique d’exposition
Il ne s’agit pas ici de proposer une quelconque déontologie des médias.
Une déontologie vise à améliorer le fonctionnement d’un champ professionnel et à en affermir la légitimité. Si elle est interne, elle cherche à rationaliser et à renforcer les devoirs professionnels des employés. Si elle est causée par des critiques externes, il s’agit le plus souvent de concessions, d’ajustements superficiels qui permettent à l’essentiel de perdurer. Une déontologie sert à mettre de l’ordre ou à rendre tolérable ce qui ne l’était plus. Il ne s’agit pas plus d’introduire des considérations morales dans les médias, ce serait conservateur et illusoire. La télévision et Internet sont des secteurs commerciaux. Il n’y a pas de morale dans le commerce, il n’y a que des règles de bonne gestion. Mais surtout, le problème posé par le spectacle de la réalité n’est pas déontologique ou moral, il est proprement éthique. Le spectacle du réel expose des individus et prétend en montrer la spontanéité, la vérité et l’authenticité.
Pourtant, c’est aussi un divertissement qui se doit d’être rassurant, compréhensible et plaisant. Le spectacle de la réalité produit une situation factice dans laquelle l’acteur amateur assume une identité étrangère comme si c’était la sienne. Ce travail sur la réalité a une influence inédite sur des spectateurs impliqués qui s’identifient directement à une typologie parodique. Ce qui est attaqué par ce spectacle ce n’est pas l’efficacité ou la morale des médias, ce sont les possibilités éthiques des acteurs et des spectateurs anonymes, ce sont les conditions de possibilité de l’inquiétude singulière de chaque êthos pour lui-même.
L’éthique est un souci de soi autonome et immanent, un critère éthique d’exposition est donc un critère d’exposition de soi. Ce critère ne s’applique pas des metteurs en scène vers les acteurs. Ce n’est pas un ensemble de précautions que les dispositifs spectaculaires devraient prendre par souci éthique des anonymes. Le souci de soi est un souci pour soi, pas pour les autres. Il ne s’applique pas plus de l’acteur vers les metteurs en scène, comme si les acteurs exigeaient d’être traités avec « éthique ». L’éthique est convocation de soi, pas des autres. L’individu qui se soucie de lui-même ne doit pas attendre que les dispositifs qui le mettent en scène prennent soin de lui. Il ne lui sert à rien de le réclamer.
Par contre, il peut être attentif aux effets de domestication de la situation spectaculaire (télévisuelle ou quotidienne) dans laquelle il se trouve et se comporter en conséquence pour les déjouer. C’est à celui qui est exposé d’introduire son souci dans la représentation. Cependant, le processus éthique émane du soi, vers le soi et pour le soi, il n’est donc pas spectaculaire. Il est invisible, caché dans l’épaisseur du corps et les plis de la conscience. Il est incompréhensible parce qu’il possède sa propre évaluation. Il est aussi inquiétant que peut l’être un animal sauvage en liberté. On ne se montre pas directement sous un jour éthique. Ce n’est pas parce qu’on se soucie de soi que ça se voit. Autrement dit, on ne peut pas se débarrasser du problème de la représentation quotidienne, du théâtre social, en faisant appel à la spontanéité, à la vérité ou à l’authenticité. Le prétendu naturel n’annule pas le jeu. L’authenticité, toujours illusoire, ne montre du soi que ce qui lui échappe. Elle relaie les influences et les typologies extérieures de mise en scène beaucoup plus qu’elle ne révèle une quelconque nature profonde. A dénier l’être en représentation, on risque d’être un acteur docile alors même qu’on croit être au-delà de la scène et de la salle. Au contraire, celui qui se soucie de lui-même sait qu’il est vu et jugé de même qu’il voit et juge. Son problème n’est pas du tout d’être spontané ou authentique mais de jouer un rôle participant du souci de soi. Il peut construire une représentation qui transpose la sphère de ce qui dépend de soi dans ce celle de ce qui ne dépend pas de soi. Ce n’est pas pour être reconnu en tant qu’individu éthique. Ce n’est pas pour quémander quelque avantage extérieur à se soucier de soi, il n’y en a aucun. C’est pour ne pas passer pour autre chose que ce que l’on est. Ce n’est que pour montrer et dire la vérité de son rapport à soi. La réflexion et la pratique éthiques passent par la détermination d’une image de soi fidèle au processus éthique. S’il n’y a pas de dehors au spectacle quotidien, déjouer la mise en scène, la typologie et le mimétisme ce n’est pas refuser de jouer mais, au contraire, jouer le refus.
Le rôle éthique ne peut pas ressembler à un êthos particulier. Il ne s’agit pas du tout de vouloir ressembler à un stoïcien ou à un cynique. Epictète se moque de la figure du cynique devenue, à Rome, un stéréotype, une mode ridicule qui l’a réduite à quelques traits superficiels. Il ne suffit pas, dit-il, de prendre le bâton et la besace, d’avoir les cheveux longs, les ongles sales et d’insulter les passants pour prétendre être un nouveau Diogène. Mais la critique d’Epictète tombe dans le travers opposé et fait du cynique un modèle, un être quasi divin. Il en fait un personnage inaccessible qui peut devenir un but pour la démarche éthique mais non sans la déterminer et la figer. Le rôle éthique n’est ni une mode, ni un modèle. Il n’est pas non plus un rôle fabriqué comme un objet artisanal que l’on endosserait en société. Ce serait l’assujettir à un savoir faire, à une personnalité et aux commentaires d’autrui. Si l’on adopte un êthos pour plaire, on n’est plus autonome. Si l’on copie un caractère préexistant cela n’a rien d’immanent, c’est un mimétisme éthologique. Si l’on choisit une identité fixe, on stoppe le processus éthique, on se déconnecte de l’ici et maintenant. Le critère que l’on cherche ne peut pas définir un mode de vie, quelques dispositions ou un ensemble de comportements. Le critère éthique d’exposition consiste à rendre visible le processus éthique, voire à le mettre en scène. Un processus est un ensemble de fonctions en train de se faire. Le processus éthique est un ensemble de fonctions critiques en action, il est l’activité d’un sujet se défaisant. Montrer ce processus, c’est montrer chez un individu la dissolution du caractère comme espèce sociale, la déstructuration des habitudes comme dispositions et la libération des comportements comme significations. C’est également montrer la dislocation des liens typologiques entre l’espèce, les dispositions et les comportements. Une exposition éthique est l’exposition d’un êthos qui se défait, aussi bien que le zoo est producteur d’êthos stéréotypés. Un spectacle éthique est le spectacle d’un individu aux comportements effleurant sans cesse l’imprévisible, l’inconnu et l’inassimilable. Ce n’est pas un rôle de composition mais de décomposition. On n’assemble pas des gestes et des paroles pour se faire un nom mais pour le perdre. Le résultat n’est pas l’apparition d’un personnage mais la disparition d’un visage codé, remplacé par un corps au devenir sauvage. C’est un rôle qui ne confère aucun statut mais qui destitue radicalement. C’est l’exhibition d’un véritable anonymat, de celui qu’on ne peut pas sélectionner, revendiquer et valoriser comme les autres ne peuvent pas le prévoir, l’identifier et le digérer. « Aie soin en premier lieu qu’on ne sache pas qui tu es153 », d’autant que tu ne le sais pas toi-même.
L’anonymat passif, subi et revendiqué par l’acteur télé-réel permet de lui faire endosser une identité qu’il joue avec conviction et naturel.
L’éthique est la production d’un anonymat actif dans la recherche de soi par soi. Elle est la mise en scène extérieure de la distance intérieure entre soi et soi, l’exposition d’une non-identité, l’exhibition d’une défiguration singulière. La singularité du processus éthique est aux antipodes de la « singularité », d’un personnage haut en couleur, d’un caractère fort, d’un excentrique. « La singularité fait partie d’une autre dimension que celles de la désignation [d’une espèce], de la manifestation [d’une disposition] ou de la signification [d’un comportement]154. » Elle n’est pas la distance d’un sujet constitué vis-à-vis des autres sujets. Elle n’est pas revendication de la différence, elle est son actualisation toujours renouvelée dans des événements impersonnels qui sont la matière d’une personnalité qui les intègrent.
C’est là qu’apparaît la différence essentielle entre le critère éthique d’exposition et une morale du spectacle de la réalité.
153 Epictète, op. cit., p. 333 154 Gilles Deleuze, Logique du sens, p. 67, Editions de minuit, 1969
Longtemps après les exhibitions ethnographiques et les expositions coloniales, la télé-réalité est violemment accusée de bafouer la dignité des exhibés et plus largement la dignité humaine. On a pu dire qu’elle portait une atteinte massive à l’inaliénable dignité humaine, qu’elle représentait un scandaleux mépris de l’homme ou que les droits de la personne humaine étaient bafoués. Ces réactions aussi honnêtes et scandalisées que naïves et stériles posent la question de l’utilisation politique et morale de la dignité.
Il semble important de questionner l’efficacité et la légitimité d’un terme qu’une sensiblerie humaniste protège violemment de toute attaque.
L’origine latine de la dignité, la dignitas, est un terme de droit civil romain qui désigne, à la fois, une charge ou un poste administratif et le mérite qu’il faut pour la posséder et la conserver. Ainsi, les sénateurs sont inscrits sur la liste des membres du Sénat par ordre de dignité, c’est-àdire en fonction de leur rang dans le cursus honorum (hiérarchie des charges). En même temps, le poste de sénateur donne une nouvelle dignité qu’il faut tenir et que les autres doivent respecter. Elle est transmissible et fonde la nobilitas d’une lignée. La dignitas matrimoni est d’autant meilleure que le mariage permet une promotion nobiliaire de la descendance. La dignitas, c’est donc à la fois une fonction administrative, un statut social et un ensemble de comportements qui les signalent et les attestent. Le sénateur s’occupe de certaines affaires publiques, il possède un rang précis et doit afficher un calme et une gravité qui siéent à sa condition. Les différentes dimensions de la dignitas se sont progressivement séparées dans l’usage du mot dignité. On ne mélange quasiment plus la dignité de rang avec celle de comportement. On dit aussi bien que la présidence est la plus haute dignité de l’Etat et qu’une personne possède une attitude digne.
Aujourd’hui, une des pires choses que l’on puisse faire à un homme, à part le tuer, c’est bafouer sa dignité. On peut bafouer sa dignité personnelle en ne lui donnant pas ce qu’il pense mériter ou en lui infligeant ce qu’il ne pense pas mériter. On peut ne pas respecter sa dignité humaine en lui imposant un traitement qu’il considère inférieur à une certaine idée de la nature humaine. Le terme est toujours chargé d’un fort pathos moral parce que la dignité est vécue comme faisant partie intégrante de soi, la nier c’est nier l’individu en tant que personne ou en tant qu’être humain. Mais qu’est-ce qu’une dignité personnelle ? La dignité c’est d’abord quelque chose que l’on possède. On a sa dignité. Cette propriété confère un certain nombre de droits : Droit à réclamer un bénéfice, on est digne d’avoir telle fonction ; Droit à refuser une injure, on n’est pas digne d’être traité de la sorte. On a une dignité qui détermine de quoi on peut être digne et indigne. Si l’on refuse à quelqu’un ce qu’il pense lui être dû par la possession d’une dignité, on le vole plus qu’on ne le viole. On diminue son patrimoine, plus qu’on ne nie sa personne morale. On vole une dignité comme on le ferait d’un porte-monnaie, ou bien on la retire comme un grade. La dignité, comme l’argent ou le titre, est une possession qui donne des droits et permet « d’être quelqu’un ».
C’est pourquoi celui qui se veut très digne, se pense souvent plus digne qu’un autre, plus méritant, supérieur. Sa dignité est le paravent qui protège son statut. « Dignité et poltronnerie. Les cérémonies, les costumes […] de classe, les mines graves, les regards solennels, la démarche lente, les discours contournés et tout ce qui, en général, se nomme dignité : c’est la forme de dissimulation propre à ceux qui sont, au fond, peureux, ils veulent ainsi inspirer la peur (d’eux-mêmes ou de ce qu’ils représentent)155. » D’un coup, le manque de respect de la dignité personnelle est dédramatisé. Qui n’a pas déjà eu envie de ridiculiser un banquier ou un patron dont la supériorité sociale passe par le maintien d’une certaine dignité dans l’attitude ? Qui n’a pas senti le désir de se défaire d’une dignité trop rigide, oppressante comme un costume d’apparat ? Les choses se compliquent avec la dignité humaine. En premier lieu, elle désigne le respect mérité par l’homme face aux autres êtres, animaux ou plantes.
155 Friedrich Nietzsche, Aurore, p. 174, Gallimard, Folio essais, 1980
Elle définit positivement comment un homme doit être traité et comment il doit se comporter en référence à une nature humaine qui imposerait droits et devoirs. Mais la définition est hasardeuse dans la mesure où personne ne sait ce qu’est la nature humaine.
Négativement, elle ne peut que déterminer ce qu’on ne doit pas infliger à un homme. Elle désigne le traitement des animaux comme limite inférieure et établit un minimum humaniste, particulièrement flou. On ne peut pas plus déterminer ce qu’est un traitement inhumain qu’on ne peut définir une nature humaine. Le problème posé par les zoos humains n’est pas du tout que l’on traite des hommes comme des bêtes, c’est l’existence de dispositifs de domestication réelle et spectaculaire des représentations et des corps, quels qu’ils soient. Il incombe par contre à chaque individu de trouver des méthodes de résistance à cette domestication. En deuxième lieu, la dignité humaine consiste, en suivant Kant, à considérer un être humain comme une personne, c’est–à-dire comme une fin en soi et pas comme un moyen en vue d’autre chose. Or, le processus éthique consiste précisément à se dégager de toute finalité donnée à son existence. L’objectif du souci de soi n’est pas le soi comme personne morale mais sa modification continue, c’est-à-dire le souci lui-même. Il invite l’individu à s’aborder comme un ensemble de moyens sans fin, comme un pur processus et pas du tout comme une personne. En ce sens, il est inhumain. La dignité de la personne ne peut donc guider la recherche d’un critère éthique d’exposition.
Une dignité est un statut partagé par un ensemble plus ou moins large de sujets. Nous n’avons pas tous la même dignité. Il y a des dignités nationales, régionales, urbaines et rurales, religieuses et professionnelles, jusqu’à la dignité personnelle que chacun possède. Plus précisément, une personne cumule plusieurs dignités sociales qu’il intègre dans une dignité personnelle. Une dignité, c’est un statut qu’il faut mériter. Comme la dignitas romaine, elle est à la fois le statut donnant droit et le mérite attaché à ce statut, mérite que l’on a, mais surtout mérite que l’on doit prouver. Il faut jouer un rôle social particulier pour obtenir une certaine dignité en récompense. « Dans le cas de la dignitas juridique comme dans celui de sa transposition morale, la dignité constitue quelque chose d’autonome par rapport à l’existence de son porteur, un modèle intérieur ou une image extérieure à quoi il doit se conformer et qu’il doit conserver à tout prix [en adoptant] une conduite à la hauteur de sa condition156. » Il n’y a donc aucun sens à dire que l’on « bafoue » la dignité des participants à un spectacle de la réalité. Grâce à leur passage à l’écran, les anonymes de la télé-réalité remplacent leur dignité quotidienne par une dignité spectaculaire variable, offerte clé en main. On ne peut que se demander s’ils n’ont pas perdu au change, mais pas s’ils ont été traités comme des sous-hommes ou des animaux. On les a peut-être truandés mais certainement pas niés. Il n’y a aucun niveau social totalement dépourvu de dignité. L’emboîtement des différentes dignités est une représentation de la hiérarchie sociale dans son ensemble. Chaque dignité est supérieure et inférieure à une autre. La plus basse est encore supérieure aux dignités animales (différentes pour un chien ou un cheval, pour un porc ou un rat). Ainsi, un zoo est une machine à produire, décerner et incorporer des dignités liées à des êthos stéréotypés. Le sauvage captif n’est pas dépourvu de toute dignité. On lui laisse l’indépendance naïve ou la fierté farouche. Le colonisé se voit octroyé la drôlerie ou la docilité contre la banlieue de la civilisation. Toute dignité est un ensemble de contraintes comportementales échangées contre des avantages sociaux. Les dignités les plus basses exigent les plus grandes contraintes contre les plus petits avantages. Le spectacle de la réalité ne détruit aucune dignité, au contraire, il en produit. Il expose directement l’élucidation et l’évaluation d’un spécimen dans lequel un groupe peut se reconnaître. Il attribue le style et la place d’une population type qu’il suffit d’imiter pour en faire partie, pour en obtenir la dignité157.
156 Giorgio Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz, pp. 84 et 86, Editions Payot&Rivages, 1999 157 « Depuis le début de l’assignation en résidence surveillée [d’Aziz, participant à Loft Story], dans les chaumières [des Français d’origine maghrébines], les débats passionnés sont allés crescendo quant à ce qu’IL aurait dû dire ou faire, ce qu’IL aurait dû ne pas dire ou ne pas faire, pour nous représenter dignement, ne pas « nous mettre la honte » » in Le Monde, « Aziz ou l’intégration par le bas », Azouz Begag, 19 mai 2001
Lorsque l’humanisme de la dignité bafouée se plaint du spectacle de la réalité, il ne peut qu’en regretter les répartitions hiérarchiques, pas la fonction de répartition. A l’opposé, le processus éthique est un mouvement d’arrachement des dignités sociales. Il est la recherche et la représentation de la dissolution des statuts, des rôles et des hiérarchies.
Une exposition éthique n’est pas le spectacle du respect de la dignité mais du refus de toute dignité, en tant qu’elle limite nécessairement les possibilités immanentes d’après des règles extérieures de domestication.
Le critère éthique d’exposition est l’exposition d’un corps qui est « l’expression d’un monde possible, c’est l’exprimé saisi comme n’existant pas encore hors de ce qui l’exprime158 », aussi bien dans une signification, une disposition, une espèce, ou un statut social. Que l’exprimé soit aussi l’exprimant, cela pourrait être une formule esthétique de l’immanence. Le critère éthique d’exposition fait référence à un travail de comédie mais ce n’est pas celui de l’acteur « classique » qui entre dans la peau d’un personnage. Dans la réalité spectaculaire, cela s’appelle mentir, dire le faux comme si c’était le vrai. Ce n’est pas non plus celui de l’acteur anonyme qui pense être authentique dans une situation factice.
Dans le spectacle de la réalité, c’est dire vrai comme si c’était le vrai. Le jeu éthique serait plutôt une manière de dire le vrai comme si c’était faux, de dire le vrai en montrant que l’on est en porte-à-faux avec soi-même.
Cela ressemble au travail d’un acteur épique, tel que Brecht le défini. Bien sûr, pour Brecht, il s’agit d’une technique théâtrale dont l’objectif est l’attention du spectateur, pas l’êthos de l’acteur. Elle n’en est pas moins transposable comme technique de représentation quotidienne du processus éthique qui est d’abord représentation pour soi, expression du souci de soi. Le jeu épique repose sur une distanciation entre l’acteur et 158 Gilles Deleuze, « Michel Tournier et le monde sans autrui » in Logique du sens, p. 357, Editions de Minuit, Collection « Critique », 1969 l’action visant à rendre insolites des comportements habituellement perçus comme naturels et banals. On peut distinguer trois grandes techniques de distanciation. Premièrement, on peut défaire la nécessité.
L’acteur ne doit pas s’attendre à ce qu’il va faire. Il joue en introduisant toutes les actions possibles comme arrière fond de l’action effectuée, comme si l’on était toujours ouvert à l’imprévisible. Voici les conseils de Brecht pour la répétition d’un rôle : « Le comédien qui lit son rôle doit se laisser surprendre par celui-ci et le contredire. Rien ne doit être considéré par lui comme donné, comme quelque chose qui « ne saurait se passer autrement », comme ce « à quoi étant donné le caractère du personnage, il fallait s’attendre ». […]159 » L’acteur épique se surprend comme le sujet éthique se cherche. La première distance à introduire est de soi à soi dans l’ordre de la vérité, ne pas se dire : « C’était logique ». Deuxièmement, on peut défaire l’identification. L’acteur épique ne s’identifie pas à son personnage ce qui permet au public de ne pas s’identifier à l’acteur. Il joue sans coller aux sentiments mis en jeu, comme s’il s’agissait d’un autre. Cela permet de conserver la bizarrerie et la nouveauté des faits rapportés. L’acteur décrit les pensées les plus intimes et les plus banales comme il citerait un témoignage étranger, afin qu’elles n’apparaissent pas comme l’émanation directe d’un caractère mais comme des phénomènes inconnus qu’on doit encore comprendre. L’acteur épique s’observe comme le sujet éthique s’examine. La deuxième distance à introduire est de soi à soi dans l’ordre de la spontanéité, ne pas se dire : « C’est venu naturellement ». Troisièmement, on peut défaire un visage figé par le regard typologique pour le remplacer par des masques de situation. Car, « ce qui est mauvais dans le Spectacle, [ce ne sont pas les masques] c’est plutôt que les visages se soient pétrifiés jusqu’à devenir eux-mêmes semblables à des masques, et qu’une instance centrale se soit érigée en maître des métamorphoses160. » Le masque permet d’oublier son visage et de jouer avec son corps.
159 Bertolt Brecht, L’Art du comédien, p. 130, L’Arche, 1999 160 Tiqqun, Théorie du Bloom, p. 78, La fabrique-éditions, 2000
On doit alors réinventer les gestes et les mots pour exprimer ce que le visage n’exprime plus. Cette invention casse la typologie dominante des visages. L’acteur épique utilise le masque pour oublier un visage qui fige son jeu, qui le rabat sur des significations standards. Et, à force de ne pas se fier à son visage, on peut arriver à le perdre. « [Lorsque j’enlève mon masque], j’ai l’angoisse d’y laisser une partie du visage… comme si le masque m’ôtait la figure. Quand on enlève le masque au bout de deux ou trois heures, on a l’impression de s’effacer…161 » L’acteur épique se cache comme le sujet éthique est véritablement anonyme. La troisième distance à introduire est de soi à soi dans l’ordre de l’authenticité, ne pas se dire : « C’est vraiment moi ». Le critère éthique d’exposition suscite une méthode épique de comédie de soi conjurant, par distanciation, la prévision, l’identification et la digestion de l’expression. Elle passe par une technique de jeu qui défait les trois qualités essentielles de l’anonyme mis en scène : La vérité, la spontanéité et l’authenticité.
Ainsi, l’exposition éthique n’est pas sans effets pour les autres parce qu’elle coupe à son niveau la chaîne mimétique de domestication médiatique des comportements. Le souci de soi soumet le mimétisme à une critique autonome et immanente. Toutes les représentations sont passées au crible d’une raison pratique singulière et ce d’autant plus qu’elles sont spectaculaires. Le sujet éthique ne joue plus le rôle de récepteur passif des êthos stéréotypés du spectacle de la réalité. D’autre part, il joue un « personnage » sans visage, frôlant sans cesse l’imprévisible, l’inconnu et l’inassimilable. Il ne peut pas être imité. Il n’est pas au format des canaux mimétiques. L’acteur éthique ne joue plus le rôle de relais des êthos spectaculaires. Une exposition éthique fait irruption dans le déroulement réglé du spectacle, elle ne joue pas le jeu du décor, du dressage et de la mise en scène de soi, elle court-circuite les boucles mimétiques et casse les typologies.
161 Dario Fo, Le gai savoir de l’acteur, p. 48, L’Arche, 1990
Une exposition éthique n’opère pas une simple critique du spectacle de la réalité, elle en sape de l’intérieur les conditions de fonctionnement et donc de possibilité. Elle introduit au coeur des mécanismes spectaculaires de domestication la plus discrète et la plus redoutable sauvagerie, celle de l’indéterminé.
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