"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
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Du gouvernement des hommes à l’autogouvernement du capital humain
Itinéraires foucaldiens *
par Ottavio Marzocca

Origine : http://www.biopolitica.cl/docs/Marzocca_Du_gouvernement_des_hommes.doc

La question du gouvernement

Des deux Cours effectués par Foucault dans les années 1977-1978 et 1978-1979, il émerge d’abord le lien entre la question du biopouvoir et celle de la gouvernementalité . Cependant, celle-ci est une notion que Foucault introduit en articulant sa signification de manière à ouvrir également des champs de recherche plus vastes par rapport à celui de la biopolitique. La fécondité du thème de la gouvernementalité est démontrée par les nombreuses recherches dont il a fait l’objet, et ce dès la publication en italien et en anglais du texte d’une seule leçon du premier des deux Cours : dans les pays anglophones, par exemple, il a donné naissance au phénomène remarquable des Governmentality Studies ; des recherches très importantes ont également été menées dans d’autres pays .

Le concept de gouvernementalité désigne avant tout le croisement entre une rationalité politique générale et un ensemble de techniques et de savoirs, qui implique une distinction nécessaire entre l’idée de gouvernement et celle de souveraineté. Le gouvernement ne constitue pas une application immédiate du pouvoir souverain mais, et ce en particulier à l’époque moderne, il est plutôt une condition essentielle du fonctionnement de ce dernier, dans la mesure où il compense les limites de l’instrumentation traditionnelle, essentiellement juridique, militaire et fiscale, de la souveraineté, en ayant tendance à conduire directement les hommes et leurs comportements. Dans ce sens, les « arts du gouvernement » de la modernité naissent et se forment au sein de l’espace, non strictement politique, de ce que l’on entend par gouvernement de la famille, des enfants, de la communauté, des âmes, des fous, des pauvres, des ouvriers, etc. De ce point de vue, la définition la plus adaptée du gouvernement est celle de « conduite des conduites » .

Mais d’un point de vue plus général, le paradigme du gouvernement selon Foucault est le pouvoir pastoral qui s’affirme comme modèle dans la tradition hébraïque et s’exerce de manière systématique à travers la direction des consciences, des âmes et des conduites par le pastorat chrétien. Le modèle du pouvoir pastoral constitue un instrument décisif pour déchiffrer la rationalité politique qui s’affirme par la «gouvernementalisation» de l’État moderne : plus que d’un territoire, le pastorat s’occupe d’une multiplicité d’hommes en veillant sur eux et en prenant en charge le salut du groupe (le troupeau) et de chacun d’entre eux (la brebis) ; de même, mais à une autre échelle et sur un terrain différent, le gouvernement de l’État moderne n’a pas pour finalité immédiate de posséder ou de conquérir une terre ni de prélever ses richesses, mais de gérer correctement les forces du corps collectif .

Dans ce cadre, la population apparaît comme la ressource fondamentale de la puissance de l’État, et envers laquelle seront appliquées des formes spécifiques de savoir et des techniques appropriées d’administration ; d’autre part, même l’individu sera nécessairement un objet essentiel du savoir et du pouvoir de gouvernement, dans la mesure où il pourra contribuer à la conservation et à l’accroissement de la puissance de l’ensemble. De là, l’importance que Foucault attribue à la dualité des modes d’exercice de ce pouvoir, correspondants à son individualisation et à sa totalisation . De là également, l’élévation de la vie, de la santé, du bien-être matériel et moral de tous et de chacun au rang de références centrales des pratiques de gouvernement.

Ces données permettent d’affirmer que la biopolitique, en tant que gouvernement de la vie, constitue une expression essentielle de la gouvernementalité moderne, et ce également car – selon Foucault – même le biopouvoir s’exerce de deux manières, soit à travers la combinaison de l’approche individualisante, typique des techniques disciplinaires, et de l’approche totalisante de la régulation des phénomènes biologiques de la population .

L’analyse foucaldienne de la gouvernementalité distingue par ailleurs deux grandes phases historiques. La première s’étend de la fin du XVI au milieu du XVIII siècle et se caractérise par divers savoirs-pouvoirs : les théories de la raison d’État, la « science de la police », la statistique, l’ « arithmétique politique », les théories économiques mercantilistes . La seconde, au contraire, est celle du libéralisme, au sein de laquelle l’économie politique s’impose comme savoir principal de gouvernement : cette phase se différencie de la première essentiellement par la problématique constante de la limitation de l’action de l’État en vue de conjurer les excès qui caractérisent la phase précédente .

Dans les deux cas, la richesse comme le bien-être collectif sont poursuivis comme des finalités générales associées ; mais dans le cas de la gouvernementalité libérale, l’économie gagne sa propre autonomie dans deux sens très précis : autonomie pratique et scientifique de l’économie politique par rapport à l’orientation du gouvernement, à laquelle l’analyse mercantiliste des richesses de l’État absolutiste était au contraire soumise ; autonomie de l’économie, entendue comme incoercibilité et indépendance du comportement économique des individus à l’égard du gouvernement : les libertés des sujets économiques sont conçues comme un instrument décisif dans la poursuite de la prospérité générale. En outre, le libéralisme reprend et relance la préoccupation de la sécurité qui hantait déjà l’État de police, mais au lieu de la consacrer immédiatement à la sauvegarde du bien-être, il la traduit avant tout par la protection sécuritaire de la liberté. De cette manière, toutefois, il finit souvent par défendre des libertés au détriment d’autres ou bien d’en limiter quelques-unes à l’avantage d’autres, sur la base de critères d’économicité et de dangerosité variables .

Métamorphose de la gouvernementalité : libéralisme, État providence, néolibéralisme

L’analyse foucaldienne du libéralisme a représenté un des facteurs majeurs de stimulation pour le développement des recherches sur la gouvernementalité. Le postulat dont nombre de ces études découlent est celle selon lequel le libéralisme aurait réussi historiquement à concilier son individualisation économique radicale des libertés avec les exigences de totalisation politique de l’action de gouvernement en faisant surtout appel à l’utilisation du concept de société. Au moins initialement, selon Foucault, l’exaltation de l’indépendance de l’homo oeconomicus aurait exposé le libéralisme au risque de délégitimer radicalement le rôle du gouvernement et de désagréger le corps collectif en profondeur ; mais c’est justement l’ « invention » de la société qui aurait permis de penser et de mettre en œuvre la compatibilité des destins individuelles avec ceux de la collectivité, sans réduire toutefois cette dernière au corps unitaire de l’État ou bien à la simple somme des intérêts privés .

En développant cette thèse, Graham Burchell soutient que la formation d’une gouvernementalité basée sur l’idée de société civile a permis la maturation d’une nouvelle forme de citoyenneté avec le dépassement progressif de l’oscillation, caractéristique de la première modernité, entre la nostalgie du modèle classique de l’engagement public basé sur la vertu civique et les nouvelles formes de subjectivité civile basées sur les droits individuels et les intérêts privés .

Selon Giovanna Procacci, au XIX siècle, l’élaboration d’une économie sociale (entendue comme une approche alternative ou intégrative par rapport à l’économie politique) ainsi que la promotion d’une « politique de la misère » (qui a abordé le problème du paupérisme comme danger social auquel remédier à l’aide d’instruments de moralisation, éducation, assistance, assurance, hygiène, etc.) ont joué un rôle capital dans la définition ultérieure de cette dimension sociale . Le «libéralisme réel », tel que le définit Colin Gordon , se serait donc trouvé à devoir penser et constituer le « social » comme un espace distinct des espaces juridico-politique et économique. Devant faire face par ailleurs aux poussées insurrectionnelles du prolétariat, dans la seconde moitié du XIX siècle il aurait produit la définition de la « question sociale » comme multiplicité de problèmes individuels (accidents, chômage, maladies, vieillesse…) pouvant être résolus à l’aide d’une législation spécifique de type assurantiel et par l’intermédiaire d’instruments de compensation « solidariste » des risques provoqués par l’économie .

Dans ce cadre, et pour plusieurs auteurs, c’est la notion de risque qui constitue le véritable fondement des différents régimes gouvernementaux qui se sont formés à travers la définition du danger et de la défense sociale ou dans le cadre de la gestion des problèmes de la santé , et, plus généralement, dans le domaine de l’imprévisibilité de l’existence individuelle et collective. C’est sur ce dernier terrain que, selon François Ewald, la rationalité gouvernementale de l’État providence se forme à la fin du XIX siècle. Dans ce contexte, le risque n’est pas assumé comme une donnée objective, mais comme un instrument technico-politique qui permet de concevoir la réalité d’une manière inédite, en la rendant gouvernable par l’intermédiaire du calcul probabiliste des évènements négatifs et par la définition de techniques d’assurances afin d’en neutraliser les conséquences. L’idée de responsabilité individuelle est donc redéfinie et redimensionnée en profondeur par l’intermédiaire de la redistribution collective des charges des imprévus .

L’évolution néolibérale des arts du gouvernement induit d’autres auteurs à souligner l’extrême fluidification à l’heure actuelle de la frontière qui sépare la sphère étatique de la sphère sociale ainsi que la pluralisation des régimes de gouvernementalité qui, en traversant ladite frontière, relativisent la centralité même de l’État comme agence de gouvernement . Quelques auteurs, comme Nikolas Rose et Peter Miller, tendent à faire émerger également les formes d’autogouvernementalisation qui mûrissent par l’intermédiaire de l’emphase de l’autonomie individuelle et de l’autoresponsabilisation demandée aux individus et aux groupes dans la gestion des risques et des problèmes sociaux . Selon Thomas Lemke, il faut toutefois éviter de placer l’analyse de ces tendances dans le cadre d’une évolution linéaire de la rationalité gouvernementale. Il faut savoir reconnaître que cette rationalité peut fonctionner aussi par l’intermédiaire de ses incohérences, de ses échecs et des résistances qu’elle suscite. De plus, on ne peut se contenter de diagnostiquer le « retrait » de l’État ou de la politique comme une donnée caractérisant la situation actuelle. Il faut supposer sérieusement que ce « retrait » soit une donnée essentielle d’une nouvelle politique. Quoiqu’il en soit, l’État n’est pas nécessairement entraîné vers un déclin irréversible, mais il semble plutôt destiné à changer et à rendre ses fonctions plus agiles, de la même manière que les individus et les groupes sociaux sont appelés à être plus agiles, plus flexibles et plus responsables de leur propre conduite, en la rendant compatible avec la rationalité néolibérale .

Mitchell Dean, enfin, soutient que même le « social » n’est pas destiné à une « mort » inéluctable. S’il est correct de parler de crise profonde du welfare state, il faut également reconnaître que dans les formes actuelles de « gouvernement libéral avancé », la culture néolibérale, bien qu’étant dominante, s’articule avec d’autres rationalités politiques (communautarisme, néo-conservatisme, etc.), en produisant des « post-welfarist regimes of social government » plutôt que des formes de « post-social government ». Dans cette perspective, le social semble donc se reconfigurer comme un « quasi-marché » de services et de conseils, au sein duquel les gouvernés n’apparaissent pas simplement comme des assistés ou comme des usagers, mais aussi comme des clients et des consommateurs .

Nouvelles formes de gouvernementalité: l’humain comme capital

Les recherches des auteurs que nous avons considérés ont presque toutes été effectuées à une époque à laquelle il n’était pas possible de disposer facilement et entièrement des résultats du travail de Foucault concernant la gouvernementalité. Aujourd’hui, cette difficulté est presque totalement surmontée avec la publication de ses Cours de 1977-1978 et de 1978-1979. Il est donc possible d’appréhender combien sa recherche sur les changements du « gouvernement de la vie des hommes » de notre époque était avancée.

Juste dans le Cours intitulé Naissance de la biopolitique, Foucault examine de manière très approfondie les formes de la gouvernementalité néolibérale, parmi lesquelles se distingue par sa valeur exemplaire celle correspondant à la théorie du capital humain, élaborée par quelques économistes des États-Unis à partir des années cinquante du XX° siècle .

L’une des prémisses fondamentales de cette théorie est la définition de capital proposée par Fisher selon laquelle toute source de revenu peut être définie comme un capital . Cette définition permet de considérer que les capacités mêmes de travail des individus sont un capital, pour la simple raison que parmi les motivations qui conditionnent leur mise en œuvre, celle de la recherche d’un revenu prévaut.

Les théoriciens du capital humain insistent fortement sur l’importance des investissements qu’opèrent les individus ou les gouvernements dans le capital humain, en particulier dans les domaines de l’instruction et de la formation. Selon eux, tous les choix concernant ces domaines peuvent être étudiés comme des décisions économiques d’investissement en capital humain. Mais surtout Gary Becker analyse en ces termes beaucoup d’autres aspects de la vie individuelle et collective : les soins médicaux, l’hygiène, l’émigration, l’acquisition d’informations sur le marché du travail, etc. En outre, il consacre une très grande attention aux rapports familiaux : le mariage, la procréation et l’éducation des enfants peuvent également être analysés comme des investissements en capital humain, produisant des bénéfices économiques et psychiques .

Becker insiste surtout sur les capacités acquises, mais il ne néglige pas les caractéristiques héréditaires des individus comme composantes du capital humain. En particulier, et en se référant à la race, à l’intelligence et à la taille, il soutient que « les traits héréditaires sont des compléments pour réduire l’incertitude sur ses propres enfants ». Et il ajoute : « L’accouplement de personnes ayant des caractéristiques héréditaires similaires augmente l’utilité du produit total si l’on recherche une plus grande certitude sur la qualité des enfants» . On pourrait penser que, au fond, il se limite avec ces expressions à formaliser scientifiquement les effets de la propension évidente des personnes à choisir leurs partenaires sur la base de caractéristiques physiques évaluées positivement. Mais dans la mesure où ces caractéristiques sont ramenées d’une part à un critère étroitement génétique et d’autre part à une évaluation de la rentabilité économique de la procréation, il est évident que son discours peut avoir des implications inquiétantes.

Dans son Cours de 1978-1979, Michel Foucault met en évidence quelques-unes de ces implications, en anticipant que le développement de la recherche génétique pourra permettre de déterminer les personnes qui risquent de contracter certaines maladies et d’engendrer des enfants porteurs de risques génétiques éventuellement aggravés par l’union avec d’autres personnes à risque. Il pense toutefois qu’il ne faut pas se limiter à relever les dangers de nouvelles formes de racisme qui peuvent dériver de la combinaison entre la théorie du capital humain et les applications de la génétique. Ce qui lui apparaît comme étant plus digne de réflexion est plutôt la possibilité que des équipements génétiques déterminés, considérés comme n’étant pas à risque ou à bas risque, soient traités un jour comme des ressources économiques plus avantageuses que d’autres pour la formation et la valorisation du capital humain individuel et collectif .

En effet, à la lumière de notre actualité, ces hypothèses ne doivent pas être traitées comme les symptômes d’une inclinaison inguérissable à la paranoïa. Elles doivent plutôt être considérées comme des scénarios substantiellement réalistes des nouvelles orientations que le gouvernement biopolitique des hommes pourrait assumer dans le cadre d’une société fortement imprégnée de rationalité économico-politique néolibérale. En d’autres mots, dans la mesure où la génétique est susceptible d’intégrer une rationalité politique axée sur l’idée de capital humain, elle peut également devenir un facteur essentiel de stratégies politiques, formelles et informelles, de production, d’accroissement, d’accumulation et d’amélioration du capital humain individuel et collectif.

D’une manière générale, il est important de souligner le fait que la théorie du capital humain, en considérant les capacités humaines (acquises ou héréditaires) comme incarnations immédiates du capital, transforme l’individu en entrepreneur de soi-même qui investit continuellement dans ces capacités pour en retirer des gains de nature monétaire et psychique. Cette vision ne devrait pas être considérée uniquement comme une « doctrine » plus ou moins fondée, mais aussi comme une description, bien que « schématique », de l’un des effets majeurs sur les comportements de l’homme contemporain que les politiques néolibérales recherchent et obtiennent souvent, dans une époque de crise de la gouvernementalité centrée sur l’État.

(novembre 2007)