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Origine : http://www.algeria-watch.de/fr/article/div/livres/olcg_cover.htm
Introduction
«La conquête de la terre, qui signifie principalement
la prendre à des hommes d'une autre couleur que nous, ou
dont le nez est un peu plus plat, n'est pas une jolie chose quand
on la regarde de près. »
J. CONRAD (1902).
« Ce contre quoi je réagis est cette rupture qui existe
entre l'histoire sociale et l'histoire des idées. Les historiens
des sociétés sont censés décrire la
manière dont les gens agissent sans penser, et les historiens
des idées, la manière dont des gens pensent sans agir.
»
M. FOUCAULT (1988).
L'Algérie : « une question de salut public et d'honneur
national »
Lundi 24 mai 1847, Assemblée nationale. «La domination
paisible et la colonisation rapide de l'Algérie sont assurément
les deux plus grands intérêts que la France ait aujourd'hui
dans le monde ; ils sont grands en eux-mêmes, et par le rapport
direct et nécessaire qu'ils ont avec tous les autres. Notre
prépondérance en Europe, l'ordre de nos finances,
la vie d'une partie de nos concitoyens, notre honneur national,
sont ici engagés de la manière la plus formidable
», affirme un député déjà célèbre
et qui le demeure aujourd'hui. Dès 1828, il s'est prononcé
en faveur d'une expédition militaire contre la Régence
d'Alger et, quelques années plus tard, pour « la colonisation
partielle et la domination totale » de cette
8 COLONISER. EXTERMINER
dernière. Comment atteindre ces deux objectifs ? La réponse
de ce représentant est claire. Aux quelques philanthropes
qui s'émeuvent des méthodes employées par l'armée,
il rétorque : « J'ai souvent entendu [...] des hommes
que je respecte, mais que je n'approuve pas, trouver mauvais qu'on
brûlât les moissons, qu'on vidât les silos et
enfin qu'on s'emparât des hommes sans armes, des femmes et
des enfants. Ce sont là, suivant moi, des nécessités
fâcheuses, mais auxquelles tout peuple qui voudra faire la
guerre aux Arabes sera obligé de se soumettre. [...] On ne
détruira la puissance d'Abd el-Kader qu'en rendant la position
des tribus qui adhèrent à lui tellement insupportable
qu'elles l'abandonnent. Ceci est une vérité évidente.
Il faut s'y conformer ou abandonner la partie. Pour moi, je pense
que tous les moyens de désoler les tribus doivent être
employés. Je n'excepte que ceux que l'humanité et
le droit des nations réprouvent. » Quels sont donc
ces moyens réputés conformes aux sensibilités
de saison et au jus belli ? Le premier est l'«interdiction
du commerce»; le second, le «ravage du pays».
Et, pour conclure, cette personnalité, alors membre de l'Académie
des sciences morales et politiques, et qui deviendra ministre des
Affaires étrangères de la Deuxième République,
ajoute : « Je crois de la plus haute importance de ne laisser
subsister ou s'élever aucune ville dans les domaines d'Abd
el-Kader» et de «détruire tout ce qui ressemble
à une agrégation permanente de population1 ».
Longuement reproduits à dessein pour ne pas laisser croire
que nous aurions été abusé par quelques citations
trouvées à la hâte dans des textes mineurs,
ces passages n'ont pas pour auteur un député extrémiste
et marginal s'exprimant dans un journal local et confidentiel. Au
contraire, beaucoup de ses contemporains, les nôtres plus
encore, tiennent ce parlementaire-écrivain renommé
pour un modèle de tempérance qui n'a cessé
de plaider, dit-on, en faveur de l'égalité et des
libertés politiques, en un mot, pour la démocratie.
Celui qui défend ces positions, c'est donc Alexis de Tocque-ville,
dans un rapport officiel présenté à l'Assemblée
nationale en 1847, et dans un opuscule auquel il accordait la plus
grande importance. Membre de la commission parlementaire chargée
d'examiner deux projets de loi portant sur la colonisation de cette
contrée, Tocqueville fut désigné comme rapporteur
par ses pairs en raison, notamment, de sa bonne connaissance de
la région. Auréolé du prestige consécutif
à la publication de La Démocratie en Amérique,
connu
1. A. de Tocqueville. La première citation est extraite
du «Rapport sur le projet de loi relatif aux crédits
extraordinaires demandés pour l'Algérie», in
Ouvres, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1991,
p. 848. Les secondes proviennent de son « Travail sur l'Algérie
» rédigé en 1841, ibid., p. 705-706.
INTRODUCTION
pour ses écrits sur la réforme du système
pénitentiaire, tenu enfin pour un spécialiste avisé
des affaires étrangères et de la question algérienne,
Tocqueville est un homme politique influent. D'autant plus qu'en
1847 il n'intervient pas à titre personnel, mais au nom d'une
commission ad hoc dont les conclusions ont été entendues
par le gouvernement1. Au moment où le député
de Valognes rédige ces lignes qui disent, de façon
exemplaire et insistante, l'importance de l'Algérie pour
la métropole, peu de ses collègues contestent la nécessité
de coloniser ce territoire. En s'exprimant de la sorte, il sait
avoir le soutien de la plupart des membres de l'Assemblée
nationale, et c'est en porte-parole de cette majorité jugée
par lui trop silencieuse qu'il se présente pour mieux défendre
les orientations de ses pairs. « De l'avis de tout le monde,
pris isolément, un à un, sur ces bancs », il
s'agit, comme il l'a déclaré quelques mois plus tôt,
de « la plus grande affaire du pays, qui l'atteint dans son
présent, qui le menace dans son avenir, qui, en un mot, est
[...] à la tête de tous les intérêts que
la France a dans le monde2 ». Déjà, la question
algérienne transcende maints clivages partisans et autorise
parfois des accords improbables au regard des confrontations qui
divisent habituellement les élus et les responsables de ces
temps. Ainsi verra-t-on le maréchal Bugeaud et l'ancien ministre
socialiste Louis Blanc, par exemple, farouches adversaires que tout
oppose sur le terrain de la politique intérieure, défendre
des projets de colonisation voisins en 1848, et le premier approuver
le second. Magie des «intérêts supérieurs
» du pays.
Les analyses de Tocqueville sont courantes ; de même les
propositions concrètes qu'il a faites pour réduire
les résistances des populations « indigènes
» et anéantir la puissance d'Abd el-Kader, leur chef
principal. La lecture des textes et des discours de cette époque
révèle, quelle que soit leur nature, une véritable
passion collective pour l'ancienne Régence partagée
par des élus, des militaires, des écrivains et des
réformateurs venus de tous les horizons politiques. Ils ne
sont pas les seuls ; l'« opinion publique » elle-même,
après avoir été « exaltée »
par la révolution de 1830, s'est enthousiasmée pour
la « conquête d'Alger », soutient Buret. «
Coloniste » ardent, lui aussi est convaincu que l'«
Afrique » est « une question de salut public et d'honneur
national». Quant à la «guerre» menée
outre-Méditer-
1. « Huit jours après la lecture » du second
rapport, consacré au développement de camps agricoles
souhaité par Bugeaud et soutenu par Guizot, le gouvernement
retirait en effet le «projet de loi» qui venait d'être
critiqué par Tocqueville. F. Guizot, Mémoires pour
servir à l'histoire de mon temps, Paris, Michel Lévy
Frères, 1865, t. VII, p. 234.
2. A. de Tocqueville, Le Moniteur universel, Assemblée nationale,
10 juin 1846, p. 1723.
10 COLONISER. EXTERMINER
ranée, il la conçoit comme une « chasse furieuse
» exigeant de recourir à des moyens singuliers comparés
à ceux employés à la même époque
dans les conflits conventionnels qui se déroulent en Europe.
C'est pourquoi il approuve les razzias, qui permettent d'«
attaquer énergiquement l'ennemi » dans ses intérêts
agricoles et de «lui rendre ainsi l'existence [...] malheureuse,
jusqu'à ce qu'il reconnaisse notre force et se soumette ».
Ce sont là les « conditions du succès dans la
guerre d'Afrique1 », affirme Buret, qui salue l'action du
général Bugeaud depuis qu'il est devenu gouverneur
général de l'Algérie en décembre 1840.
Qu'est-ce qui fonde ces convictions si bien partagées, comme
le constate Tocqueville, qui déplore cependant que le gouvernement
n'accorde pas toute l'attention nécessaire à la mise
en valeur de l'ancienne Régence ? Pourquoi cette colonie
est-elle placée au cour d'enjeux divers, que les contemporains
estiment à ce point décisifs qu'il y va du sort même
du pays ? Que ce dernier parvienne à ses fins en Afrique,
et son redressement adviendra; qu'il échoue, laisse entendre
Tocqueville comme beaucoup d'autres avant et après lui, et
le pire est à craindre sur le plan international comme sur
le front intérieur. Classique rhétorique destinée,
par la dramatisation volontaire des questions débattues,
à arracher des décisions conformes aux souhaits du
rapporteur et de la commission au nom de laquelle il s'exprime ?
Sans doute, mais cela ne saurait occulter des réalités
plus fondamentales. Multiples, et parfois lointaines, sont les causes
de ces analyses que soutiennent, implicitement ici, d'abord l'histoire
des colonies françaises, ensuite l'actualité de la
rivalité avec la Grande-Bretagne - laquelle, lancée
depuis longtemps dans une course victorieuse à l'empire,
domine en Inde, au Cap, au Natal et en Australie -, enfin de graves
inquiétudes nourries par la situation économique,
sociale et politique du pays.
Relativement à la première question, c'est le traité
de Paris qui est dénoncé. Signé en 1763 pour
mettre fin à la guerre de Sept Ans qui avait opposé
l'Angleterre et la France, il eut pour conséquence la disparition
des territoires les plus importants de l'empire à la suite
de la défaite des armées de Louis XV. Du Canada, de
la Louisiane, de la côte orientale de l'Inde en passant par
le Sénégal, il ne restait rien, ou presque. La victoire
de la Grande-Bretagne était complète ; au siècle
suivant, elle lui assura d'immenses avantages militaires, maritimes
et commerciaux qui lui permirent de poursuivre son irrésistible
expansion. 1763? Date maudite et humiliation nationale
1. É. Buret (1810-1842), Question d'Afrique. De la double
conquête de l'Algérie par la guerre et la colonisation,
Paris, 1842, p. 5, 2 et 31. Économiste et sociologue, dirait-on
aujourd'hui, il s'est rendu célèbre par son ouvrage
De la misère des classes laborieuses en Angleterre et en
France, publié en 1840 et couronné par l'Académie
des sciences morales et politiques.
INTRODUCTION 11
réputées avoir ouvert une longue période de
décadence - au xixe siècle, le mot est sur bien des
lèvres et sous bien des plumes pour dire la situation de
la France en Europe et ailleurs - dont les effets se font toujours
durement sentir. Cent deux ans plus tard, Prévost-Paradol
y voit encore l'origine du déclin français qui a permis
à la « race anglo-saxonne » de prendre «
possession du globe habitable » alors que la France, consumée
par les « guerres civiles » et étrangères,
piétinait « dans les boues de la vieille Europe et
dans [son] propre sang1 ». D'un côté, une expansion
jamais véritablement contrariée qui a fait de l'Angleterre
une puissance à nulle autre pareille. De l'autre, une régression
mortifère nourrie des revers essuyés sur la scène
internationale, lesquels ont favorisé de violents conflits
intérieurs qui ont exténué le pays de la Révolution.
La comparaison de ces situations éclaire les destins contrastés
des deux États et le développement d'un puissant sentiment
d'infériorité, qui confine au complexé, chez
les Français de cette époque. Ces derniers, vivant
dans l'ombre permanente de ce royaume d'outre-Manche, dynamique
et conquérant, qui ne cesse de leur renvoyer l'image d'un
peuple de colonisateurs obstinés, se jugent velléitaires,
« habitués » qu'ils sont « à laisser
tomber le fruit de leur bouche, après y avoir mordu2 »,
comme on le lit à l'article « Colonie » du Grand
Dictionnaire universel du XIXe siècle. Cette critique, qui
est aussi une complainte, est courante, et elle est répétée
dans de nombreux écrits où s'exprime une amertume
envieuse pour cette Albion dont les récents succès
en Inde ont laissé les contemporains stupéfaits et
plus inquiets encore.
C'est à l'aune de ce passé, très présent
dans la mémoire des hommes de ces temps, et de l'actualité
qu'ils apprécient la deuxième
1. A. Prévost-Paradol, « Carte future du monde. Empire
colonial anglo-saxon » (10 décembre 1865), in La France
nouvelle suivie de Pages choisies, Paris, Éditions Garnier,
1981, p. 128. « L'abandon » de l'Algérie par
la France « serait aux yeux du monde l'annonce certaine de
sa décadence», écrit Tocqueville. «Travail
sur l'Algérie», op. cit., p. 691. En 1880, P. Gaffarel
soutient encore que la «décadence» de la métropole
« tient pour beaucoup à la ruine de notre empire colonial
». Les Colonies françaises, Paris, Baillière
& Cie, 1880, p. 5. Professeur d'histoire à la faculté
de lettres de Dijon et membre actif de la Société
de géographie de Paris, Gaffarel a publié plusieurs
ouvrages de référence sur les colonies. Lors d'un
débat sur la colonisation, J. Ferry déclare à
l'Assemblée : « La politique de recueillement ou d'abstention,
c'est simplement le chemin de la décadence» (28 juillet
1885). Cité par J.-M. Mayeur, Les Débuts de la IIIe
République, 1871-1898, Paris, Seuil, 2004, p. 132.
2. Grand Dictionnaire universel du xix siècle, article «Colonie»,
Paris, P. Larousse, 1866, t. IV, p. 652. « De toutes les races
actuelles, la plus propre à la colonisation, c'est la race
anglo-saxonne. On dirait que les trois quarts du globe lui ont été
légués par testament divin », lit-on aussi.
De son côté, G. Flaubert note avec ironie : «
Colonies (nos) - S'attrister quand on en parle. » Dictionnaire
des idées reçues (1847), Paris, Mille et une nuits,
1995, p. 23.
12 COLONISER. EXTERMINER
question et déplorent les lenteurs, dénoncées
comme des atermoiements coupables, de la monarchie de Juillet à
coloniser l'Algérie au moment même où la Grande-Bretagne
poursuit inlassablement ses conquêtes. L'histoire multiséculaire
de la rivalité entre les deux nations aide à comprendre
l'extrême importance accordée à la prise d'Alger
en 1830. Pour beaucoup, elle fut pensée comme le début
d'une renaissance depuis longtemps souhaitée, hélas
trop souvent différée, qui devait permettre à
la France d'atteindre plusieurs objectifs distincts mais liés
: poser en Afrique du Nord les fondements nécessaires à
la reconstruction d'un empire colonial, recouvrer ainsi une autorité
politique et militaire sur le Vieux Continent face à une
Grande-Bretagne insolente de puissance, et faire de la Méditerranée
centrale, cette « mer politique1 » par excellence où
se joue en partie le destin du pays, un « lac français
».
Les contemporains, certains d'entre eux du moins, étaient
conscients d'être les témoins, et parfois les acteurs,
d'une période caractérisée par le triomphe
de la « race européenne » sur « toutes
les autres races ». « II se fait de nos jours quelque
chose de plus vaste, de plus extraordinaire que l'établissement
de l'empire romain; c'est l'asservissement des quatre parties du
monde par la cinquième. Ne médisons donc pas trop
de notre siècle et de nous-mêmes; les hommes sont petits,
mais les événements sont grands2», écrit
Tocqueville, avec une certaine fierté puisque son pays participe
à ce mouvement, même s'il déplore l'insuffisance
de ses efforts. L'Histoire, il le sait, est en train de basculer
; pour la première fois l'Europe, emmenée par la Grande-Bretagne,
principalement, et par la France, peut envisager de s'imposer sur
tous les continents. L'âge des empires mondiaux vient de débuter.
Soutenir que la position de la France en Europe et dans le monde
dépend de ses aptitudes colonisatrices est un lieu commun;
tout comme observer qu'elle demeure en ces matières dangereusement
inférieure à l'Angleterre, référence
et rivale constante que l'on espère concurrencer, à
défaut de pouvoir l'égaler.
D'autres enjeux, intérieurs cette fois et tout aussi importants,
sont liés au peuplement de l'Algérie par des colons
venus de métropole. Si attentif à l'évolution
de la situation française, Tocqueville considère qu'il
y va des finances du pays et surtout de ses capacités à
résoudre partiellement la question sociale, qui l'inquiète
tant. L'auteur de La Démocratie en Amérique ne se
laisse pas abuser par « l'apaisement et l'aplatissement universels
» engendrés par le régime de Louis-Philippe.
Sous ce calme apparent, il « flaire » les affrontements
à
1. A. de Tocqueville, « Travail sur l'Algérie »,
op. cit., p. 692.
2. A. de Tocqueville, «Lettre à Henry Reeve»
(12 avril 1840), in Ouvres complètes. Correspondance anglaise,
Paris, Gallimard, 1954, t. VI, 1, p. 58.
INTRODUCTION 13
venir et, dès le mois d'octobre 1847, affirme qu'ils se
concentreront sur les droits de propriété. À
ceux qui se rassurent en soulignant que les « classes ouvrières
» ne sont plus tourmentées par des « passions
politiques», il rétorque que celles-ci «sont
devenues sociales», et plus dangereuses encore, car ce n'est
pas « telle loi, tel ministère, tel gouvernement »
qui sont visés, mais les fondements mêmes de la société.
La « révolution industrielle » et la centralisation
ont fait de Paris la «première ville manufacturière»
du pays et le siège de confrontations violentes et d'autant
plus inquiétantes - les Trois Glorieuses, l'insurrection
de juin 1832 et les émeutes d'avril 1834 le prouvent - qu'elles
se sont déroulées dans la capitale. C'est sur un véritable
«volcan» que «nous nous endormons1 », conclut
Tocque-ville dans un discours tenu à la Chambre des députés
en janvier 1848. Analyses alarmistes d'un défenseur de l'ordre
qui cherche à mobiliser ses pairs pour tenter d'écarter
des périls qu'il juge imminents ? Peut-être, mais ces
craintes sont depuis longtemps partagées par des réformateurs
et des républicains importants.
Quelques années plus tôt, Lamartine s'exclamait à
la tribune de l'Assemblée nationale : « Messieurs,
voilà la colonisation ! Elle ne crée pas immédiatement
les richesses, mais elle crée le mobile du travail ; elle
multiplie la vie, le mouvement social ; elle préserve le
corps politique, ou de cette langueur qui l'énervé,
ou de cette surabondance de forces sans emploi, qui éclate
tôt ou tard en révolutions et en catastrophes. On a
blâmé l'expédition d'Egypte : ne soyons pas
si pressés de répudier la pensée d'un grand
homme, attendez encore quelques années pour la juger. »
Nul n'ignorait à quoi l'orateur faisait allusion dans ce
discours prononcé au lendemain des sanglantes journées
d'avril 1834, qui avaient vu les artisans et les ouvriers lyonnais
d'abord, parisiens ensuite, se soulever pour protester contre la
dureté de leurs conditions de travail et de vie. Le ton exalté
et la rhétorique du député-poète disent
bien l'urgence de « grandes colonisations » indispensables
« à la France » et « nécessaires
à nos populations croissantes2 », dont les pouvoirs
publics ne savent que faire. Ces propos ne sont pas le fait d'un
homme isolé ; de nombreux auteurs célèbres
alors font de l'expansion en Afrique l'une des conditions indispensables
au rétablissement de la paix intérieure et au rayonnement
de la France en Europe et dans le monde. L'échec des solutions
appliquées jusque-là pour soulager la misère
1. A. de Tocqueville, Souvenirs, Paris, Gallimard, 1999, p. 23
et 24.
2. A. de Lamartine, « Sur Alger» (2 mai 1834), in Ouvres
oratoires et écrits politiques, Paris, Librairie internationale,
1864, t. I, p. 64. De son côté, G. de Beaumont soutient
que l'« abaissement » de la France raviverait «des
partis violents, habiles à s'emparer du sentiment national
», ce qui pourrait conduire le pays « à la guerre
par l'anarchie ». De la politique extérieure de la
France, Paris, C. Gosselin, 1840, p. 38.
14 COLONISER. EXTERMINER
des indigents et des prolétaires a nourri des craintes très
vives de la « Sociale » ; son spectre hante tous les
milieux politiques. La publication, le 15 avril 1834, des sujets
mis au concours par l'Académie des sciences morales et politiques
en témoigne également, puisqu'il est proposé
aux candidats d'étudier « la population qui forme une
classe dangereuse par ses vices, son ignorance et sa misère
», et d'« indiquer les moyens que l'administration,
les hommes riches ou aisés, les ouvriers intelligents et
laborieux peuvent employer pour améliorer cette classe dépravée
et malheureuse1 ».
Dans ce contexte marqué par les fréquentes émeutes
de ceux d'en bas, et par la mobilisation politique et intellectuelle
de ceux d'en haut pour tenter d'y mettre un terme, beaucoup estiment
que, si la lutte contre le paupérisme reste cantonnée
aux frontières de l'Hexagone, elle demeurera vaine. Pour
combattre ce fléau et les violences qu'il n'a cessé
d'encourager depuis 1830, l'Algérie doit jouer un rôle
majeur. Une fois encore, de nombreux contemporains se tournent vers
la Grande-Bretagne, perçue comme un modèle. Grâce
à son empire et à une politique résolue, elle
est parvenue à maîtriser sans heurts significatifs
une forte croissance démographique et les effets de la révolution
industrielle en incitant ses ressortissants les plus démunis
à s'expatrier en masse2. Quelques années plus tard,
la révolution de février 1848 puis la guerre civile
de juin vont être interprétées comme des preuves
supplémentaires qui confirment cette vérité
: pas de paix sociale sans colonies destinées à accueillir
le « trop-plein » turbulent et dangereux de la métropole,
comme on l'écrit à l'époque. Proche et réputée
si riche en ressources naturelles mal exploitées par des
« indigènes » paresseux et barbares, l'ancienne
Régence d'Alger est, pour certains, « un Far West à
découvrir » et « une Californie à exploiter
» vers lesquels les pauvres et les aventuriers doivent être
dirigés. Là, ils mèneront enfin une vie heureuse
et prospère en une contrée qui, pour ces raisons,
fut très tôt considérée comme une «nouvelle
France3» prometteuse et salvatrice. Après 1870, cette
dernière a contribué à faire oublier l'humiliante
défaite contre la Prusse, l'annexion, plus douloureuse encore,
de l'Alsace et de la Lorraine, ainsi que la Commune de Paris. Comme
leurs prédécesseurs, les défenseurs de la Troisième
République, soucieux de trouver à l'extérieur
des solutions aux nombreux problèmes inté-
1. Cité par J.-P. Bois, Bugeaud, Paris, Fayard, 1997, p.
206.
2. « Plus de douze millions de sujets britanniques quittèrent
l'île pour conquérir et peupler de nouveaux mondes
» entre 1815 et 1890. H. Wesseling, Le Partage de l'Afrique,
Paris, Gallimard, «Folio histoire», 2002, p. 68.
3. P. Gaffarel, Les Colonies françaises, op. cit., p. 563.
«Ma pensée, c'est qu'Alger doit être un appendice
du territoire français », déclarait déjà
Lamartine en 1836. « Sur la colonisation d'Alger » (
11 juin 1836), in Ouvres oratoires et écrits politiques,
op. cit., 1.1, p. 279.
INTRODUCTION 15
rieurs qu'ils affrontaient, et de renforcer la légitimité
encore fragile des institutions, tournèrent leurs regards
vers l'empire et l'Algérie. « La colonisation en grand
est une nécessité politique tout à fait de
premier ordre. Une nation qui ne colonise pas est irrévocablement
vouée au socialisme ' », affirme Renan, qui résume
bien l'état d'esprit des hommes de son époque. Beaucoup
d'entre eux sont convaincus d'être confrontés à
cette alternative : ou le colonialisme, ou la révolution.
On sait le choix qu'ils firent.
Appréhendé sur la longue durée, ce contexte
révèle une situation aussi importante pour les contemporains
qu'elle est négligée aujourd'hui : l'intrication ancienne,
durable et remarquable, bien que peu remarquée, du social
et du colonial. Pour être tout à fait précis,
il faut y ajouter la question pénale, particulièrement
vive dans les années 1830 et suivantes en raison de la crise
du système carcéral métropolitain, que l'on
espère résoudre par la multiplication des établissements
pénitentiaires dans les territoires d'outre-mer. Soulager
la métropole réputée vivre sous la menace constante
des faubourgs et d'une criminalité jugée intolérable
dont le récidiviste est la figure odieuse parce qu'il dit,
par son existence même, la double impuissance de la prison
à punir et à réformer efficacement les condamnés,
tel est l'objectif de nombreux libéraux, républicains
et socialistes. S'ils divergent, parfois, sur les moyens nécessaires
pour peupler massivement l'Algérie d'Européens, ils
ne doutent pas que cette dernière réalisera toutes
leurs « espérances2 » et qu'ils pourront maîtriser
ainsi un présent difficile et un avenir incertain. Pour beaucoup,
la colonie est une terre promise destinée au « bas
peuple » sans terre ni emploi, qui doit y trouver ce que la
mère patrie ne peut lui offrir en raison de l'exiguïté
de son territoire et de son incapacité à lui fournir
le travail dont il a besoin.
Le rattachement rapide de l'ancienne Régence au territoire
national sanctionne l'importance que les hommes de la première
moitié du xrx* siècle accordaient à cette région;
il fut solennellement consacré par les constituants de 1848,
désireux et fiers d'inscrire dans la loi fondamentale cette
formule qui fera florès : « L'Algérie, c'est
la France3. » Les noces sanglantes de la République
et du colonialisme venaient d'être conclues ; une longue histoire
débutait, et ses effets ont durablement marqué les
générations de dirigeants qui se sont succédé
à la tête du pays. Le souvenir des combats et des morts,
le rappel des sacrifices et des efforts consentis pour « civi-
1. E. Renan, «La réforme intellectuelle et morale
de la France» (1871), in Ouvres complètes, Paris, Calmann-Lévy,
1947,1.1, p. 390. (Souligné par nous.)
2. É. Buret, Question d'Afrique, op, cit., p. 9. Sur l'ensemble
de ces points, voir plus loin le chapitre v, « La "Coloniale"
contre la "Sociale" », p. 277.
3. L'article 109 de la Constitution de la Deuxième République
est ainsi rédigé : « Le territoire de l'Algérie
et des colonies est déclaré territoire français.
»
16 COLONISER. EXTERMINER
liser» cette contrée, comme on disait alors, puis
la présence de métropolitains venus s'y installer
en nombre, ont pesé d'un poids considérable sur la
conscience des vivants ; ces héritiers pourvus d'un vaste
empire conquis avec difficulté se sont fait un devoir de
le sauvegarder, quoi qu'il en coûtât. L'acharnement
de l'écrasante majorité des responsables politiques
de tout bord à défendre, de 1945 à la fin des
années 1950, l'Algérie française, et l'issue
particulièrement meurtrière de la guerre longtemps
sans nom qui s'y déroula, doivent beaucoup à ce passé
réputé héroïque. À ceux qui, pour
des raisons économiques et militaires, souhaitaient le retrait
de la France, Lamartine scandalisé répondait déjà
par une formule définitive que les dirigeants de la Quatrième
République n'auraient pas désapprouvée : «Nous
n'abandonnerons jamais Alger», et il stigmatisait cette proposition,
«antinationale, antisociale et antihumaine1», considérée
comme une trahison.
À partir de 1830, les débats sur la politique à
mener en Algérie ont été aussi animés
que nombreux. Poursuivis sous tous les régimes, ils ont traversé
le siècle et mobilisé des personnes venues de disciplines,
d'horizons politiques et professionnels extrêmement divers.
L'ampleur et la permanence de ce phénomène ont surpris
les contemporains, conscients d'être confrontés à
une situation inhabituelle qui a vu des hommes, et quelques femmes,
s'engager avec fougue dans les discussions publiques de leur temps.
« II n'y a pas de problème qui ait autant préoccupé
les esprits que celui de la colonisation de l'Algérie. Les
écrits auxquels il a donné naissance sont presque
innombrables2», constatait Tocqueville en 1847; pour les raisons
que l'on sait, cette passion collective a longtemps perduré.
En effet, dans des ouvrages qui traitent de sujets a priori sans
rapport avec la colonie, certains de ceux consacrés au paupérisme,
aux enfants abandonnés ou à la réforme du système
pénitentiaire par exemple, on découvre que leurs auteurs
intègrent fréquemment l'ancienne Régence à
leurs réflexions et à leurs projets. De même,
les livres d'histoire, les essais ou les études démographiques
consacrés à la région nous ramènent
souvent, par des voies inattendues quelquefois, sur le terrain social,
pénal ou sur celui de la politique intérieure, alors
que rien ne laissait présager qu'il en serait ainsi. Engendrés
par l'actualité française et algérienne, se
répondant les uns les autres, rédigés à
Paris, en province ou dans la capitale de la colonie par des personnalités
renommées ou par des obscurs désireux de faire entendre
leur voix, et peut-être de se faire connaître, ces écrits
nous introduisent au cour de débats d'une diversité
et
1. A. de Lamartine, « Sur Alger», op. cit., p. 66 et
67.
2. A. de Tocqueville, « Sur un crédit pour les camps
agricoles » (2 juin 1847), in Ouvres, op. cit., p. 900.
INTRODUCTION 17
d'une richesse extraordinaires. Tous éclairent à
la fois les ressorts de cet engouement pour l'Algérie qui
a saisi les acteurs, le public, de nombreux peintres et écrivains
partis « chercher des inspirations de l'autre côté
de la Méditerranée1 », et les difficultés
politiques, juridiques et pratiques auxquelles les premiers ont
été confrontés lors de la conquête et
de la colonisation de ce territoire.
Sur la guerre et l'État colonial
Alger prise, de nombreuses interrogations demeuraient en suspens
ou surgissaient en raison de l'ampleur des problèmes liés
à l'évolution de la conjoncture militaire, notamment.
Que faire de l'ancienne Régence vaincue, certes, mais toujours
insoumise ? Jusqu'où pousser la conquête ? Quels moyens
employer pour y établir une sécurité durable,
indispensable à l'arrivée de nombreux colons? Comment
combattre les « indigènes » qui s'organisaient
contre un pouvoir doublement illégitime à leurs yeux
parce que ses détenteurs étaient à la fois
étrangers et chrétiens? À ces questions, qui
ont suscité de longues controverses sur les méthodes
nécessaires pour l'emporter dans la colonie, les contemporains
ont apporté des réponses variées ; leurs écrits
et leurs propositions en témoignent. On y découvre
des conceptions particulières de l'ennemi « arabe »,
de la guerre qu'il faut mener contre lui et, in fine, des pratiques
systématiques de violences extrêmes comparées
à celles qui sont employées en Europe à la
même époque. La guerre coloniale, donc, ses méthodes,
sa nature et ses conséquences dévastatrices pour le
pays et les populations concernées - ce sont là nos
objets.
Tocqueville prétendait défendre une voie moyenne
destinée, selon lui, à éviter les écueils
d'un conflit péchant par défaut ou par excès
de rigueur. D'autres, plus radicaux, ont élaboré des
projets qui peuvent paraître extravagants aujourd'hui ; c'est
méconnaître le fait qu'ils furent conçus par
des notables respectables, puis discutés en leur temps par
des hommes fort connus qui en ont débattu sérieu-
1. T. Gautier, « Salon de 1849 » (7 août 1849),
in Voyage en Algérie, Paris, La Boîte à documents,
1997, p. 176. L'écrivain rapporte que le « Tout-Paris
» a visité, aux Tuileries, la tente dans laquelle le
général Bugeaud reçut, après la célèbre
bataille dlsly, les trophées de sa victoire. Ibid., p. 172.
Après avoir exposé la Smala en 1845, Horace Vernet,
le peintre quasi officiel de la conquête de l'Algérie,
immortalisa cet événement pour le Salon de 1846. De
lui, Baudelaire écrivait : « Je hais cet art improvisé
au roulement du tambour, ces toiles badigeonnées au galop,
cette peinture fabriquée à coups de pistolet, comme
je hais l'armée [...] et tout ce qui traîne des armes
bruyantes dans un lieu pacifique. » Critique d'an suivie de
Critique musicale, Paris, Gallimard, « Folio essais »,
1996, p. 131.
18 COLONISER. EXTERMINER
sement. Pour venir à bout des « indigènes »
dont les résistances armées compromettaient les projets
de colonisation, des auteurs proposèrent de bouleverser la
carte raciale de l'Algérie, de refouler les « Arabes
» jugés dangereux et inaptes aux exigences du travail
moderne, et de les remplacer par des Chinois et des Noirs qui seraient
importés en masse. Considérés comme des auxiliaires
fiables sur lesquels les Européens pourraient compter, ces
« indigènes » dociles seraient employés
pour cultiver les terres acquises par la force et pour conquérir
les oasis lointaines du Sud.
Certains proposèrent même d'exterminer tout ou partie
des « Arabes » au motif que, appartenant à une
race inférieure et rétive à la civilisation,
ils devaient être anéantis - le sort réservé
aux Indiens d'Amérique ou aux Aborigènes d'Australie
étant un précédent abondamment sollicité
pour soutenir cette perspective. Défendu en 1846 par un célèbre
médecin républicain qui résidait en Algérie
- le docteur Eugène Bodichon -, ce projet fut exposé
dans le Courrier africain, un journal important de l'ancienne Régence
pourtant soumise à la stricte censure des autorités
militaires. Informés de ces propositions, des membres de
l'Assemblée nationale intervinrent pour les condamner et
mettre en garde le gouvernement contre leur diffusion. Quelques
années plus tard, l'auteur persévéra dans cette
voie en rédigeant plusieurs volumes1 destinés à
poser les fondements théoriques et historiques de la guerre
des races réputée opposer les Européens aux
« indigènes » des autres continents, voués
à une destruction qu'il jugeait nécessaire et positive.
Le terme extermination utilisé ici, et dans le titre de notre
ouvrage, appelle une précision indispensable pour empêcher
de faux débats et de graves mésinterprétations.
Nul désir de provocation ou de polémique n'est à
l'origine de son usage ; la chose serait aussi dérisoire
qu'irresponsable. Si nous nous sommes résolu à employer
ce vocable, c'est parce que les nombreux auteurs sollicités
y ont couramment recours pour désigner ce qui est perpétré
dans les terres conquises par les habitants du Vieux Continent.
Qu'ils approuvent ou qu'ils réprouvent l'anéantissement
physique des « indigènes », les contemporains
savent que la colonisation va souvent de pair avec l'extermination
des tribus ou des peuplades vaincues, et ils ne le cachent pas ;
pas plus qu'ils ne cherchent à euphémiser les réalités
dont ils prennent
1. Études sur l'Algérie et l'Afrique (1847) et De
l'humanité (1866). E. Bodichon (1810-1885) est une personnalité
connue à laquelle le Grand Dictionnaire universel du XIXe
siècle de P. Larousse a consacré une notice ; ses
ouvrages y sont qualifiés d'«intéressants».
T. II, p. 851. En 1932, dans son livre Sociologie coloniale, destiné
aux «étudiants en sciences coloniales», R. Maunier,
professeur à l'université de Paris, cite, en les condamnant,
les thèses exterminatrices de Bodichon, ce qui prouve que
les spécialistes de la première moitié du XXe
siècle les connaissaient.
INTRODUCTION 19
connaissance1. Ajoutons, c'est essentiel, qu'au xrxe siècle
le mot demeure, comme au siècle précédent,
polysémique, puisqu'il sert à nommer des actes jugés
aujourd'hui fort éloignés les uns des autres. Ainsi
la mort d'un individu suivie de la ruine de son corps par le feu
ou le démembrement, des exécutions sommaires et des
massacres de masse sont-ils tous désignés par ce terme
unique2. Faut-il le rappeler, les mots et les concepts ont également
une histoire, et, pour comprendre de façon adéquate
l'extermination et ce qu'elle signifie alors, il est impératif
de s'affranchir de son acception récente forgée après
Auschwitz, notamment.
Ces différents projets sont étudiés, de même
que les opérations et les techniques de l'armée d'Afrique
conçues au début des années 1840, lorsque la
guerre change de nature en devenant totale, puisqu'elle débouche
sur la militarisation complète des populations algériennes
et de leurs territoires. Les premières sont désormais
tenues pour des ennemis non conventionnels qui peuvent, et qui doivent,
être anéantis en certaines circonstances. Quant aux
seconds, ils sont considérés comme des objectifs militaires,
ce qui entraîne la disparition de tout sanctuaire susceptible
d'échapper aux violences des batailles ; cette évolution
a pour conséquence la destruction massive des villes, des
villages et des cultures. La « brutalisation3 » du conflit
1. «L'extermination est le procédé le plus
élémentaire de la colonisation», note, par exemple,
A. de Gasparin. La France doit-elle conserver Alger?, Paris, Imprimerie
Béthune et Pion, 1835, p. 44. Maître des requêtes
au Conseil d'État, Gasparin (1810-1871) fut aussi député
de Bastia. De son côté, J. Michelet constate : «
Le travail d'extermination se poursuit rapidement. » «
En moins d'un demi-siècle, que de nations j'ai vues disparaître
», ajoute-t-il en citant les « Indiens de l'Amérique
du Nord». Le Peuple (1846), Paris, GF-Flammarion, 1998, p.
193.
2. Le dictionnaire Le Robert indique qu'au xviii siècle
« exterminer» s'emploie « en parlant d'une seule
personne » lorsque celle-ci est entièrement anéantie.
Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française,
Paris, Le Robert, 1980, t. II, p. 782. Voltaire use du terme «
exterminer» pour désigner des conflits particulièrement
meurtriers. Cf. Dictionnaire philosophique (1764), article «Guerre»,
Paris, GF-Flammarion, 1990, p. 218. Relatant les journées
insurrectionnelles de 1832 qui se sont déroulées à
Paris et les exactions commises par des gardes nationaux contre
les insurgés, Victor Hugo écrit : « Le zèle
allait parfois jusqu'à l'extermination. » Les Misérables,
présentation de R. Journet, Paris, GF-Flammarion, 2000, t.
III, 5e partie, livre premier, XII, p. 236. À propos des
massacres perpétrés au cours de certains soulèvements
paysans, Emile Zola utilise lui aussi le terme «extermination».
Cf. La Terre (1887), Paris, Gallimard, 2002, p. 104. Enfin, lorsqu'il
traite de la Semaine sanglante, qu'il appelle l'«exécrable
semaine » de la Commune de Paris, il dénonce la «
férocité » des «bourgeois» et les
journaux qui «poussaient à l'extermination».
La Débâcle (1892), Paris, Gallimard, 2003, p. 573.
3. Néologisme emprunté à G.L. Mosse, qui l'a
forgé pour rendre compte du processus qui s'est développé
pendant et après la Première Guerre mondiale au sein
des sociétés européennes. Selon lui, ce processus
a favorisé l'avènement des régimes totalitaires.
Cf. De la Grande Guerre au totalitarisme, Paris, Hachette Littératures,
1999, p. 181 et suivantes.
20 COLONISER. EXTERMINER
mené dans l'ancienne Régence est aussi rapide que
spectaculaire ; elle se produit au moment même où les
affrontements armés qui opposent les États du Vieux
Continent se civilisent au contraire. Le développement de
ces deux phénomènes est cependant plus complexe que
ne le suggère l'opposition entre un « ailleurs »
colonial, voué aux massacres des civils et des prisonniers,
à la mutilation systématique des cadavres et au ravage
méthodique du territoire, et un « ici » européen,
où triompheraient des règles plus respectueuses des
personnes et des biens.
En juin 1848, certaines des techniques employées dans la
colonie furent en effet importées à Paris par des
officiers supérieurs - Cavai-gnac, Lamoricière et
Changarnier notamment - qui avaient longtemps servi en Algérie.
L'expérience acquise là-bas a ainsi inspiré
la conduite de la guerre civile, dont les violences extrêmes
demeurent peu intelligibles lorsqu'on fait abstraction de ce passé-présent
au moment où l'armée et la garde nationale, cette
dernière commandée par de nombreux « Africains
», partent à l'assaut de la capitale et des «
Bédouins de la métropole », comme on disait
alors. Contre ces barbares de l'intérieur, d'autant plus
haïs qu'ils furent davantage craints, et pour reconquérir
les quartiers qu'ils contrôlaient, des «moyens algériens1
» ont donc été mobilisés. Un homme incarne
-mais il n'est pas le seul, loin s'en faut - ce mouvement qui n'a
pas échappé aux contemporains : il s'agit de Bugeaud.
Après avoir été l'artisan de la pacification
meurtrière de l'ancienne Régence, il devient, au lendemain
des journées de Juin, le théoricien de la lutte contre-révolutionnaire
en rédigeant un ouvrage intitulé De la guerre des
rues et des maisons. Au cours du dernier conflit, en 1954, des pratiques
couramment employées lors de la conquête furent de
nouveau mises en ouvre et perfectionnées dans un contexte
où les «nécessités» du combat contre
les «terroristes» justifiaient le recours à des
moyens non conventionnels tels que la torture de masse, les représailles
collectives contre les civils, les exécutions sommaires,
l'anéantissement de villages et le regroupement forcé
des populations algériennes dans des camps érigés
par l'armée. Remarquable permanence de la guerre totale.
La défaite et la reddition d'Abd el-Kader en 1847 ouvrent
une ère nouvelle, mais les débats ne cessent pas pour
autant ; ils changent seulement d'objet et se concentrent désormais
sur la question de savoir comment diriger l'Algérie après
que les résistances les plus importantes ont été
vaincues. De quelle façon gouverner les « Arabes »,
majoritaires, et les Européens, qui constituent alors une
faible minorité, pour assurer aux seconds une prééminence
jugée fondamentale
1. F. Engels, « Les journées de juin 1848 »,
in K. Marx, Les Luttes de classes en France 1848-1850, Paris, Les
Éditions sociales, 1981, p. 195.
INTRODUCTION 21
pour la stabilité de l'ordre colonial imposé par
la France ? Quel type d'institutions établir dans l'ancienne
Régence maintenant pacifiée ? Un « régime
du sabre », dénoncé comme une dictature par
ses adversaires, qui y voient aussi un obstacle au peuplement de
la colonie par des familles du Vieux Continent, ou un gouvernement
civil plus respectueux des droits et libertés, dont les colons
doivent être les seuls bénéficiaires ? Considérées
comme vitales pour l'avenir de l'Algérie française,
ces interrogations et les diverses réponses apportées
par les contemporains ont suscité de nombreuses et vives
polémiques; la nature de l'État colonial s'y révèle.
Nous suivrons donc la genèse et le développement de
ce dernier, conçu comme un état d'exception permanent
dominé par un gouverneur général disposant
de pouvoirs exorbitants qui l'autorisent à exercer des fonctions
executives, législatives et judiciaires. Gustave de Beaumont,
ami fidèle de Tocqueville et député modéré,
qualifiait ce régime singulier de «tyrannie militaire1
». Destiné à organiser" et à pérenniser
le «joug» imposé par la «race victorieuse
» - les Européens - sur la « race vaincue2 »
- les « indigènes » -, cet État s'est
érigé sur ces critères raciaux qui ont donné
naissance à deux ordres politiques et juridiques distincts.
L'un est opposable aux colons, qui jouissent des droits fondamentaux
reconnus par la Déclaration. L'autre s'impose aux «
Arabes », soumis à une législation extraordinaire
et discriminatoire sanctionnant leur statut d'assujettis perpétuels
constamment exposés au pouvoir souverain détenu par
le gouverneur, qui peut les interner sans jugement pour une durée
indéterminée, les soumettre à des amendes collectives
et séquestrer leurs biens.
Par la suite, certaines de ces dispositions ont été
étendues aux autres possessions françaises avant d'être
importées parfois dans l'Hexagone, où elles furent
appliquées à des étrangers puis à des
nationaux. L'internement administratif est exemplaire de ce processus
qui a vu une mesure d'exception, employée contre les «indigènes»,
devenir la règle dans l'empire et se banaliser avant d'être
intégrée à la législation opposable
aux Français résidant en métropole. C'était
à la veille de la Seconde Guerre mondiale, puis sous le régime
de Vichy; les réfugiés républicains espagnols,
les communistes français, puis, après l'adoption de
la loi du 3 septembre 1940, les « traîtres à
la patrie », et les Juifs étrangers en vertu d'une
législation adoptée le 4 octobre de la même
année, furent victimes de ces mesures. On sait que des dispositions
majeures de
1. G. de Beaumont, État de la question d'Afrique. Réponse
à la brochure de M. le général Bugeaud intitulée
: L'Algérie, Paris, Paulin, 1843, p. 21.
2. Ainsi s'expriment É. Larcher et G. Rectenwald, deux juristes
rendus célèbres par leur ouvrage fameux consacré
au droit colonial algérien. Cf. Traité élémentaire
de législation algérienne, Paris, Rousseau & Cie
Éditeurs, 1923, 3e éd., t. II, p. 363.
22 COLONISER. EXTERMINER
la France de Pétain ont des origines républicaines
' ; moins connu est le fait que certaines d'entre elles furent inspirées
par une législation coloniale riche et abondante. Le Code
de l'indigénat - ce monument du racisme d'État adopté
sous la Troisième République, en 1881, pour le territoire
algérien et pour les seuls « Arabes » - a, quant
à lui, servi de modèle à de nombreux autres
codes du même type forgés peu après pour l'Indochine,
l'Afrique de l'Ouest et la Nouvelle-Calédonie ; ils furent
appliqués jusqu'à la Libération.
Contre l'enfermement chronologique et disciplinaire
À l'opposé d'approches qui postulent des discontinuités
radicales et pratiquent des coupes sauvages dans la trame de l'histoire
pour la faire entrer dans les limites de la période contemporaine
et dans celles, plus étroites, du « temps présent
» - c'est Clio forcée de s'allonger dans le lit de
Procuste -, nous entendons renouer les fils épars de ce passé
fragmenté. Il ne s'agit pas d'affirmer que, de 1830 à
1962, le « même » fut toujours à l'ouvre,
mais d'atteindre, au-delà de la singularité des événements,
des représentations, des logiques et des pratiques qui permettent
de comprendre l'importance et la réitération des massacres
perpétrés en cette colonie, et les particularités
des conflits qui s'y sont déroulés. La même
démarche est employée pour analyser la permanence
et/ou l'adoption de mesures exorbitantes au regard du droit commun
et de nombreux principes fondamentaux en vigueur dans la métropole.
La conquête et la colonisation de l'Algérie furent,
en effet, d'exceptionnels champs d'expériences2. Tel que
nous l'entendons ici, le concept de champ d'expériences désigne
des « lieux » et des époques où des notions
et des techniques, parfois inédites, furent conçues
et appliquées. Des savoirs et des savoir-faire, militaires,
politiques et juridiques en l'occurrence, se sont ainsi constitués
au cours d'une phase que l'on peut dire expérimentale. Au
vu de leurs résultats, de leur plus ou moins grande adéquation
aux fins changeantes poursuivies par les individus, et compte tenu
de l'évolution de la situation, ils ont été
par la suite abandonnés ou fixés au contraire dans
des instructions, des dispositions et des institutions dont l'une
des fonctions était de les pérenniser pour les communiquer
à d'autres hommes3. Une seconde
1. Cf. G. Noiriel, Les Origines républicaines de Vichy,
Paris, Hachette Littératures, 1999.
2. Cf. R. Koselleck, « Champ d'expériences et horizon
d'attente : deux catégories historiques», in Le Futur
passé, Paris, Éditions de l'EHESS, 1990, p. 307-329.
3. Bugeaud, écrit le général Azan en 1948,
« a accompli une ouvre admirable,
INTRODUCTION 23
phase a débuté alors, celle de la transmission, laquelle
n'est nullement exclusive d'adaptations, de perfectionnements ou
d'inventions nouvelles soumises à leur tour au processus
général décrit, puisqu'il ne connaît
pas de terme. Ainsi compris, le concept de champ d'expériences
permet de penser en même temps la permanence et le changement,
des phénomènes de continuité et de rupture,
sans céder ni à l'illusion conservatrice de la constante
réitération, ni à celle, souvent tout aussi
trompeuse, de l'absolue nouveauté. La première tend
à interdire de concevoir et d'observer l'avènement
de l'inédit, les faits étant toujours rabattus sur
des précédents supposés les contenir tout entiers
et dont ils paraissent mécaniquement découler. La
seconde néglige les éléments proches ou lointains
qui ont contribué au surgissement des événements
en ne retenant de ces derniers que leur éclat magnifique
ou terrible sans voir ce qui les a lentement préparés
et brusquement précipités.
Les razzias modernes, organisées avec méthode par
l'armée d'Afrique et plus tard employées en Nouvelle-Calédonie
et en Afrique de l'Ouest notamment, l'usage courant de la torture,
les amendes et la responsabilité collectives, le séquestre
ou l'internement administratif témoignent de ce processus
qui se nourrit d'emprunts et d'innovations. De même, l'internement
déjà mentionné illustre de façon remarquable
la continuité de certaines techniques et la discontinuité,
parfois radicale, de leurs usages dans le temps et par des régimes
politiques fort divers. S'il s'agit donc d'établir des filiations,
de relever de possibles influences et de mettre au jour des phénomènes
que seule la longue durée révèle, l'objectif
est de repérer aussi des transformations, voire des ruptures
provoquées par une conjoncture nouvelle et des desseins inédits.
Pour suivre ces nombreux mouvements d'importation d'Algérie
vers la métropole, ou vers d'autres colonies, d'exportation
aussi dans le cas du livret ouvrier qui, aboli en France en 1890,
fut introduit
d'où se sont dégagés des principes [...] qui
peuvent encore être aujourd'hui médités avec
profit ». Il a été « le prédécesseur
et le maître des Gallieni et des Lyautey ; il a été
le père de cette armée d'Afrique qui a maintenu au
XIXe siècle les glorieuses traditions militaires de la France,
et qui, au XXe, a si largement contribué à sauver
son honneur et sa liberté ». P. Azan, introduction
à Par l'épée et par la charrue, écrits
et discours de Bugeaud, Paris, PUF, 1948, p. IX et XXXI. Spécialiste
d'histoire militaire, Azan (1874-1951) fut directeur du service
historique de l'armée. Il a reçu le Grand Prix de
l'empire français. Ailleurs, il écrit que la «lecture
attentive» de son ouvrage, consacré aux opérations
militaires conduites dans l'ancienne Régence, comporte «des
enseignements qui s'appliquent à toute entreprise coloniale.
[...] Le débutant inexpérimenté comme le chef
averti peuvent l'un et l'autre trouver d'utiles sujets de méditation
dans les projets ou les décisions de chefs tels que Clauzel,
Bugeaud ou Randon, et dans les actes glorieux ou pacifiques de l'armée
d'Afrique ». Conquête et pacification de l'Algérie,
Paris, Librairie de France, 1931, p. V. (Souligné par nous.)
24 COLONISER. EXTERMINER
sept ans plus tard outre-Méditerranée pour assujettir
plus étroitement les «indigènes», il est
indispensable de s'affranchir des frontières chronologiques
- elles tendent à devenir des prisons -académiquement
consacrées à l'intérieur desquelles des spécialistes
s'activent en régnant sur « un canton du savoir »
qu'ils prennent «pour une patrie1 ». En effet, ignorer
ces années décisives au cours desquelles cette colonie
fut fondée, ses liens avec la métropole, fixés
dans les termes que l'on sait et sanctifiés, selon la formule
consacrée, par le sang et les souffrances des soldats de
l'armée d'Afrique, ou tenir les premières pour secondaires
au motif qu'elles appartiennent à un passé trop ancien,
nuit gravement à la compréhension de la période
contemporaine que l'on ampute de ses origines. De là d'importantes
erreurs, la torture, la justice singulière appliquée
aux « Français musulmans d'Algérie » et
les méthodes de guerre employées lors du dernier conflit,
par exemple, étant souvent interprétées comme
de graves «embardées» principalement liées
au contexte particulier de ces années. C'est oublier que
ces pratiques furent auparavant les règles en cette contrée
pendant longtemps soumise à un état d'exception, rétabli
par la Quatrième République et prolongé par
la Cinquième jusqu'en 1962.
Les acteurs le savaient et certains d'entre eux ont revendiqué,
en des termes qui ne laissent aucun doute sur les connaissances
qu'ils avaient de ce passé, cette continuité et cet
héritage jugés glorieux dans lesquels ils ont puisé
des enseignements précieux pour résoudre les problèmes
qu'ils affrontaient. Favorable aux exécutions sommaires,
aux sanctions collectives et aux déplacements forcés
de populations civiles, l'auteur anonyme d'une note rédigée
en 1956 écrit ainsi : « Bugeaud, le grand vainqueur
de l'Algérie, l'a dit avant nous : "Le seul moyen pour
faire céder [les rebelles] est de s'attaquer à leurs
intérêts : leurs femmes au premier plan2."»
De façon explicite, ce militaire s'inscrit dans cette tradition
; elle le guide, l'aide à déterminer ce qu'il convient
de faire sur le terrain, comme on dit, et légitime enfin
ses propres agissements, qui ont de nombreux précédents.
À l'inverse, se concentrer sur le XIXe siècle et
sur l'Algérie seule, en négligeant l'histoire des
colonies conquises par la suite et le devenir de certaines pratiques
guerrières et juridiques expérimentées dans
les années 1840, interdit de comprendre leur extension et
leurs usages ultérieurs dans des contextes voisins ou différents.
Là
1. M. Bloch, Apologie pour l'histoire ou Métier d'historien,
Paris, Armand Colin, 2002, p. 131.
2. « Rapport sur le moral des tirailleurs pour 1956 »,
source : SHAT 1H2423, cité par M. Harbi et G. Meynier, Le
FLN. Documents et histoire 1954-1962, Paris, Fayard, 2004, p. 60.
INTRODUCTION 25
encore, le risque est grand de considérer que ces pratiques
sont exceptionnelles et conjoncturelles, alors que leur devenir
respectif prouve souvent le contraire. Pour dépasser l'étroitesse
de ces études qui, en s'ignorant, brisent la « solidarité
des âges » et tranchent leurs «liens d'intelligibilité1
», une autre démarche s'imposait. Sur le plan chronologique,
c'est elle qui justifie les nombreux allers-retours effectués
entre la période de la conquête et l'époque
contemporaine, l'une et l'autre s'éclairant mutuellement
de façon précieuse. Sur le plan géographique
et politique, c'est elle qui nous a conduit, pour connaître
la diffusion de techniques répressives et de méthodes
de guerre particulièrement importantes, à étendre
les recherches à d'autres colonies, voire, dans certains
cas, à quelques États européens où elles
furent massivement employées.
Enfin, les particularités des objets étudiés
jointes à celles de notre approche obligent à nous
engager dans une voie dédisciplinarisée, pour user
d'un terme forgé par Michel Foucault qui désignait
par là une démarche et une exigence rebelles à
l'ordre des savoirs récemment institués. À
quelle discipline appartient le présent travail ? Aux relations
internationales ? Aux affaires coloniales ? Aux affaires intérieures
? À l'histoire des idées, dont la vocation est d'étudier
les textes de nature diverse grâce auxquels partisans et adversaires
de la colonisation de l'Algérie se sont affrontés
? Vaines interrogations que structurent d'inadéquates taxinomies
; toutes trahissent la position d'observateurs qui, victimes d'illusions
rétrospectives, abordent le passé en étant
prisonniers de représentations contemporaines. Loin de contribuer
à une meilleure intelligence des réalités qui
nous intéressent, ces taxinomies les obscurcissent au contraire
en faisant disparaître les relations multiples et complexes
qui les unissent. Ce que l'on croit gagner en précision se
paie d'une partiellité qui rend difficile la compréhension
de l'ensemble. Ainsi, des pans entiers de cette histoire sont trop
souvent oubliés ou relégués dans les marges
au motif qu'ils excèdent les champs disciplinaires aujourd'hui
établis. En se soumettant, de façon implicite ou explicite,
à ces classements d'autant moins maîtrisés qu'ils
sont plus spontanés, et plus encouragés par la structuration
présente des sciences humaines et des nombreuses spécialités
qui prospèrent en leur sein, de telles approches oblitèrent
les liens pourtant étroits qui existent entre ces domaines
distincts, certes, mais contigus. La dissociation radicale des questions
coloniales, sociales et pénales, par exemple, en témoigne
remarquablement. Contre l'enfermement dans une discipline quelle
qu'elle soit - discipline qui semble parfois défendue moins
pour cultiver l'esprit que pour le contraindre - et dans des chronologies
resserrées et partielles, d'autres voies s'imposaient.
1. M. Bloch, Apologie pour l'histoire..., op. cit., p. 63.
26 COLONISER. EXTERMINER
De là une conséquence : les textes étudiés
sont d'origine et de statut divers. Us sont en effet empruntés
à l'histoire, à la politique, à la sociologie,
au droit, à la littérature et à la philosophie,
bien que la plupart d'entre eux ne se laissent pas emprisonner de
la sorte, car ils furent élaborés en des temps où
ces domaines n'étaient pas sanc-tuarisés ni gardés
jalousement par des spécialistes considérant que l'une
de leurs missions principales est de veiller au strict respect des
frontières de leur discipline. Certains de ces textes se
présentent comme de copieuses et rigoureuses études
dont le caractère scientifique, revendiqué par les
auteurs, n'était pas à l'époque mis en doute.
D'autres sont écrits dans l'urgence d'une conjoncture qui
les motive aussi et sur laquelle leurs rédacteurs entendaient
peser en prenant parti dans les controverses de leur temps. Des
témoignages d'acteurs ayant exercé des responsabilités
majeures, des manuels destinés à l'enseignement primaire
et supérieur ainsi que des dictionnaires prestigieux ont
également été utilisés pour suivre le
jeu complexe des représentations et des pratiques appréhendées
à différents niveaux de la société.
Quelques mots enfin sur le vocabulaire employé et sur la
forme de cet ouvrage, qui comporte d'assez nombreuses notes de bas
de page. En dépit de leur évidente connotation raciste
et méprisante que nous n'ignorons pas, les termes «
indigène », « Arabe », « Kabyle »
ou «nègre», qu'ils soient au singulier ou au
pluriel, ont été conservés. Pour éviter
des répétitions fastidieuses d'abord, et pour mieux
rendre compte surtout des représentations des auteurs sollicités
qui usent d'une terminologie spécifique. De même qu'il
existe, nous l'étudierons, un riche bestiaire colonial indissociable
d'une économie particulière de la violence qu'il légitime,
un langage et des métaphores ont été forgés
pour dire la place que les Français assignent aux hommes
qu'ils asservissent, expulsent et/ou massacrent. Ces vocables condensent
et expriment en même temps des conceptions particulières
des autres ainsi nommés, et mal nommés en fait puisqu'ils
ne sont jamais identifiés comme des semblables, mais comme
les membres interchangeables de la race à laquelle ils sont
supposés appartenir et sur laquelle ils sont constamment
rabattus. Aussi ces termes sont-ils toujours assortis de guillemets,
car on ne saurait impunément user de la langue des colonisateurs.
Au xrxe siècle, l'« Afrique » désigne
à la fois le continent dans son ensemble et l'Algérie
en particulier; seul le contexte permet de trancher entre ces deux
acceptions. L'expression «armée d'Afrique » renvoie
aux troupes et aux corps spéciaux - les tirailleurs et les
spahis - mobilisés en nombre dans l'ancienne Régence
pour la conquérir et la pacifier. « Africains »,
enfin, fait partie du vocabulaire couramment employé pour
nommer les militaires qui, après avoir servi dans la colonie,
venaient souvent cher-
INTRODUCTION 27
cher en métropole des responsabilités nouvelles jugées
plus conformes à leurs ambitions.
Relativement aux notes de bas de page, il nous a semblé
qu'en cette matière aussi la médiété
était nécessaire. Nous avons donc décidé
de cheminer à égale distance de ceux qui jugent qu'il
y en a toujours trop et de ceux qui estiment au contraire qu'elles
sont toujours insuffisantes1. Ces notes ont pour fonction de certifier
que les écrits, ceux que le lecteur découvre par les
seules citations qui en sont faites, furent rédigés
par des hommes et des femmes dont il est possible de restituer la
carrière et les responsabilités. Sauf exception liée
à l'absence de données fiables sur les auteurs, des
informations précises sont fournies. Elles permettent de
savoir qui ils étaient, à quel titre ils s'exprimaient,
comment leurs ouvrages furent accueillis et quelle fut la postérité
de ces derniers, qui devinrent parfois des classiques aussi célèbres
hier qu'ils sont aujourd'hui ignorés. Qu'ils soient écrivains,
professeurs, juristes, parlementaires ou auteurs d'études
particulières consacrées à l'Algérie
ou aux questions sociales et pénales par exemple, la plupart
furent, dans leur domaine respectif, connus en leur temps ; certains
le sont encore de nos jours, même si leurs écrits «
algériens » ou coloniaux retiennent peu l'attention,
alors qu'eux-mêmes leur accordaient souvent une grande importance.
Quant aux militaires ou aux officiers de haut rang dont les textes
et la correspondance ont été abondamment sollicités,
ils sont à l'époque nombreux à occuper aussi
des fonctions politiques de premier plan en Algérie ou en
France, dans un contexte où la colonie est un tremplin précieux
emprunté par tous ceux qui entendent faire carrière
; les grades, les distinctions et les renommées s'y obtiennent
en effet plus facilement que dans la métropole, où
les prétendants sont nombreux et les exploits plus difficiles
à réaliser. Beaucoup d'« épées
» célèbres en raison de leur participation à
la conquête de l'ancienne Régence furent ainsi députés,
et les plus illustres - Cavaignac et Lamoricière en juin
1848, Saint-Arnaud lors du coup d'État de Louis-Napoléon
Bonaparte - ont exercé des responsabilités gouvernementales
majeures lors de ces événements.
Parfois, des citations voisines sont faites dans le corps du texte
ou dans les notes. Nul désir d'exhibition érudite
ne les motive, il s'agit de montrer que d'autres auteurs et/ou acteurs
pensaient de même et que nous ne sommes pas en présence
d'un cas exceptionnel, peut-être intéressant en soi
mais marginal dès lors qu'il s'agit de tenter de saisir le
climat politique, social et intellectuel d'une période donnée.
D'une façon générale, comme l'écrivait
1. Pour une étude des débats relatifs à ces
questions anciennes, cf. A. Grafton, Les Origines tragiques de l'érudition.
Une histoire de la note en bas de page, Paris, Seuil, 1998.
28 COLONISER. EXTERMINER
Foucault en réaction aux nombreux « faiseurs d'histoire
» qui sévissaient déjà à son époque
et, ajouterons-nous, aux faiseurs de livres - ce sont parfois les
mêmes - qui prolifèrent aujourd'hui, « un travail
doit dire et montrer comment il est fait. C'est à cette condition
qu'il peut non seulement ne pas être trompeur, mais être
positivement utile1 ». Précieuse règle à
laquelle nous avons tenté d'être fidèle.
1. M. Foucault, Dits et écrits, 1980-1988, Paris, Gallimard,
1994, t. IV, p. 414.
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