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Origine : http://www.humanite.presse.fr/journal/2005-02-12/2005-02-12-456653
Coloniser. Exterminer.
Sur la guerre et l’État colonial,
d’Olivier Le Cour Grandmaison. Éditions Fayard, 2005.
366 pages, 22 euros.
« Messieurs, voilà la colonisation ! Elle ne crée
pas immédiatement les richesses, mais elle crée le
mobile du travail ; elle multiplie la vie, le mouvement social ;
elle préserve le corps politique, ou de cette langueur qui
l’énerve, ou de cette surabondance de forces sans emploi,
qui éclate tôt ou tard en révolutions et en
catastrophes. » Ces quelques phrases, écrites par Lamartine
en 1834, rappellent à quel degré s’était
implantée dans les têtes des parlementaires français
la croyance d’une « nécessité »
: celle de la colonisation de l’Afrique. De la fin de la régence
d’Alger jusqu’à la reddition d’Abd el-Kader,
cette « nécessité » a justifié,
nous le savons, les pires exactions. Pour comprendre la colonisation,
explique Olivier Le Cour Grandmaison, ce que dit Lamartine doit
cependant être conjugué au contenu d’une note
militaire rédigée quelque cent vingt-deux ans plus
tard, soit en 1956 : Bugeaud, le grand vainqueur de l’Algérie,
l’a dit avant nous, « le seul moyen de faire céder
(les rebelles) est de s’attaquer à leurs intérêts,
leurs femmes au premier plan » » (cité par Mohammed
Harbi dans le FLN. Documents et histoire 1954-1962). Si, comme l’affirme
le politologue, « il ne s’agit pas d’affirmer
que, de 1830 à 1962, le « même » fut toujours
à l’oeuvre », force est de constater l’étonnante
continuité de certaines logiques et pratiques, seules à
même de rendre compte de « la réitération
des massacres perpétrés » par les hommes durant
les deux derniers siècles. D’abord, empire et extermination
- à condition de redonner à ce terme son sens d’avant
la Shoah - sont les deux faces de la même médaille
coloniale. Mais Olivier Le Cour Grandmaison va plus loin. Il montre,
c’est sa deuxième thèse, et démontre
que les principes de la guerre totale mis en oeuvre une première
fois lors des guerres coloniales, ont par la suite trouvé
d’autres temps et terrains de réalisation. Deux exemples
: en juin 1848, les forces de l’ordre ont appliqué
contre la population française les « moyens algériens
», selon l’expression d’Engels, qui avaient fait
le « succès » de certains officiers supérieurs
en Algérie ; dans un autre registre, l’internement
administratif est « exemplaire, écrit l’auteur,
de ce processus qui a vu une mesure d’exception, employée
contre les "indigènes", devenir la règle
dans l’empire et se banaliser avant d’être intégrée
à la législation opposable aux Français résidant
en métropole. C’était à la veille de
la Seconde Guerre mondiale, puis sous le régime de Vichy
; les réfugiés républicains espagnols, les
communistes français, puis, après l’adoption
de la loi du 3 septembre 1940, les "traîtres à
la patrie" et les juifs étrangers en vertu d’une
législation adoptée le 4 octobre de la même
année, furent victimes de ces mesures ».
Est-ce à dire que, pour Olivier Le Cour Grandmaison, la
France serait restée, jusqu’à aujourd’hui,
et par le biais de sa juridiction, coloniale ? Bien sûr que
non ! Seulement, notre histoire est bien moins sujette à
rupture que l’éclatement et la spécialisation
universitaire pourraient le faire croire. L’étude «
dédisciplinarisée » (un adjectif que Le Cour
Grandmaison emprunte à Foucault) qui nous est proposée
défend plus simplement cette évidence, voilée
sous le vocabulaire d’une époque très friande
de philosophie politique : « Les conflits coloniaux menés
par les grandes puissances européennes sur divers continents
ont été l’occasion d’expérimenter
des tactiques et des techniques nouvelles » que nous avons
ensuite retrouvées dans des situations pour lesquelles elles
n’avaient pas été envisagées. Qu’il
s’agisse de la mitrailleuse, inventée en 1884 par les
troupes coloniales britanniques, de l’empire ou de l’État
d’exception.
Jérôme-Alexandre Nielsberg
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