"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2014

Moteur de recherche
interne avec Google
Les précurseurs du « choc des civilisations »
Sur la guerre et l’Etat colonial
Olivier Le Cour Grandmaison.

Origine : http://www.monde-diplomatique.fr/2005/01/LE_COUR_GRANDMAISON/11822

Une fois l’Algérie conquise par la France, comment combattre les « indigènes » qui s’organisent contre un pouvoir doublement illégitime à leurs yeux puisque étranger et chrétien ? S’il n’est pas unique, le facteur religieux joue un rôle essentiel dans la « pacification » de la région. On découvre, déjà, des conceptions particulières de l’ « ennemi arabe » et « musulman », de la guerre qu’il faut mener contre lui et, in fine, des pratiques systématiques de violence à employer.

Par Olivier Le Cour Grandmaison
Auteur de Coloniser. Exterminer. Sur la guerre et l’Etat colonial, Fayard, Paris, 2005.

A la différence du sauvage, le barbare, incarné par l’« Arabe », n’est pas « incivilisé » ou a-civilisé ; il est, depuis des siècles, « mal » civilisé. Au regard des conséquences pratiques qui en découlent, c’est plus grave, car sa « mauvaise » civilisation, si intimement liée à sa religion, est la cause de son impossible domestication. De cela témoignent notamment son caractère et ses coutumes, inchangés depuis les origines ; tous ne sont que les effets du « souffle stérilisant de l’islamisme », dont l’« influence (...) sur la politique et la morale, sur le bonheur et le malheur des peuples d’Orient est trop certaine (...) pour qu’on ne doive point y attribuer leur grandeur ou leur décadence (1) ».

Convaincus que le facteur religieux est essentiel à la compréhension du passé lointain et du présent de l’Algérie, les Français lui accordent une grande importance ; ce facteur leur permet de mieux comprendre les difficultés qu’ils affrontent pour pacifier la région. C’est, de plus, un élément majeur de différenciation entre sauvages et barbares, puisque les premiers sont réputés soumis à des croyances sommaires et primitives, alors que les seconds disposent d’une véritable religion établie sur un Livre révélé. Comme le constatait un géographe célèbre à l’occasion du centenaire de la prise d’Alger pour mieux souligner la complexité de la situation rencontrée par les colonisateurs en 1830 et la grandeur de leur entreprise : « C’était le tout premier choc. Non pas l’islam de plus tard, troublé, désorganisé, doutant de soi , mais l’islam “solidement assis” alors “sur son orgueil intégral”. C’était tout de même autre chose que les Peaux-Rouges de l’Amérique, les Mélanésiens d’Australie, voire les Bochimans, les Hottentots et les Nègres de l’Afrique. Si on a le souci de comprendre, il ne faut pas négliger le rapport entre les transformations réalisées et la puissance de l’obstacle surmonté (2). »

Que la religion musulmane repose sur l’exaltation de la « guerre » et sur des « préceptes » commandant « l’extermination de ceux qui sont en dehors d’elle », voilà une opinion commune au XIXe siècle. Il n’est pas étonnant que l’« Arabe », gêné dans sa « perception du vrai et du juste », se jette dans des « errements déplorables, et par suite dans des agitations incessantes » opposées « à notre logique et à notre bon sens chrétien (3) », écrit le capitaine Richard. Comme lui, nombreux sont les contemporains qui ne cessent de comparer l’islam à la religion chrétienne, considérée comme la seule bonne.

Ainsi se construit un ensemble d’oppositions qui, au-delà des analyses parfois diverses proposées par les uns ou les autres, structure leurs écrits, d’où se déduit un tableau contrasté, divisé par une importante frontière cultuelle et culturelle. Cette frontière organise deux mondes régis par des principes antithétiques : celui du Christ est pacifique, juste et favorable au développement des hommes et des sociétés dans lesquelles ils vivent ; celui de Mahomet est guerrier, injuste et rétrograde, car ceux qui croient en sa parole sont prisonniers d’un obscurantisme qui s’oppose, en raison de « son influence (...) conservatrice et stationnaire », aux avancées de la « civilisation » et aux influences positives de l’« éducation et de la science occidentales (4) ».

Réputé être une religion d’amour, le christianisme tempère les affects les plus violents et les comportements individuels et collectifs des croyants, encourage les progrès de la morale, de la raison et des nations où il est dominant, comme l’histoire telle qu’on l’écrit alors est supposée en apporter les preuves irréfutables. L’islam, au contraire, n’est qu’un « fanatisme sauvage » qui, loin d’être un « frein » au déchaînement des passions mauvaises ou un « enseignement » capable de « purifier » l’âme, exacerbe les premières et dégrade la seconde. C’est pourquoi ce fanatisme est considéré comme l’une des causes majeures de la décadence puis de la stagnation arabes, car il rend ses sectateurs rétifs à toute influence étrangère et positive.

Ainsi s’explique le fait que l’« indigène » « n’accepte rien, progrès ou leçon, qui vienne du roumi ». Ce roumi qu’il hait d’autant plus que sa religion fait de cette passion un devoir pieux qui peut conduire jusqu’au meurtre, une telle action étant récompensée, dit-on, par l’entrée au paradis. De là une farouche et constante hostilité, qui est la cause des comportements criminels des individus et des résistances incessantes des tribus confrontées à des Français que leur double statut d’envahisseurs et d’infidèles voue à une exécration permanente. Tempérance/violence, élévation/dégradation, lumière/obscurantisme, noble/méprisable, progrès/stagnation : telles sont les différentes paires thématiques et antonymes qui organisent de façon implicite ou explicite les représentations et les jugements de valeur relatifs à la religion chrétienne et à l’islam, et par voie de conséquence à l’Occident et à l’Orient.

Ces considérations ne sont pas sans intérêt pour mieux comprendre l’histoire politique et militaire des temps présents, où domine, en dépit de changements profonds qu’il ne s’agit pas de nier, une Weltangschauung (vision du monde) structurée par des oppositions héritées pour partie de cette époque, et réhabilitées aujourd’hui par les tenants du choc des civilisations – lesquels pensent développer des analyses neuves et audacieuses alors qu’ils ne font que répéter de vieilles rengaines.
Un indigène constamment nuisible

Déjà à son époque, Montesquieu considère que la « religion mahométane » ne parle que « de glaive » et agit « encore sur les hommes avec cet esprit destructeur qui l’a fondée ». Qu’elle soit favorable au despotisme le plus violent est une conclusion logique qu’il juge démontrée par l’histoire comparée des effets politiques de l’islam et de la religion chrétienne. Réputée avoir « porté au milieu de l’Afrique les mœurs de l’Europe et ses lois », comme la « principauté » d’Ethiopie selon lui en témoigne, la religion douce qu’est le christianisme rend « les princes moins timides, et par conséquent moins cruels ». Rien à voir avec le « mahométisme » sanglant qui, « tout près de là », fait « enfermer les enfants » d’un monarque pour les égorger à sa mort en l’honneur de son successeur.

Ces seuls exemples, fort limités en fait dans l’espace et dans le temps, puisqu’ils ne concernent que deux régimes politiques incertains d’Afrique de l’Est, n’empêchent nullement celui qui passe pour l’un des fondateurs de la sociologie d’en tirer une conclusion d’une vaste portée. Celle-ci se présente sous la forme d’une loi propre à satisfaire les esprits scientifiques soucieux de voir « les cas particuliers s’y plier comme d’eux-mêmes ». « Que le gouvernement modéré convient mieux à la religion chrétienne, et le gouvernement despotique à la mahométane » : telle est donc la loi que Montesquieu prétend avoir découverte et qu’il lègue à la postérité en en faisant le titre d’un chapitre de son œuvre.

Quoi qu’il en soit, « il est facile », en remontant « dans le passé, de voir que l’œuvre accomplie par la France n’est que la continuation d’un fait immense : le refoulement de l’islamisme par le christianisme autrefois menacé et maintenant vainqueur », affirme le général Lacretelle. La conquête et la colonisation de l’ancienne Régence d’Alger sont ainsi replacées dans le cours d’une histoire multiséculaire et prestigieuse qui a vu ces deux religions s’opposer violemment, et les conflits actuels ne sont donc que la poursuite, sous des formes nouvelles, des combats engagés depuis le Moyen Age par les courageux « Roland » et « Martel » qui sauvèrent l’« Occident ». (...)

Le sauvage est animalisé, écrivions-nous ; le barbare, lui, est bestialisé, comme le prouve le vocabulaire couramment employé pour désigner les « Arabes ». Précisons que la distinction animalisation/bestialisation est idéal-typique et qu’elle ne doit pas être absolutisée. S’il se révolte, en effet, le Noir devient une bête fauve qu’il faut traquer et abattre si nécessaire ; du moins a-t-il la possibilité, en fonction de son comportement, de changer de catégorie en étant un bon ou mauvais « nègre », qui se verra donc appliquer des traitements différents. (...)

L’« indigène » algérien est, lui, constamment nuisible, et à cause de cela il est toujours bestialisé. Sauf à user d’une expression qui aurait été aussitôt jugée aporétique, nul contemporain n’aurait pu écrire ou dire d’un barbare qu’il était bon, car les représentations contenues dans le sens commun ou plus savant de ce vocable excluaient cette possibilité ; il en est de même aujourd’hui. Par définition, le barbare est ennemi de la civilisation, et à ce statut sont associées des pratiques particulières qui visent à l’anéantir d’une façon ou d’une autre.

Toujours comparé à un animal sauvage, sournois et dangereux, l’« Arabe » doit être pourchassé et souvent repoussé vers les confins pour assurer le triomphe des Français. C’est une « hyène » ou une « bête féroce » qu’il faut « refouler au loin » et rejeter « pour toujours dans les sables du Zahara (sic) », affirme Hain, fervent défenseur d’une politique brutale de déplacements massifs et forcés des populations d’Algérie. (...)

Selon Sauclières, l’« indigène » est un « rapace » dont il faut se méfier, car ses attaques sont à la fois rapides et meurtrières. Sous la plume du capitaine Lapasset, il est un « animal » qui, « comme le chacal », ne s’apprivoise jamais, et, si l’on « peut le terrasser », il n’est cependant pas possible de se l’« attacher », écrit-il en citant un proverbe turc qui doit être « un guide pour notre ligne de conduite à tenir vis-à-vis de cette race ». Pour le général Bugeaud, les « indigènes » sont des « renards » que l’on doit « fumer à outrance » lorsqu’ils fuient dans des cavernes pour échapper aux armées françaises lancées à leur poursuite. (...)

De même, le capitaine de la Légion étrangère La Vaisonne voit en Abd el-Kader une « bête fauve » et un « marabout sanguinaire » qu’il faut traquer pour venger « les mânes de nos frères assassinés », puisque « le sang veut le sang ». Avec Lasnaveres, nous ne sommes plus dans le seul domaine du bestiaire, mais dans celui de l’imputation d’une caractéristique étonnante et terriblement inquiétante. « Les Arabes, affirme-t-il en effet, doivent à la nyctalopie la faculté de se diriger sur nos camps en rampant comme des serpents et en enlevant, pendant le sommeil de nos troupes si souvent harassées de fatigue, des armes, des vêtements et notamment des chevaux au piquet (5). » Cette capacité singulière de voir dans l’obscurité révèle une anomalie morphologique, puisque la plupart des hommes en sont privés ; elle ajoute la diabolisation à la bestialisation en faisant de l’« indigène » une sorte de monstre d’autant plus étrange et redoutable qu’il emprunte à l’humanité et à l’animalité certains de ses pouvoirs, mobilisés pour résister plus sûrement aux colonisateurs.

Quels que soient les orientations et les moyens défendus par ceux qui viennent d’être cités, la bestialisation de l’« Arabe » est presque toujours articulée à des prescriptions et à des conduites qu’elle autorise et légitime. Il n’est plus question désormais de domestication, mais de guerres, de chasses et de battues impitoyables. Nous ne sommes pas ici dans le registre de la pure métaphore ou de l’emphase pamphlétaire utilisées à des fins esthétiques ou stylistiques dénuées de toute visée pratique, mais dans celui de la politique. Politique que l’on qualifiera de naturelle, car pour ses défenseurs elle se présente comme une conséquence nécessaire de la lutte des races, assimilée à une lutte à mort contre des prédateurs dangereux qui ne peuvent être apprivoisés. (...) Face aux barbares qui font peser sur la civilisation une menace mortelle, tout est permis, puisqu’ils ne laissent d’autre alternative que de les détruire ou d’être détruits par eux.

Olivier Le Cour Grandmaison.


Notes :

(1) Alexis de Tocqueville, « Rapports sur l’Algérie » (1847), in Œuvres, « La Pléiade », Gallimard, Paris, 1991, p.813.

(2) Emile-Félix Gautier, Un siècle de colonisation. Etudes au microscope, Alcan, Paris, 1930, p. 47.

(3) Charles Richard, Etude sur l’insurrection du Dahra, Alger, 1848, p. 36.

(4) Sir Alfred Lyall, cité par Marcel Morand, qui fait sienne cette analyse. « Les problèmes indigènes et le droit musulman en Algérie », in Histoire et historiens de l’Algérie, Alcan, Paris, 1932, p. 308.

(5) V. Hain, A la nation, sur Alger, Paris, 1832, p. 58, 59 et 100. H. de Sauclières, Esquisses sur la province d’Alger, p. 219. Capitaine Lapasset, cité par Jacques Frémeaux, « A propos de la guerre d’Afrique », in Armées, guerre et politique en Afrique du Nord (XIXe-XXe siècles), Presses de l’Ecole normale supérieure, Paris, 1977, p. 24. Général Thomas-Robert Bugeaud, « Note écrite du 11 juin 1845 » adressée à Saint-Arnaud après l’enfumade célèbre des grottes du Dahra, au cours de laquelle le colonel Pélissier fit périr, par le feu et l’asphyxie, plusieurs centaines de villageois, femmes et enfants compris. Note citée par François Maspero, L’Honneur de Saint-Arnaud, Paris, Seuil, 1995, p. 242. François Leblanc de Prébois, Algérie. De la nécessité de substituer, Paris, 1840, p. 16. N. de La Vaisonne, De la souveraineté de la France en Afrique par l’occupation restreinte et le système des razzias, Avignon, 1841, p. 9. J. Lasnaveres, De l’impossibilité de fonder des colonies européennes en Algérie, op.cit., p. 65.

Ces « bonnes feuilles » sont extraites de l’ouvrage Coloniser, Exterminer. Sur la guerre et l’État colonial, Fayard, Paris, 2005.

LE MONDE DIPLOMATIQUE Janvier 2005

http://www.monde-diplomatique.fr/2005/01/LE_COUR_GRANDMAISON/11822