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Origine : http://www.monde-diplomatique.fr/2005/01/LE_COUR_GRANDMAISON/11822
Une fois l’Algérie conquise par la France, comment
combattre les « indigènes » qui s’organisent
contre un pouvoir doublement illégitime à leurs yeux
puisque étranger et chrétien ? S’il n’est
pas unique, le facteur religieux joue un rôle essentiel dans
la « pacification » de la région. On découvre,
déjà, des conceptions particulières de l’
« ennemi arabe » et « musulman », de la
guerre qu’il faut mener contre lui et, in fine, des pratiques
systématiques de violence à employer.
Par Olivier Le Cour Grandmaison
Auteur de Coloniser. Exterminer. Sur la guerre et l’Etat colonial,
Fayard, Paris, 2005.
A la différence du sauvage, le barbare, incarné par
l’« Arabe », n’est pas « incivilisé
» ou a-civilisé ; il est, depuis des siècles,
« mal » civilisé. Au regard des conséquences
pratiques qui en découlent, c’est plus grave, car sa
« mauvaise » civilisation, si intimement liée
à sa religion, est la cause de son impossible domestication.
De cela témoignent notamment son caractère et ses
coutumes, inchangés depuis les origines ; tous ne sont que
les effets du « souffle stérilisant de l’islamisme
», dont l’« influence (...) sur la politique et
la morale, sur le bonheur et le malheur des peuples d’Orient
est trop certaine (...) pour qu’on ne doive point y attribuer
leur grandeur ou leur décadence (1) ».
Convaincus que le facteur religieux est essentiel à la compréhension
du passé lointain et du présent de l’Algérie,
les Français lui accordent une grande importance ; ce facteur
leur permet de mieux comprendre les difficultés qu’ils
affrontent pour pacifier la région. C’est, de plus,
un élément majeur de différenciation entre
sauvages et barbares, puisque les premiers sont réputés
soumis à des croyances sommaires et primitives, alors que
les seconds disposent d’une véritable religion établie
sur un Livre révélé. Comme le constatait un
géographe célèbre à l’occasion
du centenaire de la prise d’Alger pour mieux souligner la
complexité de la situation rencontrée par les colonisateurs
en 1830 et la grandeur de leur entreprise : « C’était
le tout premier choc. Non pas l’islam de plus tard, troublé,
désorganisé, doutant de soi , mais l’islam “solidement
assis” alors “sur son orgueil intégral”.
C’était tout de même autre chose que les Peaux-Rouges
de l’Amérique, les Mélanésiens d’Australie,
voire les Bochimans, les Hottentots et les Nègres de l’Afrique.
Si on a le souci de comprendre, il ne faut pas négliger le
rapport entre les transformations réalisées et la
puissance de l’obstacle surmonté (2). »
Que la religion musulmane repose sur l’exaltation de la «
guerre » et sur des « préceptes » commandant
« l’extermination de ceux qui sont en dehors d’elle
», voilà une opinion commune au XIXe siècle.
Il n’est pas étonnant que l’« Arabe »,
gêné dans sa « perception du vrai et du juste
», se jette dans des « errements déplorables,
et par suite dans des agitations incessantes » opposées
« à notre logique et à notre bon sens chrétien
(3) », écrit le capitaine Richard. Comme lui, nombreux
sont les contemporains qui ne cessent de comparer l’islam
à la religion chrétienne, considérée
comme la seule bonne.
Ainsi se construit un ensemble d’oppositions qui, au-delà
des analyses parfois diverses proposées par les uns ou les
autres, structure leurs écrits, d’où se déduit
un tableau contrasté, divisé par une importante frontière
cultuelle et culturelle. Cette frontière organise deux mondes
régis par des principes antithétiques : celui du Christ
est pacifique, juste et favorable au développement des hommes
et des sociétés dans lesquelles ils vivent ; celui
de Mahomet est guerrier, injuste et rétrograde, car ceux
qui croient en sa parole sont prisonniers d’un obscurantisme
qui s’oppose, en raison de « son influence (...) conservatrice
et stationnaire », aux avancées de la « civilisation
» et aux influences positives de l’« éducation
et de la science occidentales (4) ».
Réputé être une religion d’amour, le
christianisme tempère les affects les plus violents et les
comportements individuels et collectifs des croyants, encourage
les progrès de la morale, de la raison et des nations où
il est dominant, comme l’histoire telle qu’on l’écrit
alors est supposée en apporter les preuves irréfutables.
L’islam, au contraire, n’est qu’un « fanatisme
sauvage » qui, loin d’être un « frein »
au déchaînement des passions mauvaises ou un «
enseignement » capable de « purifier » l’âme,
exacerbe les premières et dégrade la seconde. C’est
pourquoi ce fanatisme est considéré comme l’une
des causes majeures de la décadence puis de la stagnation
arabes, car il rend ses sectateurs rétifs à toute
influence étrangère et positive.
Ainsi s’explique le fait que l’« indigène
» « n’accepte rien, progrès ou leçon,
qui vienne du roumi ». Ce roumi qu’il hait d’autant
plus que sa religion fait de cette passion un devoir pieux qui peut
conduire jusqu’au meurtre, une telle action étant récompensée,
dit-on, par l’entrée au paradis. De là une farouche
et constante hostilité, qui est la cause des comportements
criminels des individus et des résistances incessantes des
tribus confrontées à des Français que leur
double statut d’envahisseurs et d’infidèles voue
à une exécration permanente. Tempérance/violence,
élévation/dégradation, lumière/obscurantisme,
noble/méprisable, progrès/stagnation : telles sont
les différentes paires thématiques et antonymes qui
organisent de façon implicite ou explicite les représentations
et les jugements de valeur relatifs à la religion chrétienne
et à l’islam, et par voie de conséquence à
l’Occident et à l’Orient.
Ces considérations ne sont pas sans intérêt
pour mieux comprendre l’histoire politique et militaire des
temps présents, où domine, en dépit de changements
profonds qu’il ne s’agit pas de nier, une Weltangschauung
(vision du monde) structurée par des oppositions héritées
pour partie de cette époque, et réhabilitées
aujourd’hui par les tenants du choc des civilisations –
lesquels pensent développer des analyses neuves et audacieuses
alors qu’ils ne font que répéter de vieilles
rengaines.
Un indigène constamment nuisible
Déjà à son époque, Montesquieu considère
que la « religion mahométane » ne parle que «
de glaive » et agit « encore sur les hommes avec cet
esprit destructeur qui l’a fondée ». Qu’elle
soit favorable au despotisme le plus violent est une conclusion
logique qu’il juge démontrée par l’histoire
comparée des effets politiques de l’islam et de la
religion chrétienne. Réputée avoir «
porté au milieu de l’Afrique les mœurs de l’Europe
et ses lois », comme la « principauté »
d’Ethiopie selon lui en témoigne, la religion douce
qu’est le christianisme rend « les princes moins timides,
et par conséquent moins cruels ». Rien à voir
avec le « mahométisme » sanglant qui, «
tout près de là », fait « enfermer les
enfants » d’un monarque pour les égorger à
sa mort en l’honneur de son successeur.
Ces seuls exemples, fort limités en fait dans l’espace
et dans le temps, puisqu’ils ne concernent que deux régimes
politiques incertains d’Afrique de l’Est, n’empêchent
nullement celui qui passe pour l’un des fondateurs de la sociologie
d’en tirer une conclusion d’une vaste portée.
Celle-ci se présente sous la forme d’une loi propre
à satisfaire les esprits scientifiques soucieux de voir «
les cas particuliers s’y plier comme d’eux-mêmes
». « Que le gouvernement modéré convient
mieux à la religion chrétienne, et le gouvernement
despotique à la mahométane » : telle est donc
la loi que Montesquieu prétend avoir découverte et
qu’il lègue à la postérité en
en faisant le titre d’un chapitre de son œuvre.
Quoi qu’il en soit, « il est facile », en remontant
« dans le passé, de voir que l’œuvre accomplie
par la France n’est que la continuation d’un fait immense
: le refoulement de l’islamisme par le christianisme autrefois
menacé et maintenant vainqueur », affirme le général
Lacretelle. La conquête et la colonisation de l’ancienne
Régence d’Alger sont ainsi replacées dans le
cours d’une histoire multiséculaire et prestigieuse
qui a vu ces deux religions s’opposer violemment, et les conflits
actuels ne sont donc que la poursuite, sous des formes nouvelles,
des combats engagés depuis le Moyen Age par les courageux
« Roland » et « Martel » qui sauvèrent
l’« Occident ». (...)
Le sauvage est animalisé, écrivions-nous ; le barbare,
lui, est bestialisé, comme le prouve le vocabulaire couramment
employé pour désigner les « Arabes ».
Précisons que la distinction animalisation/bestialisation
est idéal-typique et qu’elle ne doit pas être
absolutisée. S’il se révolte, en effet, le Noir
devient une bête fauve qu’il faut traquer et abattre
si nécessaire ; du moins a-t-il la possibilité, en
fonction de son comportement, de changer de catégorie en
étant un bon ou mauvais « nègre », qui
se verra donc appliquer des traitements différents. (...)
L’« indigène » algérien est, lui,
constamment nuisible, et à cause de cela il est toujours
bestialisé. Sauf à user d’une expression qui
aurait été aussitôt jugée aporétique,
nul contemporain n’aurait pu écrire ou dire d’un
barbare qu’il était bon, car les représentations
contenues dans le sens commun ou plus savant de ce vocable excluaient
cette possibilité ; il en est de même aujourd’hui.
Par définition, le barbare est ennemi de la civilisation,
et à ce statut sont associées des pratiques particulières
qui visent à l’anéantir d’une façon
ou d’une autre.
Toujours comparé à un animal sauvage, sournois et
dangereux, l’« Arabe » doit être pourchassé
et souvent repoussé vers les confins pour assurer le triomphe
des Français. C’est une « hyène »
ou une « bête féroce » qu’il faut
« refouler au loin » et rejeter « pour toujours
dans les sables du Zahara (sic) », affirme Hain, fervent défenseur
d’une politique brutale de déplacements massifs et
forcés des populations d’Algérie. (...)
Selon Sauclières, l’« indigène »
est un « rapace » dont il faut se méfier, car
ses attaques sont à la fois rapides et meurtrières.
Sous la plume du capitaine Lapasset, il est un « animal »
qui, « comme le chacal », ne s’apprivoise jamais,
et, si l’on « peut le terrasser », il n’est
cependant pas possible de se l’« attacher », écrit-il
en citant un proverbe turc qui doit être « un guide
pour notre ligne de conduite à tenir vis-à-vis de
cette race ». Pour le général Bugeaud, les «
indigènes » sont des « renards » que l’on
doit « fumer à outrance » lorsqu’ils fuient
dans des cavernes pour échapper aux armées françaises
lancées à leur poursuite. (...)
De même, le capitaine de la Légion étrangère
La Vaisonne voit en Abd el-Kader une « bête fauve »
et un « marabout sanguinaire » qu’il faut traquer
pour venger « les mânes de nos frères assassinés
», puisque « le sang veut le sang ». Avec Lasnaveres,
nous ne sommes plus dans le seul domaine du bestiaire, mais dans
celui de l’imputation d’une caractéristique étonnante
et terriblement inquiétante. « Les Arabes, affirme-t-il
en effet, doivent à la nyctalopie la faculté de se
diriger sur nos camps en rampant comme des serpents et en enlevant,
pendant le sommeil de nos troupes si souvent harassées de
fatigue, des armes, des vêtements et notamment des chevaux
au piquet (5). » Cette capacité singulière de
voir dans l’obscurité révèle une anomalie
morphologique, puisque la plupart des hommes en sont privés
; elle ajoute la diabolisation à la bestialisation en faisant
de l’« indigène » une sorte de monstre
d’autant plus étrange et redoutable qu’il emprunte
à l’humanité et à l’animalité
certains de ses pouvoirs, mobilisés pour résister
plus sûrement aux colonisateurs.
Quels que soient les orientations et les moyens défendus
par ceux qui viennent d’être cités, la bestialisation
de l’« Arabe » est presque toujours articulée
à des prescriptions et à des conduites qu’elle
autorise et légitime. Il n’est plus question désormais
de domestication, mais de guerres, de chasses et de battues impitoyables.
Nous ne sommes pas ici dans le registre de la pure métaphore
ou de l’emphase pamphlétaire utilisées à
des fins esthétiques ou stylistiques dénuées
de toute visée pratique, mais dans celui de la politique.
Politique que l’on qualifiera de naturelle, car pour ses défenseurs
elle se présente comme une conséquence nécessaire
de la lutte des races, assimilée à une lutte à
mort contre des prédateurs dangereux qui ne peuvent être
apprivoisés. (...) Face aux barbares qui font peser sur la
civilisation une menace mortelle, tout est permis, puisqu’ils
ne laissent d’autre alternative que de les détruire
ou d’être détruits par eux.
Olivier Le Cour Grandmaison.
Notes :
(1) Alexis de Tocqueville, « Rapports sur l’Algérie
» (1847), in Œuvres, « La Pléiade »,
Gallimard, Paris, 1991, p.813.
(2) Emile-Félix Gautier, Un siècle de colonisation.
Etudes au microscope, Alcan, Paris, 1930, p. 47.
(3) Charles Richard, Etude sur l’insurrection du Dahra, Alger,
1848, p. 36.
(4) Sir Alfred Lyall, cité par Marcel Morand, qui fait sienne
cette analyse. « Les problèmes indigènes et
le droit musulman en Algérie », in Histoire et historiens
de l’Algérie, Alcan, Paris, 1932, p. 308.
(5) V. Hain, A la nation, sur Alger, Paris, 1832, p. 58, 59 et
100. H. de Sauclières, Esquisses sur la province d’Alger,
p. 219. Capitaine Lapasset, cité par Jacques Frémeaux,
« A propos de la guerre d’Afrique », in Armées,
guerre et politique en Afrique du Nord (XIXe-XXe siècles),
Presses de l’Ecole normale supérieure, Paris, 1977,
p. 24. Général Thomas-Robert Bugeaud, « Note
écrite du 11 juin 1845 » adressée à Saint-Arnaud
après l’enfumade célèbre des grottes
du Dahra, au cours de laquelle le colonel Pélissier fit périr,
par le feu et l’asphyxie, plusieurs centaines de villageois,
femmes et enfants compris. Note citée par François
Maspero, L’Honneur de Saint-Arnaud, Paris, Seuil, 1995, p.
242. François Leblanc de Prébois, Algérie.
De la nécessité de substituer, Paris, 1840, p. 16.
N. de La Vaisonne, De la souveraineté de la France en Afrique
par l’occupation restreinte et le système des razzias,
Avignon, 1841, p. 9. J. Lasnaveres, De l’impossibilité
de fonder des colonies européennes en Algérie, op.cit.,
p. 65.
Ces « bonnes feuilles » sont extraites de l’ouvrage
Coloniser, Exterminer. Sur la guerre et l’État colonial,
Fayard, Paris, 2005.
LE MONDE DIPLOMATIQUE Janvier 2005
http://www.monde-diplomatique.fr/2005/01/LE_COUR_GRANDMAISON/11822
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