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Origine : http://www.elwatan.com/2005-03-17/2005-03-17-15460
Elwatan Edition du 17 mars 2005 > Histoire
Olivier Le Cour Grandmaison enseigne les sciences politiques et
la philosophie. Il a notamment publié Les Citoyennetés
en révolution (1789-1794), PUF, 1992 ; Les Etrangers dans
la cité. Expériences européennes (La Découverte,
1993) ; Le 17 octobre 1961 : Un crime d’Etat à Paris
(collectif, éditions La Dispute, 2001. Haine (s). Philosophie
et politique (PUF, 2002).
Vous écrivez dans votre livre Coloniser. Exterminer.
Sur la guerre et l’Etat colonial que la violence coloniale
est un processus continu depuis la période de la conquête
de l’Algérie à la guerre de Libération
nationale.
L’idée de ce livre était de casser des découpages
chronologiques, disciplinaires, de telle sorte à mettre en
lumière à la fois des phénomènes de
continuité, mais aussi des phénomènes de discontinuité
dans certains cas. A isoler le dernier conflit de 1954-1962 de ce
qui s’était passé antérieurement, le
risque était de considérer comme exceptionnel un certain
nombre de dispositions et de pratiques militaires et répressives
alors même qu’elles ont été la règle
depuis la conquête de l’Algérie, à l’exemple
de la question de la torture qui est souvent présentée
comme étant un phénomène principalement lié
à la violence de la guerre de Libération nationale.
La pratique de la torture n’était ni occasionnelle
ni spécifiquement liée au dernier conflit, même
si elle prend alors, des formes particulières. Des témoignages
très circonstanciés et très précis d’un
certain nombre d’officiers, à partir de 1840, montrent
que la pratique de la torture était un mode banalisé
d’interrogatoire soit d’hommes pris les armes à
la main, soit de civils qu’on interrogeait pour avoir des
renseignements sur le mouvement de ceux qui combattaient la présence
de l’armée d’Afrique en Algérie. Pareillement,
l’internement administratif qui est de nouveau appliqué
de façon massive avec des déplacements forcés
de populations civiles pendant la guerre de Libération nationale
est une pratique qui est expérimentée dans les années
1840 en Algérie, puis exportée dans les autres colonies
françaises avant d’être importées en métropole
en 1938, pour être appliquée contre les Républicains
espagnols venus chercher refuge en France, en 1939 contre les membres
du parti communiste après l’interdiction du parti communiste
à la suite du pacte germano-soviétique, et enfin,
contre les Juifs après l’avènement de Vichy.
Vous voulez dire que depuis le début de la colonisation
il y avait une logique et une politique coloniales construites sur
la violence et l’exploitation ?
La violence militaire a été d’emblée
pensée comme un instrument de la pacification, comme on disait
à l’époque, et de la colonisation. Dès
lors qu’on veut faire de l’Algérie une colonie
de peuplement destinée à accueillir les classes pauvres
et dangereuses de la France, il faut faire dans certains cas place
nette, c’est-à-dire expulser les indigènes,
comme on disait alors, pour confier les terres spoliées aux
colons. Des textes en témoignent. Cette opération
qui s’appelait le « cantonnement » ou le «
refoulement » va être mise en œuvre par des méthodes
de guerre très particulières, par des massacres parfois
systématiques, par la pratique des razzias qui ont à
la fois un objectif de destruction des villages conquis, mais aussi
un objectif de terreur visant à expulser massivement un certain
nombre de tribus.
Vous écrivez que l’Algérie permet d’exceptionnels
champs d’expériences. Qu’est-ce que vous entendez
par là ?
Sur le plan militaire et sur le plan de l’internement administratif,
la guerre coloniale telle qu’elle est menée en Algérie
doit être pensée et analysée comme une guerre
totale. Quand on analyse l’évolution de la guerre coloniale
et qu’on la met en parallèle avec des conflits dits
conventionnels en Europe, on constate un mouvement inverse, soit
un processus de civilisation de la guerre inter-étatique
en Europe et un processus de brutalisation extrême de la guerre
coloniale menée en Algérie. Les procédés
de la guerre coloniale par la militarisation de l’application
civile et de l’espace sont des procédés militaires
et de guerre qui constituent un véritable laboratoire, dans
la mesure où ces techniques de guerre vont par la suite être
importées en Europe, notamment pendant la seconde Guerre
mondiale.
Pourquoi la colonisation de l’Algérie a-t-elle
été aussi brutale et sanglante ?
De 1830 à 1840, c’est une situation de guerre, certes,
violente, mais encore relativement limitée. Le basculement
se fait à partir de 1840 sur la conjonction de deux phénomènes
: d’une part, le développement très important
des résistances à la conquête de l’Algérie,
notamment avec la capacité qu’a eu Abdelkader de commencer
à fédérer les oppositions à l’occupation
française, et, d’autre part, et pour éradiquer
ces résistances de plus en plus importantes qui menaçaient
la présence française en Algérie, s’exprime
la volonté d’une occupation complète. Avec la
nomination de Bugeaud qui est chargé de mettre en œuvre
cette politique, on bascule dans un autre type de guerre, une guerre
totale, en ce sens que cela débouche sur un effondrement
de la distinction entre civils et militaires, sur une militarisation
complète du territoire, puisqu’il s’agit de détruire
toute résistance en Algérie, notamment la force militaire
et politique constituée et fédérée par
Abdelkader, et, cela faisant, il s’agit de « pacifier
» les territoires par l’expulsion massive et le refoulement
des populations indigènes.
Pourquoi la France ne s’est-elle pas contentée
en 1830 de la prise d’Alger ?
A cela il y a des raisons qui sont à la fois d’ordre
international et de politique intérieure. La prise d’Alger
en 1830, et ce qui va se passer par la suite, notamment après
1840, est vécue par la quasi-totalité du personnel
politique de l’époque comme un moyen pour la France
de reconstituer progressivement son empire considérablement
affaibli après la Révolution française et après
les défaites de Napoléon. La conquête de l’Algérie
est pensée comme ce point de retournement à partir
duquel la France peut désormais prendre pied en Afrique et
développant son empire en Afrique, retrouver son autorité
en tant que puissance européenne, retrouver sa puissance
par rapport à la Grande-Bretagne qui est, à l’époque,
- et elle le restera - la première puissance coloniale. Quand
Tocqueville dit que l’Algérie est l’affaire la
plus importante de la France, il a en tête le fait que la
conquête de l’Algérie pour la France va lui permettre
de reconstituer progressivement un empire, et de retrouver son autorité
sur le plan international. Faire de l’Algérie une colonie
de peuplement, c’est aussi pour des républicains, pour
des socialistes, pour des gens comme Tocqueville, et pour des monarchistes,
un moyen de contribuer partiellement à la résolution
de la question sociale en France. D’où l’extrême
importance de l’Algérie sur le plan intérieur
et l’effort des pouvoirs publics français pour trouver
toute une série de méthodes et de solutions pour faire
en sorte que les prolétaires, les indigents émigrent
en Algérie. Cela va être soit une émigration
favorisée avec des aides de la part des pouvoirs publics,
soit dans certains cas une émigration contrainte par le biais
des déportations à la suite de l’écrasement
de la révolution de juin 1848. Un certain nombre d’Alsaciens
et de Lorrains, qui vont opter pour la nationalité française
et venir en France, vont se voir accorder des terres en Algérie
qui ont été prises notamment en territoire kabyle
après l’insurrection de 1871, laquelle va déboucher
sur des spoliations de centaines de milliers d’hectares.
Est-ce la raison pour laquelle la France fait de l’Algérie
un prolongement de son territoire, ce qu’elle n’a pas
fait plus tard pour les deux pays voisins de l’Algérie,
la Tunisie et le Maroc ?
Il y a deux explications, la première est encore une fois
liée au projet de faire de l’Algérie une colonie
de peuplement, et une façon de sceller cette affaire sur
le plan juridique de transformer l’Algérie en département
français, la seconde explication découle de ce qui
se passe autour de la seconde république qui proclame le
rattachement de l’Algérie à la France. La seconde
république est préoccupée par la puissance
de la Grande-Bretagne. La présence française en Tunisie
et au Maroc s’est réalisée dans un contexte
tout à fait différent, la Grande-Bretagne est devenue
un allié de la France, un partage a été opéré
en Afrique. La France n’a plus à craindre la Grande-Bretagne
en termes de concurrence impériale.
Vous faites beaucoup référence à Alexis
de Tocqueville ?
Tocqueville a considéré que l’occupation de
l’Algérie était absolument essentielle à
la France pour des raisons que j’ai déjà développées.
Tocqueville est considéré comme une référence
en raison de l’importance de ses textes sur l’Algérie,
mais aussi parce qu’il jouit du prestige qu’il a acquis
en rédigeant De la démocratie en Amérique.
Par ailleurs, Tocqueville a effectué plusieurs voyages en
Algérie, c’est un excellent connaisseur à la
fois de la situation en Algérie, mais plus largement un excellent
connaisseur des questions coloniales, pour finir ministre des Affaires
étrangères de la seconde république.
Vous avez publié une tribune dans Le Monde sur le
négationnisme colonial. Celui-ci est-il une volonté
d’occultation des méfaits de la colonisation et de
réécriture de l’histoire ?
Ces derniers mois s’est manifestée une volonté
très claire, sans doute pour des raisons électoralistes
liées à l’importance des rapatriés d’Algérie,
de réhabiliter au niveau politique la question coloniale.
Cette réhabilitation passe, pour qu’elle soit tenable
sur le plan rhétorique et politique, par la négation
radicale de l’extrême violence de la conquête
et de la colonisation. C’est la raison pour laquelle j’ai
parlé de négationnisme colonial. Cette réhabilitation
est une contrevérité historique flagrante qui repose
sur l’occultation, voire sur la négation des crimes
commis par l’Armée d’Afrique pendant la guerre
de la conquête et la colonisation et par l’armée
française entre 1954 et 1962.
Le négationnisme ne conduirait-il pas au révisionnisme
?
Le révisionnisme ne vise pas forcément tant à
nier certains événements qu’à travailler
sur la modification de leur interprétation, mais cela peut
déboucher ou soutenir une entreprise de révision de
l’histoire coloniale tendant à minorer de façon
très importante un certain nombre de crimes, d’exactions
commis entre 1840 et 1962.
Vous écrivez dans la tribune parue dans Le Monde
que le négationnisme est en œuvre ?
Ce qui a attiré mon attention et suscité cette tribune
dans Le Monde, c’est notamment le fait qu’avait été
déposée en 2003 une proposition de loi tendant à
la reconnaissance de l’œuvre positive des Français
en Algérie, et par ailleurs, très récemment
a été votée une loi relative aux rapatriés
d’Algérie qui reprend, sinon la lettre, au moins l’esprit
des attendus de cette proposition de loi. C’est une forme
de négationnisme officiel.
Comment réagissez-vous au fait que les anciens membres
de l’OAS soient considérés comme des «
exilés politiques » ?
Ceux qui, aujourd’hui, entendent réhabiliter d’anciens
membres de l’OAS - une organisation terroriste dont un certain
nombre de membres ont été condamnés à
mort pendant et après les événements - sont
des « assassins de la mémoire », selon l’expression
de Pierre Vidal-Naquet, à propos d’un autre crime,
ont une très lourde responsabilité dans la réécriture
de l’histoire.
D’aucuns renvoient dos à dos, pour ce qui
est de la période 1954-1962, l’armée française
et le FLN ?
La puissance coloniale c’était la France, les violences
de cette puissance ne datent pas des années 1954. On ne peut
pas mettre sur le même plan ces violences coloniales visant
à préserver un ordre colonial injuste, inégalitaire
et qui a débouché sur un racisme d’Etat institutionnalisé,
avec les violences du FLN. Dire cela ne justifie en rien les pratiques
également terroristes du FLN menées soit contre d’autres
mouvements politiques en Algérie, soit contre un certain
nombre de colons ou de métropolitains. L’ Algérie
devrait faire aussi un retour sur sa propre histoire.
Nadjia Bouzeghrane
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