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Les guerres et l’État colonial français
Certains hommes politiques, écrivains et penseurs sont allés jusqu’à théoriser
la « nécessité » de tuer le maximum d’« Arabes ».
Olivier Le Cour Grandmaison

Origine : http://www.humanite.presse.fr/journal/2004-12-28/2004-12-28-453736

Coloniser. Exterminer.

Sur la guerre et l’État colonial, d’Olivier Le Cour Grandmaison. Éditions Fayard, à paraître le 4 janvier 2005.

Bien connu des spécialistes, Olivier Le Cour Grandmaison avait déjà consacré des études à la répression coloniale. On lui doit en particulier la direction d’un livre collectif sur le massacre des Algériens à Paris, le 17 octobre 1961 (Un crime d’État à Paris, Paris, Éditions La Dispute, 2001). L’ambition de ce nouvel ouvrage est plus globalisante, même s’il s’agit la plupart du temps de l’exemple algérien : montrer les liens entre la nature profonde du colonialisme et sa fonction répressive.

L’association d’idées coloniser-exterminer, chez OLCG, sous-tend la thèse (que je partage) que la violence coloniale n’a pas été un épiphénomène qu’on aurait pu à la rigueur éviter, mais qu’elle a été partie constitutive du système. La guerre d’Algérie (1954-1962) en a été le terme un peu plus sanglant encore, mais finalement inévitable, tant le racisme était haineux.

Pour l’auteur, la notion de « race », aujourd’hui abandonnée par tous les scientifiques et par tous les citoyens informés, a été centrale dans la pensée coloniale. Facteur immuable, donnée éternelle : c’est la tristement célèbre notion de « nature indigène » : « La race est la prédisposition instinctive, pour ainsi dire physique, c’est la civilisation dans le sang », explique gravement un certain Bonnafont en 1846. Le « racisme d’État », pour reprendre une expression de Foucault citée par l’auteur, n’a donc pas été un accident de la colonisation, mais son fondement. À un point tel que Vichy n’a eu qu’à prendre dans l’arsenal législatif colonial de la IIIe République pour mettre au point ses lois d’exception antijuives. Le Cour Grandmaison donne comme titre à son chapitre IV : « L’État colonial : un état d’exception permanent ».

L’auteur prend la précaution de préciser que le mot « exterminer » doit être pris en son sens premier, moins fort que l’acception commune. Il n’empêche que certains hommes politiques, écrivains et penseurs sont allés jusqu’au terme de la logique : la théorisation de la « nécessité » de tuer le maximum d’« Arabes », puis d’exiler les survivants dans des zones désertiques. Un phénomène comparable à ce qu’a été l’extermination des Indiens d’Amérique ou celle des Aborigènes d’Australie a bel et bien été imaginé un temps par les Français.

« Racisme d’État » ? La formule peut paraître forte pour qui ignore l’histoire coloniale. C’est pourtant bien d’une xénophobie quasi généralisée qu’a souffert la société française plus d’un siècle durant. L’auteur s’appuie sur une multitude d’auteurs, « grands » (Tocqueville, sa bête noire, Lamartine, Jules Verne, Maupassant, Zola) et « petits » (les mille et un idéologues et vulgarisateurs de la pensée coloniale). La litanie des nombreuses citations s’apparente souvent à un bêtisier, en particulier lorsque l’auteur signale les portraits racistes d’« Arabes » : ils sont paresseux, fourbes, leur sexualité est sordide, malsaine. (J’avais moi-même publié il y a quelques années une étude sur des thèmes similaires : le Credo de l’homme blanc, Bruxelles, Éditions Complexe, 1996.) L’islamophobie, pour employer un terme d’aujourd’hui, découlait tout naturellement de ce racisme (ou l’engendrait ?). L’auteur rappelle avec bonheur que l’hostilité (chrétienne et laïque) à l’islam est multiséculaire et que certains penseurs du « choc des civilisations » qui croient « développer des analyses neuves et audacieuses » ne répètent que « de vieilles antiennes ».

L’auteur interrompt parfois son raisonnement pour introduire des études séparées sur des thèmes annexes. L’un de ces développements est consacré aux réactions de Marx et d’Engels face à la colonisation. Les pères fondateurs n’étaient pas épargnés par les préjugés du temps : ils ont souvent assimilé Occident et civilisation ; ils ont parfois passé le trait en qualifiant de « sauvages » et de « barbares » des peuples non européens ; dans leur fascination pour le dynamisme du capitalisme, ils ont considéré que les conquêtes coloniales étaient inéluctables, voire historiquement positives. Tout cela est connu, même si des nuances devraient être introduites. L’auteur tempère ce jugement en signalant que la IIIe Internationale, elle, a revalorisé le potentiel révolutionnaire des mouvements nationaux anti-impérialistes. Un développement d’égale dimension, par exemple sur l’apport de Lénine en ce domaine, aurait été souhaitable.

Au total, un livre bienvenu en ces temps de révisionnisme colonial, un pamphlet qui dérange bien des idées reçues. On souffre cependant un peu de n’avoir pas accès à la pensée protestataire anticoloniale. La France n’a jamais été unanimement raciste et colonialiste. Il y a tout de même eu une protestation, voire une résistance, notamment lors des conquêtes (Guesde pour le Tonkin, Jaurès pour le Maroc), des guerres (Rif, Indochine, Algérie), ou dans les grands moments d’affirmation de la bonne conscience coloniale (expositions). Le PCF y a eu sa part, que je n’idéalise certes pas. D’autres voix se sont élevées, parfois (rarement) au nom de l’anticolonialisme, le plus souvent au titre de la simple justice (Anatole France, André Gide, Andrée Viollis, les surréalistes, plus tard Mauriac, Sartre, Jeanson...). L’objet d’un autre livre ?

Alain Ruscio