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Alexis de Tocqueville et la conquête de l'Algérie par Olivier Le Cour Grandmaison
extraits d'un article paru in La Mazarine - hiver 2001

Origine : http://perso.wanadoo.fr/felina/doc/alg/olcg.htm

« Qui veut la fin veut les moyens. Selon moi, toutes les populations [d'Algérie ] qui n'acceptent pas nos conditions doivent être rasées, tout doit être pris, saccagé, sans distinction d'âge ni de sexe ; l'herbe ne doit plus pousser où l'armée française a mis le pied. » L-F. de Montagnac ( 1843 ).

  « J'ai souvent entendu en France des hommes que je respecte, mais que je n'approuve pas, trouver mauvais qu'on brûlât les moissons, qu'on vidât les silos et enfin qu'on s'emparât des hommes sans armes, des femmes et des enfants. Ce sont là, suivant moi, des nécessités fâcheuses, mais auxquelles tout peuple qui voudra faire la guerre aux Arabes sera obligé de se soumettre. » Et le même d'ajouter, après ces recommandations délicates : « Quoi qu'il en soit, on peut dire d'une manière générale que toutes les libertés politiques doivent être suspendues en Algérie. » De quand datent ces martiales et péremptoires déclarations ? De 1954 ? De 1961 ? Non, l'auteur de ces lignes n'est autre que le célèbre, célébré et aujourd'hui consensuel Alexis de Tocqueville. C'est lui qui  s'exprime ainsi en 1841 alors qu'a débuté, dans des conditions atroces, la conquête de l'Algérie, et que depuis peu le général Lamoricière, un brillant militaire aux dires de ses contemporains, y applique des méthodes draconiennes. Massacres, déportations massives des populations, rapts des femmes, vols des récoltes et du bétail, razzias régulières, tels sont les moyens communément employés pour anéantir la puissance d'Abd el-Kader et asseoir la domination de la France sur le pays. Non seulement l'auteur de La démocratie en Amérique n'ignore pas ces pratiques - il a voyagé en Algérie où il a rencontré de nombreuses personnalités civiles et militaires - mais il les approuve. Mieux, il les défend publiquement et salue les opérations menées par ce vigoureux général qui s'illustrera, quelques années plus tard, en combattant, avec la même énergie, les insurgés parisiens de juin 1848 .

Partisan de l'occupation armée et de la colonisation, sans laquelle la première demeurerait fragile et coûteuse en hommes, Tocqueville se fait l'avocat de mesures radicales ; elles seules pourront anéantir la puissance d'Abd el-Kader. En effet, il tient la conquête de l'Algérie pour une nécessité impérieuse si la France veut enrayer le déclin international qui, selon lui, la frappe, et retrouver son autorité parmi les États européens engagés dans une nouvelle phase d'expansion coloniale. Ne pas laisser le champ libre à l'Angleterre, contrecarrer sa puissance maritime et militaire, et dans une moindre mesure, celle de l'Espagne, prendre pied de façon définitive et ferme sur le continent africain, tel est l'objectif que Tocqueville n'a cessé de défendre. Quant à la politique menée par les différents gouvernements français, il la juge pusillanime et incohérente. En ces matières, les atermoiements ne peuvent être admis ; l'auteur de La démocratie en Amérique opte donc pour des mesures extrêmes comme le prouvent ses différentes positions. Partisan de l'interdiction du commerce pour les populations arabes afin d'accélérer leur ruine et de les affaiblir davantage, il préconise également le « ravage du pays  », selon ses propres termes, et les expropriations massives. Opérées par des juridictions d'exception mises en place par l'État, ces expropriations permettraient de s'emparer rapidement des meilleures terres qui seraient ensuite revendues à bas prix aux colons. Ces mesures, ne cesse-t-il d'affirmer, sont indispensables si l'on veut favoriser l'implantation durable, dans les environs d'Alger notamment, d'une population européenne nombreuse et stable dont la présence est nécessaire pour tenir le pays. C'est là une première étape qui doit conduire à la transformation de cette ville en un grand port militaire à partir duquel de vastes opérations pourront être menées à l'intérieur de l'Algérie pour coloniser une partie du territoire et s'emparer du littoral cependant que la France pourra mieux contrôler la Méditerranée.

Tocqueville connaît ses classiques ; il sait mobiliser ses connaissances historiques et des exemples prestigieux pour fonder en raison son projet et répondre à ceux qui, en France, le critiquent. Les Romains, se plaît-il à rappeler aux partisans d'une occupation armée sans colonie de peuplement, avaient coutume de remplacer les vaincus par des habitants de « la race conquérante » et de fonder de nombreuses « sociétés romaines transportées au loin » ; il faut s'inspirer de ce passé pour la conduite de la politique en Algérie. Attirer dans ce pays de nombreux colons, tel est l'un de ses objectifs majeurs, et pour y parvenir il faut exproprier, expulser les habitants, déplacer des villages entiers afin d'octroyer aux Français les terres les plus riches.

Analyste et théoricien de la démocratie, Tocqueville doit figurer aussi parmi les penseurs et les hommes politiques qui ont joué un rôle majeur au cours des premières années de la conquête. Il enquête, lit, recherche et théorise l'expansion coloniale afin de promouvoir un vaste projet dont il juge la réalisation indispensable à la défense des intérêts et de la grandeur de la France. Il est donc une figure essentielle de la colonisation moderne à laquelle il apporte son intelligence, ses connaissances et son prestige. […] 

Le Tocqueville des écrits consacrés à l'Algérie scelle donc les noces sanglantes de la pensée démocratique et de l'État d'exception. Il nous contraint à jeter un regard nouveau sur les origines de la colonisation et à reconsidérer nombre de nos jugements. Plus fondamentalement, plus précisément aussi, il oblige à réviser des catégories politiques et juridiques majeures car à travers lui se révèle le fait troublant que l'État de droit n'est pas contradictoire avec les massacres et les crimes contre l'humanité ; les deux coexistent parfois. Mieux, le premier prépare et exécute les seconds puisque c'est le même État qui, respectueux des droits fondamentaux pour ceux qu'il considère comme membres de la communauté nationale qu'il organise, se fait État d'exception permanent pour les hommes et les femmes qui n'en font pas partie. Ces derniers constitue un « corps d'exception  » sur lequel s'applique, non la loi républicaine mais la violence et l'arbitraire de la loi martiale qui devient la règle. Avec Tocqueville, on découvre que cet État de droit, en tant qu'il est aussi un État colonial, se structure d'emblée comme un État de guerre et comme un État d'exception permanent parce qu'il est un État colonial justement. […] 

Olivier Le Cour Grandmaison 
est Maître de conférences en sciences politiques à l'Université d'Evry-Val-d'Essonne. 
Il a publié :

  • Les citoyennetés en Révolution (1789-1794), Paris, PUF, 1992, avec C. Wihtol de Wenden,

  • Les étrangers dans la cité. Expériences européennes, Paris, La Découverte, 1993 

  • et plusieurs articles dans Les Temps Modernes, Critique et Lignes.