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Origine : http://perso.wanadoo.fr/felina/doc/alg/olcg.htm
« Qui veut la fin veut les moyens. Selon moi, toutes les populations
[d'Algérie ] qui n'acceptent pas nos conditions doivent être rasées,
tout doit être pris, saccagé, sans distinction d'âge ni de sexe
; l'herbe ne doit plus pousser où l'armée française a mis le pied.
» L-F. de Montagnac ( 1843 ).
«
J'ai souvent entendu en France des hommes que je respecte, mais
que je n'approuve pas, trouver mauvais qu'on brûlât les moissons,
qu'on vidât les silos et enfin qu'on s'emparât des hommes sans armes,
des femmes et des enfants. Ce sont là, suivant moi, des nécessités
fâcheuses, mais auxquelles tout peuple qui voudra faire la guerre
aux Arabes sera obligé de se soumettre. » Et le même d'ajouter,
après ces recommandations délicates : « Quoi qu'il en soit, on peut
dire d'une manière générale que toutes les libertés politiques doivent
être suspendues en Algérie. » De quand datent
ces martiales et péremptoires déclarations ? De 1954 ? De 1961 ?
Non, l'auteur de ces lignes n'est autre que le célèbre, célébré
et aujourd'hui consensuel Alexis de Tocqueville. C'est lui qui
s'exprime ainsi en 1841 alors qu'a débuté, dans des conditions
atroces, la conquête de l'Algérie, et que depuis peu le général
Lamoricière, un brillant militaire aux dires de ses contemporains,
y applique des méthodes draconiennes. Massacres, déportations massives
des populations, rapts des femmes, vols des récoltes et du bétail,
razzias régulières, tels sont les moyens communément employés pour
anéantir la puissance d'Abd el-Kader et asseoir la domination de
la France sur le pays. Non seulement l'auteur de La démocratie
en Amérique n'ignore pas ces pratiques - il a voyagé en Algérie
où il a rencontré de nombreuses personnalités civiles et militaires
- mais il les approuve. Mieux, il les défend publiquement et salue
les opérations menées par ce vigoureux général qui s'illustrera,
quelques années plus tard, en combattant, avec la même énergie,
les insurgés parisiens de juin 1848 .
Partisan
de l'occupation armée et de la colonisation, sans laquelle la première
demeurerait fragile et coûteuse en hommes, Tocqueville se fait l'avocat
de mesures radicales ; elles seules pourront anéantir la puissance
d'Abd el-Kader. En effet, il tient la conquête de l'Algérie pour
une nécessité impérieuse si la France veut enrayer le déclin international
qui, selon lui, la frappe, et retrouver son autorité parmi les États
européens engagés dans une nouvelle phase d'expansion coloniale.
Ne pas laisser le champ libre à l'Angleterre, contrecarrer sa puissance
maritime et militaire, et dans une moindre mesure, celle de l'Espagne,
prendre pied de façon définitive et ferme sur le continent africain,
tel est l'objectif que Tocqueville n'a cessé de défendre. Quant
à la politique menée par les différents gouvernements français,
il la juge pusillanime et incohérente. En ces matières, les atermoiements
ne peuvent être admis ; l'auteur de La démocratie en Amérique
opte donc pour des mesures extrêmes comme le prouvent ses différentes
positions. Partisan de l'interdiction du commerce pour les populations
arabes afin d'accélérer leur ruine et de les affaiblir davantage,
il préconise également le « ravage du pays
», selon ses propres termes, et les expropriations massives.
Opérées par des juridictions d'exception mises en place par l'État,
ces expropriations permettraient de s'emparer rapidement des meilleures
terres qui seraient ensuite revendues à bas prix aux colons. Ces
mesures, ne cesse-t-il d'affirmer, sont indispensables si l'on veut
favoriser l'implantation durable, dans les environs d'Alger notamment,
d'une population européenne nombreuse et stable dont la présence
est nécessaire pour tenir le pays. C'est là une première étape qui
doit conduire à la transformation de cette ville en un grand port
militaire à partir duquel de vastes opérations pourront être menées
à l'intérieur de l'Algérie pour coloniser une partie du territoire
et s'emparer du littoral cependant que la France pourra mieux contrôler
la Méditerranée.
Tocqueville
connaît ses classiques ; il sait mobiliser ses connaissances historiques
et des exemples prestigieux pour fonder en raison son projet et
répondre à ceux qui, en France, le critiquent. Les Romains, se plaît-il
à rappeler aux partisans d'une occupation armée sans colonie de
peuplement, avaient coutume de remplacer les vaincus par des habitants
de « la race conquérante » et de fonder de nombreuses « sociétés
romaines transportées au loin » ; il
faut s'inspirer de ce passé pour la conduite de la politique en
Algérie. Attirer dans ce pays de nombreux colons, tel est l'un de
ses objectifs majeurs, et pour y parvenir il faut exproprier, expulser
les habitants, déplacer des villages entiers afin d'octroyer aux
Français les terres les plus riches.
Analyste
et théoricien de la démocratie, Tocqueville doit figurer aussi parmi
les penseurs et les hommes politiques qui ont joué un rôle majeur
au cours des premières années de la conquête. Il enquête, lit, recherche
et théorise l'expansion coloniale afin de promouvoir un vaste projet
dont il juge la réalisation indispensable à la défense des intérêts
et de la grandeur de la France. Il est donc une figure essentielle
de la colonisation moderne à laquelle il apporte son intelligence,
ses connaissances et son prestige. […]
Le
Tocqueville des écrits consacrés à l'Algérie scelle donc les noces
sanglantes de la pensée démocratique et de l'État d'exception. Il
nous contraint à jeter un regard nouveau sur les origines de la
colonisation et à reconsidérer nombre de nos jugements. Plus fondamentalement,
plus précisément aussi, il oblige à réviser des catégories politiques
et juridiques majeures car à travers lui se révèle le fait troublant
que l'État de droit n'est pas contradictoire avec les massacres
et les crimes contre l'humanité ; les deux coexistent parfois. Mieux,
le premier prépare et exécute les seconds puisque c'est le même
État qui, respectueux des droits fondamentaux pour ceux qu'il considère
comme membres de la communauté nationale qu'il organise, se fait
État d'exception permanent pour les hommes et les femmes qui n'en
font pas partie. Ces derniers constitue un « corps d'exception
» sur lequel s'applique, non la loi républicaine mais la
violence et l'arbitraire de la loi martiale qui devient la règle.
Avec Tocqueville, on découvre que cet État de droit, en tant qu'il
est aussi un État colonial, se structure d'emblée comme un État
de guerre et comme un État d'exception permanent parce qu'il est
un État colonial justement. […]
Olivier
Le Cour Grandmaison
est Maître de conférences en sciences politiques à l'Université
d'Evry-Val-d'Essonne.
Il a publié :
-
Les
citoyennetés en Révolution (1789-1794), Paris, PUF, 1992, avec
C. Wihtol de Wenden,
-
Les
étrangers dans la cité. Expériences européennes, Paris, La Découverte,
1993
-
et plusieurs articles dans Les Temps Modernes, Critique et Lignes.
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