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Origine http://asterion.revues.org/document24.html
Le livre d'O. Le Cour Grandmaison est un bel exemple, comme le
dit E. Balibar dans sa préface, d'un ouvrage de « philosophie
populaire » éclairant et suggestif.
Pourquoi un ouvrage de philosophie populaire ? Parce qu'il s'agit,
à partir de la pensée spinoziste, d'analyser la nature
et les effets d'un affect particulier la haine dans le champ des
relations interhumaines ; et il s'agit de le faire philosophiquement,
c'est-à-dire non pas en évaluant normativement tel
ou tel comportement haineux, mais en expliquant rationnellement
ses propriétés : comment la haine est engendrée
(rôle décisif de l'imagination et de la dimension «
spéculaire » de la réciprocité haineuse
: s'imaginer haï par un autre, c'est le haïr) ; comment
d'autres affects en sont dérivés (la jalousie, la
colère, le mépris, l'indignation, l'envie) ; comment
la logique de la haine informe de manière cruciale la vie
sociale et politique. Sans doute la philosophie de Spinoza est-elle
particulièrement bien choisie pour mener cette enquête,
puisqu'elle entreprend de traiter des passions non pas en moraliste,
mais en physicien, comme s'il s'agissait « de lignes, de plans
ou de corps ».
Pourquoi un ouvrage de philosophie populaire ? Parce que l'absence
de technicité et de plongée érudite dans l'histoire
de la philosophie offre une réflexion en prise directe avec
la vie affective de chacun, et avec certains événements
majeurs de l'histoire moderne et contemporaine (on pense à
l'analyse de l'usage de l'indignation dans les discours des grands
révolutionnaires pour justifier le procès de Louis
XVI et la Terreur ; à la reprise de l'analyse que fait R.
Antelme de ce même affect chez certains français à
la Libération ; à l'étude d'inspiration tocquevillienne
des rapports entre envie et démocratie).
Le livre d'O. Le Cour Grandmaison considère ainsi la pensée
spinoziste comme elle-même se donne : comme un instrument
rationnel destiné à montrer de quelle manière
vivre mieux, de quelle manière se libérer de certaines
logiques passionnelles asservissantes. En cela, ce livre est véritablement
spinoziste.
L'accessibilité de l'ouvrage se paie bien évidemment
d'un certain prix. On peut regretter par exemple l'usage répété
de « ego » pour qualifier l'homme affecté de
haine, terme qui convient mal à une perspective spinoziste,
très critique comme le rappelle d'ailleurs l'auteur à
l'égard de la conception cartésienne d'un sujet substantiel
et libre. La reprise simplifiée de certaines thématiques
spinozistes complexes sur la critique de la morale et de la religion,
sur les remèdes aux passions mauvaises peut également
laisser insatisfait le spécialiste du spinozisme (à
la rigueur, peu importe toutefois, le livre ne lui étant
pas adressé en priorité), mais peuvent surtout émousser
la pertinence de l'instrument spinoziste pour analyser les affects
et s'en libérer : on a parfois l'image d'un Spinoza un peu
trop « bon » (un peu trop « humaniste »
?), valorisant la joie contre la tristesse, l'amour contre la haine,
l'affirmation de soi contre l'ascétisme. C'est ne pas assez
souligner que certaines passions tristes peuvent être, moralement
et politiquement, utiles, même si la haine, comme le souligne
à juste titre l'auteur, est quant à elle toujours
mauvaise ; c'est ne pas assez prendre en compte la nocivité
de la plupart de nos amours, qui nous rendent souvent malheureux,
d'une façon peut-être beaucoup plus pernicieuse que
bien des haines ; c'est ne pas assez montrer en quoi la haine, qui
donne naissance à des désirs destructeurs, peut être
source de joie, dès lors que ce qui est considéré
comme cause de tristesse est imaginé comme supprimé.
Rappelons que si pour Spinoza les démonstrations, et donc
l'enchaînement des propositions de l'Ethique, sont les yeux
de l'esprit, c'est qu'il s'agit avant tout de construire pour soi,
et d'aider autrui à construire pour lui-même, des organes
de la vue qui permettent de véritablement voir ce que l'on
a compris.
Mais on l'aura compris, ces critiques pour une part tombent dans
la mesure où l'auteur assume lui-même la dimension
non pas ésotérique, mais exotérique, de son
propos. Comprendre la haine et ses dérivés à
partir de l'analyse spinoziste, c'est prendre en compte avant tout
certains de ses résultats et les confronter aux enseignements
de la littérature (par exemple, à ceux de Proust sur
la jalousie, ou de Moravia sur le mépris dont la reprise
est particulièrement stimulante) ; c'est être ouvert
à d'autres instruments théoriques, pouvant compléter
ou dépasser l'outil spinoziste (par exemple, l'utilisation
de la prudence et de la médiété aristotéliciennes
dans l'analyse de la colère ou de l'indignation) ; et c'est
surtout ouvrir un champ d'investigation qui demeure encore trop
peu exploré : celui de la constitution affective du lien
social. « Nul doute, affirme l'auteur (p. 58), il faudrait
écrire l'histoire de l'oubli, de la marginalisation en tout
cas, des passions par les sciences humaines afin de comprendre quand,
comment et pourquoi les premières ont cessé d'être
tenues pour des objets légitimes de recherche ». En
attendant cette histoire, la lacune commence à être
comblée par l'ouvrage d'O. Le Cour Grandmaison, dont la lecture
sera utilement complétée par le recueil d'articles
qu'il a coordonné avec Claude Gautier, Passions et sciences
humaines (PUF, 2002).
Olivier Le Cour Grandmaison, Haine(s), Philosophie et politique,
Avant-propos d'Etienne Balibar, PUF, coll. « Politique d'aujourd'hui
», 303 p., 23 €
Citer cet article : Pascal Séverac, « Olivier Le Cour
Grandmaison, Haine(s), Philosophie et politique », Astérion,
Numéro 1, 1 juin 2003,
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