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Origine : http://17octobre1961.free.fr/pages/dossiers/oLecourGm.htm
" J'ai souvent entendu en France des hommes que je respecte,
mais que je n'approuve pas, trouver mauvais qu'on brûlât
les moissons, qu'on vidât les silos et enfin qu'on s'emparât
des hommes sans armes, des femmes et des enfants. Ce sont là,
suivant moi, des nécessités fâcheuses, mais
auxquelles tout peuple qui voudra faire la guerre aux Arabes sera
obligé de se soumettre. " Et le même d'ajouter,
après ces recommandations délicates : " Quoi
qu'il en soit, on peut dire d'une manière générale
que toutes les libertés politiques doivent être suspendues
en Algérie. "
De quand datent ces martiales et péremptoires déclarations
? De 1954 ? De 1961 ?
Non, l'auteur de ces lignes n'est autre que le célèbre,
célébré et aujourd'hui consensuel Alexis de
Tocqueville. C'est lui qui s'exprime ainsi en 1841 alors qu'a débuté,
dans des conditions atroces, la conquête de l'Algérie,
et que depuis peu le général Lamoricière, un
brillant militaire aux dires de ses contemporains, y applique des
méthodes draconiennes.
Massacres, déportations massives des populations, rapts
des femmes, vols des récoltes et du bétail, razzias
régulières, tels sont les moyens communément
employés pour anéantir la puissance d'Abd el-Kader
et asseoir la domination de la France sur le pays. Non seulement
l'auteur de La démocratie en Amérique n'ignore pas
ces pratiques ; il a voyagé en Algérie où il
a rencontré de nombreuses personnalités civiles et
militaires, mais il les approuve. Mieux, il les défend publiquement
et salue les opérations menées par ce vigoureux général
qui s'illustrera, quelques années plus tard, en combattant,
avec la même énergie, les insurgés parisiens
de juin 1848 .
Partisan de l'occupation armée et de la colonisation, sans
laquelle la première demeurerait fragile et coûteuse
en hommes, Tocqueville se fait l'avocat de mesures radicales ; elles
seules pourront anéantir la puissance d'Abd el-Kader. En
effet, il tient la conquête de l'Algérie pour une nécessité
impérieuse si la France veut enrayer le déclin international
qui, selon lui, la frappe, et retrouver son autorité parmi
les États européens engagés dans une nouvelle
phase d'expansion coloniale.
Ne pas laisser le champ libre à l'Angleterre, contrecarrer
sa puissance maritime et militaire, et dans une moindre mesure,
celle de l'Espagne, prendre pied de façon définitive
et ferme sur le continent africain, tel est l'objectif que Tocqueville
n'a cessé de défendre. Quant à la politique
menée par les différents gouvernements français,
il la juge pusillanime et incohérente. En ces matières,
les atermoiements ne peuvent être admis ; l'auteur de La démocratie
en Amérique opte donc pour des mesures extrêmes comme
le prouvent ses différentes positions.
Partisan de l'interdiction du commerce pour les populations arabes
afin d'accélérer leur ruine et de les affaiblir davantage,
il préconise également le " ravage du pays ",
selon ses propres termes, et les expropriations massives. Opérées
par des juridictions d'exception mises en place par l'État,
ces expropriations permettraient de s'emparer rapidement des meilleures
terres qui seraient ensuite revendues à bas prix aux colons.
Ces mesures, ne cesse-t-il d'affirmer, sont indispensables si l'on
veut favoriser l'implantation durable, dans les environs d'Alger
notamment, d'une population européenne nombreuse et stable
dont la présence est nécessaire pour tenir le pays.
C'est là une première étape qui doit conduire
à la transformation de cette ville en un grand port militaire
à partir duquel de vastes opérations pourront être
menées à l'intérieur de l'Algérie pour
coloniser une partie du territoire et s'emparer du littoral cependant
que la France pourra mieux contrôler la Méditerranée.
Tocqueville connaît ses classiques ; il sait mobiliser ses
connaissances historiques et des exemples prestigieux pour fonder
en raison son projet et répondre à ceux qui, en France,
le critiquent.
Les Romains, se plaît-il à rappeler aux partisans
d'une occupation armée sans colonie de peuplement, avaient
coutume de remplacer les vaincus par des habitants de " la
race conquérante " et de fonder de nombreuses "
sociétés romaines transportées au loin "
; il faut s'inspirer de ce passé pour la conduite de la politique
en Algérie. Attirer dans ce pays de nombreux colons, tel
est l'un de ses objectifs majeurs, et pour y parvenir il faut exproprier,
expulser les habitants, déplacer des villages entiers afin
d'octroyer aux Français les terres les plus riches.
Analyste et théoricien de la démocratie, Tocqueville
doit figurer aussi parmi les penseurs et les hommes politiques qui
ont joué un rôle majeur au cours des premières
années de la conquête. Il enquête, lit, recherche
et théorise l'expansion coloniale afin de promouvoir un vaste
projet dont il juge la réalisation indispensable à
la défense des intérêts et de la grandeur de
la France. Il est donc une figure essentielle de la colonisation
moderne à laquelle il apporte son intelligence, ses connaissances
et son prestige. Ses écrits, ses rapports officiels et ses
responsabilités à la Chambre sous la monarchie de
Juillet en témoignent. La plupart des spécialistes
français de Tocqueville n'en veulent rien savoir. Libéral
et démocrate est leur héros, libéral et démocrate
il doit rester. Oublions donc les opuscules qui pourraient nuire
à son aura et retenons principalement De la démocratie
en Amérique qui permet aux membres de la vénérable
République des lettres de continuer à louer le génie
incomparable de cette œuvre et de son auteur. Hélas
pour cette historiographie, qui confine à l'hagiographie
parfois, les faits comme les textes sont têtus. Le Tocqueville
des écrits consacrés à l'Algérie scelle
donc les noces sanglantes de la pensée démocratique
et de l'État d'exception. Il nous contraint à jeter
un regard nouveau sur les origines de la colonisation et à
reconsidérer nombre de nos jugements. Plus fondamentalement,
plus précisément aussi, il oblige à réviser
des catégories politiques et juridiques majeures car à
travers lui se révèle le fait troublant que l'État
de droit n'est pas contradictoire avec les massacres et les crimes
contre l'humanité ; les deux coexistent parfois. Mieux, le
premier prépare et exécute les seconds puisque c'est
le même État qui, respectueux des droits fondamentaux
pour ceux qu'il considère comme membres de la communauté
nationale qu'il organise, se fait État d'exception permanent
pour les hommes et les femmes qui n'en font pas partie. Ces derniers
constitue un " corps d'exception " sur lequel s'applique,
non la loi républicaine mais la violence et l'arbitraire
de la loi martiale qui devient la règle.
Avec Tocqueville, on découvre que cet État de droit,
en tant qu'il est aussi un État colonial, se structure d'emblée
comme un État de guerre et comme un État d'exception
permanent parce qu'il est un État colonial justement. A la
lumière de cette histoire, il faut donc admettre, aussi singulier
que cela puisse paraître, qu'il n'est plus possible de penser
de façon contradictoire l'État de droit et la tyrannie,
l'État de droit et l'État de guerre, l'État
de droit et la dictature. Ce n'est plus, ou l'un ou l'autre, mais
l'un et l'autre. Cela vaut, non seulement pour le XIXème
siècle, pour les débuts de " l'aventure coloniale
" comme certains osent encore l'écrire en usant de cette
langue délicatement euphémisée des colonisateurs,
mais aussi pour le XXeme siècle et pour la dernière
guerre d'Algérie, celle qui débute en 1954 et qui
verra deux Républiques, la Quatrième et la Cinquième,
organiser la torture systématique, les exécutions
sommaires et parfois de masse, dans cette colonie et dans la métropole.
Il faudra écrire l'histoire occultée de cet État
d'exception afin d'en établir la généalogie,
d'en comprendre la structuration, le développement et les
évolutions au cours de ces cent trente années.
Nul doute, une telle histoire obligera à réviser
quelques schémas enchantés sur le développement
progressif de la démocratie en France et les mutations que
l'État de ce pays a connu. Ce détour par Tocqueville,
et les débuts de la colonisation, ne nous éloigne
pas des massacres d'Algériens perpétrés les
17 et 18 octobre 1961 par des policiers aux ordres du Préfet
de Police Maurice Papon.
Au contraire, ce détour permet d'inscrire les crimes commis
alors dans une généalogie qui les éclaire.
Elle aide à comprendre qu'ils ne sont pas un accident ou
une bouffée soudaine et irrationnelle de violences extrêmes
mais la poursuite, au cœur même de Paris, de pratiques
et d'exactions qui sont au fond la norme de cet État colonial
depuis ses origines. Les disparitions qui ont eu lieu doivent retenir
notre attention. Elles sont les marques du crime d'Etat et les preuves
que ceux qui l'ont organisé ont immédiatement cherché
à effacer les traces physiques de leurs forfaits selon une
technique qui, depuis, a été massivement mise en oeuvre
sous d'autres latitudes, en Amérique Latine notamment.
Cette technique consiste à faire disparaître les corps
ou à les rejeter dans la Seine pour faire croire à
des noyades ou à des règlements de compte entre militants
du F.L.N.. Alors, le mensonge peut prospérer et ceux qui
le soutiennent peuvent même espérer qu'il devienne
une vérité officielle qui se soutient de rapports
eux aussi officiels.
Certains historiens venant apporter leur caution de chercheurs
et d'universitaires à ces enquêtes partielles pour
ne pas dire partiales. En effet, à cause de ces disparitions,
pas de corps, pas de preuves, pas de crimes donc, pas de responsables
non plus, pas d'événement dramatique mais de simples
opérations de police, certes plus violentes que les autres
mais qui n'ont fait que répondre à la violence du
F.L.N.. On connaît ces discours. Et miracle des disparitions,
elles assurent l'impunité aux coupables, et elles font de
ceux qui se battent pour la vérité et la justice des
affabulateurs et des calomniateurs qui doivent rendre compte de
leurs propos et de leurs écrits devant les tribunaux.
Cela ne s'est pas passé à Buenos-Aires ou à
Santiago du Chili, cela s'est passé en France, en 1961 et
en 1999 à l'occasion du procès intenté par
Maurice Papon contre l'historien Jean-Luc Einaudi.
De même, les ouvrages de Paulette Péju , révèlent
une topologie parisienne de la terreur d'Etat avec ces quartiers
"cibles" que furent le XIIIeme arrondissement, Belleville
et la Goutte-d'Or notamment. Cette topologie nous fait découvrir
des hôtels, des cafés, des restaurants dont les caves
ont été transformées en centres, plus ou moins
clandestins, de séquestration et de torture.
Là, la Cinquième République et l'État
d'exception, qu'elle imposait aux " Français musulmans
d'Algérie " comme on disait alors, laissaient libre
cours à leur toute puissance meurtrière en étendant,
au territoire de la métropole, les méthodes en vigueur
depuis plusieurs années déjà en Algérie.
Les témoignages réunis par Paulette Péju sont
essentiels ; ils nous ramènent, sans ménagement, aux
violences extrêmes de cette histoire. Contre ceux qui nient
les faits ou les révisent, ils permettent d'apporter les
preuves que cela a bien eu lieu.
Parce qu'elle a donné voix aux sans-voix, à ceux
qui n'ont jamais été entendus parce que leur parole
ne pouvait avoir droit de cité car ils étaient des
terroristes d'abord, des Algériens ensuite, des immigrés
enfin, Paulette Péju se dresse comme un témoin qui
témoigne et accuse en leur nom ; son réquisitoire
est accablant pour la République et ses responsables.
Grâce à elle, un récit circonstancié
de ce passé criminel de l'État français prend
corps, une chronologie et une topologie de la torture dans la capitale
se mettent en place contre l'histoire officielle.
Le lecteur est ainsi confronté à ces récits
bruts, répétitifs parfois, mais ces répétitions
mêmes révèlent l'ampleur des crimes commis alors.
Elles disent une chose essentielle :
ce qui a été perpétré n'appartient
pas au registre de " bavures " marginales dont seraient
responsables quelques individus agissant sous l'empire des passions
et des circonstances.
Ce qui a été perpétré ressortit, au
contraire, à un plan concerté, organisé et
mis en oeuvre par les plus hautes autorités politiques et
policières de l'époque qui ont décidé
d'appliquer aux " Français musulmans d'Algérie
" vivant en France un état d'exception permanent où
les tortures, les séquestrations arbitraires, les enlèvements
pour des motifs raciaux et politiques ne sont pas des accidents
liés à des dysfonctionnements mais la norme de cet
état d'exception.
Antidotes à la négation intéressée
de ce passé, ces récits sont aussi des antidotes puissants
contre ceux qui cherchent, sous le vocable indistinct de violence,
ce " concept dent creuse " pour reprendre une expression
de Gilles Deleuze, à mettre sur le même plan les bourreaux
et les victimes, à mettre sur le même plan la violence
structurelle de l'État colonial français et la violence
de ceux qui combattaient cette violence au nom du droit des peuples
à disposer d'eux-mêmes. Contrairement à des
représentations tenaces, ces récits prouvent que la
guerre d'Algérie n'a pas été menée seulement
sur le territoire de cette colonie ; elle s'est aussi déroulée
en métropole.
En effet, la frontière qui passe entre cet État de
droit et cet État d'exception n'est pas géographique.
Il n'y a pas d'un côté une France républicaine
respectueuse des droits de l'homme et de l'autre une Algérie
française livrée, par les politiques, aux militaires
et aux tortionnaires.
Les livres de Paulette Péju ruinent ce schéma convenu
et rassurant qui permet de nourrir un récit enchanté
de l'histoire en opposant une métropole toujours démocratique
et exempte de crimes, à un ailleurs tyrannique et tortionnaire.
A leur lecture, on découvre que cette frontière,
qui sépare l'État de droit de l'État d'exception,
ne coïncide pas au tracé réputé harmonieux
de l'Hexagone.
Elle repose sur des discriminations dont les fondements sont politiques,
raciaux et religieux parfois puisque celles et ceux qu'elle inclut,
soit dans un ordre de type démocratique, soit dans un ordre
d'exception, le sont sur la base de leur identification comme Français
ou comme arabes, réputés terroristes et forcément
musulmans.
" Enlèvements suivis de torture ou d'actes inhumains,
inspirés par des motifs politiques ( …) raciaux ou
religieux et organisés en exécution d'un plan concerté
", ce sont là les termes de l'article. 212-1 du nouveau
Code Pénal qui définit le crime contre l'humanité.
C'est cette réalité que révèle Paulette
Péju, ce sont ces crimes qui doivent être aujourd'hui
reconnus par les dirigeants de ce pays.
Olivier Le Cour Grandmaison.
Maître de conférences en sciences politiques à
l'Université d'Evry-Val-d'Essonne
Nota : les citations de Tocqueville sont tirées de Travail
sur l'Algérie (octobre 1841), reproduit dans les Oeuvres
Complètes (Bibliothèque de la Pléiade). T.
Todorov a présenté plusieurs textes de Tocqueville
sur l'Algérie dans De la colonie en Algérie (Complexe,
Bruxelles, 1988) et Nous et les autres (Seuil, Paris, 1989, "Tocqueville",
pp. 219-234)
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