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Origine : http://www.freescape.eu.org/biblio/article.php3?id_article=214
Become The Media ! Du Post-Media au Médiascape Olivier Blondeau
Olivier Blondeau est sociologue, co-auteur de "Libres enfants
du Savoir numérique, anthologie du libre" Edition de l'Eclat,
mars 2000
La rencontre entre Internet et le journalisme suscite, en France
comme ailleurs, de nombreuses interrogations. Une grande partie
des journalistes français -y compris les plus critiques à
l'égard des médias de masse- a été,
notamment, très marquée par l'affaire Clinton-Lewinsky
aux Etats-Unis.
On se rappelle en effet de la publication sur Internet du rapport
du procureur Kenneth Star en septembre 1998 avant même que
le Congrès n'ait pu en prendre connaissance. Cet épisode
est, aujourd'hui encore, souvent cité pour souligner les
risques dont sont porteurs les « médias électroniques
». Un journaliste français assez connu, avec qui j'intervenais
récemment dans un débat, rappelait cette affaire en
disant que les lettres anonymes avaient toujours existé…
Balayant d'un revers de la main toute la réflexion portée
aujourd'hui par les médias alternatifs, il considérait
qu'à ce titre, Internet n'était pas pour lui un phénomène
nouveau mais le prolongement d'un processus interrogeant le régime
de production de l'information.
Le malaise de la presse face à l'émergence
de nouveaux médias
Cette inquiétude est révélatrice d'un malaise
profond du monde du journalisme à l'égard d'Internet
et des nouveaux médias en général. Au moment
déjà de l'apparition du Minitel en France, la presse
et les journalistes s'étaient déchaînés
contre l'apparition d'un support qui risquait de déstabiliser
toute une profession. C'est sur fond de profondes angoisses individuelles
que s'érige aujourd'hui le système de défense
de la presse.
Si l'on suit les travaux du sociologue Cyril Lemieux, spécialiste
de la presse et des médias, on peut se demander si cette
crise n'est pas structurelle ? Une crise de ce type avait en effet
déjà eu lieu à la fin du XIXe siècle
dans le cadre de ce que l'on a appelé la « crise de
la modernité organisée ». Ce moment correspond
à l'effort de professionnalisation des journalistes face
au développement de la presse populaire de l'époque.
C'est toujours face à cette poussée sociale d'agents,
souvent issus des classes populaires, qui s'arrogent le droit à
« devenir leur propre média [1] », comme le montrent
notamment les travaux de l'historienne Arlette Farge sur l'espace
public populaire au XVIIIe sc [2], qu'apparaît l'argument
de vérité comme fondement d'une légitimité
professionnelle. En d'autres termes, les journalistes se revendiquent
comme des professionnels de la vérité.
On pourrait interpréter l'ensemble des revendications portées
par les journalistes, celle de l'éthique, de la validation
ou de l'audience comme autant de formes de replis catégoriels
face à l'émergence d'agents hétérogènes
-individuels ou collectifs- qui anticipent, lorsqu'ils produisent
ou diffusent de l'information, les conséquences de leurs
actions.
Cette revendication à incarner la vérité est
fortement contestée par le philosophe Félix Guattari
qui affirme qu'elle relève de l'absurdité la plus
totale. Pour lui, la vérité n'existe pas en soi. Elle
ne peut être qu'un horizon. Elle est constamment prise dans
un aller et retour entre des éléments d'objectivité
et des éléments de subjectivité. Elle passe
toujours, dit-il, par des détours, des mises en question,
par toute une dialectique qui va de la complexité au chaos.
Contre cette prétention, Guattari propose de concevoir la
profession de journaliste comme une pratique qui consiste à
mettre en scène, à créer les conditions d'émergence,
non pas d'une information véridique en soi, réifiée
et transcendante, mais d'une expression singulière qui aurait
la vérité pour horizon. La question que pose ici Guattari,
dans le sillage sans doute des travaux de Michel Foucault, est moins
celle de la vérité que celle du régime de vérité
que sous-tend la pratique journalistique. Le problème de
la vérité, dit Foucault, relève moins des choses
vraies qu'il y a à découvrir ou à faire accepter
que de l'ensemble des règles selon lesquelles on partage
le vrai du faux [3].
Dans ces conditions, la question est moins de savoir s'il y avait
ou non des armes chimiques en Irak que de s'interroger sur les fondements
de ces énoncés, largement diffusés dans la
presse écrite et audiovisuelle. Cet énoncé
était vrai. Non pas parce que les faits étaient avérés,
mais parce qu'il répondait, en tous points, aux règles
que se sont donnés les journalistes pour produire de l'information
: celle de la validation (puisque le gouvernement et les experts
le disent, l'information est crédible) et celle de l'audience
(puisque les gens l'acceptent, elle est vraie d'un point de vue
démocratique).
Le « tournant vidéo de l'Internet militant
» : vers une déstabilisation du régime de vérité
des médias traditionnels ?
L'arrivée des nouveaux médias -et pas seulement d'Internet
mais aussi des radios pirates, des télévisions communautaires,
du minitel, de la vidéo, …- constitue, de notre point
de vue un élément profondément déstabilisateur
pour le journalisme traditionnel, qui repose, une fois encore et
dans des proportions jamais égalées, la question de
l'existence d'un espace public populaire tel que le définissait
Arlette Farge contre Habermas ou, pour être plus précis,
d'arènes publiques digitalisées comme le propose Laurence
Allard [4]. Ces arènes constitueraient des espaces de configuration
narrative (mise en récit) et dramaturgique (mise en scène)
de la parole publique, s'articulant les uns aux autres par le réseau.
Ces arènes publiques définiraient alors Internet non
pas seulement comme un moyen, un outil technique, mais aussi comme
un objet d'engagement public. De telles formes, profondément
réticulaires, sinon rhizomatiques, d'espaces publics multiples
visent à faire émerger les enjeux tant subjectifs
que politiques, moins dans des vérités objectives,
que dans des trames plus ou moins serrées de pertinence et
de vraisemblance [5].
Ces « nouveaux médias » ne s'inscrivent dès
lors pas uniquement dans une démarche contre-hégémonique
de critique des procédures journalistiques, mais tentent
d'en dépasser les contradictions pour produire une nouvelle
politique de la vérité. Il s'agit moins, dans les
médias alternatifs, de critiquer les contenus idéologiques
dont sont porteurs les médias ou d'élaborer une contre-idéologie
à prétention, elle aussi, universelle que d'expérimenter
de nouveaux circuits de communication, de nouvelles formes de collaboration
sociale et de nouveaux modes d'interaction. Il ne s'agit pas de
convaincre, de changer la conscience des gens, de « remporter
la lutte dans les coeurs et les esprits » comme on pouvait
l'entendre jusqu'à présent, mais de créer des
coeurs et des esprits neufs capables non seulement de produire,
mais aussi de négocier leurs propres régimes de vérité.
C'est à ce titre que les médias alternatifs sur Internet,
enchâssés dans un véritable « devenir
mineur » sont tout à la fois très inoffensifs
pour les journalistes traditionnels (ils font défection)
et très dangereux puisqu'ils interrogent les fondements même
de la fonction journalistique.
Pour étayer cette hypothèse, prenons l'exemple de
ce que j'appelle le « tournant vidéo de l'Internet
militant ». Je travaille, depuis bientôt dix, sur le
mouvement anti-globalisation et sur les mobilisations politiques
sur Internet. On peut aujourd'hui constater un développement
exponentiel de la diffusion de vidéos militantes sur Internet.
Actuellement, ce corpus de travail se compose d'environ 2000 vidéos
françaises, américaines, brésiliennes, argentines,
italiennes, tchèques, …La campagne électorale
américaine de 2004 a probablement marqué une étape
décisive dans ce mouvement de production et de diffusion
de vidéos militantes sur Internet même si l'usage de
la vidéo, lié à la tradition des télévisions
communautaires dans le mouvement anti-globalisation, est attesté
depuis ses origines. Nous pouvons citer ici la campagne MoveOn [6]
qui, à elle seule, est à l'origine de la production
et de la diffusion de plus de 1500 clips contre la réélection
de Georges Bush. Au-delà de MoveOn, ces vidéos proviennent
pour l'essentiel de groupes d'activistes vidéo comme Indymédia
[7] bien sûr, mais aussi de Guerrilla News Network [8], de
New Global Vision [9] en Italie ou de Video_base en France pour
ne citer que ces quelques exemples. On peut les trouver non seulement
sur des sites web d'activistes ou sur des portails spécifiques,
mais aussi, et, de plus en plus, sur les réseaux P2P.
L'intérêt du P2P pour les activistes est indéniable
: en n'étant pas obligé de stocker des films lourds
sur leurs serveurs, ils réalisent des économies indéniables
en termes de stockage et de bande passante. Le recours au P2P leur
permet par ailleurs d'éviter les déboires du réseau
Indymédia dont le serveur a été saisi par la
police au mois de septembre 2004. Si les films sont dispersés
sur les ordinateurs des utilisateurs et pas sur des serveurs centralisés,
il s'avère en effet beaucoup plus problématique, sinon
impossible, de les saisir tous et d'arrêter ainsi leur diffusion
et leur prolifération.
Autre phénomène intéressant à constater
: celui des licences juridiques et du régime de propriété
sous lequel ces films sont déposés. Pour l'essentiel
d'entre eux, en effet, ces films sont déposés sous
une licence de type creative commons [10] ; licence inspirée
du mouvement du logiciel libre, qui garantit à la fois la
protection des droits d'auteur d'une oeuvre et la liberté
de circulation de son contenu culturel. Ces films peuvent donc circuler
librement sur le réseau ou dans la réalité,
mais peuvent aussi -et c'est là un phénomène
très important- être modifiés ou réutilisés
à d'autres fins par d'autres activistes vidéos.
Post-média et réagencement d'énonciation
Cette conjonction entre un réseau télématique
et un régime de propriété, garantissant à
la fois les droits de l'auteur et ceux du spectateur -qui peut même
devenir lui-même producteur d'information en réutilisant
des séquences déjà diffusées- est d'un
certain point de vue inédite et produit des effets particulièrement
intéressants du point de vue médiatique
La production, le montage et la diffusion d'un film devenant de
moins en moins cher, l'ensemble de la production audiovisuelle mondiale
change radicalement de statut : de forme unique imposant un discours
à prétention universelle, l'information devient un
simple matériau permettant, potentiellement à chacun,
de produire son propre agencement d'énonciation. Le spectateur
n'est plus alors une victime, simple récepteur des mass medias
perçus comme manipulateurs, mais lui-même producteur
d'information. Fondateur de la première coopérative
de cinéastes underground américains, Jonas Mekas aussi,
préfigurait ce mouvement de réappropriation des images,
lorsqu'il disait en 1972 : « Je gage que l'entière
production hollywoodienne des quatre-vingts dernière années
pourra devenir un simple matériau pour de futurs artistes
[11] ». Plus proche de nous, mais tout aussi prophétique,
Félix Guattari annonçait, grâce à la
jonction entre télévision, télématique
et informatique, l'avènement d'une nouvelle subjectivité
qui s'appuierait sur le réagencement d'images perçues
ou reçues ; images puisées dans un nombre infini de
banques d'images, de sons ou de données cognitives.
Ces formes de réagencement d'énonciation fondées,
non sur la prétention à la vérité mais
sur une politique de la subjectivité annonce, toujours selon
Guattari, l'avènement d'une ère post-média
[12]. Pour lui, la digitalisation de l'« image-télé
», couplée à l'émergence de réseaux
télématiques de circulation de l'information jouera
un rôle prépondérant non seulement dans le remodelage
de la mémoire, de l'intelligence, de la sensibilité
et des univers perceptifs des sociétés humaines, mais
occupera une place prépondérante dans la production
de la subjectivité elle-même. Contrairement aux médias
traditionnels qui, disait-il « nous font décoller dans
un univers mass médiatique proprement délirant »,
l'usage interactif de ces nouveaux médias, de ces machines
d'information, de communication, d'intelligence, d'art et de culture,
permettra une réappropriation, tout à la fois individuelle
et collective, de la parole sociale, culturelle et politique.
L'exemple le plus évident de ces formes de réagencement
d'énonciation, annonciatrices d'une nouvelle politique de
la subjectivité et d'un renversement du régime de
vérité médiatique, s'illustre dans le recours,
quasi systématique dans ces vidéos militantes, au
found-footage. Le found-footage est un procédé de
langage utilisé depuis longtemps dans le cinéma d'avant-garde
: Fernand Léger en avait déjà fait une esquisse
de théorisation en 1924 dans ses notes préparatoires
pour le Ballet mécanique de 1924.
Ce procédé consiste à sortir des images ou
des séquences, à les autonomiser, pour les extraire
de leur contexte d'énonciation initial à travers une
intervention sur le montage ou sur l'image elle-même. Plusieurs
techniques différentes sont mobilisées dans le found-footage
:
Celle de l'anamnèse qui consiste à rassembler des
images d'une même nature de façon à leur faire
signifier, non pas autre chose que ce qu'elles disent, mais exactement
ce qu'elles montrent et que l'on ne veut pas voir,
Celle du détournement qui laisse le film d'origine intact
et se sert des dialogues pour lui conférer un sens qu'il
n'a pas,
Celle de la variation et de l'épuisement qui consiste à
se concentrer sur un seul objet filmique en se consacrant à
le faire varier, voire à en épuiser les potentialités
par l'introduction de paramètres plastiques, qu'ils soient
visuels ou sonores.
La rencontre entre Internet et le found footage du cinéma
expérimental n'est ni le fruit du hasard ni celui d'une intentionnalité
esthétisante. On peut même affirmer, qu'à travers
la métaphore du « copier/coller », Internet est
en lui-même un ensemble de ressources hypermédia, c'est-à-dire
liées entre elles et qui procède déjà
par agrégation et réagencement.
Difficile de vous montrer, dans le cadre d'un article, cette production
assez foisonnante et réalisées avec beaucoup de virtuosité
par les vidéo-activistes autour du found-footage. Soulignons
simplement que l'ensemble de la production médiatique et
média-activiste est mobilisé dans ces films : des
images de charges policières à Seattle en 1999 aux
émissions de CNN, en passant par des grandes productions
hollywoodiennes, des dessins animés, des films de propagandes
ou des publicités.
Le « médiascape » militant : un devenir
commun des luttes à l'échelon mondial ?
Lorsque l'on pratique avec assiduité ces vidéos,
on s'aperçoit très vite que ces films ne se renferment
pas sur eux-mêmes dans une conception étroite de la
subjectivité mais sont autant de dispositifs machiniques
autorisant une maîtrise « des agencements collectifs
de subjectivité ». Il n'y a pas, comme l'affirment
beaucoup d'analystes politiques, d'éclatement, de dispersion
des luttes mais au contraire une tension vers ce que l'on pourrait
appeler un « devenir-commun », comme le disent Toni
Negri et Michael Hardt, c'est-à-dire une « forme politique
» qui réussisse à concilier à la fois
la dimension individuelle ou minoritaire et la dimension collective
[13]. Du devenir minoritaire au devenir commun en quelque sorte
ou des médias communautaires aux médias alternatifs.
Pour beaucoup d'entre-elles, en effet, ces vidéos se citent,
se renvoient constamment les unes aux autres. Telle séquence,
filmée par Indymédia-Argentine dans les rues de Buenos-Aires,
que l'on peut télécharge sur le site de la fédération
anarchiste de Tchécoslovaquie, se retrouve dans le film The
Fourth World Wardu collectif de vidéastes américain
Big Noise Tactical. Ce film, initialement réalisé
en anglais, est traduit en français grâce à
un procédé technique très simple par Indymédia-Marseille
... C'est ainsi que certaines séquences font ont fait, à
de maintes reprises, le tour du monde : celle montrant l'assassinat
de l'activiste italien Carlos Giulliani à Gênes, celle
d'un activiste entartant une journaliste de Fox News, celle d'un
groupe de manifestants réussissant à passer un cordon
de policiers dans les rues de San-Francisco, pour ne citer que ces
exemples les plus connus.
Le concept de « médiascape », développé
par Arjun Appadurai, est, de mon point de vue, le plus opérationnel
pour rendre compte de ce phénomène [14]. Analysant
l'expérience migratoire et la prolifération de groupe
déterritorialisés et diasporiques, Appadurai montre
que ce double phénomène, que recouvre à la
fois la globalisation des flux migratoires et le développement
des médias électroniques, rend possible aujourd'hui
de nouveaux déploiements de l'imaginaire qui vont à
l'encontre d'une conception substantialiste de la culture et de
la politique. Les flux, de personnes ou d'information, sont pour
lui une des dimensions qui caractérise le monde contemporain,
déstabilisant l'isomorphisme traditionnel entre peuple, territoire
et souveraineté. Cette notion de médiascape recouvre
à la fois la production et la dissémination de l'information
par des moyens électroniques et les images du monde créées
par ces médias. Le plus important, affirme Appadurai, est
que les médiascapes fournissent - en particulier sous leurs
formes audio-visuelles- à des spectateurs disséminés
sur toute la planète de larges et complexes répertoires
d'images et de récits. Quelle que soit la manière
dont ils sont produits, ces médiascapes tendent à
être des miroirs fondés sur l'image ou le récit
de fragments de réalité permettant d'échapper
à (et surtout de resignifier) la sur-stimulation informationnelle
inhérente au capitalisme globalisé. Ils offrent à
ceux qui les perçoivent et les transforment, dans ce bricolage
de l'imaginaire collectif, une série d'éléments
(personnages, actions et formes textuelles) d'où peuvent
être tiré des scénarios de vies imaginées
et/ou de luttes collectives à l'échelon global. Ces
scénarios imaginaires, visiblement désagrégés
et épars, permettent de reconstituer le récit de l'Autre
et d'imaginer un autre possible. Le médiascape militant se
substitue aujourd'hui aux figures isomorphiques de l'engagement,
devenues anachroniques et ne résistant pas à l'éclatement
des cadres sociaux, politiques et culturels traditionnels. L'imagination
politique devient dès lors un flux ininterrompu de formes
expressives complexes qui, se jouant des catégories ou représentation
politiques traditionnelles, conçoit le récit, l'image,
la dramaturgie, comme un simple matériau primaire, -un stock
shoot pour reprendre une expression venue du cinéma- permettant
d'interroger et de construire ses propres représentations,
conçues non plus comme héritage mais comme pratique
sociale authentiquement expressive.
Une diaspora en devenir ?
On peut, dans ces conditions, parler de véritables «
diasporas de publics » qui tendent à resignifier la
perception qu'elles ont du monde dans un contexte de globalisation.
L'horizon de la pratique militante, inscrite dans une dynamique
culturelle de déterritorialisation et de flux transnationaux,
n'est plus seulement l'adhésion, la manifestation de rue
et la distribution de tract, mais aussi la performance (l'outing
d'Act-Up), l'action directe, la désobéissance civile
ou le nomisme, issue de l'apport notamment de Queer Nation aux Etats-Unis
ou de Reclaim the Street en Angleterre.
En décrivant les « marchés gris » de
Bombay, Appadurai nous fournit une très belle métaphore
pour expliciter le rôle d'Internet, comme médiascape
militant conçu comme une diaspora en devenir [15]. Le marché
gris de Bombay est un marché aux voleurs sur lequel sont
recelées des marchandises venant des pays arabes. Massivement
installées dans les pays arabes, la diaspora indienne, lorsqu'elle
revient en Inde, rapporte de l'argent et des produits de luxe. Ces
produits sont parfois volés dans les aéroports ou
dans les ports maritimes pour être ensuite revendu sur ces
« marché aux voleurs ». Le marché gris
de Bombay est un des lieux de construction du goût des consommateurs
de ces villes : certains membres des classes moyennes de Bombay
y viennent en effet acheter des produits occidentaux des cigarettes
aux cassettes de musique. Ce petit trafic donne lieu à la
mise en place de réseaux d'approvisionnement en biens de
consommation étrangers, appelés « routes grises
». Pour alimenter ces marchés, certaines personnes,
plus mobiles que les autres (marins, hôtesses de l'air, diplomates)
sont sollicités. La métaphore du marché gris,
comme espace de construction du goût dans une configuration
diasporique est assez proche de ce médiascape militant. Immense
foire aux biens de production et aux identités, ces marchés,
comme cet Internet militant, sont de lieux qui permettent d'extraire
des images, des pratiques de leur aire géographique, culturelle
et politique initiale pour les mettre à disposition de tous
sur un « marché » des identités et des
pratiques politiques et permettre ainsi de créer, à
l'instar du goût, des représentations collectives.
Monter aux arbres avec les eco-warriors anglais, manifester dans
les rues de Seattle ou de Gênes avec les black-blocs, occuper
une usine à Buenos Aires, ou un centre social avec un autonome
italien ou lutter contre le Sida avec les Brésiliens, les
Sud-africains ou les Indiens, nous sommes là bien loin de
cette prétention à la vérité dont est
porteur le métier de journaliste. On parle beaucoup en sciences
politiques de « répertoire d'action collective »
dans le sillage des travaux de Charles Tilly.
« Don't hate the media, become the media » scandait
le chanteur punk Jello Biafra. L'issue des médias alternatifs
ne se pose certainement pas en ces termes : si répertoire
il devait y avoir, ce serait un répertoire de désir,
d'imagination, de créativité et de résistances
qui s'inscrit tout entier dans ce médiascape militant, dans
cet assemblage complexe et chaotique de fragments de luttes à
l'échelon mondial. Et donc, il s'agit bien de « créer
des coeurs et des esprits neufs » en capacité d'élaborer
ensemble leurs propres régimes de vérité fondée
non plus sur des valeurs universelles mais sur une tension vers
un « devenir commun ».
olivier.blondeau
at freescape.eu.org
Note : Version revue et augmentée d'une intervention au
colloque : Internet, Culture, and Society : French and American
Perspectives, les 18-19-20 novembre 2004 à l'Université
d'Austin (Texas, EU).
Mille Mercis à Anne Querrien pour son aide précieuse
et à Laurence Allard sans qui cet article n'aurait jamais
vu le jour …
Cette création est mise à disposition selon le Contrat
Paternité
- Pas d'Utilisation Commerciale -
Partage des Conditions Initiales à l'Identique, disponible
en ligne http://creativecommons.org/licenses/by-nc-sa/2.0/fr/
ou par courrier postal à Creative Commons, 559 Nathan Abbott
Way, Stanford, California 94305, USA.
[1] Voir le livre de Gillmor, Dan, We the media. Grassroots journalism
by poeple, for people, O'Reilly Media, 2004
[2] Farge, Arlette, Dire et mal dire. L'opinion publique au XVIIIe
siècle, Editions du Seuil, Paris, 1992
[3] Foucault, Michel, « La fonction politique de l'intellectuel
», in Dits et Ecrits II, 1976-1988, Editions Gallimard, Paris,
2001, p. 114
[4] Allard, Laurence, « Développer l'audiovisuel numérique
dans le style bazar. Collectifs en ligne et arènes publiques
digitalisées », in Les sens du public. Publics politiques,
publics médiatiques, sous la dir. de Dominique Pasquier et
Daniel Céfai, PUF, 2003.
[5] Cefaï, Daniel, La construction des problèmes publics.
Définition de situation dans les arènes publiques,
in Réseaux, n°75, janvier-février 1996 http://www.enssib.fr/autres-sites/reseaux-cnet/75/02-cefai.pdf
[6] http://www.moveon.org et
http://www.bi30archive.org/
[7] http://www.indymedia.org
[8] http://www.gnn.tv/
[9] http://www.ngvision.org/
[10] Le site de la Licence Creative Commons : http://creativecommons.org/
[11] Mekas, Jonas, « On Tom, Tom and Film Translation »,
in Movie Journal, Collier book, New York, 1972
[12] Guattari, Félix, « Vers une ère post-média
», in Terminal, n° 51, octobre-novembre 1990 http://biblioweb.samizdat.net/article26.html
[13] Hardt, Michael, Negri, Antonio, Multitude. Guerre et démocratie
à l'âge de l'empire, La Découverte, trad. Fr.
Paris, 2004
[14] Appadurai, Arjun, Après le colonialisme. Les conséquences
culturelles de la globalisation, Payot, trad. Fr., Paris, 2001
[15] Appadurai, Arjun, Après le colonialisme … p.
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