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Mai 68, la « critique artiste » et la révolution néolibérale
à propos de Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme
par Maurizio Lazzarato


Origine : http://www.revuedeslivres.net/articles.php?idArt=271

Ce texte inaugure la série «Penser le contemporain», une série de comptes rendus de livres, rédigés par différents contributeurs, qui ont marqué un tournant de la critique politique et sociale et qui constituent des outils privilégiés pour reformuler un projet politique de gauche viable. Maurizio Lazzarato examine ici l’opposition développée par Ève Chiapello et Luc Boltanski dans Le Nouvel Esprit du capitalisme entre « critique sociale » / «critique artiste».
Il montre que non seulement elle ignore la réalité sociologique complexe du précariat, mais surtout qu’elle empêche la gauche d’articuler les luttes pour les droits, les luttes sur le terrain de la représentation politique ainsi que les luttes économiques aux luttes pour se gouverner soi-même. Nous rendre cette synthèse intelligible, alors qu’elle est déjà opérée (et opérante) à l’intérieur même de la Coordination des intermittents et précaires, serait la condition requise pour sortir la gauche de son impuissance face aux logiques néolibérales.

Les malheurs de la critique de la « critique artiste »

Les politiques libérales ne creusent pas seulement les inégalités entre des couches sociales. Elles les creusent également à l’intérieur de chaque strate sociale. Le cas des intermittents du spectacle est un exemple très éclairant de la segmentation, de l’éclatement et du déclassement que les politiques néolibérales ont fait subir aux « introuvables classes moyennes ». Le capitalisme contemporain introduit une polarisation et un fractionnement à l’intérieur des classes moyennes, entraînant de nouveaux comportements et de nouveaux assujettissements en ce qui concerne l’emploi, le chômage et le travail.

Le Nouvel Esprit du capitalisme1de Luc Boltanski et Ève Chiapello se presse de subsumer ces mutations subjectives sous la catégorie de « critique artiste ». Plus généralement, dans les écrits des sociologues et économistes qui s’occupent des transformations du capitalisme et plus spécifiquement des transformations du marché du travail artistique et culturel, il existe une tendance marquée à faire de l’activité artistique et de ses modalités d’exercice le modèle dont s’inspirerait l’économie néolibérale. Ce discours est ambigu et mérité d’être interrogé. Aussi bien la définition de ce qu’est la « critique artiste » que le rôle que les auteurs lui font jouer dans le capitalisme contemporain devraient susciter la perplexité à plusieurs titres. Car le mouvement des artistes et des techniciens du spectacle qui aurait dû incarner cette « critique artiste » est celui qui, en réalité, en a fait la critique la plus féroce et la plus articulée.

La thèse qui court tout au long du Nouvel Esprit du capitalisme est la suivante : la « critique artiste » (fondée sur la liberté, l’autonomie et l’authenticité qu’elle revendique) et la « critique sociale » (fondée sur la solidarité, la sécurité et l’égalité qu’elle revendique) « sont le plus souvent portées par des groupes distincts » et sont « incompatibles ». Le flambeau de la « critique artiste », transmis par les artistes aux étudiants de Mai 68, aurait été repris par la suite par les « créatifs » du « haut de la hiérarchie socioculturelle » qui travaillent dans les médias, la finance, la publicité, le show-business, la mode, Internet, etc. La « critique sociale », par contre, portée par les ouvriers de 68, aurait été transmise aux « petites gens », aux subordonnés, aux exclus du libéralisme. Critique artiste et critique sociale seraient « largement incompatibles ».

La « critique artiste » suscite un malaise chez les auteurs, voire un certain mépris, qu’ils ont du mal à dissimuler. De leur point de vue, cela se comprend aisément, puisque la « critique artiste, encore une fois, n’est pas spontanément égalitaire ; elle court même toujours le risque d’être réinterprétée dans un sens aristocratique » et, « non tempérée par les considérations d’égalité et de solidarité de la critique sociale, [elle] peut très rapidement faire le jeu d’un libéralisme particulièrement destructeur comme nous l’ont montré les dernières années2 ».

D’ailleurs, la critique artiste ne serait « pas, en soi, nécessaire à la mise en cause efficace du capitalisme comme le montrent les succès antérieurs du mouvement ouvrier qui ont tous été obtenus sans les renforts de la critique artiste. Mai 68 était, de ce point de vue, exceptionnel ». Non seulement la critique artiste ne serait pas nécessaire, sinon pour « modérer le trop d’égalité de la critique sociale » qui risque de « faire fi à la liberté » (sic), mais elle serait en plus le cheval de Troie du libéralisme, à qui elle serait apparentée par le goût aristocratique de la liberté, de l’autonomie et de l’authenticité que les artistes auraient transmis d’abord aux « étudiants », avant de trouver son accomplissement chez les « bobos ».

À la lecture, on sent que le livre est parcouru par le ressentiment envers Mai 68 qui, depuis quelques années, traverse les élites intellectuelles françaises, de certains secteurs de l’extrême gauche à la droite conservatrice et réactionnaire, en passant par la nébuleuse « républicaniste », et dont font les frais Michel Foucault, Gilles Deleuze et Félix Guattari, qui, en tant que maîtres supposés de l’improbable « pensée 68 », auraient déposé des germes de libéralisme dans la tête des gens sans y prendre garde.

Luc Boltanski et Ève Chiapello nous rejouent ici l’opposition entre liberté et égalité, entre autonomie et sécurité, opposition d’une autre époque, sur laquelle se sont cassés les dents aussi bien le socialisme que le communisme historiques.

Les limites politiques du concept de « critique artiste »

Les malheurs de la critique de la « critique artiste » conduite par Boltanski et Chiapello sont nombreux, mais le plus grand qui lui soit arrivé, est précisément le mouvement de résistance des « artistes » et des « techniciens » du spectacle et la naissance de la Coordination des intermittents et précaires, dont elle constitue l’expression la plus aboutie.

Les six mots de l’un des slogans du mouvement des intermittents (« Pas de culture sans droits sociaux ») suffisent à faire vaciller toute la construction théorique de Boltanski et Chiapello et à faire ressortir les limites de leur analyse du capitalisme contemporain. Traduit dans leur langage, le slogan « Pas de culture sans droits sociaux » devient en effet « Pas de liberté, d’autonomie, d’authenticité, sans solidarité, égalité, sécurité ». Ce que Boltanski et Chiapello considèrent comme potentiellement « aristo-libéral », comme incompatible avec la justice sociale, devient un terrain de lutte : le seul, peut-être, à partir duquel on puisse affronter et ruiner la logique néolibérale.

Le mouvement de 2003 bat en brèche la prétendue séparation entre, d’une part, les « créatifs » des nouvelles professions libérales, et, d’autre part, « les pauvres », les « petits », les « précaires » du nouveau marché du travail. La Coordination des intermittents et précaires d’Île-de-France adresse, jusque dans son nom, un démenti à la prétendue incompatibilité entre « critique artiste » et « critique sociale ». Les coordinations tiennent ensemble l’artiste et l’intérimaire, l’artiste et le précaire, l’artiste et le chômeur, l’artiste et le RMIste. Et il ne s’agit certainement pas là d’une vague solidarité politique.

Les artistes et les techniciens du spectacle ont fait eux-mêmes un constat que les sociologues ont visiblement du mal à produire par leurs propres moyens : les précaires, les nouveaux pauvres, les chômeurs, les RMIstes ne s’opposent pas aux artistes et aux techniciens, puisque la majorité des artistes et techniciens vivent ou vivront dans un état de précarité, passant souvent par le chômage, le RMI, les aides sociales.

Luc Boltanski et Ève Chiapello pleurent sur le triste sort des « petits » (sic), des «pauvres » et des « chômeurs », ce qui les conduit à sous-estimer, sinon nier, leurs capacités d’action et de lutte : « la mobilité des petits, étant le plus souvent une mobilité subie, n’est pas vraiment de nature à créer du réseau. Ils sont ballottés au gré de leurs fins de contrats et courent d’un employeur à l’autre pour ne pas disparaître définitivement de la toile. Ils circulent comme marchandises dans un réseau dont ils ne tricotent jamais la maille, et sont échangés par d’autres qui s’en servent en revanche pour entretenir leurs propres connexions. Comme nous l’expliquons lorsque nous évoquons la nature de l’exploitation en réseau, la mobilité du grand, source d’épanouissement et de profit, est exactement à l’opposé de celle du petit qui n’est qu’appauvrissement et précarité. Ou, pour reprendre l’une de nos formules, la mobilité de l’exploiteur a pour contrepartie la flexibilité de l’exploité3. »

Et pourtant… et pourtant les petits, les pauvres et les précaires ne font pas que se plaindre, mais inventent de nouvelles armes, celles qui sont nécessaires pour combattre le capitalisme flexible et actionnarial sur son propre terrain, celui de la mobilité, de la discontinuité, en essayant de renverser la déconnexion des revenus et de l’emploi que les nouveaux patrons voudraient garantir aux seuls propriétaires de capitaux.

Même dans l’asymétrie de pouvoir, bien réelle, qui caractérise les relations sociales dans le capitalisme, la « mobilité » est loin d’être seulement « subie », et la capacité de construire des réseaux est loin d’être une prérogative exclusive des « grands ». La lutte des intermittents a été possible puisqu’elle s’est appuyée sur une formidable densité et différentiation des réseaux qui a constitué le vrai soutient logistique de la lutte. La même chose pourrait être dite du mouvement des chômeurs que Pierre Bourdieu avait qualifié de « miracle ».

La résistance la plus forte, la plus acharnée et la plus lucide au projet libéral du patronat français (la « refondation sociale ») est venue des artistes et des techniciens du spectacle les plus « pauvres », les plus « précaires », ceux qui se trouvent au plus bas de l’échelle des revenus. Ce sont les coordinations des intermittents et des précaires qui ont élaboré et proposé un nouveau modèle d’indemnisation qui, tout en partant des spécificités des modalités d’emploi, de chômage et de travail dans le secteur culturel, est extensible et adaptable à tous « les travailleurs à l’emploi discontinu » (et pas seulement aux artistes et techniciens du spectacle). Ce modèle élaboré du côté de la « critique artiste » est fondé sur la solidarité, la sécurité et la justice, ce que Luc Boltanski et Ève Chiapello appellent la « critique sociale ». Ce sont les coordinations des intermittents et précaires qui ont indiqué quel terrain de lutte (pour un système d’assurance chômage) est adéquat à la nature du capitalisme actionnarial, c’est-à-dire est capable d’assurer à la fois l’égalité et l’autonomie à même la mobilité. Les plus « pauvres », les « plus petits », les plus mal lotis des intermittents revendiquent une assurance chômage contre la flexibilité, parce qu’ils ont su tisser des réseaux de travail, de solidarité, de coopération pour résister aux injonctions du marché de l’emploi culturel. Ce sont ces réseaux et cette flexibilité (qui, encore une fois, même chez les plus pauvres, est loin d’être toujours subie) qui, dans la lutte, ont été investis comme des instruments très efficaces de mobilisation. Peut-on alors sérieusement maintenir l’opposition entre « critique artiste » et « critique sociale » ?

Le point de vue sociologique

Du point de vue sociologique, le concept de « critique artiste » introduit assurément une foule de malentendus. Les clivages que les politiques libérales ont creusés dans la société n’ont rien à voir avec la caricature de la composition sociale et la cartographie des inégalités dépeintes dans le livre de Luc Boltanski et Ève Chiapello.

Revenons à la description des groupes sociaux porteurs selon eux de la « critique artiste », et essayons de voir pourquoi elle est caricaturale, voire démagogique : « par ailleurs, il faut bien voir que la critique artiste est aujourd’hui surtout portée par des personnes placées, qui ont fait des études supérieures, qui travaillent souvent dans dessecteurs créatifs(le marketing, la pub, les médias, la mode, Internet, etc.) ou encore sur les marchés financiers ou dans des sociétés de conseil, et que leur sensibilisation à ce qu’est, à l’autre bout de l’échelle sociale, la vie d’un ouvrier intérimaire, qui n’a, lui, aucune espèce d’intérêt à la mobilité, n’est pas loin d’être nulle. »

Les clivages que les politiques néolibérales tracent ne passent pas entre les nouvelles professions libérales et les nouveaux prolos, entre les branchés et les chômeurs, entre une « nouvelle classe créative », qui travaille dans les « industries créatives » et une vieille classe ouvrière qui travaille dans les industries traditionnelles. Les inégalités sont internes auxdits « métiers créatifs » qui selon les auteurs du Nouvel Esprit du capitalisme sont porteurs de la « critique artiste ».

Aucune des professions qu’ils présentent comme typiques des hérauts de la critique artiste n’est une entité homogène ; chacune correspond à un ensemble de situations fortement différenciées par les statuts, les salaires, la couverture sociale, la charge de travail, la durée d’emploi, etc. Il est possible de travailler dans le spectacle, dans la presse, dans l’architecture, etc., et d’être riche avec une situation garantie, ou pauvre dans une situation d’extrême précarité. Entre ces deux extrêmes, il existe une infinie variation et une très large modulation des situations et des statuts.

Les clivages des sociétés néolibérales ne passent pas entre les individus qui travaillent dans les médias, la publicité, le théâtre, la photographie, d’une part, et les ouvriers, les employés, les précaires et les chômeurs, d’autre part. Les clivages traversent les nouvelles professions libérales, les métiers « créatifs », puisque, tout simplement, une partie des individus qui y travaillent sont précaires, pauvres, sans garanties.

On pourrait dire exactement la même chose de presque toutes les professions que les auteurs citent, et notamment des chercheurs, qu’ils devraient – il n’est pas déraisonnable de l’imaginer – connaître un peu mieux. Le mouvement des « chercheurs précaires » a contribué à faire émerger, quelques mois après le mouvement des intermittents, la véritable nature d’une partie des métiers « créatifs » ou « intellectuels » dans l’Université et dans les institutions de recherche. Le mouvement contre le CPE et ses mots d’ordre contre la « précarité », n’auraient pas été possibles sans ces deux mouvements des « créatifs » du « haut de la hiérarchie socioculturelle » qui l’ont précédé.

De plus, si nous voulons compléter le tableau de l’emploi culturel que nous avons commencé à dessiner à grands traits avec la modulation introduite par les conditions de l’intermittence, il faut prendre en considération l’existence de nombreux « artistes » qui ne sont pas couverts par le régime d’assurance chômage de l’intermittence. On peut donc ajouter aux inégalités qui sont produites à l’intérieur du régime les clivages qui se creusent au dehors. Un nombre d’intermittents très difficile à évaluer cotise mais n’arrive pas à cumuler les heures nécessaires pour l’ouverture des droits à l’indemnisation. Une enquête du département statistique du ministère de la Culture4 menée sur les musiciens (les plus nombreux parmi les intermittents) qui sont inscrits au RMI donne les résultats suivants : au 31 décembre 2001 il y avait 12,3 % musiciens et 9,5 % dans l’ensemble des autres professions du spectacle au RMI. Au 31 décembre 2002, respectivement 11,4 % et 8,8 %, au 31 décembre 2003 11,6 % et 9,4 %, au 31 décembre 2004 12,3 % et 10,1 %, au 31 décembre 2005 13,0 % et 10,3 %, au 31 décembre 2006 12,2 % et 9,4 %.

Si l’on ajoute à ces « exclus » les plasticiens et tous ceux dont les professions « artistiques » n’entrent pas dans le cadre de l’assurance chômage des intermittents, on voit apparaître un panorama un peu plus complet de la situation. Parmi les plasticiens, les seuls qui s’en sortent vraiment (si l’on excepte le très petit nombre de ceux qui vivent grâce au marché hautement spéculatif de l’art contemporain) sont ceux qui ont un poste de professeur. Les autres sont, encore une fois, au chômage, au RMI et vivent des minima sociaux. Rappelons enfin qu’à Paris 20 % des RMIstes déclarent avoir une activité « artistique ».

Nous retrouvons des données comparables à celles que nous avons établies dans notre enquête sur les intermittents5 dans des études qui portent sur « les classes moyennes à la dérive6 » : Le nouveau capitalisme « n’est réellement porteur que pour un dixième de la population des nouveaux venus, pour qui le confort demeure incertain puisque se généralise un dispositif de type «up or out», ascension ou exclusion ». Nous retrouvons dans l’ensemble des « classes moyennes » le phénomène de polarisation et de fractionnement que nous avons constaté chez les intermittents. Seule une « classe moyenne très supérieure » accède au sommet du salariat privé (avocats d’affaires, experts comptables, cadres de la finance et management, etc.), mais « à l’autre extrémité, la précarité va de pair avec la modestie du niveau de vie ».

Comme dans le cas des intermittents, il y aurait un « trop structurel ». Les jeunes, fils des « anciennes classes moyennes », sont considérés comme « surabondants » et « surdiplômés » : « pour les générations âgées de 30 à 40 ans aujourd’hui, tandis que le niveau de diplômes croît, que les origines sociales s’élèvent, et donc que les candidats potentiels à l’entrée dans les classes moyennes abondent, la moitié des postes au sein des catégories intermédiaires de statut public ont simplement disparu et leur équivalent dans le privé ont connu une croissance trop lente pour absorber l’expansion des candidatures. Ce décalage n’est nulle part aussi profond que pour ces catégories intermédiaires. »

Aux États-Unis, ces mêmes phénomènes de déclassement et de précarisation sont en train de mettre fin au prétendu « rêve américain » et au rôle central, aussi bien politique qu’économique, qu’y jouait la « classe moyenne ». « Welcome to the middle class poverty » est un des slogans les plus efficaces utilisés par le syndicat des freelanceurs de New York. Ainsi, même aux États-Unis, les « nouvelles professions » (« Advertising, Fashion, Film/Television, Financial Services, Graphic Design, Information Technology/Co., Journalism/Writing, Music/Radio, Non-profit, Performing Arts, Photography, Visual Arts7 ») sont très loin de s’identifier à la fausse image véhiculée par le Nouvel Esprit du capitalisme, puisqu’elles sont à l’origine d’une nouvelle vague de « syndicalisation », d’organisation, de mutualisation et de solidarité.

En bref, la « creative class » n’existe pas, même aux États-Unis8,puisque les « nouvelles professions », les « secteurs créatifs » (médias, mode, culture, etc.) ne sont pas des blocs homogènes. Les nouvelles professions ne sont donc pas analysables avec les catégories « molaires » utilisées par les auteurs du Nouvel Esprit du capitalisme.

Égalité et liberté, « critique sociale » et « critique artiste » dans l’État-providence

La logique de l’autonomie et de la liberté et la logique de la solidarité et de l’égalité sont en réalité loin d’être incompatibles. Conformément à la stratégie des intermittents, elles doivent être, au contraire, déclinées ensemble, en syntonie, si l’on veut penser une nouvelle politique des droits sociaux. En restant sur le terrain classique de la « critique sociale », on laisse la possibilité aux néolibéraux de critiquer l’État-providence au nom de la « liberté » et de l’« autonomie ».

Les néolibéraux, pour légitimer leurs politiques de transformation et de réduction des dépenses publiques, utilisent les critiques que les mouvements des années 1960 et 1970 ont adressées au contrôle de plus en plus envahissant de l’État sur la vie des individus. Les luttes qui se sont déroulées autour de 68 avaient bien saisi que la sécurisation de l’existence, programme de l’État-providence sorti de la Seconde Guerre mondiale, est elle aussi une technique de gouvernement des conduites, puisqu’elle « facilite la direction des individus, bien que ce soit selon une méthode totalement différente de celles des disciplines9 ».

Pour Michel Foucault, à qui nous devons cette analyse, l’inconvénient majeur du système de sécurité sociale construit tout au long du XXe siècle est la « dépendance » des individus par rapport à l’État. Mais la dépendance n’est pas seulement interprétée comme une dépendance par exclusion10, par « marginalisation » (les pauvres, les faibles, les « anormaux » dépendent pour leur survie de l’aide de l’État), mais aussi comme une dépendance par « intégration » qui concerne les salariés eux-mêmes. La « couverture sociale, de fait, ne profite pleinement à l’individu que lorsque ce dernier se trouve intégré, soit dans son milieu familial, soit dans son milieu de travail, soit dans son milieu géographique11 ». Ainsi, sera protégé celui qui est « déjà protégé », dit Foucault.

La couverture sociale n’est pas une simple assurance contre les risques sociaux (chômage, accident, vieillesse), mais une technique de gouvernement d’un mode de vie auquel elle assujettit les individus, et toute personne ou groupe qui ne veut pas accéder à ce mode de vie se trouve marginalisé. L’intégration à l’État-providence par le « salariat » implique un assujettissement à un « style de vie » qui impose une suite de passages linéaires et programmés d’un enfermement à un autre (école, armée, usine, retraite). La sécurisation de l’existence dans lesdites « Trente Glorieuses » avait comme contrepartie l’acceptation de ce « destin ».

L’État-providence et les « droits sociaux » du fordisme sont ambivalents : il s’agit indiscutablement de conquêtes sociales, mais, d’autre part, ils exercent des « effets de pouvoir » tout aussi manifestes sur les individus. C’est cette ambivalence qu’il importe aujourd’hui, si nous voulons résister efficacement au néolibéralisme, de reconnaître, de penser et de traiter politiquement. Les luttes sociales des années 1960 et 1970 montrent précisément qu’il est possible de mener une lutte pour de « nouveaux droits sociaux » qui allient autonomie et égalité, et qui opèrent la critique des « effets de pouvoir », des « effets d’assujettissement » et d’« individualisation » de l’État-providence : pour Foucault, « l’objectif d’une couverture sociale optimale associé à un maximum d’indépendance est assez clair ». Face aux nouvelles dépendances et aux effets de pouvoir de la protection sociale, il « existe bel et bien une demande positive : celle d’une sécurité qui ouvre la voie à des rapports plus riches, plus nombreux, plus divers et plus souples avec soi-même et avec son milieu, tout en assurant à chacun une réelle autonomie ».

Les luttes des intermittents se placent précisément à l’articulation de ces deux réalités, « protection » et « dépendance », « assujettissement » et «subjectivation autonome ».Ce n’est pas parce que les luttes des intermittents s’en prennent au « gouvernement par l’individualisation » et font émerger, par opposition, « tout ce qui peut rendre les individus véritablement individuels », qu’elles ouvrent la voie au libéralisme. C’est bien plutôt parce que la « critique sociale » de la gauche traditionnelle refuse de se confronter aux « effets de pouvoir » de la protection sociale et ne fait que défendre les « acquis sociaux » qu’elle est impuissante face aux politiques néolibérales. Si la « critique sociale » ne se déplace pas sur le terrain indiqué par les intermittents, où liberté et égalité ne s’opposent pas, elle n’aura aucune chance de gagner contre l’initiative néolibérale. Elle sera, comme elle l’est actuellement, subordonnée aux dispositifs de gouvernement de conduites.

Maurizio Lazzarato
Sociologue indépendant et philosophe, Maurizio Lazzarato poursuit des recherches sur le travail immatériel, l'éclatement du salariat et les mouvements «post-socialistes». Il a notamment écrit Les Révolutions du capitalisme et (avec Antonella Corsani) Intermittents et Précaires. Ce texte est extrait de son ouvrage Le Gouvernement des inégalités. Critique de l'insécurité néolibérale. Il vient de publier Expérimentations politiques.

Pour citer cet article : Maurizio Lazzarato, « Mai 68, la « critique artiste » et la révolution néolibérale », in La Revue Internationale des Livres et des Idées, 21/09/2009,

http://www.revuedeslivres.net/articles.php?idArt=271