Origine : http://www.la-science-politique.com/revue/revue0/capitalisme.htm
Le paradoxe n'est qu'apparent. Le jury du 7e Grand Prix du livre
de management et de stratégie, organisé par le journal
l'Expansion vient de décerner une " mention spéciale
" à l'ouvrage de Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le
nouvel esprit du capitalisme. Cet ouvrage qui se propose de mettre
à nu le discours du néo-management en soulignant en
quoi celui-ci fournit au capitalisme la capacité de se régénérer
en assimilant la critique qui lui est adressée, se voit salué
par une institution qui sur cette question est loin d'être
subversive. Doit-on y lire un élément supplémentaire
confirmant l'analyse de Boltanski et Chiapello ? Le résumé
que nous nous proposons de faire de leur ouvrage tend à montrer
en quoi on peut le penser .
Fiche réalisée par Pascal QUIDU
I. De l'esprit du capitalisme
I.1. Un double objet
Le capitalisme semble régner sans partage, ayant vaincu
ses contradicteurs un à un, pour devenir inaccessible à
toute critique efficace, c'est-à-dire apte à en discipliner
l'avidité. La critique traditionnelle a été
rendue inopérante par le " capitalisme redéployé
" : " le vieux monde qu'elle dénonçait a
disparu mais on ne sait que dire du nouveau " (p.71). Le Nouvel
esprit du capitalisme propose non moins que de remédier à
cette carence en dévoilant les voies nouvelles empruntées
par le processus capitaliste et surtout par les modalités
de justification de son action.
Le premier objet de cet ouvrage est, d'une part de souligner les
formidables aptitudes du capitalisme à surmonter les contradictions
qu'il génère et d'autre part de saisir la nature des
aménagements qui opèrent afin de surmonter les critiques
qui lui sont destinées, tout en renforçant l'efficacité
de l'accumulation capitaliste.
Le second objet pourrait-être qualifié justement de
critique à l'égard des discours lénifiants
(qui vont du " capitalisme de la chaire " au fatalisme
politique en passant par l'autosatisfaction patronale), et indirectement
à l'égard des formes émoussées de la
critique, celles qui ont été rendues obsolètes
par les transformations du capitalisme. Parce qu'il semble aux auteurs
que le capitalisme doit nécessairement être contenu
par une critique, ils se proposent, ni plus ni moins, de la réarmer
en lui fournissant une ligne de défense.
I.2. La notion d'esprit du capitalisme
La notion d'esprit du capitalisme renvoie à la sociologie
économique du début du siècle, au premier plan
de laquelle on trouve Werner Sombart et surtout Max Weber. L'esprit
du capitalisme constitue une " idéologie qui justifie
l'engagement dans le capitalisme " (p.42).
L'esprit du capitalisme est à la fois une justification
et une contrainte.
Le capitalisme doit fournir de bonnes raisons de s'engager dans
un processus qui sous beaucoup d'aspects est profondément
absurde. Ces justifications sont individuelles (enrichissement,
épanouissement, libération…) mais également
collectives (la référence au bien commun analysée
par A. Hirschman ).
Elles ont un caractère moral enserrant la recherche de profit
dans des " dispositifs contraignants ", (p.66). Le vol
est interdit du seul fait de la reconnaissance de la propriété.
La compétition marchande ne peut avoir lieu qu'à condition
d'un respect de l'égalité des chances concurrentielles.
Les auteurs distinguent trois esprits du capitalisme, s'étant
succédés depuis la première révolution
industrielle. Tous articulent un triple souci : (1) l'autonomie
(et son corollaire, la stimulation des individus), (2) la sécurité,
(3) le bien commun.
Le premier " esprit ", celui des fondateurs du capitalisme
moderne, s'appuie sur la figure du bourgeois, à la fois (1)
entre-preneur de risques et (2) calculateur avisé et avide
qui amasse toujours plus qu'il ne dépense (ce qui fournit
à son initiative une nécessaire dimension sécuritaire).
(3) Il est l'acteur du progrès économique et social,
émancipateur (vis-à-vis des contraintes qui pesaient
sur les sociétés traditionnelles) et conservateur
(de l'ordre bourgeois) à la fois.
Le second " esprit " couvre la période les années
30-60. Alors que le premier était centré sur la figure
de la petite entreprise, le plus souvent familiale, le second "
esprit " est celui de la grande entreprise, rationnellement
et hiérarchiquement organisée par un dirigeant, ayant
pour principale fin d'accroître la taille de la firme (1).
Du gigantisme provient la puissance donc la sécurité
(2), l'entreprise étant en mesure de planifier donc d'anticiper
les risques. Elle devient une instance soucieuse d'équité
mettant en œuvre une socialisation de la richesse et de la
production en s'appuyant sur des dispositifs tels que l'Etat Providence
(3).
La première tâche à entreprendre consiste à
faire apparaître les nouvelles configurations idéologiques
qui se sont peu à peu dégagées au cours des
années 80 et qui constituent le troisième esprit du
capitalisme.
II. Une étude comparée des discours de management
L'esprit du capitalisme ne se donne pas à voir facilement.
A fortiori lorsqu'il est en pleine gestation. Les auteurs vont l'appréhender
dans la littérature managériale, " un des lieux
principaux de l'esprit du capitalisme " (p.94). Parce qu'elle
vise à s'assurer l'engagement des cadres, responsables d'entreprise
ou managers, cette littérature est une formidable caisse
de résonance : s'y expriment à la fois le souci de
l'efficacité économique de l'entreprise et des préceptes
à la tonalité très morale.
Le cœur de l'ouvrage se présente donc sous la forme
d'une étude comparée : comparaison entre le discours
managérial des années 60 avec celui des années
90, afin de rendre saillantes les mutations de l'esprit du capitalisme.
II.1. hiérarchie-sécurité versus réseau-employabilité
Le discours managérial des années 60 correspond au
second " esprit ". Il s'est construit en opposition au
mode de gestion paternaliste caractéristique du premier esprit
du capitalisme. L'entreprise qu'il décrit est fortement hiérarchisée,
chaque position se trouvant définie en fonction de caractéristiques
statutaires précises (diplôme, ancienneté, mérites)
dans le cadre d'une organisation par fonction. Les cadres y occupent
une place centrale. On conçoit qu'il est nécessaire
de leur accorder la sécurité pour s'assurer leur adhésion.
Et pour aiguiser cet engagement, on concède une autonomie
fondée sur la participation à la détermination
des objectifs à atteindre. L'évaluation des résultats
obtenus procède de méthodes qui se veulent objectives,
" voulant sonner le glas de l'arbitraire " (p.106).
A partir du début des années 90, les références
se transforment.
On voit se dessiner les linéaments d'une entreprise en réseau
(fin de l'entreprise fonctionnelle)
L'entreprise rêvée par le management des années
90 est nettoyée de l'organisation fonctionnelle et des hiérarchies
hiératiques qui caractérisaient le second esprit.
Elle se trouve plus " musclée " et donc plus réactive
face à l'adversité redoublée de la concurrence.
L'entreprise est organisée en réseau, ensemble de
liens entre des points, liens qui sont plus ou moins durables et
facilement ajustables. Toute entreprise doit pour se développer,
développer son réseau. Une telle logique " connexionniste
", " réticulaire " doit supplanter l'organisation
par fonction (qui prévalait jadis) en nourrissant la flexibilité
et l'innovation.
On le verra, cette métaphore du réseau s'applique
non seulement à la firme mais également à tous
ceux qui s'y trouvent engagés.
Un contrôle autocentré (fin de la hiérarchie)
L'apparition d'un " nouvel esprit " représente
toujours une réponse aux critiques formulées à
l'encontre du capitalisme. La critique du caractère aliénant
du processus productif, la revendication d'une autonomie plus grande
des acteurs, impliquant une réduction du contrôle hiérarchique
constituent une préoccupation majeure à la fin des
années 60. C'est tout bonnement la question de la hiérarchie
qui est en jeu. Comment s'en passer dans une institution fondée
en grande partie sur des rapports de subordination ? En affirmant,
par exemple, que le seul patron est le client, les responsables
se transformant en animateurs (de projets), " coachs "
dotés d'un sens aigu de la dynamique de groupe et de la communication.
La référence au client est sur ce point éclairante
, permettant d'orienter l'entreprise vers le profit tout en déplaçant
l'origine du contrôle, de la hiérarchie vers le client.
Il s'agit en quelque sorte d'annihiler la lutte des classes, car
comme le rappellent les auteurs : " on peut en effet envisager
l'histoire du management comme celle d'une sophistication permanente
des moyens de maîtriser ce qui se passe dans l'entreprise
et son environnement. " (p.124)
Le contrôle exercé au sein d'une " entreprise
libérée " a dès lors une dimension "
autocentrée " , comme l'indiquent les expressions "
mobilisation " ou " implication du personnel ". L'autocontrôle
s'exerce jusqu'au niveau des " opérateurs ", nouveau
nom donné aux ouvriers, mieux formés et donc aptes
à assurer un minimum de maintenance sur les machines afin
d'en maximiser l'utilisation et donc la productivité.
La fin de la sécurité
Le nouvel esprit du capitalisme considère comme contradictoires
les revendications d'autonomie et de sécurité, eu
égard aux contraintes auxquelles sont exposées les
entreprises. Celles-ci fournissent de l'employabilité et
non pas de la sécurité. L'individu se construit dans
et par l'entreprise, à lui de rebondir vers d'autres projets
(et non plus emplois) une fois son employabilité affinée.
L'employabilité devient donc une condition essentielle de
survie dans un monde en réseau.
Les auteurs remarquent l'absence dans le corpus étudié
de justification en terme de progrès économique, difficile
à maintenir dans un contexte de chômage de masse. Dès
lors le " nouvel esprit " mobilise d'autant moins qu'il
se révèle inapte à résoudre le problème
de " l'incomplétude sur le plan de la justice et de
la sécurité "(p.149).
II.2.La cité par projet
Logique connexionniste
Corollaire du réseau, le projet en représente une
branche " activée ". Le projet est une " poche
d'accumulation " qui met en relation différents sujets
du réseau de manière ponctuelle. Une fois menée
à bien, la relation s'arrête. Elle constitue pourtant
la base des prochains projets, puisque les projets favorisent le
réseau et réciproquement.
Les salariés tout comme l'entreprise sont concernés
par cette logique connexionniste : réactifs, mobiles, en
constante formation, ils adhèrent à l'entreprise dans
le cadre de liens plus souples, (lesdits " projets "),
liens dépassant les contractualisations rigides et obsolètes,
telles celles instituées par le droit du travail.
La cité comme principe de justice
L'analyse de discours dont nous venons de relater quelques aspects
permet aux auteurs de dégager les principaux traits de ce
qu'ils désignent comme une " cité ", reprenant
là une terminologie élaborée au cours de travaux
antérieurs …
La cité désigne l'" appareil justificatif "
propre à une configuration sociale donnée. (p.158).
Elle constitue donc un modèle de justice, à l'aune
duquel il est toujours possible de comparer les pratiques. Ainsi
le monde connexionniste qui se construit peu à peu et dont
on trouve les traces dans les mutations récentes de la vie
économique et en particulier de la gestion des ressources
humaines, ne peut être examiné qu'au regard des principes
qui définissent la cité dans laquelle il s'inscrit
(principes supérieurs communs). Elle définit les formes
de justice auxquelles ses membres doivent se conformer et qui permettent
" l'équité dans la distribution des grandeurs
" (p.159). Elle comprend donc forcément une codification
des épreuves qui vont déterminer les niveaux de grandeurs
(" les épreuves de grandeur ") et en particulier,
l'état de " Grand " par opposition à l'état
de " Petit ". Dans le cadre de la cité, la codification
de l'épreuve passe par " l'identification et [la] qualification
des différents genres de forces " (p.74) qui doivent
être de même nature.
On peut comprendre aisément que dans la cité par
projet, l'état de " Grand " repose tout particulièrement
sur l'aptitude à établir des connexions. Le "
Grand " est un " mailleur ", sous entendu de réseaux.
Par antithèse le " Petit " lui est un " tueur
" de réseau. La légitimité de toute cité
repose en partie sur la qualité des épreuves qu'elle
institue ; celles-ci doivent toujours expliciter les conditions
d'évaluation des participants aux épreuves, au risque
de les voir devenir " épreuves de force " où
tous les coups sont permis…
Il s'agit bien de comprendre que cette logique du réseau
s'étend à tous les domaines de la vie sociale. Elle
marque de son empreinte les relations amicales, le système
scolaire ainsi que (comment en serait-il autrement ?) les sciences
sociales contemporaines.
III. De la critique
Comprendre la dynamique de " l'esprit du capitalisme ",
c'est comprendre les forces qui obligent celui-ci à muter
pour s'adapter aux nouvelles contraintes sociales. C'est à
partir de la relation entre critique du capitalisme et capitalisme
qu'on peut montrer la genèse de son nouvel esprit, ceci à
partir de la fin des années 60 : " une analyse des critiques
auxquelles il est confronté (…), associée à
une recherche des solutions qui ont été apportées
pour les faire taire sans sortir formellement des règles
du jeu démocratique " (p.288).
III.1. La critique, de la récupération à la
neutralisation
Un des intérêts majeurs de l'ouvrage réside
dans l'énorme travail de synthèse réalisé
sur la critique du capitalisme. Il ne s'agit pas d'établir
une histoire de cette critique mais d'en montrer le destin (quelque
peu tragique sous certains points) après 68.
Le mouvement de contestation qui se cristallise lors des événements
de 68 laisse bien voir ses deux composantes essentielles : une critique
sociale et une critique artiste.
La première, issue du monde du travail formule une critique
qui s'articule autour de la notion d'exploitation, revendiquant
sur le terrain des inégalités sociales et économiques.
Elle dénonce en terme d'aliénation le caractère
oppressant des processus de production : en particulier le rythme
de travail, le poids de la hiérarchie.
La seconde, issue des milieux intellectuels (universitaires, artistiques,
littéraires…) préfère souligner le défaut
" d'authenticité " du capitalisme. Il manque d'humanité,
de vérité et ne répond pas aux aspirations
de liberté et d'épanouissement des individus.
Les critiques artiste et sociale vont en France, pour un cours
moment, se rejoindre et culminer en 68, contraignant les milieux
patronaux à céder sur le terrain salarial mais surtout
à faire émerger un nouveau discours qui affirme prendre
en compte l'ensemble de ce malaise et en tirer les conclusions qui
s'imposent. La plupart des réflexions qui apparaissent sur
ce thème prônent une réorganisation de la production
qui permettrait de satisfaire cette demande d'autonomie et donc
de réduire les effets de la hiérarchie.
Profitant des effets de la récession du milieu des années
70 et de la perte de vitesse relative des syndicats et des partis
politiques les plus à gauche, les forces vives du capitalisme
entament une réorganisation du travail qui vise à
concilier demande d'autonomie, besoin d'innovation et des impératifs
de profits toujours exigeants. C'est donc en tant que réponse
aux demandes formulées par la critique que s'impose la notion
de flexibilité. On lira avec une attention toute particulière
le paragraphe intitulé la génération 68 au
pouvoir : les socialistes et la flexibilité (p.280-285) Les
auteurs y soulignent la participation zélée des experts
de la gauche (nouvelle !?) à l'imposition de cette thématique
de la flexibilité : c'est par exemple, en réinvestissant
les thèmes de leur critique de l'étatisme et du taylorisme
que les anciens du mouvement autogestionnaire ont pu devenir des
chantres de la flexibilité. En ce sens, on peut parler d'une
récupération ou de façon plus neutre, d'une
incorporation de la critique artiste. Les auteurs soulignent de
façon très nette que cette incorporation a participé
à court-circuiter la critique sociale, facilitant voire accélérant
la " déconstruction du monde du travail ".
Cette déconstruction a été autorisée
par les multiples " déplacements " qui opèrent
à partir de la fin des années 70, micro-changements
qui tout en affectant le processus de production et en particulier
les modalités de l'organisation du travail n'affectent pas
les conventions juridiques et sociales qui ont participé
à l'institutionnalisation progressive du salariat. Ainsi
le recours à l'externalisation, en particulier sous la forme
de la sous-traitance, permet de contourner les " rigidités
" du droit du travail, sans avoir besoin d'en modifier la substance
.
L. Boltanski et E. Chiapello ont sur ce point effectué un
travail de compilation et de synthèse d'une ampleur considérable.
Mobilisant la plupart des travaux socio-économiques portant
sur les mutations de l'entreprise et des relations du travail en
France, ils dessinent une tendance sans ambiguïté. La
progression des méthodes de production fondées sur
l'autonomie des acteurs, l'externalisation de la production comme
source de flexibilité, le développement des formes
précaires de l'emploi ainsi que le morcellement du salariat
(l'inventaire ne s'arrête pas là) participent d'un
même mouvement. Lesdits déplacements témoignent
de la mise en œuvre du nouvel esprit du capitalisme.
Ces déplacements ont été d'autant plus faciles
à opérer que la critique sociale s'est trouvée
anesthésiée. Plus globalement, c'est le monde du travail
qui s'est trouvé privé de défense. Le "
capitalisme redéployé " combat ou contourne les
syndicats et favorise leur déclin. Le syndicalisme, incapable
de produire une critique pertinente des changements qui opèrent
devient symbole du conservatisme. Les " cercles de qualité
" sont jugés plus aptes à représenter
les intérêts des salariés, les systèmes
de motivation du personnel fondés sur la concurrence semblent
répondre plus complètement aux désirs des salariés
que les conventions collectives.
Cette désyndicalisation est facilitée par les changements
de représentation du monde social. La critique du second
esprit du capitalisme s'appuyait sur une représentation en
terme de classes sociales. Les théories sociologiques ont
depuis près de vingt ans diagnostiqué la fin des classes
en général, la classe ouvrière en particulier.
Les représentations en terme de " moyennisation "
ne permettent pas d'offrir une base à la dénonciation.
Dans un tel cadre, la nouvelle question sociale exprimée
en terme d'exclusion semble relever d'un processus aléatoire
et dispersé qui concerne des cas de figure que l'hétérogénéité
empêche de désigner sous le terme de classe. Au bout
du compte la déconstruction des classes sociales marque "
la remise en cause d'une stabilité, même relative,
du monde social, au profit d'une vision qui met au premier plan
l'incertitude et la complexité " (p.395).
L'ensemble de ces mutations favorise la " décatégorisation
" des épreuves qui enserraient le capitalisme. Pour
exister, une épreuve juste doit spécifier les conditions
précises de son déroulement, la nature des forces
qui seront confrontées... En rejetant ce type de catégorisation,
au profit d'une indistinction des modalités de l'épreuve,
on ne manque pas d'assister au glissement de l'épreuve de
grandeur vers l'épreuve de force.
Parmi de nombreux exemples nous choisirons celui concernant les
conditions de rémunération : les années 80
voient apparaître les initiatives patronales visant à
contourner les conventions collectives en arguant de leur caractère
indifférencié. L'usage des primes constitue un "
déplacement " vis à vis des catégories
de jugement élaborées par les conventions collectives.
Elles transforment pour finalement abattre l'épreuve de grandeur,
fondée par définition sur une catégorisation,
c'est-à-dire un inventaire des caractéristiques qui
permettent de mettre sous un même rapport des individus différents
(ancienneté, mérite, diplôme…). Une telle
épreuve (celle de la définition des rémunérations)
perd en clarté donc en justice si elle s'individualise et
se limite à prendre en charge une " multitude de situations
singulières ". Elle devient " épreuve de
force " car dépourvue de règlement univoque et
explicite.
III.2. Que reste-t-il de la critique ?
Renouveau de la critique sociale
Il convient pour terminer l'analyse de montrer en quoi la critique
peut répondre à ces déplacements et faire de
ce monde en réseau un champ d'action politique. La principale
catégorie sur laquelle elle fondait son action a été
contournée : le thème de l'exclusion a remplacé
celui de l'exploitation des classes sociales. L'exclusion, définie
en terme de rupture de lien incarne la logique connexionniste :
l'exclu est celui qui est privé de réseau dans le
cadre d'un processus sans acteur où les seuls responsables
sont, à la limite, les exclus eux-mêmes. Elle ne peut
dès lors qu'inspirer la " souffrance " et non plus
la " dénonciation " puisqu'elle semble étrangère
à toute exploitation. Avec l'exclusion, le problème
de la misère ne se pose plus en terme de justice. L'exclusion
échappe donc au registre de l'action politique, c'est-à-dire
de l'action sur des " modèles de justice ".
Ce n'est qu'à la fin des années 80 qu'apparaissent
de nouveaux mouvements critiques qui vont enclencher la politisation
d'un thème jusque-là principalement appréhendé
sous l'angle humanitaire.
Les auteurs remarquent avec beaucoup de finesse le rapport homologique
qui existe entre les formes prises par l'esprit du capitalisme et
celles prises par la critique. Les formes embryonnaires de la nouvelle
critique sociale tendent à s'organiser sur une logique connexionniste.
Un syndicat tel que SUD, les associations DAL ou ATTAC mettent en
œuvre de nouveaux moyens de contestation permettant de contourner
les difficultés rencontrées par les organisations
traditionnelles (bureaucratie, centralisme, etc.). Ils le peuvent
parce qu'ils sont en réseau, utilisant les propres armes
du monde qu'ils critiquent.
On peut dire en reprenant à notre compte leur terminologie,
que Boltanski et Chiapello souhaitent fournir quelques éléments
permettant de ramener l'épreuve de force vers l'épreuve
de grandeur. Pour cela, il leur est nécessaire de montrer
en quoi le monde connexionniste est un lieu d'exploitation. Afin
d'ensuite de montrer les voies à suivre pour réduire
une telle exploitation.
En effet, le monde en réseau favorise les conduites égoïstes
(cf. pp.437-444), fondée sur l'opportunisme. Celui qu'on
nomme le " faiseur " s'appuie sur les autres sans qu'il
ne sente tenu d'une quelconque obligation de réciprocité,
renforçant les asymétries au sein du réseau.
Il transgresse un principe fondamental de la cité par projet,
celui de la confiance puisqu'il ne s'acquitte pas des diverses dettes
qu'il contracte.
La référence à la conduite du faiseur donne
une idée de la nature de l'exploitation dans un monde connexionniste
: " la réussite et la force des uns sont dues, en fait,
au moins partiellement, à l'intervention d'autres acteurs
dont l'activité n'est ni reconnue ni valorisée. "
(p.444)
L'exploitation dans un monde connexionniste est fondée sur
le différentiel de mobilité existant entre les êtres.
La mobilité des uns est permise par l'immobilité des
autres. On ne peut espérer bouger, se déplacer dans
le réseau, donc être partout à la fois que si
l'on dispose dans chaque coin dudit réseau de représentants
(les " doublures ") qui eux ne bougent pas. Ils contribuent
à ce qui fait la richesse des grands (mobiles) sans que cela
soit reconnu. L'exploitation ultime, l'exclusion, est donc liée
à l'immobilité totale qui finit par arracher l'individu
à tout réseau (professionnel, amical ou familial).
La fluidité des marchés financiers ou les stratégies
de concentration et de délocalisation des multinationales
illustrent cette dynamique de l'exploitation dans un monde connexionniste.
" [E]n faisant peser sur eux [salariés de sous-traitants,
pays dépendant des investissements étrangers…]
la menace de rompre le lien, de les laisser en plan, ce qui est
d'autant plus facile qu'on est organisé pour se déplacer
rapidement, on leur extorque un moindre salaire et on les condamne
à supporter, eux, les derniers maillons de la chaîne,
les aléas du marché " (p.457).
Les seules solutions réalistes sont celles qui prônent
une mise en justice des dispositifs connexionnistes. Elles passent
évidemment par les pratiques de management mais également
par le droit. On peut attendre du droit qu'il reconnaisse le réseau
en tant que contenu objectif, s'offrant à une logique de
catégorisation, permettant d'identifier ceux qui y participent
et donc ceux qui méritent de s'y trouver reconnus (comme
dans le générique d'un film). Il est préférable
d'inventer " un statut juridique aux réseau " (p.475)
plutôt que tenter de mettre à bas ce monde nouveau
(ce qui d'ailleurs semble difficile). Les propositions exposées
dans l'ouvrage concernent en premier lieu la rétribution
des acteurs : en identifiant tous ceux réunis autour d'un
projet et en exigeant que leur rétribution comprennent une
acquisition de compétences qui affinera " l'employabilité
", acquisition de compétence qu'il serait légitime
de mettre à la charge de l'employeur. Toutes les préconisations
vont dans le sens d'une amélioration de la mobilité
des individus les moins adaptés à la logique en réseau.
L'objectif est toujours de réduire le différentiel
de mobilité, soit en accroissant la mobilité des uns,
soit en ralentissant celle des autres. Citons d'un côté
les notions de contrat d'activité, de droits de tirages sociaux,
ainsi que de revenus universels et d'un autre côté
la taxe Tobin ou les tentatives d'imposition de certification sociale.
Les atermoiements de la critique artiste
Au tournant des années 60, la critique artiste portait sur
le manque d'authenticité du capitalisme, lui reprochant son
incapacité à fournir à chacun les moyens de
s'épanouir dans une vie " vraie " et créative.
Il s'agit d'examiner comment une telle question a été
traitée par le nouvel esprit du capitalisme.
Tous les indicateurs statistiques se rejoignent pour souligner
le développement de l'anomie (relâchement des normes
sociales). Que ce soit pour l'instabilité familiale ou le
suicide, on peut y voir l'effet paradoxal de la libération
offerte par le capitalisme redéployé, libération
participant à un " effacement des prises que les personnes
peuvent avoir sur leur environnement social " (p.504). L'extrême
labilité des liens tissés dans un monde en réseau,
le renouvellement incessant des engagements favorisent un sentiment
d'errance, " une difficulté à se projeter dans
l'avenir " (p.504).
On peut interroger dans un tel cadre, les effets de la critique
artiste. Nous avons déjà souligné en quoi le
capitalisme par de subtils déplacements pouvaient contourner
les épreuves qui avaient été instituées
pour imposer la justice là où la critique la réclamait.
Il en est évidemment de même en ce qui concerne la
libération. Historiquement, les différents esprits
du capitalisme se sont succédés en cherchant à
répondre et donc à récupérer une demande
d'émancipation. Les auteurs parlent de " boucles de
récupération " qui " font donc se succéder
des périodes de libération par le capitalisme puis
de libération du capitalisme " (p.510) : libération
vis-à-vis d'attaches domestiques ou locales pour le premier
esprit, libération vis-à-vis de l'insécurité
pour le second esprit. Le nouvel esprit du capitalisme n'échappe
pas à cette logique. L'autonomie proposée par le néomanagement
constituait bien, nous l'avons dit, une réponse à
la critique artiste. Mais, une réponse qui dans les faits
allait imposer une nouvelle forme de contrainte. Les entreprises
les plus à la pointe du " nouvel esprit " sont
celles où le contrôle est le plus présent, qu'il
ait lieu sous la forme d'une norme informatique, du contrôle
des pairs au sein d'une équipe, ou d'une mesure des performances
individuelles.
Une telle récupération n'est possible que parce que
le capitalisme ne satisfait jamais totalement la demande de libération.
Il libère soit d'une aliénation spécifique,
exercée sur un groupe donné (classe sociale, ethnie,
sexe…) soit d'une aliénation générique,
formulée en terme " d'affranchissement par rapport à
toutes formes de nécessité " (p.522). La réponse
que fournit l'esprit du capitalisme peut donc délivrer du
premier type d'aliénation en renforçant le second
type. Il en est ainsi lorsqu'on offre l'autonomie et l'épanouissement
au travail (comme réponse à une aliénation
générique) et qu'en contrepartie cela induit une perte
de sécurité pour certaines catégories de salariés
(renforcement de l'aliénation spécifique).
L'inauthenticité fournit un autre exemple de " boucle
de récupération ". Le processus capitaliste implique
massification et standardisation des biens et services produits,
deux caractéristiques perçues comme synonyme d'inauthenticité.
La récupération agit, en mettant sur le marché
des biens singuliers (mais aussi des valeurs et des êtres)
qui jusque-là se trouvaient en dehors des catégories
marchandes. Pourtant, comme le rappellent les auteurs, l'authenticité
disparaît du seul fait qu'on ait recours, pour transformer
cette marchandise, à la codification, c'est-à-dire
au repérage et à la reproduction des éléments
qui font le caractère originel du bien authentique . De plus
comme le montre le cas des éco-produits, la marchandisation
de la différence a fini par favoriser une attitude de défiance
des consommateurs qui tendent à considérer toutes
ces tentatives comme des simulacres.
Plus insidieuse est la critique philosophique de l'authenticité
comme principe bourgeois, comme artifice. Boltanski et Chiapello
notent le paradoxe d'une telle position : où se trouve la
vérité si tout est mensonge ? De plus, une telle critique
participe à faire disparaître la question de la définition
de l'authenticité, celle de sa trahison, et finit par renforcer
la force de récupération de l'esprit du capitalisme.
Cette crise de l'authenticité concerne l'ensemble des rapports
humains, au premier chef desquels on trouve ceux créés
dans le travail. Ainsi la réponse donnée par le management
à la demande d'autonomie ne signifie pas l'absence de tout
contrôle sur les travailleurs. Au contraire, nous avons vu
que ce contrôle est désormais autocentré et
vise à persuader par la manière douce du bien-fondé
des projets de l'entreprise. Le caractère manipulateur des
techniques de gestion des ressources humaines (cercles de qualité,
stages de motivation, etc.) peut être pointé du doigt
au même titre que l'ensemble des relations humaines simplement
parce qu'on peut les suspecter d'être stratégiques,
intéressées, donc justement dénuées
d'authenticité.
C'est sous la forme d'une injonction paradoxale que le monde connexionniste
gère cette question de l'authenticité. D'une part
en soulignant la nécessité d'authenticité dans
la qualité des êtres qui se côtoient dans le
réseau. D'autre part en considérant que l'authenticité
sous la forme de l'attachement est facteur d'inertie, n'autorisant
pas la nécessaire adaptabilité requise du Grand de
la cité par projet.
On trouve un autre lieu de cet usage abusif de l'authenticité
dans les réaménagements de la frontière entre
travail et non travail, entre marchandise et non-marchandise. Considéré
jadis comme le propre de " la condition d'artiste ", le
rejet de toute coupure entre vie professionnelle et vie personnelle
semble désormais s'étendre à tous les endroits
du monde connexionniste. Il participe, sous couvert d'authenticité
à la marchandisation des êtres, auxquels on demande
un engagement sans limite dans le travail.
On le voit, le bilan de la critique artiste des années 60-70
est pour le moins trouble. Si elle a été effectivement
écoutée donc reconnue, elle a été l'objet
de récupérations multiples permettant aux processus
d'accumulation d'avoir les coudées larges.
Dès lors, la relance de la critique artiste passe nécessairement
par une redéfinition des thèmes sur lesquels elle
fondait son action : la libération et l'authenticité.
La libération dans un monde connexionniste, parce qu'étroitement
liée à la mobilité incessante (dans le réseau,
d'un projet à un autre) est paradoxalement porteuse d'anomie.
On peut douter de la capacité de la cité par projet
à fonder un monde vivable dans lequel la mobilité
serait la condition libératoire. La libération passe
au contraire, selon les auteurs par un accroissement de la sécurité,
tout comme cela fut le cas lors des époques précédentes
du capitalisme.
Il s'agit de chercher tous les moyens qui ralentissent cette mobilité
(pour réduire à la fois l'exploitation et l'inauthenticité).
Les remarques concernant la notion de " statut ", vont
dans un tel sens. Fournir un statut (au travailleur mobile, à
une suite de projets), en tant que garantie, protection, stabilisation,
c'est inscrire la catégorisation là où elle
tend à disparaître, c'est réinstituer l'épreuve
de grandeur, là où l'épreuve de force s'était
peu à peu imposée.
De plus, il convient de poser des limites à l'extension
de la sphère marchande, en excluant de " la marchandisation
de la différence " tous les biens qui risqueraient d'y
perdre leur " dignité propre ". La précision
n'est pas inutile à une époque qui voit s'étendre
les règles de marché au savoir-être ou aux organes.
A tant parler de la dimension critique on en viendrait à
oublier que Le nouvel esprit du capitalisme est une œuvre sociologique
de première importance : tant dans la méthodologie
que dans l'appareillage conceptuel, dans l'érudition que
dans l'imagination sociologique. Pourtant, vouloir en guise de conclusion,
mettre en exergue, en les séparant du reste, les qualités
scientifiques de l'ouvrage (histoire de les distinguer du contenu
idéologique ou de s'en servir comme caution), ne serait pas
faire justice à une entreprise qui dès les premières
lignes se réclame des principes énoncés par
Max Weber : " sans la ressource d'un 'point de vue' engageant
des valeurs, comment serait-il seulement possible de sélectionner,
dans le flux embrouillé de ce qui advient, ce qui mérite
d'être relevé, analysé, décrit ? "
(p.31). C'est en effet en forgeant un outil au service de la critique
d'un processus insatiable que les auteurs entendent lutter contre
le fatalisme. Un fatalisme qui est évidemment nuisible aux
deux formes de la critique et en fin de compte à sa fonction
contraignante. Mais un fatalisme tout aussi nuisible à la
science sociale, tant elle est liée à la réalité
qu'elle a pour objet.
Pascal Quidu, le 2 février 2001.
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