"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
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Fiche de lecture Le nouvel esprit du capitalisme,
Coll. NRF Essais, Gallimard, 1999.
de Luc Boltanski et Eve Chiapello
Pascal Quidu

Origine : http://www.la-science-politique.com/revue/revue0/capitalisme.htm


Le paradoxe n'est qu'apparent. Le jury du 7e Grand Prix du livre de management et de stratégie, organisé par le journal l'Expansion vient de décerner une " mention spéciale " à l'ouvrage de Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme. Cet ouvrage qui se propose de mettre à nu le discours du néo-management en soulignant en quoi celui-ci fournit au capitalisme la capacité de se régénérer en assimilant la critique qui lui est adressée, se voit salué par une institution qui sur cette question est loin d'être subversive. Doit-on y lire un élément supplémentaire confirmant l'analyse de Boltanski et Chiapello ? Le résumé que nous nous proposons de faire de leur ouvrage tend à montrer en quoi on peut le penser .

Fiche réalisée par Pascal QUIDU

I. De l'esprit du capitalisme

I.1. Un double objet

Le capitalisme semble régner sans partage, ayant vaincu ses contradicteurs un à un, pour devenir inaccessible à toute critique efficace, c'est-à-dire apte à en discipliner l'avidité. La critique traditionnelle a été rendue inopérante par le " capitalisme redéployé " : " le vieux monde qu'elle dénonçait a disparu mais on ne sait que dire du nouveau " (p.71). Le Nouvel esprit du capitalisme propose non moins que de remédier à cette carence en dévoilant les voies nouvelles empruntées par le processus capitaliste et surtout par les modalités de justification de son action.

Le premier objet de cet ouvrage est, d'une part de souligner les formidables aptitudes du capitalisme à surmonter les contradictions qu'il génère et d'autre part de saisir la nature des aménagements qui opèrent afin de surmonter les critiques qui lui sont destinées, tout en renforçant l'efficacité de l'accumulation capitaliste.

Le second objet pourrait-être qualifié justement de critique à l'égard des discours lénifiants (qui vont du " capitalisme de la chaire " au fatalisme politique en passant par l'autosatisfaction patronale), et indirectement à l'égard des formes émoussées de la critique, celles qui ont été rendues obsolètes par les transformations du capitalisme. Parce qu'il semble aux auteurs que le capitalisme doit nécessairement être contenu par une critique, ils se proposent, ni plus ni moins, de la réarmer en lui fournissant une ligne de défense.

I.2. La notion d'esprit du capitalisme

La notion d'esprit du capitalisme renvoie à la sociologie économique du début du siècle, au premier plan de laquelle on trouve Werner Sombart et surtout Max Weber. L'esprit du capitalisme constitue une " idéologie qui justifie l'engagement dans le capitalisme " (p.42).

L'esprit du capitalisme est à la fois une justification et une contrainte.

Le capitalisme doit fournir de bonnes raisons de s'engager dans un processus qui sous beaucoup d'aspects est profondément absurde. Ces justifications sont individuelles (enrichissement, épanouissement, libération…) mais également collectives (la référence au bien commun analysée par A. Hirschman ).

Elles ont un caractère moral enserrant la recherche de profit dans des " dispositifs contraignants ", (p.66). Le vol est interdit du seul fait de la reconnaissance de la propriété. La compétition marchande ne peut avoir lieu qu'à condition d'un respect de l'égalité des chances concurrentielles.

Les auteurs distinguent trois esprits du capitalisme, s'étant succédés depuis la première révolution industrielle. Tous articulent un triple souci : (1) l'autonomie (et son corollaire, la stimulation des individus), (2) la sécurité, (3) le bien commun.

Le premier " esprit ", celui des fondateurs du capitalisme moderne, s'appuie sur la figure du bourgeois, à la fois (1) entre-preneur de risques et (2) calculateur avisé et avide qui amasse toujours plus qu'il ne dépense (ce qui fournit à son initiative une nécessaire dimension sécuritaire). (3) Il est l'acteur du progrès économique et social, émancipateur (vis-à-vis des contraintes qui pesaient sur les sociétés traditionnelles) et conservateur (de l'ordre bourgeois) à la fois.

Le second " esprit " couvre la période les années 30-60. Alors que le premier était centré sur la figure de la petite entreprise, le plus souvent familiale, le second " esprit " est celui de la grande entreprise, rationnellement et hiérarchiquement organisée par un dirigeant, ayant pour principale fin d'accroître la taille de la firme (1). Du gigantisme provient la puissance donc la sécurité (2), l'entreprise étant en mesure de planifier donc d'anticiper les risques. Elle devient une instance soucieuse d'équité mettant en œuvre une socialisation de la richesse et de la production en s'appuyant sur des dispositifs tels que l'Etat Providence (3).

La première tâche à entreprendre consiste à faire apparaître les nouvelles configurations idéologiques qui se sont peu à peu dégagées au cours des années 80 et qui constituent le troisième esprit du capitalisme.

II. Une étude comparée des discours de management

L'esprit du capitalisme ne se donne pas à voir facilement. A fortiori lorsqu'il est en pleine gestation. Les auteurs vont l'appréhender dans la littérature managériale, " un des lieux principaux de l'esprit du capitalisme " (p.94). Parce qu'elle vise à s'assurer l'engagement des cadres, responsables d'entreprise ou managers, cette littérature est une formidable caisse de résonance : s'y expriment à la fois le souci de l'efficacité économique de l'entreprise et des préceptes à la tonalité très morale.

Le cœur de l'ouvrage se présente donc sous la forme d'une étude comparée : comparaison entre le discours managérial des années 60 avec celui des années 90, afin de rendre saillantes les mutations de l'esprit du capitalisme.

II.1. hiérarchie-sécurité versus réseau-employabilité

Le discours managérial des années 60 correspond au second " esprit ". Il s'est construit en opposition au mode de gestion paternaliste caractéristique du premier esprit du capitalisme. L'entreprise qu'il décrit est fortement hiérarchisée, chaque position se trouvant définie en fonction de caractéristiques statutaires précises (diplôme, ancienneté, mérites) dans le cadre d'une organisation par fonction. Les cadres y occupent une place centrale. On conçoit qu'il est nécessaire de leur accorder la sécurité pour s'assurer leur adhésion. Et pour aiguiser cet engagement, on concède une autonomie fondée sur la participation à la détermination des objectifs à atteindre. L'évaluation des résultats obtenus procède de méthodes qui se veulent objectives, " voulant sonner le glas de l'arbitraire " (p.106).

A partir du début des années 90, les références se transforment.

On voit se dessiner les linéaments d'une entreprise en réseau (fin de l'entreprise fonctionnelle)

L'entreprise rêvée par le management des années 90 est nettoyée de l'organisation fonctionnelle et des hiérarchies hiératiques qui caractérisaient le second esprit. Elle se trouve plus " musclée " et donc plus réactive face à l'adversité redoublée de la concurrence. L'entreprise est organisée en réseau, ensemble de liens entre des points, liens qui sont plus ou moins durables et facilement ajustables. Toute entreprise doit pour se développer, développer son réseau. Une telle logique " connexionniste ", " réticulaire " doit supplanter l'organisation par fonction (qui prévalait jadis) en nourrissant la flexibilité et l'innovation.

On le verra, cette métaphore du réseau s'applique non seulement à la firme mais également à tous ceux qui s'y trouvent engagés.

Un contrôle autocentré (fin de la hiérarchie)

L'apparition d'un " nouvel esprit " représente toujours une réponse aux critiques formulées à l'encontre du capitalisme. La critique du caractère aliénant du processus productif, la revendication d'une autonomie plus grande des acteurs, impliquant une réduction du contrôle hiérarchique constituent une préoccupation majeure à la fin des années 60. C'est tout bonnement la question de la hiérarchie qui est en jeu. Comment s'en passer dans une institution fondée en grande partie sur des rapports de subordination ? En affirmant, par exemple, que le seul patron est le client, les responsables se transformant en animateurs (de projets), " coachs " dotés d'un sens aigu de la dynamique de groupe et de la communication. La référence au client est sur ce point éclairante , permettant d'orienter l'entreprise vers le profit tout en déplaçant l'origine du contrôle, de la hiérarchie vers le client. Il s'agit en quelque sorte d'annihiler la lutte des classes, car comme le rappellent les auteurs : " on peut en effet envisager l'histoire du management comme celle d'une sophistication permanente des moyens de maîtriser ce qui se passe dans l'entreprise et son environnement. " (p.124)

Le contrôle exercé au sein d'une " entreprise libérée " a dès lors une dimension " autocentrée " , comme l'indiquent les expressions " mobilisation " ou " implication du personnel ". L'autocontrôle s'exerce jusqu'au niveau des " opérateurs ", nouveau nom donné aux ouvriers, mieux formés et donc aptes à assurer un minimum de maintenance sur les machines afin d'en maximiser l'utilisation et donc la productivité.

La fin de la sécurité

Le nouvel esprit du capitalisme considère comme contradictoires les revendications d'autonomie et de sécurité, eu égard aux contraintes auxquelles sont exposées les entreprises. Celles-ci fournissent de l'employabilité et non pas de la sécurité. L'individu se construit dans et par l'entreprise, à lui de rebondir vers d'autres projets (et non plus emplois) une fois son employabilité affinée. L'employabilité devient donc une condition essentielle de survie dans un monde en réseau.

Les auteurs remarquent l'absence dans le corpus étudié de justification en terme de progrès économique, difficile à maintenir dans un contexte de chômage de masse. Dès lors le " nouvel esprit " mobilise d'autant moins qu'il se révèle inapte à résoudre le problème de " l'incomplétude sur le plan de la justice et de la sécurité "(p.149).

II.2.La cité par projet

Logique connexionniste

Corollaire du réseau, le projet en représente une branche " activée ". Le projet est une " poche d'accumulation " qui met en relation différents sujets du réseau de manière ponctuelle. Une fois menée à bien, la relation s'arrête. Elle constitue pourtant la base des prochains projets, puisque les projets favorisent le réseau et réciproquement.

Les salariés tout comme l'entreprise sont concernés par cette logique connexionniste : réactifs, mobiles, en constante formation, ils adhèrent à l'entreprise dans le cadre de liens plus souples, (lesdits " projets "), liens dépassant les contractualisations rigides et obsolètes, telles celles instituées par le droit du travail.

La cité comme principe de justice

L'analyse de discours dont nous venons de relater quelques aspects permet aux auteurs de dégager les principaux traits de ce qu'ils désignent comme une " cité ", reprenant là une terminologie élaborée au cours de travaux antérieurs …

La cité désigne l'" appareil justificatif " propre à une configuration sociale donnée. (p.158). Elle constitue donc un modèle de justice, à l'aune duquel il est toujours possible de comparer les pratiques. Ainsi le monde connexionniste qui se construit peu à peu et dont on trouve les traces dans les mutations récentes de la vie économique et en particulier de la gestion des ressources humaines, ne peut être examiné qu'au regard des principes qui définissent la cité dans laquelle il s'inscrit (principes supérieurs communs). Elle définit les formes de justice auxquelles ses membres doivent se conformer et qui permettent " l'équité dans la distribution des grandeurs " (p.159). Elle comprend donc forcément une codification des épreuves qui vont déterminer les niveaux de grandeurs (" les épreuves de grandeur ") et en particulier, l'état de " Grand " par opposition à l'état de " Petit ". Dans le cadre de la cité, la codification de l'épreuve passe par " l'identification et [la] qualification des différents genres de forces " (p.74) qui doivent être de même nature.

On peut comprendre aisément que dans la cité par projet, l'état de " Grand " repose tout particulièrement sur l'aptitude à établir des connexions. Le " Grand " est un " mailleur ", sous entendu de réseaux. Par antithèse le " Petit " lui est un " tueur " de réseau. La légitimité de toute cité repose en partie sur la qualité des épreuves qu'elle institue ; celles-ci doivent toujours expliciter les conditions d'évaluation des participants aux épreuves, au risque de les voir devenir " épreuves de force " où tous les coups sont permis…

Il s'agit bien de comprendre que cette logique du réseau s'étend à tous les domaines de la vie sociale. Elle marque de son empreinte les relations amicales, le système scolaire ainsi que (comment en serait-il autrement ?) les sciences sociales contemporaines.

III. De la critique

Comprendre la dynamique de " l'esprit du capitalisme ", c'est comprendre les forces qui obligent celui-ci à muter pour s'adapter aux nouvelles contraintes sociales. C'est à partir de la relation entre critique du capitalisme et capitalisme qu'on peut montrer la genèse de son nouvel esprit, ceci à partir de la fin des années 60 : " une analyse des critiques auxquelles il est confronté (…), associée à une recherche des solutions qui ont été apportées pour les faire taire sans sortir formellement des règles du jeu démocratique " (p.288).

III.1. La critique, de la récupération à la neutralisation

Un des intérêts majeurs de l'ouvrage réside dans l'énorme travail de synthèse réalisé sur la critique du capitalisme. Il ne s'agit pas d'établir une histoire de cette critique mais d'en montrer le destin (quelque peu tragique sous certains points) après 68.

Le mouvement de contestation qui se cristallise lors des événements de 68 laisse bien voir ses deux composantes essentielles : une critique sociale et une critique artiste.

La première, issue du monde du travail formule une critique qui s'articule autour de la notion d'exploitation, revendiquant sur le terrain des inégalités sociales et économiques. Elle dénonce en terme d'aliénation le caractère oppressant des processus de production : en particulier le rythme de travail, le poids de la hiérarchie.

La seconde, issue des milieux intellectuels (universitaires, artistiques, littéraires…) préfère souligner le défaut " d'authenticité " du capitalisme. Il manque d'humanité, de vérité et ne répond pas aux aspirations de liberté et d'épanouissement des individus.

Les critiques artiste et sociale vont en France, pour un cours moment, se rejoindre et culminer en 68, contraignant les milieux patronaux à céder sur le terrain salarial mais surtout à faire émerger un nouveau discours qui affirme prendre en compte l'ensemble de ce malaise et en tirer les conclusions qui s'imposent. La plupart des réflexions qui apparaissent sur ce thème prônent une réorganisation de la production qui permettrait de satisfaire cette demande d'autonomie et donc de réduire les effets de la hiérarchie.

Profitant des effets de la récession du milieu des années 70 et de la perte de vitesse relative des syndicats et des partis politiques les plus à gauche, les forces vives du capitalisme entament une réorganisation du travail qui vise à concilier demande d'autonomie, besoin d'innovation et des impératifs de profits toujours exigeants. C'est donc en tant que réponse aux demandes formulées par la critique que s'impose la notion de flexibilité. On lira avec une attention toute particulière le paragraphe intitulé la génération 68 au pouvoir : les socialistes et la flexibilité (p.280-285) Les auteurs y soulignent la participation zélée des experts de la gauche (nouvelle !?) à l'imposition de cette thématique de la flexibilité : c'est par exemple, en réinvestissant les thèmes de leur critique de l'étatisme et du taylorisme que les anciens du mouvement autogestionnaire ont pu devenir des chantres de la flexibilité. En ce sens, on peut parler d'une récupération ou de façon plus neutre, d'une incorporation de la critique artiste. Les auteurs soulignent de façon très nette que cette incorporation a participé à court-circuiter la critique sociale, facilitant voire accélérant la " déconstruction du monde du travail ".

Cette déconstruction a été autorisée par les multiples " déplacements " qui opèrent à partir de la fin des années 70, micro-changements qui tout en affectant le processus de production et en particulier les modalités de l'organisation du travail n'affectent pas les conventions juridiques et sociales qui ont participé à l'institutionnalisation progressive du salariat. Ainsi le recours à l'externalisation, en particulier sous la forme de la sous-traitance, permet de contourner les " rigidités " du droit du travail, sans avoir besoin d'en modifier la substance .

L. Boltanski et E. Chiapello ont sur ce point effectué un travail de compilation et de synthèse d'une ampleur considérable. Mobilisant la plupart des travaux socio-économiques portant sur les mutations de l'entreprise et des relations du travail en France, ils dessinent une tendance sans ambiguïté. La progression des méthodes de production fondées sur l'autonomie des acteurs, l'externalisation de la production comme source de flexibilité, le développement des formes précaires de l'emploi ainsi que le morcellement du salariat (l'inventaire ne s'arrête pas là) participent d'un même mouvement. Lesdits déplacements témoignent de la mise en œuvre du nouvel esprit du capitalisme.

Ces déplacements ont été d'autant plus faciles à opérer que la critique sociale s'est trouvée anesthésiée. Plus globalement, c'est le monde du travail qui s'est trouvé privé de défense. Le " capitalisme redéployé " combat ou contourne les syndicats et favorise leur déclin. Le syndicalisme, incapable de produire une critique pertinente des changements qui opèrent devient symbole du conservatisme. Les " cercles de qualité " sont jugés plus aptes à représenter les intérêts des salariés, les systèmes de motivation du personnel fondés sur la concurrence semblent répondre plus complètement aux désirs des salariés que les conventions collectives.

Cette désyndicalisation est facilitée par les changements de représentation du monde social. La critique du second esprit du capitalisme s'appuyait sur une représentation en terme de classes sociales. Les théories sociologiques ont depuis près de vingt ans diagnostiqué la fin des classes en général, la classe ouvrière en particulier. Les représentations en terme de " moyennisation " ne permettent pas d'offrir une base à la dénonciation. Dans un tel cadre, la nouvelle question sociale exprimée en terme d'exclusion semble relever d'un processus aléatoire et dispersé qui concerne des cas de figure que l'hétérogénéité empêche de désigner sous le terme de classe. Au bout du compte la déconstruction des classes sociales marque " la remise en cause d'une stabilité, même relative, du monde social, au profit d'une vision qui met au premier plan l'incertitude et la complexité " (p.395).

L'ensemble de ces mutations favorise la " décatégorisation " des épreuves qui enserraient le capitalisme. Pour exister, une épreuve juste doit spécifier les conditions précises de son déroulement, la nature des forces qui seront confrontées... En rejetant ce type de catégorisation, au profit d'une indistinction des modalités de l'épreuve, on ne manque pas d'assister au glissement de l'épreuve de grandeur vers l'épreuve de force.

Parmi de nombreux exemples nous choisirons celui concernant les conditions de rémunération : les années 80 voient apparaître les initiatives patronales visant à contourner les conventions collectives en arguant de leur caractère indifférencié. L'usage des primes constitue un " déplacement " vis à vis des catégories de jugement élaborées par les conventions collectives. Elles transforment pour finalement abattre l'épreuve de grandeur, fondée par définition sur une catégorisation, c'est-à-dire un inventaire des caractéristiques qui permettent de mettre sous un même rapport des individus différents (ancienneté, mérite, diplôme…). Une telle épreuve (celle de la définition des rémunérations) perd en clarté donc en justice si elle s'individualise et se limite à prendre en charge une " multitude de situations singulières ". Elle devient " épreuve de force " car dépourvue de règlement univoque et explicite.

III.2. Que reste-t-il de la critique ?

Renouveau de la critique sociale

Il convient pour terminer l'analyse de montrer en quoi la critique peut répondre à ces déplacements et faire de ce monde en réseau un champ d'action politique. La principale catégorie sur laquelle elle fondait son action a été contournée : le thème de l'exclusion a remplacé celui de l'exploitation des classes sociales. L'exclusion, définie en terme de rupture de lien incarne la logique connexionniste : l'exclu est celui qui est privé de réseau dans le cadre d'un processus sans acteur où les seuls responsables sont, à la limite, les exclus eux-mêmes. Elle ne peut dès lors qu'inspirer la " souffrance " et non plus la " dénonciation " puisqu'elle semble étrangère à toute exploitation. Avec l'exclusion, le problème de la misère ne se pose plus en terme de justice. L'exclusion échappe donc au registre de l'action politique, c'est-à-dire de l'action sur des " modèles de justice ".

Ce n'est qu'à la fin des années 80 qu'apparaissent de nouveaux mouvements critiques qui vont enclencher la politisation d'un thème jusque-là principalement appréhendé sous l'angle humanitaire.

Les auteurs remarquent avec beaucoup de finesse le rapport homologique qui existe entre les formes prises par l'esprit du capitalisme et celles prises par la critique. Les formes embryonnaires de la nouvelle critique sociale tendent à s'organiser sur une logique connexionniste. Un syndicat tel que SUD, les associations DAL ou ATTAC mettent en œuvre de nouveaux moyens de contestation permettant de contourner les difficultés rencontrées par les organisations traditionnelles (bureaucratie, centralisme, etc.). Ils le peuvent parce qu'ils sont en réseau, utilisant les propres armes du monde qu'ils critiquent.

On peut dire en reprenant à notre compte leur terminologie, que Boltanski et Chiapello souhaitent fournir quelques éléments permettant de ramener l'épreuve de force vers l'épreuve de grandeur. Pour cela, il leur est nécessaire de montrer en quoi le monde connexionniste est un lieu d'exploitation. Afin d'ensuite de montrer les voies à suivre pour réduire une telle exploitation.

En effet, le monde en réseau favorise les conduites égoïstes (cf. pp.437-444), fondée sur l'opportunisme. Celui qu'on nomme le " faiseur " s'appuie sur les autres sans qu'il ne sente tenu d'une quelconque obligation de réciprocité, renforçant les asymétries au sein du réseau. Il transgresse un principe fondamental de la cité par projet, celui de la confiance puisqu'il ne s'acquitte pas des diverses dettes qu'il contracte.

La référence à la conduite du faiseur donne une idée de la nature de l'exploitation dans un monde connexionniste : " la réussite et la force des uns sont dues, en fait, au moins partiellement, à l'intervention d'autres acteurs dont l'activité n'est ni reconnue ni valorisée. " (p.444)

L'exploitation dans un monde connexionniste est fondée sur le différentiel de mobilité existant entre les êtres. La mobilité des uns est permise par l'immobilité des autres. On ne peut espérer bouger, se déplacer dans le réseau, donc être partout à la fois que si l'on dispose dans chaque coin dudit réseau de représentants (les " doublures ") qui eux ne bougent pas. Ils contribuent à ce qui fait la richesse des grands (mobiles) sans que cela soit reconnu. L'exploitation ultime, l'exclusion, est donc liée à l'immobilité totale qui finit par arracher l'individu à tout réseau (professionnel, amical ou familial).

La fluidité des marchés financiers ou les stratégies de concentration et de délocalisation des multinationales illustrent cette dynamique de l'exploitation dans un monde connexionniste. " [E]n faisant peser sur eux [salariés de sous-traitants, pays dépendant des investissements étrangers…] la menace de rompre le lien, de les laisser en plan, ce qui est d'autant plus facile qu'on est organisé pour se déplacer rapidement, on leur extorque un moindre salaire et on les condamne à supporter, eux, les derniers maillons de la chaîne, les aléas du marché " (p.457).

Les seules solutions réalistes sont celles qui prônent une mise en justice des dispositifs connexionnistes. Elles passent évidemment par les pratiques de management mais également par le droit. On peut attendre du droit qu'il reconnaisse le réseau en tant que contenu objectif, s'offrant à une logique de catégorisation, permettant d'identifier ceux qui y participent et donc ceux qui méritent de s'y trouver reconnus (comme dans le générique d'un film). Il est préférable d'inventer " un statut juridique aux réseau " (p.475) plutôt que tenter de mettre à bas ce monde nouveau (ce qui d'ailleurs semble difficile). Les propositions exposées dans l'ouvrage concernent en premier lieu la rétribution des acteurs : en identifiant tous ceux réunis autour d'un projet et en exigeant que leur rétribution comprennent une acquisition de compétences qui affinera " l'employabilité ", acquisition de compétence qu'il serait légitime de mettre à la charge de l'employeur. Toutes les préconisations vont dans le sens d'une amélioration de la mobilité des individus les moins adaptés à la logique en réseau. L'objectif est toujours de réduire le différentiel de mobilité, soit en accroissant la mobilité des uns, soit en ralentissant celle des autres. Citons d'un côté les notions de contrat d'activité, de droits de tirages sociaux, ainsi que de revenus universels et d'un autre côté la taxe Tobin ou les tentatives d'imposition de certification sociale.

Les atermoiements de la critique artiste

Au tournant des années 60, la critique artiste portait sur le manque d'authenticité du capitalisme, lui reprochant son incapacité à fournir à chacun les moyens de s'épanouir dans une vie " vraie " et créative. Il s'agit d'examiner comment une telle question a été traitée par le nouvel esprit du capitalisme.

Tous les indicateurs statistiques se rejoignent pour souligner le développement de l'anomie (relâchement des normes sociales). Que ce soit pour l'instabilité familiale ou le suicide, on peut y voir l'effet paradoxal de la libération offerte par le capitalisme redéployé, libération participant à un " effacement des prises que les personnes peuvent avoir sur leur environnement social " (p.504). L'extrême labilité des liens tissés dans un monde en réseau, le renouvellement incessant des engagements favorisent un sentiment d'errance, " une difficulté à se projeter dans l'avenir " (p.504).

On peut interroger dans un tel cadre, les effets de la critique artiste. Nous avons déjà souligné en quoi le capitalisme par de subtils déplacements pouvaient contourner les épreuves qui avaient été instituées pour imposer la justice là où la critique la réclamait. Il en est évidemment de même en ce qui concerne la libération. Historiquement, les différents esprits du capitalisme se sont succédés en cherchant à répondre et donc à récupérer une demande d'émancipation. Les auteurs parlent de " boucles de récupération " qui " font donc se succéder des périodes de libération par le capitalisme puis de libération du capitalisme " (p.510) : libération vis-à-vis d'attaches domestiques ou locales pour le premier esprit, libération vis-à-vis de l'insécurité pour le second esprit. Le nouvel esprit du capitalisme n'échappe pas à cette logique. L'autonomie proposée par le néomanagement constituait bien, nous l'avons dit, une réponse à la critique artiste. Mais, une réponse qui dans les faits allait imposer une nouvelle forme de contrainte. Les entreprises les plus à la pointe du " nouvel esprit " sont celles où le contrôle est le plus présent, qu'il ait lieu sous la forme d'une norme informatique, du contrôle des pairs au sein d'une équipe, ou d'une mesure des performances individuelles.

Une telle récupération n'est possible que parce que le capitalisme ne satisfait jamais totalement la demande de libération. Il libère soit d'une aliénation spécifique, exercée sur un groupe donné (classe sociale, ethnie, sexe…) soit d'une aliénation générique, formulée en terme " d'affranchissement par rapport à toutes formes de nécessité " (p.522). La réponse que fournit l'esprit du capitalisme peut donc délivrer du premier type d'aliénation en renforçant le second type. Il en est ainsi lorsqu'on offre l'autonomie et l'épanouissement au travail (comme réponse à une aliénation générique) et qu'en contrepartie cela induit une perte de sécurité pour certaines catégories de salariés (renforcement de l'aliénation spécifique).

L'inauthenticité fournit un autre exemple de " boucle de récupération ". Le processus capitaliste implique massification et standardisation des biens et services produits, deux caractéristiques perçues comme synonyme d'inauthenticité. La récupération agit, en mettant sur le marché des biens singuliers (mais aussi des valeurs et des êtres) qui jusque-là se trouvaient en dehors des catégories marchandes. Pourtant, comme le rappellent les auteurs, l'authenticité disparaît du seul fait qu'on ait recours, pour transformer cette marchandise, à la codification, c'est-à-dire au repérage et à la reproduction des éléments qui font le caractère originel du bien authentique . De plus comme le montre le cas des éco-produits, la marchandisation de la différence a fini par favoriser une attitude de défiance des consommateurs qui tendent à considérer toutes ces tentatives comme des simulacres.

Plus insidieuse est la critique philosophique de l'authenticité comme principe bourgeois, comme artifice. Boltanski et Chiapello notent le paradoxe d'une telle position : où se trouve la vérité si tout est mensonge ? De plus, une telle critique participe à faire disparaître la question de la définition de l'authenticité, celle de sa trahison, et finit par renforcer la force de récupération de l'esprit du capitalisme.

Cette crise de l'authenticité concerne l'ensemble des rapports humains, au premier chef desquels on trouve ceux créés dans le travail. Ainsi la réponse donnée par le management à la demande d'autonomie ne signifie pas l'absence de tout contrôle sur les travailleurs. Au contraire, nous avons vu que ce contrôle est désormais autocentré et vise à persuader par la manière douce du bien-fondé des projets de l'entreprise. Le caractère manipulateur des techniques de gestion des ressources humaines (cercles de qualité, stages de motivation, etc.) peut être pointé du doigt au même titre que l'ensemble des relations humaines simplement parce qu'on peut les suspecter d'être stratégiques, intéressées, donc justement dénuées d'authenticité.

C'est sous la forme d'une injonction paradoxale que le monde connexionniste gère cette question de l'authenticité. D'une part en soulignant la nécessité d'authenticité dans la qualité des êtres qui se côtoient dans le réseau. D'autre part en considérant que l'authenticité sous la forme de l'attachement est facteur d'inertie, n'autorisant pas la nécessaire adaptabilité requise du Grand de la cité par projet.

On trouve un autre lieu de cet usage abusif de l'authenticité dans les réaménagements de la frontière entre travail et non travail, entre marchandise et non-marchandise. Considéré jadis comme le propre de " la condition d'artiste ", le rejet de toute coupure entre vie professionnelle et vie personnelle semble désormais s'étendre à tous les endroits du monde connexionniste. Il participe, sous couvert d'authenticité à la marchandisation des êtres, auxquels on demande un engagement sans limite dans le travail.

On le voit, le bilan de la critique artiste des années 60-70 est pour le moins trouble. Si elle a été effectivement écoutée donc reconnue, elle a été l'objet de récupérations multiples permettant aux processus d'accumulation d'avoir les coudées larges.

Dès lors, la relance de la critique artiste passe nécessairement par une redéfinition des thèmes sur lesquels elle fondait son action : la libération et l'authenticité.

La libération dans un monde connexionniste, parce qu'étroitement liée à la mobilité incessante (dans le réseau, d'un projet à un autre) est paradoxalement porteuse d'anomie. On peut douter de la capacité de la cité par projet à fonder un monde vivable dans lequel la mobilité serait la condition libératoire. La libération passe au contraire, selon les auteurs par un accroissement de la sécurité, tout comme cela fut le cas lors des époques précédentes du capitalisme.

Il s'agit de chercher tous les moyens qui ralentissent cette mobilité (pour réduire à la fois l'exploitation et l'inauthenticité). Les remarques concernant la notion de " statut ", vont dans un tel sens. Fournir un statut (au travailleur mobile, à une suite de projets), en tant que garantie, protection, stabilisation, c'est inscrire la catégorisation là où elle tend à disparaître, c'est réinstituer l'épreuve de grandeur, là où l'épreuve de force s'était peu à peu imposée.

De plus, il convient de poser des limites à l'extension de la sphère marchande, en excluant de " la marchandisation de la différence " tous les biens qui risqueraient d'y perdre leur " dignité propre ". La précision n'est pas inutile à une époque qui voit s'étendre les règles de marché au savoir-être ou aux organes.

A tant parler de la dimension critique on en viendrait à oublier que Le nouvel esprit du capitalisme est une œuvre sociologique de première importance : tant dans la méthodologie que dans l'appareillage conceptuel, dans l'érudition que dans l'imagination sociologique. Pourtant, vouloir en guise de conclusion, mettre en exergue, en les séparant du reste, les qualités scientifiques de l'ouvrage (histoire de les distinguer du contenu idéologique ou de s'en servir comme caution), ne serait pas faire justice à une entreprise qui dès les premières lignes se réclame des principes énoncés par Max Weber : " sans la ressource d'un 'point de vue' engageant des valeurs, comment serait-il seulement possible de sélectionner, dans le flux embrouillé de ce qui advient, ce qui mérite d'être relevé, analysé, décrit ? " (p.31). C'est en effet en forgeant un outil au service de la critique d'un processus insatiable que les auteurs entendent lutter contre le fatalisme. Un fatalisme qui est évidemment nuisible aux deux formes de la critique et en fin de compte à sa fonction contraignante. Mais un fatalisme tout aussi nuisible à la science sociale, tant elle est liée à la réalité qu'elle a pour objet.

Pascal Quidu, le 2 février 2001.