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NUMÉRIQUE La réalité augmentée ou la quête d’un nouveau monde
Florian Rötzer
16 juin 2011 Hebdo n° 1076 courrierinternational.com


Origine : http://www.courrierinternational.com/article/2011/06/16/la-realite-augmentee-ou-la-quete-d-un-nouveau-monde

L'auteur
Florian RötzerFlorian Rötzer, né en 1953, est un des journalistes spécialistes du Net les plus connus en Allemagne. Philosophe de formation, il s’est fait connaître par les grands entretiens qu’il a menés pour la presse allemande avec les philosophes et penseurs des médias. Depuis 1996, il est le rédacteur en chef de Telepolis (www.heise.de/tp), un site de référence proposant un suivi critique des technologies numériques.


Impossible d’échapper à ce monde de connexions, d’informations instantanées et continues. Mais on est loin de l’utopie des premières années du Net. Ce qui se construit actuellement est aussi violent et surveillé que le monde réel. Sinon plus.

Il y a vingt ans, alors qu’avec la fin de la guerre froide semblaient disparaître la menace nucléaire ainsi que les frontières physiques et idéologiques, un nouvel esprit utopique fit son apparition. Le développement de l’informatique, les premiers jeux vidéo et les débuts d’Internet laissaient entrevoir l’émergence d’un monde virtuel soumis à de nouvelles règles et dans lequel chacun pourrait se plonger. “Un autre monde est possible”, telle était alors le slogan. Ce monde nouveau n’était pas à découvrir mais à construire par des hommes, morceau après morceau, à l’aide de données et de logiciels. L’accès au cyberespace était la preuve qu’il existait quelque chose au-delà du monde matériel.

En 1996, le pionnier d’Internet John Perry Barlow publia un manifeste résumant les espoirs de cette ère nouvelle. “Gouvernements du monde industrialisé, géants de chair et d’acier fatigués, je viens du cyberespace, nouvelle patrie de l’esprit. Au nom de l’avenir, je vous demande à vous, représentants du passé, de nous laisser en paix. Vous n’êtes pas les bienvenus parmi nous. Vous n’avez nul pouvoir là où nous nous assemblons. […] Notre monde est différent. Le cyber­espace est fait de relations, d’échanges et de pure pensée. Notre monde est à la fois partout et nulle part. La matière n’existe pas dans le cyberespace”, écrivait-il. On rêvait de démocratie mondiale, d’agora virtuelle de la société civile et de nouveaux cadres so­ciaux, le tout imaginé par des pionniers du monde numérique qui – contrairement à d’autres pionniers – ne chasseraient pas les indigènes pour leur prendre leurs terres, mais construiraient leur propre royaume dans le monde virtuel. Alors qu’étaient abolies les différences physiques, sociales et ethniques entre les hommes, une société céleste devait apparaître, dont les fonts baptismaux se situeraient au seuil du cyberespace.

Mais le mercantilisme qui accompagnait le développement d’Internet n’a pas tardé à susciter des critiques. Deux chercheurs en sciences sociales, Richard ­Barbrook et Andy Cameron, ont dénoncé dans un célèbre essai intitulé The Californian Ideology [L’Idéologie californienne, traduction française disponible sur Internet] “l’émergence d’une classe virtuelle formée d’individualistes forcenés, passionnés d’informatique mais aussi partisans du libéralisme économique et d’une remise en cause des acquis sociaux”.

Cluetrain Manifesto En 1999, le célèbre Cluetrain Manifesto [Manifeste des évidences, à lire sur www.cluetrain.com/book] appelait à la création d’un nouveau modèle économique sur Internet, un modèle s’adressant aux êtres humains et non à des “consommateurs”. Parallèlement à la culture des hackers, le mouvement open source a posé les bases d’un contre-modèle du capitalisme, fondé sur le principe du don et des logiciels libres.

Tous ces courants, ces espoirs et ces idéologies subsistent encore aujourd’hui et inaugurent de nouveaux terrains de jeu grâce aux dernières technologies telles que les réseaux sociaux. En témoignent les récentes manifestations organisées à partir de Facebook et Twitter contre des régimes corrompus, la publication de documents explosifs par WikiLeaks ou la diffusion de copies pirates sur des sites d’échange de fichiers. Dans le même temps, les entreprises et les gouvernements utilisent des techniques toujours plus sophistiquées de data mining [littéralement “extraction de données”] pour exploiter les informations que les internautes laissent, volontairement ou non, sur le réseau. Le réseau est de plus en plus étroitement contrôlé. L’époque des pionniers a beau être depuis longtemps révolue, le cyberespace conserve son image de milieu aux possibilités infinies. Dans le monde virtuel, la réalité matérielle – et donc le corps – n’a plus d’importance. C’est la conception, maintes fois avancée dans les années 1980-1990, d’une sorte d’accession à un univers parallèle. On s’est demandé ce que deviendrait notre monde dans le cyberespace, ou plutôt comment pourrait s’y développer un autre monde, avec sa propre vie évolutive et artistique. Certains se sont mis à rêver de télécharger leur propre personnalité sur le réseau informatique afin de pouvoir vivre éternellement sous la forme d’anges numériques. Au premier plan de tout cela, on retrouvait l’idée d’ouverture sur un monde où tous les vieux conflits entre les systèmes seraient résolus – et qui serait aussi un moyen d’évasion.

La fin des années 1980 a vu le développement des technologies de réalité virtuelle (issues de la technologie militaire). Ces innovations promettaient de nous faire entrer dans un monde virtuel avec pour objectif de nous plonger physiquement dans un environnement réaliste en 3D. Ces premiers environnements virtuels nous ont surtout laissé des interfaces de jeu réalistes et des programmes de simulation d’entraînement et de combat.

L’interactivité partout

De nouvelles applications potentielles sont apparues, alors que virtuel et réalité étaient mis au pas et réunis grâce aux technologies de réalité augmentée. C’est ainsi qu’on assiste maintenant à l’inexorable multiplication des interconnexions entre espaces, objets et personnes. La réalité augmentée a fait un pas supplémentaire avec la diffusion massive des puces RFID et GPS, le développement du haut débit et le protocole Internet V6 : il est désormais possible d’interagir en temps réel avec n’importe qui, partout dans le monde. Entre-temps, les capteurs, les activateurs et les robots ont vu leur taille réduite parfois à quelques nanomètres, ils forment désormais les réseaux mobiles du smart dust [“poussière intelligente”] et pourraient bientôt envahir le corps et le cerveau des humains. Mise en réseau, la planète se trouve enveloppée d’un espace de données, avec des conséquences aussi considérables qu’ambivalentes. On peut aussi bien parler de réalité augmentée que, inversement, de virtuel ancré dans la réalité. Et la véritable révolution de l’information n’a pas encore eu lieu. Certes, il existe déjà des jeux dans lesquels les joueurs, équipés de wearable computing [littéralement “ordinateur à porter”, c’est-à-dire des systèmes informatiques intégrés aux vêtements et aux accessoires – lunettes, gants… ], peuvent jouer dans la ville, en pleine rue. Nous avons déjà l’habitude de voir des gens se comporter comme s’ils se parlaient à eux-mêmes en public, attitude que l’on aurait autrefois considérée comme preuve de démence. Il faudra à présent nous habituer à voir des gens équipés d’armes invisibles, restant à l’affût sur une place publique avant de se lancer à la poursuite d’une proie que nos yeux ne discerneront pas. C’est par exemple ce que propose le jeu ARQuake. Les informations liées au jeu et les ennemis virtuels sont projetés dans l’environnement du joueur par des lunettes spéciales lui permettant d’évoluer à la fois dans la réalité et dans la fiction. Les deux environnements se trouvent ainsi imbriqués.

Ces environnements interactifs n’en sont encore qu’à leurs débuts. A l’avenir, réalité virtuelle, Internet et mobile computing seront tellement interconnectés que nous pourrons à tout moment et partout dans le monde accéder à des mondes virtuels et évoluer à la fois dans le virtuel et dans la réalité. Les vieux et énormes ordinateurs ont cédé la place aux PC, puis aux ordinateurs portables et aux PDA avant d’atterrir dans notre poche sous la forme de téléphones portables. Avec eux, nous avons pris l’habitude de nous équiper de micros et d’oreillettes ; désormais nous verrons de plus en plus de gens ­arborant des lunettes spéciales pour se déplacer et travailler comme dans les films de science-fiction. Ces lunettes permettent d’afficher des données, des images ou des informations sur un environnement en les projetant directement sur la rétine de l’utilisateur au lieu de passer par un écran. Ces informations peuvent ensuite être contrôlées de manière interactive par le mouvement des yeux. L’utilisateur garde les mains libres, les yeux sont libérés des écrans, le réel et le virtuel se fondent l’un dans l’autre.

L’Internet mobile, les smartphones, le principe du always on [toujours connecté] et de l’Evernet (Internet omniprésent grâce aux nanotechnologies) ont envahi nos vies à une vitesse fulgurante et n’ont pas fini de transformer notre rapport à l’espace commun partagé. La révolution mobile est encore plus rapide que la révolution Internet. Que ce soit dans le cyberespace ou dans l’espace public réel, les individus sont de plus en plus surveillés, contrôlés, localisés et identifiés. Les téléphones portables font disparaître la frontière entre espaces réel et virtuel. D’autres technologies en développement visent à analyser la démarche, la gestuelle et les mimiques des individus afin d’en déduire automatiquement des comportements et des intentions. Toutes ces technologies peuvent aussi bien servir à la prévention de la criminalité qu’au “neuromarketing”. En utilisant des techniques d’imagerie cérébrale, on essaie de comprendre comment manipuler des individus afin de contourner les mécanismes de contrôle conscients et dé­clencher une décision d’achat.

Après les attentats du 11 septembre 2001, l’administration Bush a commencé à investir massivement dans le développement de technologies permettant de déceler à distance les intentions des individus. Le ministère de la Défense a mis au point un prototype permettant d’“identifier des intentions hostiles” sur la base d’une analyse comportementale “en temps réel, multimodale, non invasive et indépendante des codes culturels” des sujets. Les individus ciblés sont filmés par des caméras spéciales qui traquent, à leur insu, tout indice physiologique trahissant leurs intentions.

Mais le superorganisme mondial, ce réseau global dont on a rêvé, comportera des trous. Et pas seulement dans les zones de pauvreté. Il est de plus en plus question, y compris dans les riches sociétés de l’information, d’isoler de certaines concurrences politiques ou commerciales ces espaces de données qui s’entremêlent avec les espaces géographiques et structurels réels. Il s’agit de déterminer qui pourra accéder aux informations, qui aura le droit d’échapper au système panoptique numérique une fois que tous les véhicules, appareils, objets et individus seront équipés de balises GPS, de puces RFID, d’adresses IP, et qu’il sera possible de les suivre et de les localiser dans des rues, des infrastructures ou des bâtiments devenus “intelligents”.

Les machines se libèrent

Ces élites numériques formeront un chapelet d’îlots riches, protégés et étroitement reliés entre eux, et se distingueront par leur capacité à décider elles-mêmes quand, où et dans quelles conditions entrer ou sortir du réseau. Les citoyens devront aussi se méfier des criminels et pirates numériques, ainsi que des services de sécurité privés ou nationaux qui pourraient avoir envie de fouiller librement dans leurs données personnelles privées. Dans les bas-fonds numériques – les trous noirs de la pauvreté –, se retrouveront tous ceux qui subiront cette surveillance sans avoir les moyens de participer véritablement à cet espace de données ou de tirer leur épingle du jeu.

La réalité virtuelle ne nous permet pas seulement de disparaître dans des mondes virtuels, elle nous permet aussi de nous projeter dans des lieux éloignés (téléprésence) et d’y agir (télémoteur). Cet aspect est particulièrement intéressant lorsqu’il s’agit de faire la guerre et de tuer ses ennemis en restant confortablement à distance. Curieusement, alors que cela fait déjà des années que nous faisons la guerre à distance par l’intermédiaire de drones, le public semble ne pas avoir encore vraiment réalisé ce que l’avenir nous réserve. On préfère critiquer les jeux de tir plutôt que de voir une réalité envahie par les armes depuis bien longtemps. Voilà qui est inquiétant, car la tendance est à la libération des machines et à leur autonomisation.

Les drones ont fait leur apparition en Irak et en Afghanistan, mais ils restent pilotés par des soldats ou des agents de la CIA depuis les Etats-Unis. De fait, pour les soldats derrière leur écran, la situation est exactement la même que dans un jeu vidéo : ils ne sont conscients que de ce qu’ils voient sur leur écran. La mort, réelle ou virtuelle, reste un phénomène lointain et non directement vérifiable. Et pourtant, après des heures de téléprésence passées à survoler un territoire ou à poursuivre des individus, certains soldats affichent un fort niveau de stress, indique le Pentagone. Le problème est de rentrer tranquillement dîner en famille à la maison après avoir passé ses huit heures quotidiennes à tuer des gens. Les mondes virtuels sont, comme la plupart des jeux vidéo, réversibles ; rien n’y est définitif. Or, à ­présent, c’est la mort, l’irréparable par excellence, qui prend place dans le virtuel. On semble pourtant rester aveugle et ne pas voir le danger que représentent ces technologies entre de mauvaises mains.

Alors que nous nous sommes habitués à semer, volontairement ou non, toujours plus d’informations dans le cyberespace avec le réseau Internet, les téléphones portables et les cartes à puce, l’espace public devient progressivement, lui aussi, partie intégrante de l’espace de données. Le ­programme européen Indect (système intelligent d’information permettant l’observation, la recherche et la détection en vue d’assurer la sécurité des citoyens dans un environnement urbain), doté de 11 millions d’euros, commence seulement à inquiéter les responsables politiques européens. Il s’agit d’un système de surveil­lance urbain et généralisé, à côté duquel le très controversé projet d’archivage [par l’Etat] des données informatiques de citoyens paraît bien inoffensif. Ce sont potentiellement toutes les données disponibles – images et vidéos prises par des caméras au sol et à bord de drones, informations venant des bases de données de la police et sources Internet – qui pourraient être amassées en temps réel par des agents virtuels, puis rassemblées et exploitées de manière “intelligente” afin de détecter automatiquement tout danger, risque de violence ou “comportement anormal”. Tout “objet mobile” – autrement dit n’importe quelle personne à pied ou en voiture – peut ainsi être suivi dans l’espace. En visant au contrôle total des espaces réels et virtuels, l’Union européenne n’aspire pas à autre chose qu’à l’instauration d’une société sous surveillance.

L’individu sous contrôle

Les possibilités infinies de la mise en ré­seau des individus, groupes, Etats et entreprises nous entraînent toujours plus loin et de manière irréversible dans la vie en réseau. Chacun doit impérativement y participer pour pouvoir vivre et survivre. En dépit des risques liés à la surveillance et à la constitution de profils, les dispositifs de protection des données personnelles ne peuvent plus s’appuyer sur le seul principe d’“économie des données” [selon lequel les utilisateurs ne peuvent se voir demander que le strict minimum d’informations personnelles indispensables]. Nous nous comportons de plus en plus comme sur une scène de théâtre où nous devons apprendre à jouer notre rôle. Car le système peut aussi être subversif, ainsi qu’on a pu le voir lorsque des régimes autoritaires se sont mis à trembler devant des manifestations organisées à partir de réseaux sociaux et défilant sur la place publique sous l’œil des médias. Les grandes mutations ne prennent pas la forme de révolutions, elles s’installent graduellement dans notre quotidien. D’après une récente étude britannique, les gens passent en moyenne 45 % de leur temps de veille sur des médias d’information, de divertissement ou de communication, parfois plusieurs à la fois en jonglant avec les niveaux d’activité [multitasking]. Ils sont ainsi présents dans au moins deux espaces en même temps. Rarement seuls, ils communiquent certainement plus que jamais.

Rester toujours connectés

Pour les jeunes qui ont grandi avec les médias numériques, une privation pendant seulement vingt-quatre heures de tout accès à un média se traduit déjà par l’apparition de symptômes physiques et psychiques semblables à ceux que connaissent les fumeurs en cours de sevrage. D’après une étude de l’université du Maryland menée auprès de volontaires de douze universités, bon nombre d’étudiants sont incapables de passer toute une journée sans médias. Un nouveau trouble du comportement a fait son apparition, baptisé Information Deprivation Disorder [“syndrome de privation d’information” ]. Privé d’accès aux flux d’informations, l’individu se sent exclu ou coupé du monde. Nous n’évoluons plus ni seuls ni au sein d’un groupe, mais toujours au milieu d’un nuage de contacts, d’amis, d’informations auxquels nous attachons souvent plus d’importance qu’à notre environnement matériel proche. Nous nous y ancrons comme dans une bulle. La proximité matérielle est à portée de main, nous pouvons en être certains, tandis que la distance est porteuse de la promesse que tout pourrait être différent ; comme elle induit le risque de passer à côté de quelque chose, il faut rapidement saisir toutes les opportunités virtuelles. La source même des informations importe peu et la différence entre informations [au sens journalistique] et nouvelles personnelles disparaît ou devient insignifiante. Nous recevons régulièrement des nouvelles de nos amis par le biais des réseaux sociaux où le personnel trouve sur le même plan que les tweets de divers organisations, médias ou autres personnes. Nous baignons dans des flux d’informations mondiaux, dans lesquels nous devons nous-mêmes être présents. Il ne reste plus qu’à attendre l’événement, la panne de courant qui nous ramènera à la réalité.