Nous n’étions plus que deux dans ce monde, deux à
ne pas vouloir la guerre, deux à ne pas se battre dans la rue.
Nous nous tenions par la main et courrions dans les rues sombres et
sordides, autrefois belles et lumineuses. Autour de nous, des gens se
battaient à coups de poings, de pieds et de tas d’autres
instruments dangereux. Le monde était devenu fou, assoiffé
de guerre et de violence. Faire du mal était leur seul objectif,
leur seul kif, leur obsession, leur centre d’intérêt.
Alors que nous passions rue de la Tourelle, un homme m’attrapa
par le bras et me tira vers lui. Il essaya d’arracher mon blouson
mais je me débattis comme une folle. Effrayée, terrorisée,
je me mis à pleurer.
Saïd, qui avait été obligé de me lâcher
la main, vint à mon secours. Il poussa l’homme de toutes
ses forces. Celui-ci recula, déséquilibré, puis
tomba par terre. Il m’avait lâché.
Saïd me reprit la main et se remit à courir.
Je jetai un coup d’œil furtif derrière moi, et je
reconnu l’homme qui m’avait attaqué. C’était
M. Tarau, le boulanger du quartier. C’était un homme que
j’aimais beaucoup, et il m’appréciait tout autant.
Homme distingué, poli, toujours souriant, aujourd’hui il
était sale, violent et mal rasé. J’eus de la peine,
c’était difficile de croire qu’un homme aussi bien
ait pu devenir aussi violent.
Au bout de la rue, nous débouchâmes sur la place du marché.
C’était l’horreur ! Des gens se battaient, criaient,
hurlaient et pleuraient, d’autres riaient. C’était
une scène de cauchemar qui se déroulait devant mes yeux.
Je m’arrêtai, trop terrorisée pour continuer. Je
pleurais toujours, c’était trop pour moi, mes parents étaient
devenus fous, ainsi que toute ma famille et mes amis. Saïd seulement
était resté normal. Serein.
- Avance ! Me dit-il.
- Je ne peux pas. Haletais-je.
- L’église est à cent mètres ! C’est
le seul endroit où nous serons en sécurité. Vite
!
- J’ai trop peur ! Tu as vu tous ces fous ! Pleurais-je un peu
plus.
- Ferme les yeux, je vais te guider.
Traverser cette place où il n’y avait que violence et sang
me révulsait. Mais rester ici serait encore pire. Alors je pris
mon courage à deux mains, fermai les yeux et me laissai guider
par Saïd.
Les cris, les pleurs et les rires mauvais furent encore plus intenses.
Des images d’horreur défilaient dans ma tête et j’imaginai,
sans le vouloir, des choses abominables.
Je ne pu m’en empêcher, je finis par ouvrir les yeux. Nous
étions arrivés devant la grande porte de l’église.
Saïd l’ouvrit et m’entraîna à l’intérieur.
Il la referma vite fait derrière nous.
En marchant cette fois, il m’emmena au fond à droite de
l’église, toujours ma main dans la sienne.
L’église était grande ; vide et triste. Le bruit
de nos pas se répercutaient en échos contre les murs.
Les bougies éclairaient l’hôtel d’une pâle
lueur blanche.
Saïd s’arrêta devant une trappe et l’ouvrit.
Je découvris un petit escalier qui descendait dans l’obscurité.
Il m’aida à descendre car seule je n’y arrivait pas,
je tremblais beaucoup trop.
Une fois en bas, je découvris une petite pièce avec des
étagères accrochées à tous les murs. Dessus
étaient rangées des bougies, des missels, des reliques
de toutes formes, des nappes pour l’autel etc.
En face de nous se trouvait une porte. Saïd l’ouvrit et me
poussa à l’intérieur. La pièce était
petite, sombre et froide. Le sol était en terre battue et les
murs en vieille pierre. Je pleurais, j’avais froid, j’avais
peur.
Je m’assis dans un coin de la pièce, ramenai mes genoux
vers moi et posai ma tête dessus.
Comment tout ça allait finir ? Mais surtout, comment tout ça
avait commencé ? Je ne savait pas ce qui leur avait pris. Progressivement,
ils étaient devenus méchants, s’insultant sans arrêt.
Puis, ils en étaient arrivés à la violence physique,
se battant sans pitié.
Je ne savais pas du tout ce qui avait déclenché ça.
Et j’aurais bien aimé le savoir.
Pendant que je ruminais mes sombres pensées, Saïd était
allé chercher des nappes et les avait arrangé par terre
de façon à pouvoir s’y allonger. Il m’invita
alors à m’y reposer, disant que j’en avais besoin.
Je ne me fis pas prier, j’étais épuisée de
tout ça et surtout de notre course folle à travers le
quartier.
Je m’endormit immédiatement d’un sommeil sans rêves.
J’étais né ici, dans le sud de la France, un soir
de printemps, douze ans plus tôt. Née prématurément,
j’étais petite et maigre. J’allai à la maternelle,
puis en primaire où mes instituteurs étaient fiers de
mon travail et de ma bonne conduite. Mais, en CE2, arriva quelque chose
qui me déstabilisa : ma mère mourut. Elle mourut alors
qu’elle accouchait de mon troisième petit frère.
Aucun des deux ne survécut.
Ces deux morts furent une douleur atroce pour moi, mes moyennes chutèrent
et je devins agressive.
Mon père, voyant que j’étais très affectée,
se remaria un an plus tard avec une femme divorcée et mère
d’une fille de trois ans de plus que moi : Moira.
Moira savait ce qui nous était arrivés à mes deux
frères et à moi, et elle fut avec nous d’une gentillesse
sans contrepartie, toujours la pour nous aider. Ce fut pour moi quelque
chose de bénéfique et mes notes remontèrent peu
à peu.
Nous devînmes très vites complices toutes les deux, malgré
nos trois ans d’écarts. Nous sortions souvent toutes les
deux et ses amis étaient les miens.
Trois ans après le remariage de mon père, je rencontrai
Saïd. Rejeté de tous parce qu’il était marocain,
moi et Moira l’avions adopté. Mat aux cheveux longs, noirs
et aux yeux sombres, il était catholique malgré ses origines.
Ce qui me plaisait chez lui c’était son côté
très énigmatique, quand il parlait, on ne savait jamais
s’il était sérieux ou non. On ne savait jamais ce
qu’il pensait, il ne laissait rien voir sur son visage, ni dans
ses yeux.
Je me réveillai doucement, puis m’assit sur ma couchette.
La pièce était vide, j’étais seule…
Je me redressai brusquement, me rendant enfin compte que Saïd n’était
pas là.
Je me précipitai vers la porte et l’ouvris. Je sursautai.
Il se trouvait face à moi.
- Désolé, je ne pensais pas que tu étais réveillée.
Me dit-il.
Soulagé, je soupirai et retournai m’asseoir sur les nappes.
- J’ai été chercher quelque chose à manger.
Me dit-il.
Il me tendit la moitié d’une baguette de pain. Je le regardai,
étonnée.
- C’est tout ? Lui demandai-je.
- Oui, avec le chaos qui règne dehors, c’est difficile
de trouver mieux.
J’entamai mon morceau de pain, puis me mis à pleurer.
- Qu’y a-t-il ? Me demanda Saïd, inquiet.
- Pourquoi sont-ils comme ça ? Sanglotai-je.
Il vint s’asseoir près de moi et me prit dans ses bras.
- Je ne le savais pas jusqu’à aujourd’hui. Dans un
journal, j’ai lu une pub pour un nouveau président. Il
disait qu’il ne fallait pas laisser ses voisins marcher sur nos
pieds, qu’il fallait montrer de l’autorité, montrer
qu’on était le plus fort. Il incitait vraiment les gens
à se battre pour être le plus fort… Et je crois que
la soif de pouvoir les a rendu fous.
- Mais… Pourquoi pas nous ? Demandai-je effaré par ce qu’il
venait de dire.
- Tu connaissais ce président avant que je t’en parle ?
Me demanda-t-il.
- Non, je ne m’intéresse pas à la politique.
- Et bien moi non plus, alors je crois que nous n’avons pas été
atteint pas ça.
Là, je ne savais vraiment pas s’il était sérieux,
rien ne le laissait voir sur son visage.
- Vraiment ? ! Lui demandai-je complètement ébahie.
- Je ne l’est jamais autant été.
- Mais… C’est complètement idiot ! M’exclamais-je.
- Oui, mais tu sais comment sont les Hommes… Ils sont prêts
à se battre pour n’importe quoi.
Je regardai Saïd les yeux exorbités, effrayée par
ce qu’il venait de m’apprendre.
- Comment peut-on aimer se battre ? Murmurai-je.
Il ne répondit pas, il fixait le mur en face de nous, l’air
accablé.
- Comment ça se passe dehors ? Lui demandai-je.
- C’est comme hier… souffla-t-il.
Je pleurais toujours, atteinte d’une haine féroce envers
les Hommes. Les Hommes qui souillaient ce monde de sang et qui en faisaient
ce qu’ils voulaient, comme s’il leur appartenait.
Tout à coup, Saïd se leva et se dirigea vers le porte.
- Où vas-tu ? Lui demandai-je inquiète.
J’avais besoin de lui, j’étais plus qu’effondrée
par ce qui se passait en ce moment, je ne voulais pas être seule.
- Je vais chercher quelque chose à manger, tu n’as pas
faim ?
Je fis oui de la tête, j’avais presque mangé tout
mon pain, mais ce n’était pas suffisant. Il quitta la pièce.
J’étais seule. Seule avec moi même. Seule avec ma
haine et mon chagrin. Je me demandais pourquoi Dieu avait créé
les Hommes ? Pour qu’ils abîment la terre, qu’ils
la polluent et pour qu’ils s’entre-tuent ? Mais quel était
ce Monde que Dieu avait voulu faire parfait ? Pourquoi existions-nous
? Pourquoi ? « Dieu fit la liberté, l’Homme a fait
l’esclavage » a dit Marie-Joseph Chénier. Il avait
raison.
Ca faisait déjà une heure que Saïd était partit
et je commençais à m’inquiéter. Puis, deux
heures s’écoulèrent, puis trois, puis quatre. Là,
je me levai et décidai d’aller voir dehors ce qui se passait.
Je n’aurais jamais du quitter l’église ce jour là,
si j’avais su…
Je sorti donc de la petite pièce à la terre battue et
montai les petits escaliers, puis arrivai dans l’église.
Je la traversai et sorti.
Tout était calme, il n’y avait personne et il faisait nuit.
J’eus la nausée en decouvrant par terre des cadavres pleins
de sang. Pire que dans un film d’horreur. Ils étaient blancs
comme un linge et la plupart avaient les yeux ouverts.
Je ne pu regarder plus longtemps cette image d’horreur, je fermai
les yeux.
- Milly ! Vas t’en !
J’ouvris les yeux me demandant qui m’avait appelé.
Saïd courrait vers moi, une expression d’horreur sur le visage.
- Sauve-toi, Milly !
Je ne bougeai pas. Pourquoi me sauver ? Nous étions seuls.
- Non ! Milly ! Criait-il encore en montrant quelque chose du doigt
derrière moi.
Je compris, mais trop tard.
Je sentis une lame froide s’enfoncer dans le bas de mon dos, puis
quelqu’un rire, puis des pas. Il s’était enfui.
Je chancelai puis tombai à genou. Je tremblai, j’avais
mal, je souffrai. J’entendis mon sang battre à mes tempes.
Saïd arriva près de moi, m’enleva précipitamment
le poignard du dos et m’allongea par terre.
Je sentis la mort venir en moi progressivement, je pleurai, je ne voulais
pas mourir.
- Non, Milly, murmurait Saïd son visage près du mien. Ne
meurs pas, je t’en prie, ne me quitte pas.
Je sentis une larme tomber sur mon front, il pleurait. Je voulus parler
pour le réconforter une dernière fois. J’ouvris
la bouche mais aucun son n’en sortit. J’essayai alors de
lui prendre la main, mais j’étais paralysée. La
mort était toute proche maintenant, elle s’était
presque complètement emparée de moi.
Je regardai mon ami, toujours tremblante, puis ma vue se brouilla petit
à petit, puis se fut le noir complet.
Alors que je me sentais bientôt disparaître de mon corps,
je sentis quelque chose de chaud et de doux se poser sur mes lèvres.
Puis je perdis toute conscience de mon corps.
J’étais morte, morte à cause des Hommes, morte à
cause de la bêtise humaine…
Maëlle Le Groux, écrit en fin mars 2003