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Origine : http://endehors.org/news/5757.shtml
Prendre en compte la « logique étatique » dans
toutes ses dimensions, examiner comment, en lien avec le développement
du capitalisme, elle s'est adaptée, assouplie mais aussi
imposée dans toutes les sphères de la vie, pour répondre
notamment au sentiment d'insécurité grandissant engendré
par les transformations récentes du système d'exploitation,
est indispensable à l'élaboration d'une théorie
critique du pouvoir d'État à laquelle ce texte veut
contribuer. D'autant que les conceptions de l'État qui prévalent
au sein du mouvement « altermondialiste » - qu'elles
prônent la souveraineté nationale, la ré-appropriation
ou l'action directe contre les appareils répressifs - méconnaissent
toute la profondeur et l'impact de cette logique.
Dans le débat récent sur la mondialisation, la question
de l'État s'est trouvée souvent réduite à
ses dimensions économiques (dérégulation des
marchés nationaux et crise consécutive de l'intervention
de l'État, etc.) ou identitaires (crise de l'identité
nationale). C'est là une conception partielle et réductrice
du rôle joué par l'État dans le capitalisme
contemporain. Si l'on veut jeter les bases d'une théorie
critique libertaire renouvelée, il faut au contraire prendre
sérieusement en compte le fait que l'État est un fétiche
qui domine notre quotidien et notre mode de pensée, y compris
souvent chez ceux qui se veulent radicalement hostiles au monde
tel qu'il est ; que, à travers ses procédures (juridiques)
et ses outils (disciplinaires), l'État innerve en quelque
sorte la vie quotidienne de l'ensemble des individus. Autrement
dit, l'État n'est pas seulement doté d'instruments
de répression (police, prisons), il n'est pas simple régulateur
de l'économie et garant de « l'unité nationale
». Les analyses qui présentent la crise de l'État
comme une crise de l'État keynésien et de l'État
national sont donc à prendre avec réserve. Car l'État
est aussi un puissant « médiateur », une machine
de pouvoir qui pénètre dans les moindres recoins de
notre vie. Pour l'affronter, il faut donc commencer par tenter d'en
démasquer les dynamiques et les mécanismes, et surtout
de comprendre les raisons de son expansion.
Ces réflexions, qui se veulent provisoires et sujettes à
d'éventuels amendements et révisions, naissent d'une
double exigence : d'une part, contribuer à mettre à
nu la logique étatique, de l'autre, montrer comment, dans
les sociétés contemporaines et notamment celles de
capitalisme avancé, cette logique s'est tellement bien imposée
à tous les niveaux qu'elle a cessé de faire l'objet
de critiques et de conflits ; qu'elle fait partie du paysage, en
tant que composante « naturelle » du vivre ensemble
. Dans un deuxième temps, je prendrai en compte les difficultés
du « mouvement des mouvements » à faire face
à la logique étatique.
I. L'ÉTAT ET LE CAPITALISME
Dans cette première partie, je compte essentiellement développer
les points de vue suivants :
1. La logique étatique fait partie intégrante du
développement du capitalisme. Entre logique étatique
et logique capitaliste, il n'y a pas simple opposition, mais alliance
dans la différence. Et le point de contact entre les deux
est moins d'ordre économique qu'anthropologico-politique
: l'État répond ou tente de répondre aux besoins
de sécurité (quotidienne, symbolique et matérielle)
produits par un capitalisme qui poursuit une logique de permanent
bouleversement des conditions économiques, sociales et culturelles.
Ces deux logiques, au total, convergent dans un même combat
contre les formes de solidarité antagoniste qu'elles contribuent
elles-mêmes à créer.
2. Dans les dernières décennies, la logique étatique
s'est renforcée dans les pays capitalistes avancés,
en rapport avec la crise du lien social (elle-même liée
à la crise du fordisme et du mouvement ouvrier) et avec le
développement d'un « État diffus » capable
de s'adapter aux défis de l'accumulation flexible.
1. La logique étatique
Qu'est-ce que la logique étatique ? Elle peut se définir
comme la domination des hiérarchies bureaucratico-administratives
sur la vie des individus. Dans son expression pleine et entière,
cette logique suppose obéissance, discipline, dépendance
des individus et des collectivités qui y sont soumis . On
peut parler de pleine intériorisation de la logique étatique
quand les fonctions pratiques de l'État sont considérées
comme « naturelles » et assumées comme telles
par les individus. L'histoire de ces deux derniers siècles
peut s'interpréter comme celle de la lutte pour l'hégémonie
de la logique étatique dans toutes les sphères de
la vie individuelle et collective.
Pourquoi répond-on loyalement à l'injonction de l'État
? D'une manière générale, cette loyauté
a deux visages : elle peut résulter d'une action, et en cela
elle est « objective », ou d'une attitude de passivité
ou d'acquiescement envers l'exercice de l'autorité étatique
reconnue comme telle. L'insoumission, une fois reconnue par la Constitution
, entre dans le premier cas de figure. Le fait d'accepter l'autorité
d'un agent qui te colle une contravention, dans le deuxième.
Mais l'obéissance à des mesures ponctuelles relevant
de l'exercice du pouvoir d'État ne suppose-t-elle pas quelque
chose de plus profond, qui fait le fondement de l'obéissance
? À cette question Thomas Hobbes apporte une réponse
très claire et d'une cynique franchise : ce quelque chose,
c'est l'intérêt commun à l'autoconservation
et à la sécurité des individus. L'État
peut s'arroger avec succès le monopole de la violence légitime
(Weber), parce que cette légitimité, plus ou moins
consciente, est reconnue par la majorité des individus au
sein d'un territoire donné. La lutte pour l'hégémonie
de la logique étatique, moment clé du développement
des sociétés modernes, marque alors un point décisif.
L'État devient un élément essentiel de réponse
aux sentiments d'insécurité et trouve en face de lui
une disponibilité à obéir.
2. Insécurité, historicité, solidarité
L'idéal de Hobbes, c'est une société pacifiée
où les individus aliènent leur liberté à
l'État en échange de sécurité. Hors
de l'État, nul moyen d'échapper à la guerre
de tous contre tous inhérente à l'état de nature.
Pour Hobbes, l'État et la société sont une
seule et même chose : tous deux naissent de la peur de la
mort, du « désir des choses nécessaires à
une vie confortable », donc de l'exigence de se défendre
contre les passions violentes des autres . Hobbes part de présupposés
franchement individualistes pour parvenir à des conclusions
radicalement collectivistes. En d'autres termes, l'intériorisation
de l'État, le plein respect de la délégation
« offerte » à l'État souverain seraient
la condition d'une existence collective perçue par les individus
comme
répondant à leur intérêt propre. Cette
conception a fait l'objet de multiples critiques et il n'est pas
dans notre intention de les résumer ici. Passons sur l'illusion
que représente l'idée d'une société
pacifiée, et contentons-nous de remarquer qu'en superposant
État et société, Hobbes exclut que l'exigence
de « sécurité » puisse trouver une réponse
passant par autre chose que l'aliénation de la liberté
à un organe extérieur et à des procédures
exigeant obéissance. Ce qui revient à nier ou refouler
les formes organisées de solidarité qui se concilient
en partie avec la liberté et l'autonomie individuelle, et
qui ont fourni une réponse directe à des besoins de
sécurité et d'autoconservation. Plus généralement,
l'individu atomisé et égoïste de Hobbes ne permet
pas de penser l'historicité ni les divers degrés d'intensité
et formes de l'exigence de sécurité. Le sentiment
d'insécurité n'est pas un phénomène
naturel, contrairement à ce qu'affirme Hobbes. Il est le
produit de conditions historiques (des habitudes, etc.), du degré
de déracinement social, des niveaux de précarité,
du type d'organismes ou de collectivités qui coexistent (famille,
etc.) ou entrent en collision (mouvement ouvrier antagoniste) avec
l'État. En outre, pour reprendre une critique fondamentale
faite à Hobbes par Foucault, l'obéissance des individus
ne correspond pas simplement à un acte volontaire, elle est
le produit de l'enrégimentement et de l'assujettissement
mis en œuvre par divers dispositifs de pouvoir . N'oublions
pas non plus que, depuis le XIXe siècle, l'histoire occidentale
est profondément marquée par la lutte qui vise à
imposer l'État comme référent principal, sinon
exclusif, dans la recherche d'une réponse au sentiment d'insécurité
des individus et des sociétés soumises à l'expansion
des rapports sociaux capitalistes. Entre expansion capitaliste (et
« guerre capitaliste » de tous contre tous) et «
besoin » d'État, il y a une articulation fondamentale.
De ce point de vue, Hobbes, malgré ses limites, nous fournit
une utile clé d'interprétation pour comprendre les
raisons, certes partielles, de la diffusion de la logique étatique.
3. L'insécurité dans le capitalisme moderne et le
rôle de l'État
Au XVIIe siècle, lorsque Hobbes écrit son Léviathan,
le processus de formation des États modernes ne fait que
s'amorcer, et le capitalisme n'est pas encore entré dans
sa phase industrielle. Or nous savons aujourd'hui que la mise en
place de l'appareil juridique de l'État était appelée
à devenir une condition indispensable de la croissance et
de l'expansion du capitalisme. Sans la construction de solides États
nationaux, le capitalisme n'aurait pu s'assurer les conditions de
sécurité des échanges et de propriété
des moyens de production dont il avait besoin. Si l'État
favorise l'émergence du capitalisme, l'expansion de celui-ci
renforce à son tour la légitimité de l'État,
et pas seulement parmi les détenteurs des moyens de production.
De par sa nature même, le capitalisme produit une insécurité
sociale croissante. Les besoins de sécurité engendrés
par les bouleversements sociaux et culturels que provoquent les
profondes transformations du monde moderne, et notamment le développement
du mode de production capitaliste, créent les conditions
d'une solide intériorisation de la logique étatique.
Le mode de production capitaliste se reproduit en remettant constamment
en cause ses propres conditions de fonctionnement (le rouleau compresseur
des forces productives, écrit Marx, fait que « tout
ce qui est solide se dissout dans l'air »). Les incertitudes
sociales et le besoin de sécurité se renforcent dans
la mesure où l'expansion capitaliste détruit les liens
de solidarité traditionnels (communautés rurales,
famille, etc.) et remet en cause les réseaux de solidarité
qu'il avait contribué à créer dans certaines
phases (telles les formes de solidarité ouvrière,
entrées en crise avec la crise du fordisme). Et c'est à
l'État et à sa logique que l'on demande de «
rassurer », au moment même où le capitalisme
multiplie les sources d'insécurité en détruisant
les liens sociaux de solidarité traditionnels. Le succès
de la logique étatique ne découle pas d'une nécessité
métaphysique, il a des fondements matériels qui sont
pour une bonne part les conditions d'insécurité produites
par le capitalisme. C'est par là que passe le lien entre
État et capitalisme - lien étroit, malgré des
logiques en partie différentes . Là est la clé
qui permet de comprendre pourquoi l'État a réussi
à s'imposer dans ce rôle, à imposer son hégémonie,
dans une logique capable d'intégrer le développement
du mode de production capitaliste et de se substituer à d'autres
formes ou institutions garantes de la solidarité entre individus.
Ce n'est pas un hasard si, dans les sociétés capitalistes
avancées, le concept de « solidarité »
tend, y compris dans le langage commun, à glisser vers celui
de « sécurité » - et ce serait une erreur
de n'y voir qu'un effet des politiques néolibérales.
4. Les appareils modernes d'assujettissement, entre capitalisme
et État
La logique étatique et celle du capitalisme sont contiguës
et s'accordent, ne serait-ce que parce que toutes les deux se fondent
sur le développement d'appareils et de dispositifs de contrôle
social destinés à assujettir les individus. La mise
au pas se fait par le biais d'une double dialectique : institutionnalisation
et instauration d'instruments de contrôle, de règlements,
de formes d'assujettissement des corps, comme les études
de Foucault l'ont admirablement montré, d'une part ; acceptation
subjective plus ou moins explicite, plus ou moins intense, de l'État,
non réductible à un « effet structurel »,
d'autre part. Cette acceptation de la logique étatique passe
à son tour par deux canaux : l'un est inconscient et affectif,
l'autre, cognitivo-rationnel. Le fait d'accepter de faire certains
gestes qui sont l'expression concrète de la logique étatique
(payer ses impôts, marcher sur les trottoirs et pas sur les
plates-bandes, comme le prescrit la loi, etc.) s'explique aussi
bien par l'usage ou l'accoutumance (« C'est normal »)
que par la prise en compte d'un rapport coût-bénéfice
(« Si personne ne payait ses impôts, qui financerait
les hôpitaux publics et paierait les policiers qui me protègent
des voleurs ? »). À la différence des sociétés
pré-capitalistes et préindustrielles, le capitalisme
moderne s'est développé en mettant en place une série
« d'appareils » qui ont favorisé l'hégémonie
de la logique étatique en modelant les mentalités
des pays occidentaux au cours du XXe siècle, et notamment
entre les années 1910 et 1960. Se sont développés
:
1) le service militaire obligatoire, moyen d'enrégimentement
des masses : condition de la guerre nationaliste moderne, il permet
de mobiliser les
masses prolétaires sous les bannières nationales ;
2) la discipline d'usine, tayloriste en particulier, qui élargit
la discipline militaire à l'organisation du travail et de
la production de marchandises ;
3) la bureaucratie moderne dans son rôle d'appareil administratif
de l'État, qui a multiplié les « connexions
administratives » dans la vie quotidienne ;
4) le Welfare State, qui n'est pas seulement un appareil bureaucratique,
mais un moyen d'intervenir de façon diffuse dans le corps
de la société ; à la fois en tant qu'État
« protecteur » et que garant de la « sécurité
sociale ».
Bref, armée, entreprise fordiste-tayloriste, bureaucratie
et État social s'articulent de façon complexe dans
une même entreprise de mise au pas de la société,
dont le résultat est la consolidation de la logique étatique
dans les sociétés contemporaines . Ces appareils ont
ainsi contribué, grâce aux ressorts que sont la reconnaissance
sociale, la peur, l'intérêt, en un mot le besoin de
sécurité (matérielle et existentielle), à
extorquer de l'obéissance ou à convaincre à
l'obéissance et à l'assujettissement. Le rôle
joué dans ce cadre par la bureaucratie mérite d'être
souligné. En se consolidant, la bureaucratie transforme les
rapports entre État et « sujets » : d'une vision
binaire (souverain-sujets) on passe à une vision trinaire
(souverain-appareils
administratifs-sujets), où la force et la stabilité
de l'État et de ses appareils « ne se mesure pas tant
à l'efficacité et à la légitimité
du sommet qu'au caractère diffus du contrôle des comportements
à la base » . On ne peut comprendre le rôle de
l'État dans la société contemporaine sans tenir
compte de cette transformation fondamentale, permise par l'association
du développement de la bureaucratie et des formes de discipline
et d'embrigadement produites par l'armée et l'entreprise
fordiste-tayloriste.
5. Crise du fordisme, croissance de l'insécurité
et « besoin » d'État
La crise du fordisme (l'accumulation flexible) érode les
expectatives que, dans les premières décennies de
l'après-guerre, le développement du capitalisme et
de l'État avait lui-même contribué à
faire naître en matière de sécurité :
- précarisation du monde du travail et fin des promesses
(non tenues) du fordisme (pour autant, la crise de la grande usine
fordiste ne signifie
pas la fin de l'application des méthodes de rationalisation
du travail, donc de mise au pas de la société) ;
- attentes déçues en matière de welfare :
bureaucratisme et politiques néolibérales ;
- montée de l'individualisme atomisateur, produit de l'expansion
de la société de consommation ;
- crise du mouvement ouvrier du XIXe siècle. Le mouvement
ouvrier a à la fois encouragé et entravé la
logique étatique : encouragé en déléguant
toujours plus à l'État la sphère de la reproduction,
assistance comprise ; entravé en favorisant, malgré
lui parfois, le développement de logiques
alternatives, de solidarité et de lutte, au sein de l'État
ou contre lui (par exemple, le mouvement européen de 68 a
été profondément marqué par
des langages, des cultures, des imaginaires hérités
des mouvements socialistes, communistes et anarchistes).
À partir des années 70, les classes subalternes européennes
ont grosso modo fait le parcours suivant : elles ont d'abord commencé
par jouir d'un bien-être et d'une sécurité matérielle
que leurs parents n'avaient jamais connus ; elles se sont progressivement
émancipées de leurs liens avec la terre à travers
une pleine intégration dans la vie de l'usine et de la métropole
; elles se sont en partie approprié les usages, les modes
et les valeurs de consommation des classes moyennes ; elles sont
de ce fait devenues plus dépendantes de l'entreprise (le
salaire devenant le seul moyen de subsistance), du marché
(en matière de consommation) et de l'État (allocations
diverses) ; l'avènement de l'accumulation flexible a produit
une forme d'atomisation, favorisé le développement
de peurs d'origine sociale (et leur exploitation politique par les
droites), créé de nouveaux débouchés
et demandes de sécurité individuelle et collective.
N'oublions pas, dans le tableau d'ensemble de cette transformation,
la disparition de la conscription de masse. Dans les pays occidentaux,
l'entreprise de nationalisation des masses, avec ses rites et ses
liturgies, notamment militaires, semble avoir en partie décliné.
Dans les années 1990, la crise du service militaire obligatoire
- institution décisive, on l'a vu, dans l'œuvre d'élaboration
imaginaire des États nationaux - est devenue manifeste. Les
armées professionnelles, conçues pour une intervention
extérieure aux frontières européo-occidentales,
n'ont pas vocation à discipliner et à enrôler
les masses. Si l'institution militaire a perdu cette fonction, c'est
non seulement parce qu'une guerre entre États occidentaux
est devenue inconcevable, mais
surtout parce que la formation de citoyens-soldats disparaît
en tant que nécessité intérieure. Evolution
qui s'explique non seulement par des raisons stratégiques
et de politique internationale (le conflit armé se déplace
hors de l'Europe, etc.) ou intérieure (les corps de police
se développent), mais aussi par des motifs liés à
la lutte pour l'hégémonie sur les classes subalternes.
L'abolition du service militaire obligatoire laisse supposer que
les classes dominantes considèrent désormais comme
un fait acquis que la majorité d'individus a intériorisé
la logique étatique, voyant dans les structures de l'État
un archétype de la société moderne. Quand l'État
est intériorisé en tant que principe régulateur
de la vie collective, son pouvoir se neutralise aux yeux de la majorité
de la population. Cela suppose que l'État se soit affirmé
en tant que défenseur (et garant) de l'ensemble de la société
et pas seulement d'une de ses composantes (les classes dominantes),
mais aussi qu'il ait adapté ses modalités et mécanismes
d'intervention aux transformations plus générales
qui affectent la société et le mode de production
capitaliste.
6. L'État diffus comme principe premier de la lutte pour
l'hégémonie de la logique étatique à
l'époque de l'accumulation flexible
Les transformations économiques, sociales et culturelles
de ces trois dernières décennies ont, en somme, favorisé
l'élargissement du rôle de l'État en réponse
aux exigences de sécurité individuelle et collective.
Et pourtant, depuis quelques années, on a tendance à
voir dans l'émergence du rôle transnational des marchés
financiers et dans la mobilité grandissante des entreprises
un affaiblissement de l'intervention de l'État, y compris
du point de vue de sa capacité à garantir la cohésion
interne des nations. Or, en tant que conglomérat d'appareils,
de lois, de sources multiples de financement et de pouvoir, l'État
n'a cessé parallèlement de s'étendre ; sa sphère
d'influence s'est élargie, il innerve de plus en plus notre
vie professionnelle et hors travail. Mais l'évolution ne
s'arrête pas là : dans la mesure où d'une
part la crise du fordisme s'amplifie, d'autre part les États
nationaux sont soumis à des pressions économiques
extérieures croissantes, les instruments de l'hégémonie
de la logique étatique tendent eux-mêmes à se
transformer.
À ce stade, il convient de souligner l'ambivalence de la
bureaucratie moderne : d'un côté, elle est affublée
d'une image de structure rationnelle et anonyme (kafkaïenne),
qui alimente le mythe d'un contrôle total de la vie des individus
(à la Orwell, si l'on veut) ; mais d'un autre côté,
le développement de l'appareil administratif est allé
de pair, dans les pays occidentaux, avec une différenciation
interne très poussée, qui a un impact en apparence
« soft » sur la vie des individus. Même si le
pouvoir est en dernière instance centralisé, les activités
développées par les différentes composantes
de l'appareil varient tant dans la forme que dans le contenu, et
tendent à occuper, à travers de multiples ramifications,
toutes les sphères de l'existence - certes, cela répond
aux intérêts des castes bureaucratiques, à une
exigence systémique de contrôle social, mais cela leur
assure aussi une légitimité en tant qu'instruments
de garantie et de contrôle d'autres sphères (dont la
sphère économique). Dans une société
en transformation perpétuelle, la lutte pour la reproduction
de l'hégémonie de la logique étatique est continuellement
soumise à des défis. On pourrait dire que se développe
un État diffus, ce terme désignant l'instrument de
reproduction de la logique étatique qui correspond à
la phase récente de mondialisation économico-financière.
À côté en effet de « l'usine diffuse »
, produit de la crise des grandes concentrations productives relevant
du modèle d'accumulation fordiste, l'on voit, à l'époque
de l'accumulation flexible, les exigences de contrôle, et
en conséquence les pouvoirs de l'État, s'adapter pour
ainsi dire à la « porosité » de la vie
sociale, en se multipliant sur le territoire. Si d'un côté
l'État national a délégué une partie
du pouvoir
à des structures supra-étatiques (Union européenne,
ONU, etc.), de l'autre on a assisté à une décentralisation
des appareils centraux, dont les pouvoirs ont été
confiés aux autorités locales et régionales.
Dans les États de tradition centralisatrice, les organismes
locaux qui assuraient jusqu'à récemment des fonctions
de type administratif et exécutif voient tendanciellement
grossir leurs fonctions de direction politique et finissent par
agir, avec leurs propres prérogatives, à côté
de l'État central et sur le même espace territorial
que lui. C'est ce qu'on appelle, dans la littérature spécialisée,
la multilevel governance. Si d'un côté ce processus
a laissé croire que l'État perdait certains de ses
pouvoirs, l'État central étant perçu comme
se confondant avec l'État tout court, il a aussi contribué
à en rendre les contours plus flous, donc moins facilement
identifiables, y compris pour ses adversaires. À ce processus
de mimétisme contribuent à la fois le fait que les
appareils d'État ont tendance à adopter des formes
d'organisation du travail empruntées aux entreprises privées
(licenciements, précarité, taylorisme, etc.) et le
fait que le secteur privé assume désormais des tâches
qui, il y a quelques décennies, étaient la prérogative
de l'État (voir par exemple la diffusion des polices privées).
Plus que jamais, la sphère politique tend à se superposer
à la « société civile », d'autant
que, de façon plus nette que jamais dans l'histoire du capitalisme
moderne, celle-ci se réduit peu à peu à un
artifice rhétorique ou à un fétiche. En conséquence,
il devient de plus en plus difficile d'identifier l'État
comme une cible de première importance dans la lutte, anti-hégémonique,
pour l'autonomie individuelle et collective ; d'autant que les mouvements
récents contre la mondialisation ne semblent pas, dans leur
majorité, voir dans l'État un adversaire.
II. L'ÉTAT DANS LES CONCEPTIONS DU « MOUVEMENT DES
MOUVEMENTS »
L'État, en tant que concept et que problème, a pris
un statut particulier dans les représentations du «
mouvement des mouvements » - formule désignant ceux
qui se disent « altermondialistes » - et cela depuis
Seattle. La critique du libéralisme, la dénonciation
de la répression lors des rassemblements de Naples et de
Gênes, l'opposition à la militarisation et à
la guerre après le 11 septembre 2001, traduisent toutes son
importance. Et pourtant ce rôle de protagoniste ne s'accompagne
quasiment jamais d'une réflexion explicite sur le rôle
de l'État ni d'une réelle problématisation.
Rien ou quasiment rien n'est écrit sur les capacités
des appareils d'État et des dispositifs législatifs
à modeler les esprits pour obtenir une soumission de routine,
à produire et reproduire les hiérarchies sociales
; rien ou quasiment rien non plus sur l'articulation entre les dimensions
« protectrice » et répressive de l'État.
Je voudrais à présent tenter de répondre à
deux types de questionnement :
a) quelles sont les principales conceptions de l'État qui
émergent du « mouvement des mouvements » ?
b) dans quelle mesure ces conceptions font-elles évoluer
ou au contraire restent-elles accrochées à une vision
simpliste ou contradictoire de l'État contemporain ?
À éplucher les déclarations, les prises de
position, les documents plus ou moins officiels à la recherche
d'analyses sur le rôle que joue l'État dans les sociétés
d'aujourd'hui, on ne va pas bien loin. Les travaux faisant preuve
d'un certain souffle analytique se comptent sur les doigts
d'une main. Certes, il ne manque pas de références
et de critiques ponctuelles, que ce soit pour exiger des pratiques
plus démocratiques de la part des structures de l'État
ou pour critiquer le caractère répressif de certaines
d'entre elles. Rien, toutefois, qui ait un caractère systématique,
qui ne soit pas simplement fragmentaire ou de l'ordre de l'allusion.
Bien sûr, on est tenté de mettre ce manque de réflexions
et de critiques de fond sur le compte du caractère hétérogène
et vaguement « moral » du mouvement ; ou de se dire
que, s'il faut chercher une pensée critique élaborée,
c'est du côté des traditionnelles minorités
intellectuelles qui opèrent à l'intérieur et
autour des mouvements. Et pourtant l'on retrouve dans divers documents
de « campagne », sous une forme plus ou moins explicite,
les conceptions du rôle de l'État
présentes, parfois même de façon transversale,
dans les différents courants ou sensibilités du mouvement
des mouvements. Malgré l'extrême hétérogénéité
qui prévaut sur d'autres plans, y compris là où
s'observent des différenciations sur des bases nationales
et continentales reflétant des spécificités
politiques, sociales et culturelles, il est possible de distinguer
au moins trois conceptions au sein du mouvement : l'une qui défend
la souveraineté des États nationaux et s'oppose à
la mondialisation, une autre qui préconise une « ré-appropriation
à la base », et une troisième que l'on peut
qualifier d'« insurrectionnaliste ».
1. L'État comme rempart contre la mondialisation
C'est là la conception prépondérante au sein
du mouvement des mouvements, celle dont Attac et Le Monde diplomatique
sont peut-être les défenseurs les plus explicites et
les plus visibles, celle qui préconise un contrôle
renforcé des États nationaux sur les marchés
et les flux financiers. Ce qui se dégage de cette conception,
c'est une idée de l'État comme, avant tout, barrière
de protection contre la domination des marchés, comme garant
en dernier recours de la communauté et du bien commun, comme
rempart protégeant les intérêts des citoyens
contre un libéralisme sauvage et prévaricateur. «
Quelque chose de sûr et de durable (…) qui
institue des valeurs et des règles » et traduit «
une exigence de constance face à un capitalisme qui invente
en permanence son contraire » . Dans une partie du mouvement
des mouvements, les États se voient investis de fonctions
de solidarité et de cohésion (les mécanismes
de
redistribution de l'État social), d'administration, de protection
et de sécurité et même de lutte contre la criminalité.
Au fond, qu'est-ce qui permet de faire le lien entre la défense
de la nature contre son exploitation sauvage, la revalorisation
du Parlement face à l'exécutif, la lutte contre le
gaspillage et l'appropriation privée de l'eau, sinon une
revalorisation du rôle de l'État ? Dans cette façon
de souligner l'altérité fondamentale de celui-ci par
rapport au capitalisme, l'on retrouve les traces de la représentation
classique de l'État que défendait la social-démocratie
européenne au début du XXe siècle.
À travers les événements de Gênes, le
courant antilibéral a dû découvrir avec stupeur
la face répressive de l'État, puis, à travers
les interventions en Afghanistan et en Irak, et avec la même
stupeur, son rôle de fauteur de guerre. Il n'a voulu y voir,
tout au plus, que des dérives autoritaires, inévitables
conséquences d'un libéralisme envahissant. L'opposition
à la « mondialisation militarisée », on
le voit, ne retient que des explications strictement économiques,
qui ne renvoient jamais à la nature fondamentalement répressive
et guerrière de l'État moderne. On ne s'étonnera
donc pas de constater que la critique des comportements de la police
et de l'interventionnisme américain n'a pas été
suivie d'un examen minutieux et systématique du rôle
de la police et de l'État dans les sociétés
contemporaines. L'opposition simpliste entre capitalisme mondial
(à combattre) et souveraineté étatique (à
sauvegarder ou à restaurer), mais aussi le fait que la nature
de l'État contemporain se laisse difficilement saisir, se
traduisent par une incapacité à élaborer une
critique de la logique étatique en tant que telle. Ce courant
refuse de réfléchir à l'État en tant
qu'ensemble d'institutions, de ressources et de mécanismes
de contrôle ayant essentiellement pour but de garantir l'ordre
social. Et pourtant comment l'État (national), le détenteur
du monopole de la violence légitime (Weber) sur un territoire
donné, pourrait-il se priver de l'usage d'un appareil de
police lui permettant de réprimer toute force susceptible
d'affaiblir et d'ôter sa légitimité à
ce monopole ?
2. La mondialisation par en bas et la ré-appropriation des
« réseaux administratifs »
La seconde conception de l'État est surtout promue par les
courants du « mouvement des mouvements » qui, tels les
« Désobéissants » d'Italie, misent sur
ce qu'ils appellent la mondialisation par en bas - par le biais,
par exemple, du « budget participatif » - et sur une
aspiration plus générale à une « démocratisation
» des structures de l'État. Ce courant hétérogène
est mû par le désir de fournir une réponse «
pratique » à l'expropriation du pouvoir des citoyens
par le capital et par les institutions nationales et internationales
en place. Parmi les multiples expériences qui vont dans cette
direction, il y a celles qui, dans les métropoles européennes
et sud-américaines, désignent les institutions locales,
voir communales, comme les lieux de la ré-appropriation ;
d'où l'émergence d'une critique de l'État se
focalisant sur son caractère centralisateur et bureaucratique,
expression d'une démocratie décadente. Mais les promoteurs
de cette conception, qui en général critiquent la
conception souverainiste de l'État, partent d'une représentation
idéalisée de celui-ci et de ses rapports avec la «
société civile ».
L'État contemporain est un appareil complexe, segmenté
et, un peu partout désormais, décentralisé.
La participation « alternative » dans le cadre des pouvoirs
locaux, quand elle ne remet pas en cause les rôles hiérarchiques
(qui décide des secteurs et des ressources qui doivent être
soumis au débat et surtout aux prises de décision
?) et ne s'inscrit pas
dans un contexte de changement radical, à l'échelle
nationale, régionale et locale, des rapports de forces -
entre capital et travail mais aussi entre logiques administratives,
fondées sur la délégation de pouvoir, et logiques
de libération sociale, supposant une véritable ré-appropriation
- ne peut mener bien loin. Car sans cette dimension, la critique
théorique du pouvoir étatique qui prône la participation
à la base - thème qui en soi peut s'inscrire dans
une théorie critique libertaire - se traduit par un refoulement
de la logique étatique. Le problème, c'est que, dans
cette conception, l'État tend à se confondre, par
simplification et mauvaise intelligence du phénomène,
avec l'État national. Et qu'en conséquence, une fois
que l'on a déclaré son aversion pour la « nation
» et redécouvert le « local » et la «
société civile », l'État perd tout caractère
problématique, que ce soit sur le plan théorique ou
politique, et reste un « lieu » fondamentalement neutre,
apparemment ouvert à la ré-appropriation.
3. L'État défenseur du capitalisme, donc à
détruire
Le troisième courant est celui qui met le mieux en lumière
la pénétration des logiques de domination au sein
des structures étatiques . Toutefois, la représentation
qu'il se fait de l'État reste schématique, focalisée
sur le rôle ouvertement répressif d'appareils ayant
pour fonction de défendre le capital et ses propriétés.
Dans la mouvance du Black Bloc notamment, l'État et le capitalisme
constituent un objectif unique, « à détruire
» par la pratique de l'action directe. Inspirée d'un
modèle insurrectionnaliste classique adopté par de
nombreuses minorités au cours des XIXe et XXe siècles,
l'action directe ou l'action exemplaire, violente, contre la propriété
privée, contre les « symboles » du capital, serait
le moyen de mettre à nu le vrai visage, violent lui aussi,
du capital et du pouvoir d'État. Or cette conception repose,
il est facile de s'en rendre compte, sur une méconnaissance
de la complexité de l'action que les États exercent,
à travers mille ramifications, sur et dans les sociétés
contemporaines, où la mise au pas se fait par bien d'autres
biais que les seuls canaux « traditionnels » de la répression
policière et carcérale. Cette représentation
très simplifiée des fonctions de l'État méconnaît
le rôle « sécuritaire » et « protecteur
» qu'il joue de façon de plus en plus nette, en réponse
- du sommet - à une crise des liens communautaires et du
lien social que « l'anarchisme insurrectionnaliste »
du XIXe siècle ne pouvait encore entrevoir.
4. Affinités, potentialités et contradictions non
résolues
Une fois illustrées les trois principales conceptions de
l'État présentes au sein du mouvement des mouvements,
il devient possible d'en repérer les affinités et
les différences. Ce qui unit le troisième et le deuxième
courant - celui qui voit dans l'État un ennemi à abattre,
hors de toute
médiation, et celui qui imagine une possible « appropriation
» par le biais de processus de participation démocratique
- c'est la critique de la notion de souveraineté nationale.
Critique qui les distingue du premier courant, lequel voit au contraire
dans la restauration de la souveraineté « perdue »
un moyen de combattre la mondialisation des marchés. Le courant
« insurrectionnaliste » se distingue par l'usage de
formes immédiates de violence symbolique et de rue, destinées
à provoquer une réaction des classes subalternes contre
les appareils répressifs de l'État et du capitalisme,
les deux autres visant, bien que sous des formes différentes,
à une « démocratisation » de l'État
par des moyens pacifiques ou en tout cas légaux : renforcement
des Parlements contre des pouvoirs exécutifs considérés
comme otages des multinationales et des organisations économiques
supranationales (FMI, Banque mondiale, etc.) dans un cas, «
municipalisme » et « budget participatif » dans
l'autre. Aucune remise en cause, en l'occurrence, des appareils
de délégation de pouvoir, auxquels l'on demande plutôt
de s'ouvrir à la participation des citoyens, autrement dit
d'engager un processus de réforme qui réalise la promesse
dont est plus ou moins explicitement porteuse l'idéologie
démocratico-représentative.
La prise de distance et la méfiance vis-à-vis des
partis, perçus comme des organes bureaucratiques ne se référant
qu'à eux-mêmes, semble être le substrat commun
à ces trois conceptions. L'idée qu'il existe une crise
de la politique est largement partagée, même si les
conséquences tirées de ce diagnostic ne sont pas les
mêmes. Si potentialités libératrices il y a
de façon diffuse au sein du mouvement des mouvements, ce
que je crois, c'est là qu'elles se situent, malgré
des expressions contradictoires. Ce serait en effet une erreur de
croire que le mouvement altermondialiste n'a pas, en termes pratiques,
créé d'obstacles ou de risques aux classes dominantes
dans leur lutte pour imposer l'hégémonie de la logique
étatique. Un des enjeux de cette lutte étant la neutralisation
des conflits sociaux par le biais d'un traitement administratif
des problèmes, force est de constater qu'il exerce une certaine
fonction de résistance. Qui pourtant ne parvient pas à
s'exprimer en termes contre-hégémoniques, faute d'une
conscience solide, chez ceux qui l'animent, des logiques de domination
étatique. Aucune de ces conceptions n'est porteuse de questionnements
sur le développement des appareils administratifs de l'État
moderne, sur la complexité croissante de leurs procédés
décisionnels, sur le fait que la sectorisation des tâches
et la spécialisation technocratique tendent, dans une phase
de crise du mouvement ouvrier, de crise des idéaux communistes
et socialistes et de fin du monde bipolaire, à se renforcer
et à s'imposer dans toutes les sphères de la vie.
Une part importante du mouvement des mouvements, de surcroît,
ne voit pas de contradiction entre une participation de la base
dans le cadre de l'ordonnancement juridico-administratif actuel
et l'exercice par l'État de son rôle « social
», car le fait que la mise en place de l'État social
dans le second après-guerre a largement contribué
à la croissance des appareils de contrôle de l'État
n'est pas pris en compte. Dans une phase de crise de légitimité
de la démocratie partidaire, de crise de l'État social,
à une époque d'État « flexible »
en devenir, il n'est pas exclu qu'une logique de « démocratie
par en bas » réussisse à se faire une place.
Mais uniquement dans certains secteurs d'importance marginale, où
tout risque de remise en cause de fond de la logique étatico-administrative
est écarté. Si une coexistence de ce genre apparaît
possible, ce n'est pas seulement en raison du fait que les gardiens
de cette logique (les élites bureaucratico-administratives)
sont convaincus de leur légitimité en toute circonstance,
ni qu'entre des structures d'État relativement autonomes
(locales, régionales, nationales) il existe une articulation
complexe, mais aussi en raison du caractère « soft
» que la logique administrativo-bureaucratique est contrainte
d'adopter sous la pression d'autres logiques, dont celle du marché.
Les appareils administratifs (et de police) produisent, de facto,
des lois et des règlements destinés au fonctionnement
interne et à leur fonction d'ordre ; mais cette marge croissante
d'autonomie et de pouvoir n'est qu'à peine perturbée
par les effets des tornades électorales et par l'éventuelle
participation des citoyens à la gestion de parts infimes
du budget de l'État. En même temps, ces appareils répressifs
ont été contraints d'adapter leur logique à
un monde occidental où le pouvoir ne s'exerce généralement
pas par la répression ouverte ou ponctuelle des corps (comme
cela se produit parfois lors des manifestations et surtout dans
les prisons), mais par le biais de formes plus douces et plus flexibles
de socialisation par l'obéissance, adaptées à
la société de consommation (si on ne consomme pas,
on enfreint les règles du vivre ensemble et on devient un
paria) . Face au règne actuel de la logique étatique,
la stratégie de provocation à la répression
ouverte se trouve avant tout confrontée à sa propre
impuissance. La violence, guère plus que symbolique, des
composantes « insurrectionnalistes » est loin de pouvoir
déclencher un processus d'érosion du monopole de la
force et de l'exercice socialement légitime de la violence
physique que détiennent les États occidentaux. L'important
soutien social dont bénéficie l'État aujourd'hui
ne résulte pas tant et pas seulement d'une confiance manifeste,
mais du fait que, pour la majorité des gens, militants des
mouvements compris, ses structures et ses services (pas seulement
sociaux) font partie des conditions de vie et de l'univers des certitudes
minimales . Deux éléments sont en outre à prendre
en compte, relatifs à la fonction et à la représentation
de la violence physique dans les sociétés contemporaines
: d'une part, le rôle joué quotidiennement par les
médias, qui savent si bien mettre en scène et banaliser
ou censurer la violence ; d'autre part, un phénomène
dérivant de la soumission du corps social au monopole étatique
de la violence, donc de l'intériorisation de l'interdit de
se faire justice soi-même, à savoir que, dans les sociétés
contemporaines, les formes de violence manifeste apparaissent moralement
de plus en plus inacceptables.
Quoi qu'il en soit, l'intérêt essentiel des classes
dominantes est que se perpétue la scission qui prévaut
actuellement entre une représentation de l'État mettant
l'accent sur sa fonction protectrice (contre le marché et
les incertitudes des conditions de vie) et celle qui fait de lui
un appareil répressif. En d'autres termes, que le questionnement
sur ce qui lie indissolublement ces deux visages de l'État
n'entre en aucune manière dans le domaine du sens commun,
ne sorte pas de la niche où sont cantonnées les minorités
marginales. Consolider cette scission, tel a bien été
l'objectif implicite de la répression policière qui
s'est déchaînée lors des manifestations anti/altermondialisation
de Göteborg puis d'ailleurs (Prague, Gênes, etc.). Et
si cette répression s'est entre-temps réduite, ce
n'est pas seulement parce que, dans le contexte d'aujourd'hui, la
violence « gratuite », ouverte, publique, exercée
par les appareils d'État risque de miner la crédibilité
des élites gouvernantes, mais aussi parce que, jusqu'ici
tout au moins, l'objectif est atteint : isoler les « violents
» des « pacifiques » et des « démocrates
», donc empêcher que des sujets autres que ceux reconnus
par l'État (autres États, partis, etc.) posent le
problème de la légitimité des normes du système
et, surtout, remettent en cause le monopole étatique de la
domination et de la violence.
5. En guise de non-conclusion
La question de l'État semble bien être la face cachée
du mouvement des mouvements, celle qui en dévoile les faiblesses.
Les conceptions de l'État qui prévalent au sein de
la vague « altermondialiste », et qui prônent
sa « défense », son « appropriation »
ou sa « destruction immédiate », semblent incapables
de remettre en cause la logique étatique profonde de l'État
capitaliste actuel. Les considérations faites ici, plus qu'une
critique moraliste des faibles capacités des diverses composantes
du mouvement des mouvements à « penser l'État
hors de l'État », se veulent une invitation à
approfondir une phénoménologie du pouvoir étatique
tel qu'il s'exerce aujourd'hui, afin d'en déceler la puissance
mais aussi les contradictions. Cette tâche, qui reste à
accomplir, est sans doute la condition nécessaire de l'élaboration
d'une théorie libertaire de la domination véritablement
adaptée aux défis du XXIe siècle.
[ fin de la 1re partie ]
[ expéditeur/expéditrice <laquestionsociale(a)hotmail.com>
]
Mis en ligne par Cercamon, le Dimanche 15 Août 2004, 15:31
dans la rubrique "Pour comprendre".
Notes pour théorie critique libertaire du pouvoir d'Etat
(2)
--> 2e et dernière partie du texte "DE L'EMPRISE
DE L'ÉTAT : Notes pour une théorie critique libertaire
du pouvoir d'État"
Lu sur A-Infos :
II. L'ÉTAT DANS LES CONCEPTIONS DU « MOUVEMENT DES
MOUVEMENTS »
http://endehors.org/news/5762.shtml
L'État, en tant que concept et que problème, a pris
un statut particulier dans les représentations du «
mouvement des mouvements » - formule désignant ceux
qui se disent « altermondialistes » - et cela depuis
Seattle. La critique du libéralisme, la dénonciation
de la répression lors des rassemblements de Naples et de
Gênes, l'opposition à la militarisation et à
la guerre après le 11 septembre 2001, traduisent toutes son
importance. Et pourtant ce rôle de protagoniste ne s'accompagne
quasiment jamais d'une réflexion explicite sur le rôle
de l'État ni d'une réelle problématisation.
Rien ou quasiment rien n'est écrit sur les capacités
des appareils d'État et des dispositifs législatifs
à modeler les esprits pour obtenir une soumission de routine,
à produire et reproduire les hiérarchies sociales
; rien ou quasiment rien non plus sur l'articulation entre les dimensions
« protectrice » et répressive de l'État.
Je voudrais à présent tenter de répondre à
deux types de questionnement :
a) quelles sont les principales conceptions de l'État qui
émergent du « mouvement des mouvements » ?
b) dans quelle mesure ces conceptions font-elles évoluer
ou au contraire restent-elles accrochées à une vision
simpliste ou contradictoire de l'État contemporain ?
À éplucher les déclarations, les prises de
position, les documents plus ou moins officiels à la recherche
d'analyses sur le rôle que joue l'État dans les sociétés
d'aujourd'hui, on ne va pas bien loin. Les travaux faisant preuve
d'un certain souffle analytique se comptent sur les doigts
d'une main. Certes, il ne manque pas de références
et de critiques ponctuelles, que ce soit pour exiger des pratiques
plus démocratiques de la part des structures de l'État
ou pour critiquer le caractère répressif de certaines
d'entre elles. Rien, toutefois, qui ait un caractère systématique,
qui ne soit pas simplement fragmentaire ou de l'ordre de l'allusion.
Bien sûr, on est tenté de mettre ce manque de réflexions
et de critiques de fond sur le compte du caractère hétérogène
et vaguement « moral » du mouvement ; ou de se dire
que, s'il faut chercher une pensée critique élaborée,
c'est du côté des traditionnelles minorités
intellectuelles qui opèrent à l'intérieur et
autour des mouvements. Et pourtant l'on retrouve dans divers documents
de « campagne », sous une forme plus ou moins explicite,
les conceptions du rôle de l'État présentes,
parfois même de façon transversale, dans les différents
courants ou sensibilités du mouvement des mouvements. Malgré
l'extrême hétérogénéité
qui prévaut sur d'autres plans, y compris là où
s'observent des différenciations sur des bases nationales
et continentales reflétant des spécificités
politiques, sociales et culturelles, il est possible de distinguer
au moins trois conceptions au sein du mouvement : l'une qui défend
la souveraineté des États nationaux et s'oppose à
la mondialisation, une autre qui préconise une « ré-appropriation
à la base », et une troisième que l'on peut
qualifier d'« insurrectionnaliste ».
1. L'État comme rempart contre la mondialisation
C'est là la conception prépondérante au sein
du mouvement des mouvements, celle dont Attac et Le Monde diplomatique
sont peut-être les défenseurs les plus explicites et
les plus visibles, celle qui préconise un contrôle
renforcé des États nationaux sur les marchés
et les flux financiers. Ce qui se dégage de cette conception,
c'est une idée de l'État comme, avant tout, barrière
de protection contre la domination des marchés, comme garant
en dernier recours de la communauté et du bien commun, comme
rempart protégeant les intérêts des citoyens
contre un libéralisme sauvage et prévaricateur. «
Quelque chose de sûr et de durable (…) qui institue
des valeurs et des règles » et traduit « une
exigence de constance face à un capitalisme qui invente en
permanence son contraire » . Dans une partie du mouvement
des mouvements, les États se voient investis de fonctions
de solidarité et de cohésion (les mécanismes
de
redistribution de l'État social), d'administration, de protection
et de sécurité et même de lutte contre la criminalité.
Au fond, qu'est-ce qui permet de faire le lien entre la défense
de la nature contre son exploitation sauvage, la revalorisation
du Parlement face à l'exécutif, la lutte contre le
gaspillage et l'appropriation privée de l'eau, sinon une
revalorisation du rôle de l'État ? Dans cette façon
de souligner l'altérité fondamentale de celui-ci par
rapport au capitalisme, l'on retrouve les traces de la représentation
classique de l'État que défendait la social-démocratie
européenne au début du XXe siècle.
À travers les événements de Gênes, le
courant antilibéral a dû découvrir avec stupeur
la face répressive de l'État, puis, à travers
les interventions en Afghanistan et en Irak, et avec la même
stupeur, son rôle de fauteur de guerre. Il n'a voulu y voir,
tout au plus, que des dérives autoritaires, inévitables
conséquences d'un libéralisme envahissant. L'opposition
à la « mondialisation militarisée », on
le voit, ne retient que des explications strictement économiques,
qui ne renvoient jamais à la nature fondamentalement répressive
et guerrière de l'État moderne. On ne s'étonnera
donc pas de constater que la critique des comportements de la police
et de l'interventionnisme américain n'a pas été
suivie d'un examen minutieux et systématique du rôle
de la police et de l'État dans les sociétés
contemporaines. L'opposition simpliste entre capitalisme mondial
(à combattre) et souveraineté étatique (à
sauvegarder ou à restaurer), mais aussi le fait que la nature
de l'État contemporain se laisse difficilement saisir, se
traduisent par une incapacité à élaborer une
critique de la logique étatique en tant que telle. Ce courant
refuse de réfléchir à l'État en tant
qu'ensemble d'institutions, de ressources et de mécanismes
de contrôle ayant essentiellement pour but de garantir l'ordre
social. Et pourtant comment l'État (national), le détenteur
du monopole de la violence légitime (Weber) sur un territoire
donné, pourrait-il se priver de l'usage d'un appareil de
police lui permettant de réprimer toute force susceptible
d'affaiblir et d'ôter sa légitimité à
ce monopole ?
2. La mondialisation par en bas et la ré-appropriation des
« réseaux administratifs »
La seconde conception de l'État est surtout promue par les
courants du « mouvement des mouvements » qui, tels les
« Désobéissants » d'Italie, misent sur
ce qu'ils appellent la mondialisation par en bas - par le biais,
par exemple, du « budget participatif » - et sur une
aspiration plus générale à une « démocratisation
» des structures de l'État. Ce courant hétérogène
est mû par le désir de fournir une réponse «
pratique » à l'expropriation du pouvoir des citoyens
par le capital et par les institutions nationales et internationales
en place. Parmi les multiples expériences qui vont dans cette
direction, il y a celles qui, dans les métropoles européennes
et sud-américaines, désignent les institutions locales,
voir communales, comme les lieux de la ré-appropriation ;
d'où l'émergence d'une critique de l'État se
focalisant sur son caractère centralisateur et bureaucratique,
expression d'une démocratie décadente.
Mais les promoteurs de cette conception, qui en général
critiquent la conception souverainiste de l'État, partent
d'une représentation idéalisée de celui-ci
et de ses rapports avec la « société civile
». L'État contemporain est un appareil complexe, segmenté
et, un peu partout désormais, décentralisé.
La participation « alternative » dans le cadre des pouvoirs
locaux, quand elle ne remet pas en cause les rôles hiérarchiques
(qui décide des secteurs et des ressources qui doivent être
soumis au débat et surtout aux prises de décision
?) et ne s'inscrit pas dans un contexte de changement radical, à
l'échelle nationale, régionale et locale, des rapports
de forces - entre capital et travail mais aussi entre logiques administratives,
fondées sur la délégation de pouvoir, et logiques
de libération sociale, supposant une véritable ré-appropriation
- ne peut mener bien loin. Car sans cette dimension, la critique
théorique du pouvoir étatique qui prône la participation
à la base - thème qui en soi peut s'inscrire dans
une théorie critique libertaire - se traduit par un refoulement
de la logique étatique. Le problème, c'est que, dans
cette conception, l'État tend à se confondre, par
simplification et mauvaise intelligence du phénomène,
avec l'État national. Et qu'en conséquence, une fois
que l'on a déclaré son aversion pour la « nation
» et redécouvert le « local » et la «
société civile », l'État perd tout caractère
problématique, que ce soit sur le plan théorique ou
politique, et reste un « lieu » fondamentalement neutre,
apparemment ouvert à la ré-appropriation.
3. L'État défenseur du capitalisme, donc à
détruire
Le troisième courant est celui qui met le mieux en lumière
la pénétration des logiques de domination au sein
des structures étatiques. Toutefois, la représentation
qu'il se fait de l'État reste schématique, focalisée
sur le rôle ouvertement répressif d'appareils ayant
pour fonction de défendre le capital et ses propriétés.
Dans la mouvance du Black Bloc notamment, l'État et le capitalisme
constituent un objectif unique, « à détruire
» par la pratique de l'action directe. Inspirée d'un
modèle insurrectionnaliste classique adopté par de
nombreuses minorités au cours des XIXe et XXe siècles,
l'action directe ou l'action exemplaire, violente, contre la propriété
privée, contre les « symboles » du capital, serait
le moyen de mettre à nu le vrai visage, violent lui aussi,
du capital et du pouvoir d'État. Or cette conception repose,
il est facile de s'en rendre compte, sur une méconnaissance
de la complexité de l'action que les États exercent,
à travers mille ramifications, sur et dans les sociétés
contemporaines, où la mise au pas se fait par bien d'autres
biais que les seuls canaux « traditionnels » de la répression
policière et carcérale. Cette représentation
très simplifiée des fonctions de l'État méconnaît
le rôle « sécuritaire » et « protecteur
» qu'il joue de façon de plus en plus nette, en réponse
- du sommet - à une crise des liens communautaires et du
lien social que « l'anarchisme insurrectionnaliste »
du XIXe siècle ne pouvait encore entrevoir.
4. Affinités, potentialités et contradictions non
résolues
Une fois illustrées les trois principales conceptions de
l'État présentes au sein du mouvement des mouvements,
il devient possible d'en repérer les affinités et
les différences. Ce qui unit le troisième et le deuxième
courant - celui qui voit dans l'État un ennemi à abattre,
hors de toute médiation, et celui qui imagine une possible
« appropriation » par le biais de processus de participation
démocratique - c'est la critique de la notion de souveraineté
nationale. Critique qui les distingue du premier courant, lequel
voit au contraire dans la restauration de la souveraineté
« perdue » un moyen de combattre la mondialisation des
marchés. Le courant « insurrectionnaliste » se
distingue par l'usage de formes immédiates de violence symbolique
et de rue, destinées à provoquer une réaction
des classes subalternes contre les appareils répressifs de
l'État et du capitalisme, les deux autres visant, bien que
sous des formes différentes, à une « démocratisation
» de l'État par des moyens pacifiques ou en tout cas
légaux : renforcement des Parlements contre des pouvoirs
exécutifs considérés comme otages des multinationales
et des organisations économiques supranationales (FMI, Banque
mondiale, etc.) dans un cas, « municipalisme » et «
budget participatif » dans l'autre. Aucune remise en cause,
en l'occurrence, des appareils de délégation de pouvoir,
auxquels l'on demande plutôt de s'ouvrir à la participation
des citoyens, autrement dit d'engager un processus de réforme
qui réalise la promesse dont est plus ou moins explicitement
porteuse l'idéologie démocratico-représentative.
La prise de distance et la méfiance vis-à-vis des
partis, perçus comme des organes bureaucratiques ne se référant
qu'à eux-mêmes, semble être le substrat commun
à ces trois conceptions. L'idée qu'il existe une crise
de la politique est largement partagée, même si les
conséquences tirées de ce diagnostic ne sont pas les
mêmes. Si potentialités libératrices il y a
de façon diffuse au sein du mouvement des mouvements, ce
que je crois, c'est là qu'elles se situent, malgré
des expressions contradictoires. Ce serait en effet une erreur de
croire que le mouvement altermondialiste n'a pas, en termes pratiques,
créé d'obstacles ou de risques aux classes dominantes
dans leur lutte pour imposer l'hégémonie de la logique
étatique. Un des enjeux de cette lutte étant la neutralisation
des conflits sociaux par le biais d'un traitement administratif
des problèmes, force est de constater qu'il exerce une certaine
fonction de résistance. Qui pourtant ne parvient pas à
s'exprimer en termes contre-hégémoniques, faute d'une
conscience solide, chez ceux qui l'animent, des logiques de domination
étatique.
Aucune de ces conceptions n'est porteuse de questionnements sur
le développement des appareils administratifs de l'État
moderne, sur la complexité croissante de leurs procédés
décisionnels, sur le fait que la sectorisation des tâches
et la spécialisation technocratique tendent, dans une phase
de crise du mouvement ouvrier, de crise des idéaux communistes
et socialistes et de fin du monde bipolaire, à se renforcer
et à s'imposer dans toutes les sphères de la vie.
Une part importante du mouvement des mouvements, de surcroît,
ne voit pas de contradiction entre une participation de la base
dans le cadre de l'ordonnancement juridico-administratif actuel
et l'exercice par l'État de son rôle « social
», car le fait que la mise en place de l'État social
dans le second après-guerre a largement contribué
à la croissance des appareils de contrôle de l'État
n'est pas pris en compte.
Dans une phase de crise de légitimité de la démocratie
partidaire, de crise de l'État social, à une époque
d'État « flexible » en devenir, il n'est pas
exclu qu'une logique de « démocratie par en bas »
réussisse à se faire une place. Mais uniquement dans
certains secteurs d'importance marginale, où tout risque
de remise en cause de fond de la logique étatico-administrative
est écarté. Si une coexistence de ce genre apparaît
possible, ce n'est pas seulement en raison du fait que les gardiens
de cette logique (les élites bureaucratico-administratives)
sont convaincus de leur légitimité en toute circonstance,
ni qu'entre des structures d'État relativement autonomes
(locales, régionales, nationales) il existe une articulation
complexe, mais aussi en raison du caractère « soft
» que la logique administrativo-bureaucratique est contrainte
d'adopter sous la pression d'autres logiques, dont celle du marché.
Les appareils administratifs (et de police) produisent, de facto,
des lois et des règlements destinés au fonctionnement
interne et à leur fonction d'ordre ; mais cette marge croissante
d'autonomie et de pouvoir n'est qu'à peine perturbée
par les effets des tornades électorales et par l'éventuelle
participation des citoyens à la gestion de parts infimes
du budget de l'État. En même temps, ces appareils répressifs
ont été contraints d'adapter leur logique à
un monde occidental où le pouvoir ne s'exerce généralement
pas par la répression ouverte ou ponctuelle des corps (comme
cela se produit parfois lors des manifestations et surtout dans
les prisons), mais par le biais de formes plus douces et plus flexibles
de socialisation par l'obéissance, adaptées à
la société de consommation (si on ne consomme pas,
on enfreint les règles du vivre ensemble et on devient un
paria) . Face au règne actuel de la logique étatique,
la stratégie de provocation à la répression
ouverte se trouve avant tout confrontée à sa propre
impuissance. La violence, guère plus que symbolique, des
composantes « insurrectionnalistes » est loin de pouvoir
déclencher un processus d'érosion du monopole de la
force et de l'exercice socialement légitime de la violence
physique que détiennent les États occidentaux. L'important
soutien social dont bénéficie l'État aujourd'hui
ne résulte pas tant et pas seulement d'une confiance manifeste,
mais du fait que, pour la majorité des gens, militants des
mouvements compris, ses structures et ses services (pas seulement
sociaux) font partie des conditions de vie et de l'univers des certitudes
minimales . Deux éléments sont en outre à prendre
en compte, relatifs à la fonction et à la représentation
de la violence physique dans les sociétés contemporaines
: d'une part, le rôle joué quotidiennement par les
médias, qui savent si bien mettre en scène et banaliser
ou censurer la violence ; d'autre part, un phénomène
dérivant de la soumission du corps social au monopole étatique
de la violence, donc de l'intériorisation de l'interdit de
se faire justice soi-même, à savoir que, dans les sociétés
contemporaines, les formes de violence manifeste apparaissent moralement
de plus en plus inacceptables.
Quoi qu'il en soit, l'intérêt essentiel des classes
dominantes est que se perpétue la scission qui prévaut
actuellement entre une représentation de l'État mettant
l'accent sur sa fonction protectrice (contre le marché et
les incertitudes des conditions de vie) et celle qui fait de lui
un appareil répressif. En d'autres termes, que le questionnement
sur ce qui lie indissolublement ces deux visages de l'État
n'entre en aucune manière dans le domaine du sens commun,
ne sorte pas de la niche où sont cantonnées les minorités
marginales. Consolider cette scission, tel a bien été
l'objectif implicite de la répression policière qui
s'est déchaînée lors des manifestations anti/altermondialisation
de Göteborg puis d'ailleurs (Prague, Gênes, etc.). Et
si cette répression s'est entre-temps réduite, ce
n'est pas seulement parce que, dans le contexte d'aujourd'hui, la
violence « gratuite », ouverte, publique, exercée
par les appareils d'État risque de miner la crédibilité
des élites gouvernantes, mais aussi parce que, jusqu'ici
tout au moins, l'objectif est atteint : isoler les « violents
» des « pacifiques » et des « démocrates
», donc empêcher que des sujets autres que ceux reconnus
par l'État (autres États, partis, etc.) posent le
problème de la légitimité des normes du système
et, surtout, remettent en cause le monopole étatique de la
domination et de la violence.
5. En guise de non-conclusion
La question de l'État semble bien être la face cachée
du mouvement des mouvements, celle qui en dévoile les faiblesses.
Les conceptions de l'État qui prévalent au sein de
la vague « altermondialiste », et qui prônent
sa « défense », son « appropriation »
ou sa « destruction immédiate », semblent incapables
de remettre en cause la logique étatique profonde de l'État
capitaliste actuel. Les considérations faites ici, plus qu'une
critique moraliste des faibles capacités des diverses composantes
du mouvement des mouvements à « penser l'État
hors de l'État », se veulent une invitation à
approfondir une phénoménologie du pouvoir étatique
tel qu'il s'exerce aujourd'hui, afin d'en déceler la puissance
mais aussi les contradictions. Cette tâche, qui reste à
accomplir, est sans doute la condition nécessaire de l'élaboration
d'une théorie libertaire de la domination véritablement
adaptée aux défis du XXIe siècle.
Oscar Mazzoleni
Cet article est extrait de « La Question Sociale »,
Paris, n° 1, printemps-été 2204, p. 12-25, e-mail
: laquestionsociale@hotmail.com
Il est paru à l'origine en italien dans Collegamenti-Wobbly
n° 2 et 4. La traduction est de Nicole Thé.
De Oscar Mazzoleni on lira Nationalisme et populisme en Suisse.
La radicalisation de la « nouvelle » UDC, paru en 2003
à Lausanne aux Presses polytechniques et universitaires romandes.
[ expéditeur/expéditrice <laquestionsociale(a)hotmail.com>
]
Mis en ligne par Cercamon, le Lundi 16 Août 2004, 13:31 dans
la rubrique "Pour comprendre".
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