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Note sur le terme de « biopolitique »

Origine : http://www.adamkotsko.com/weblog/Biopolitique.pdf

From Jean-Luc Nancy, La création du monde : ou la mondialisation (Paris: Galilée, 2002).

Note sur le terme de « biopolitique »

[137] Depuis quelques années, on a beaucoup employé le terme de « biopolitique ». Ce mot avait été créé par Foucault. It a été repris par plusieurs théoriciens, avec des acceptions variables. La variété de ces acceptions et une certaine indétermination générale autour du terme demandent une mise au point.

En particulier, l’emploi de termes analogues dans la forme, comme « bioéthique » , engage à la confusion car la « bioéthique » s’intéresse aux décisions morales à prendre devant les nouvelles possibilités de technique biologique (ou de « biotechnologie »), et ne prétend pas désigner une éthique globalement réglée sur le bios.1

[138] « Biopolitique », au contraire, veut indiquer l’ordre d’une politique globalement déterminée par la vie, vouée à son entretien et à son contrôle. Ce qui veut être dit, en principe, n’est pas « une politique au sujet de la vie, ou du vivant », mais « la vie déterminant la politique » ou bien « la sphère de la politique coextensive à la sphère de la vie2 ».

Pour Foucault, de manière nettement plus restreinte, le mot désignait le fait que, à partir du XVIIIe siècle, le contrôle des conditions de la vie humaine3 est devenu une affaire politique expresse (santé, alimentation, démographie, exposition aux dangers naturels et techniques, etc.). Jusque-là, le pouvoir s’y intéressait peu et avait d’autres objets directs de son exercice : d’abord, le territoire. Sur cette thèse historique, d’un intérêt certain, [139] je n’ai rien à ajouter, sinon qu’elle demanderait tout de même, me semble-t-il, un examen plus précis de ce qu’ont été avant les temps modernes les préoccupations « biopolitiques » (il y avait bien une politique du blé à Rome et une politique des naissance à Athènes, par exemple).

Foucault considère que les politiques totalitaires – nazie d’abord, socialiste aussi – ont été des biopolitiques car elles se sont vouées, plus qu’à la domination sur des adversaires, à la maîtrise d’une population, d’une « race » ou d’un « peuple » défini selon des normes de santé, de vitalité productrice, etc. (Foucault range tout sous une catégorie très large de « racisme ».) Je n’entre pas ici dans l’examen précis de ces thèses. Je crois cependant nécessaire de demander si la « vie » constitue vraiment l’objet (réel ou prétendu, c’est une autre affaire) de ces pouvoirs, ou s’il ne s’agit pas plutôt d’une figure destinale (« race », « humanité travailleuse ») qui vient se

1 substituer aux figures classiques de la souveraineté. La réduction de ces figures à « la vie » n’est pas suffisante à fonder leur puissance politique et affective.

Selon l’extension récemment donnée au concept, ou selon ce qui est en réalité plutôt un changement de concept sous le même mot, il semble qu’on doive comprendre ceci : la politique (qu’on continue à imputer essentiellement à l’État) prend progressivement pour objet la gestion contrôlée de la vie naturelle.

[140] Cependant, il est manifeste que ladite « vie naturelle », depuis sa production jusqu’à sa conservation, ses besoins et ses représentations, qu’il s’agisse de vie humaine, animale, végétale ou virale, est désormais inséparable d’un ensemble de conditions qu’on dit « techniques » et qui constituent ce qu’il faut plutôt nommer l’écotechnie où se développe pour nous (et par nous) toute espèce de « nature ». Cette vie est précisément la vie qui n’est plus simplement la « vie » si on veut entendre par là l’autoentretien et l’autoaffection. Ce qui s’expose plutôt avec l’écotechnie, c’est le caractère infiniment problématique de toute détermination d’ « auto- » en général. C’est dans ce contexte qu’une « biopolitique » est possible puisqu’elle se définit par une gestion technique de la vie. Cela suppose que l’existence ainsi prise en charge n’est plus, tendanciellement, une existence mettant en jeu autre chose que sa reproduction et son entretien moyennant des finalités qui restent les secrets du pouvoir, à moins qu’elles ne soient simplement les finalités aveugles ou sans fin de la totalité écotechnique en mouvement.

Ainsi le bios – ou la vie comme « forme de vie », comme mise en jeu d’un sens ou d’un « être » – se fond dans la zôè, la vie simplement vivante, mais celle-ci, en réalité, est déjà devenue tekhnè.

La politique n’est alors implicitement pas autre chose que l’autogestion de l’écotechnie, la seule forme d’ « auto- » nomie possible qui, précisément, n’a plus à sa disposition aucune des formes possibles jusqu’ici [141] d’une politique : ni la « souveraineté » autofondatrice4 puisqu’il n’y a plus à fonder, ni la « discussion sur la justice » d’une cité aristotélicienne, puisqu’il n’y a pas de cité, ni même la contestation ou le différend, puisque vivant et pouvoir vont dans le même sens selon un consensus asymptotique et dénué de finalité ou, si l’on préfère, de vérité.

Ni vie (comme forme de vie) ni politique (comme forme de coexistence), voilà ce que désigne involontairement le mot de « biopolitique ». Et l’on peut bien admettre qu’en effet nous ne sommes pas en situation de reprendre l’un et l’autre de ces termes sous aucune de ses acceptions reçues. L’un et l’autre sont plutôt désormais soumis à ce qui les emporte ensemble dans l’écotechnie.

Mais alors le danger du mot se révèle en ce qu’il semble autoriser deux formes d’interprétation dont chacune maintient subrepticement une acception intouchée des termes. On peut tenter de penser que cette vie, réduite à une absence de forme autre que sa gestion intéressée par un pouvoir économique et social qui, lui-même, ne cherche que son entretien, se trouve comme dialectiquement remise à une absence de fins par laquelle elle se retrouverait comme dans son état naissant, exposée à l’absence de sens de sa contingence nue [142] qu’elle serait ainsi capable de ressaisir comme sa propre invention : naissance indéfinie, glissant par son errance même et par son absence de justification en marge de la domination qui la manipule. La forme de vie serait le jeu furtif d’une façon élégante de se retirer de la machine broyeuse. On peut penser à l’inverse que l’emprise ainsi révélée d’une production technique de la vie met celle-ci en état de se produire elle-même en totalité et de se réapproprier l’extériorité de la

2 domination dans une autoproduction ou autocréation commune dont la vitalité résorbe et accomplit en soi toute politique.

D’une manière ou de l’autre, par un accent sur la vie seule ou sur la politique réappropriée en commun, ce qui est rejoué est la double postulation dialectique par laquelle, d’une part, se révèle une figure extrême (jadis prolétariat) dont le dénuement donne le caractère de vérité, tandis que, d’autre part, le pouvoir réapproprié par la communauté vivante effectue la négation de la séparation politique. Cette figuration et cette négation hantent la conscience occidentale depuis que l’invention démocratique a mis fin à la politique fondée sur des figures d’identification. Mais il ne suffit sans doute pas de chercher une nouvelle figure (fût-elle infigurée, anonyme et dépouillée d’identité) et pas plus de dialectiser la négation du pôle identificatoire. Ces deux motifs, opposés ou conjoints, peuvent donner de l’énergie, peut-être, à des luttes nécessaires – et il y en a tant… Mais ils ne peuvent assumer le problème ouvert [143] par la démocratie en tant que problème posé par l’écotechnie qui demande, en effet, ou qui produit l’absence de figure séparable et l’absence de fin identifiable : car jusqu’ici c’est entre figures et fins, entre phénoménalisation d’une téléologie et téléologie d’une phénoménalisation que se jouait toute partie de vie et/ou de politique, de sens de vie ou de forme de politique.

Il ne s’agit pas, ici, d’aller plus loin que cette mise au point. Du moins doit-elle servir à montrer que ce qui fait monde aujourd’hui, c’est exactement la conjonction d’un processus d’arraisonnement écotechnique illimité et d’un évanouissement des possibilités de formes de vie et/ou de fondement commun. Le « monde » dans ces conditions, ou la « mondialisation », n’est que l’énoncé précis et sévère de ce problème5.


3 Notes

1 Le sens du mot « biopolitique » peut d’ailleurs aujourd’hui en rester à une acception de cet ordre : « réflexion éthico-socio-politique sure les problèmes posés par la technoscience biologique », avec parfois un accent du côté de « pouvoir politique intéressé dans les possibilités biotechnologiques » … Ainsi, pour se limiter à des exemples récents, dans le livre collectif Biopolitik, dirigé par Christian Geyer (Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2001) comme dan le no. 1 de Multitudes, « Biopolitique et biopouvoir » (Exils, 2000), dans lequel toutefois s’ouvraient des discussions sur le concept lui-même.

2 Sans doute, on rencontre aussi des usages plus restreints du mot. Mais je considère ici les usage qui se veulent le plus proprement philosophiques et engagent avec ce terme des propositions qui réévaluent fondamentalement chacun des termes qui le composent. Je ne cherche pas à ranger ces usages sous des noms ou des oeuvres : je caractérise des tendances.

3 3Il s’agissait d’elle pour Foucault. On voit sans peine que la vie animale et végétale suivait dans le même temps un destin parallèle (sélection, soins, etc.). Toutefois, ce destin était commencé depuis fort longtemps : depuis les débuts de la culture et de l’élevage. Certes, il y a désormais une mutation dans ce continuum technique : la question est précisément d’apprendre à le penser.

4 À condition de ne pas confondre, comme on le fait si souvent, « souveraineté » et « domination ».

5 A footnote referring to a later note in the volume, the text of which is as follows:

Cette détermination peut s’accorder avec celles que Michael Hardt et Antonio Negri donnent de leur concept d’ « empire » : absence de frontières, suspension de l’histoire, transversalité sociale (cf. leur livre Empire, Paris, Exils, 2000). Il s’agirait en somme d’une bande de Moebius dont chaque face passe incessamment dans l’autre. Cela ne suffit pas pour autant, à mon sens, à faire de cet « empire » « la forme paradigmatique du biopouvoir » (ibid., pg. 19), parce que le pouvoir ne s’y détache plus comme tel de la même manière que dans l’État, et parce que « la vie » est une notion très insuffisant pour désigner la totalité ainsi gérée, régulée ou dérégulée. Le « monde » serait une notion plus précise : un « monde » comme revers d’un « cosmos » et comme souci (deuil et attente) d’une « totalité