"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
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Note de lecture sur trois livres de Miguel Benasayag
« Les passions tristes, Souffrance psychique et crise sociale »,
Editions La Découverte, Paris Janvier 2006, 190 pages, 7,50 Euros.
« Connaître est agir, paysages et situations » Miguel Benasayag avec la collaboration d’Angélique Del Rey,
éditons La découverte, Paris, Avril 2006, 250 pages, 18,50 Euros.
« Plus jamais seul, le phénomène du portable », Miguel Benasayag, Angélique Del Rey,
Editions Bayard, Paris Juin 2006, 112 pages, 11,90 Euros.

Pour réaliser cette note, il me semble nécessaire de passer par une présentation des thèses de Miguel Benasayag et du Collectif Malgré Tout. Ces livres s’inscrivent dans une démarche ancienne et dans un processus collectif. A la fois, c’est une suite et des nouveautés, des thèses connues, une originalité et de nouveaux développements.
Le Collectif Malgré Tout dispose d’un site Internet : http://malgretout.collectifs.net/
Le contact de Malgré Tout : malgre-tout (at) wanadoo.fr
Sur ce site, il y a beaucoup de textes, qui peuvent permettre de comprendre la démarche de Malgré Tout et de Miguel Benasayag.

Les domaines abordés dans ces livres :
* La clinique psy et la souffrance psy dans le livre « Les passions tristes, Souffrance psychique et crise sociale » ;
* La philosophie, l’impuissance, agir et connaître dans « Connaître est agir, paysages et situations » ;
* La technique et l’envahissement de notre vie par les objets techniques dans « Plus jamais seul, le phénomène du portable ».

Miguel Benasayag est un militant d’origine argentine, il a été en prison, il a été torturé, puis expulsé d’Argentine et transféré en France en 1978, suite à l’assassinat de deux religieuses françaises. Sa mère est française, elle avait fui le nazisme pour s’installer en Argentine. En France, il est devenu psychanalyste et philosophe, il a écrit de nombreux livres. Il anime le Collectif Malgré Tout. Il travaille comme psy dans l’accueil des jeunes dans un hôpital de province. Il participait à une chronique le matin sur France Culture. Il s’est fait licencier par Laure Adler, parce qu'il était trop militant. Il avait montré comment le gouvernement français avec Sarkozy et Perben avait appliqué le programme du Front National sans le dire et cela c’était vraiment insupportable.
Il se réfère souvent à Spinoza et aux néo-platoniciens. La notion de puissance est centrale chez lui. C’est ce qui lui permet d’articuler les notions d’impuissance et de tristesse pour tenter d’assumer notre situation. Il distingue le pouvoir de la puissance, le « pouvoir sur » et le « pouvoir de ».
Miguel Benasayag est psychanalyste. L’influence de la psychanalyse est visible sur plusieurs points, entre autres :
* sur la fragilité, sur le déchirement humain, la souffrance existentielle ;
* sur le langage, qui n’est pas seulement un instrument de communication ;
* sur la notion de vérité qui est appréhendée sous l’angle d’une fonction et non d’une correspondance ou d’une idée juste. Ce n’est pas une question qui concerne le savoir, c’est une fonction existentielle ;
* sur la question des modèles identificatoires, sur la notion de la pulsion mortifère, qui nous pousse à vivre nos désirs sur le mode des passions tristes ;
* sur la conception du désir et du bonheur, sur le fait qu’il faut inventer en situation et ne pas suivre des modèles prédéterminés ;
* etc …

Il pense que nous sommes dans une crise anthropologique. La liberté proclamée structure idéologiquement notre société, mais c’est une illusion de liberté. L’individu se croit libre, alors qu’il est l’instrument du système capitaliste. Il parle de l’individu comme d’un mythe. Le système nous pousse à l’abstraction et à la virtualisation via la technique. La postmodernité essaie d’imposer le relativisme culturel, une sorte de nihilisme, qui conduit au cynisme. Miguel Benasayag estime qu’il faut se situer dans un cadre qui ne propose pas des solutions déjà élaborées, mais dans un cadre, où il faut inventer. Ainsi nous éviterons deux pièges, celui de l’immédiateté et celui du discours de maîtrise. Il critique les maîtres libérateurs et nous invite à ne pas désirer le pouvoir. Il refuse la forme «parti» et le narcissisme, le culte de l’ego. Ce fameux ego, que peut surgonfler la lutte libertaire basée sur la valorisation de l’individu et la représentation de soi.

Il accepte de dire que nous sommes dans un combat historique et dans la continuité des luttes antérieures. Il nous faut penser le présent après la faillite des anciennes théories. Il opère une déconstruction du mythe du progrès. Pour lui, il faut sortir de l’horizon de la promesse. Le système met en place une sérialisation, une séparation entre les individus, qui sont invité/es à se conformer à des modèles consuméristes sans se soucier des autres et des conséquences de notre mode de vie. Au contraire, en partant de la multiplicité, on peut sortir de l’unidimensionnel capitaliste pour construire des solidarités, des contre-pouvoirs en situation.

La notion de situation est très importante chez ce militant chercheur (lui-même se qualifie ainsi). Il ne se dit pas situationniste. Il ne s’agit pas de construire des situations, mais de partir des situations, où nous nous trouvons. Il appelle à mettre en œuvre le mot d’ordre « résister c’est créer ! », qu’il reprend à Deleuze. En créant du lien à partir de nos fragilités, on peut échapper à la tristesse et assumer la complexité de notre temps. Les luttes sont, alors, non pas un positionnement contre, mais des luttes pour l’affirmation de la vie. Le capitalisme touche à l’intime pour nous soumettre à sa domination. Il s’agit alors de désirer autrement, de ne pas désirer comme les maîtres. Pour sortir de cette contrainte mentale, les modes d’être différents sont à valoriser. Pour vaincre la peur et les intimidations, le collectif est nécessaire. C’est ainsi qu’il aborde le handicap. Les personnes ne sont pas une suite de problèmes, ce n’est pas par le manque que l‘on se définit, mais par l’action, la culture, la création et les solidarités.

La souffrance psy est prise au sérieux, elle est très répandue dans notre monde postmoderne. Le lien entre les générations se délite, les liens de classe ne sont pas spontanés, la solidarité est battue en brèche par la promotion de l’individu, la politique est devenue gestion technique, la culture est une marchandise, la planète est en danger, et il faut obéir au culte de l’urgence, de la vitesse. Miguel Benasayag estime que pour désenclaver le désir et la pensée, nous pouvons prendre de la distance avec l’utilitarisme et nous inscrire dans un temps plus long et un chemin non déterminé à l’avance.

L’apartheid social est local et mondial, le mode de vie induit par le capitalisme tend à nous installer dans un statut de victimes, où nous croyons que nous sommes minoritaires. Il questionne la demande de réparation, qui reste prisonnière du cadre fixé par le système. Il constate que nous sommes majoritaires de fait, aussi bien en Europe qu’au niveau du monde entier. En agissant, on sort du statut de victime et on affirme notre liberté, on s’engage dans des devenirs de libération. Sa philosophie est une philosophie à vivre. Il refuse l’universel abstrait au profit de l’universel concret.

Sa démarche implique de travailler, de mettre en réseau les collectifs. Cela demande des efforts, c’est à l’opposé de ce que tend à faire croire le capitalisme. Aujourd’hui, il semble facile de gagner de l’argent à la bourse sans rien produire d’utile. Miguel Benasayag parle de notre fragilité, de nos angoisses existentielles, du caractère multidimensionnel de nos vies. La recherche peut être menée par tout le monde. Il met en avant les savoirs non utilitaires. L’action et la connaissance ne sont pas séparées et comme les solutions ne préexistent pas à la situation, nous devons inventer. Le capitalisme a besoin de discipliner les esprits pour fonctionner, en plus, il voudrait que nous soyons contents de notre sort. Ceci explique pourquoi nous sommes si souvent plongé/es dans l’impuissance et la tristesse. Il n’y a pas de dévoilement sur la réalité à apporter, les réponses ne précèdent pas les questions.

L’humanité se cherche et ce sont les modes d’être singuliers, qui ouvrent le chemin. En ne basant pas notre engagement sur un hypothétique avenir meilleur, nous pouvons voir le paysage, où nous sommes inclus/es. Il n’y a pas d’exclus/es, en rester à la plainte c’est se lier les mains et rester dans le « droit à », et donc, laisser l’initiative au système. Pas de passivité chez Miguel Benasayag, pour ne pas être spectatateur/eure de vie, il est nécessaire de s’engager dans ce monde. Pour lui, l’engagement politique est une des formes possibles de la lutte contre la surveillance et la vison panoptique du sécuritaire (1). La machine paranoïaque classe, diagnostique, rééduque, réinsère. Il parle de la crise du travail social, qui est amené à ficher les gens dont il a la charge. On peut s’organiser pour refuser ce fichage flicage. La lutte peut conduire à l’affrontement. La répression fait partie du système, il n’y a pas lieu de s’en étonner.

Ce militant porte une attention particulière à l’écologie. Il se demande pourquoi on ne fait rien face aux dangers, qui menacent la planète. Il met en cause le productivisme technique, qui nous isole les uns/es des autres et qui détruit la base de notre vie. Il nous demande de nous questionner sur nos désirs. Actuellement, l’écologie n’est pas désirable. Sa critique porte à la fois sur la tristesse de nos désirs consuméristes, sur la technique qui envahit notre vie et sur la prise de conscience de nos responsabilités en tant qu‘humain sur terre.

Dans les trois livres cités ci-dessus, on retrouve les thèmes abordés plus haut. Les nouveautés concernent le fait de prendre en compte ouvertement la question de la souffrance psy et de remarquer comment les psys sont démuni/es face aux mutations de notre monde. La souffrance est personnelle, mais les causes sont aussi sociales. Miguel se situe dans la suite du courant anti-psychiatrique, qui affirmait que la norme, la famille, le pouvoir peuvent rendre folle ou fou. Comme il est psychanalyste, c’est à la charnière entre le personnel et le collectif que la clinique psy opère. Nous sommes concerné/es par ce qui nous arrive et en même temps nous devons inventer notre place.

Autre nouveauté : la tentative de construire une philosophie de l’action articulée à la connaissance. Il essaie, avec Angélique Del Rey, de comprendre comment nous sommes lié/es à notre paysage et à nos sensations. C’est une phénoménologie du sensible, une philosophie organique, qui est à l’ordre du jour.

Le livre sur le téléphone portable est une réflexion sur la technique et les modifications que ce type d’objet a comme conséquence dans notre relation au temps, à l’espace, à nous-mêmes et aux autres.
* La relation au temps liée au portable nous situe dans l’immédiateté et l’urgence, nous avons peur de rater le moment, dont il faut jouir à tout prix. Ceci change nos engagements, on n’est plus obligé de faire ce qu’on dit, on peut téléphoner au dernier moment pour annuler une rencontre. Il se demande si ceci n’induit pas une rupture anthropologique, puisque avant, nous devions respecter nos engagements.
* La relation à l’espace avec cette machine fait que nous sommes joignables partout et tout le temps. De fait, on n’est plus nulle part. La transparence est la norme.
* Le rapport à soi ? Le portable nous installe dans une mise en scène permanente et une dépendance. Une confusion entre le réel et le virtuel est possible.
* Les valeurs ? Le portable nous place dans la consommation barbare sans se soucier des conséquences de nos actes.
* Les autres ? Nous consommons les autres, les autres nous consomment, nous sommes unis/es mais dans la séparation. La sérialisation est la règle.
* La question de la promiscuité est soulevée. Nous perdons la notion de « bonne distance », puisque nous étalons en public et de façon rapprochée notre vie privée.
* L’intériorisation du contrôle s’accentue.
* Le téléphone portable devient totalitaire, nous ne sommes plus jamais seuls/es, notre réseau social c’est notre répertoire. La possibilité du collectif s’amenuise.

La technique produit une virtualisation de la vie avec les objets, elle nous sépare de notre puissance et de notre capacité d’agir. Le portable est présenté comme un outil d’autonomie et de liberté, mais cette autonomie et cette liberté ont un caractère illusoire. La technique est associée à la puissance, elle est censée aider les humains, mais, dans notre contexte, les objets techniques envahissent notre quotidien et nous sépare de la vie. Le résultat, c’est du virtuel et de l’abstrait. Le renforcement de la solitude est là pour nous le prouver. C’est donc un retournement oppressif, qui a lieu via la technique et ce pour le plus grand bénéfice du capitalisme. Tout est vu sous l’angle de la perte ou de l’utilité et du gain. L’idéologie du gagnant / gagnant devient banale (2).

Miguel Benasayag propose une voie existentielle : approfondir la pensée de notre situation, élargir notre point de vue et construire des liens, des espaces de solidarité, des contre pouvoirs, partout où c’est possible.

A mon avis, cet auteur, et son réseau de collectifs « Malgré Tout », est intéressant. Ses thèses abordent des thèmes que l’on trouve chez d’autres auteurs comme :
* la puissance chez Spinoza ;
* la multiplicité et résister c’est créer chez Gilles Deleuze ;
* le panoptique chez Michel Foucault ;
* la psychanalyse chez Freud et Lacan ;
* l’attention aux minorités dans le guévarisme argentin ou chez Félix Guattari ;
* la clinique psy et la lutte « pour », l’écologie existentielle chez Félix Guattari ;
* la captation de la libido nécessaire au fonctionnement du capitalisme pour réaliser la plus-value chez Bernard Stiegler ;
* le formatage mental du système publicitaire chez François Brune ;
* l’injonction de jouissance du capitalisme postmoderne chez Dany Robert Dufour ;
* l’écologie chez Serge Latouche ;
* la critique de la technique chez Gunther Anders, chez Jacques Ellul, chez Cornélius Castoriadis, dans le courant situationniste, chez l’Encyclopédie des Nuisances, chez René Riesel, dans le courant Infokiosques, dans le courant sans-titre et pro-squat et sur le site PMO :
( http://pmo.erreur404.org/ ou http://www.piecesetmaindoeuvre.com/ ) ;
* etc.

L’originalité de Miguel Benasayag, c’est le rassemblement de toutes ces approches en une pensée cohérente et ouvertement politique. C’est un anticapitalisme clairement affirmé et bien argumenté. D’autre part, c’est un courant que nous rencontrons dans notre activité militante et avec qui les points communs sont nombreux.
La voie existentielle est clairement assumée, ce qui me convient. Si je fais des notes de lecture, c’est pour moi-même et pour vivre un peu hors des injonctions du système capitaliste et bien sûr pour les partager avec vous.


Philippe Coutant, CNT Interco 44, Nantes le 14 Septembre 2006

Cette note de lecture est parue dans le numéro 25 publié fin Avril 2007 de la revue Les Temps Maudits de la CNT-F (Vignoles).

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Notes :
1 / Définition du panoptique : « le panoptisme est l'art de tout voir sans être vu ». C’est un dispositif, dont l’exemple est le Panoptique de Bentham.

Le modèle panoptique devient, vers 1830-1840, le programme architectural de la plupart des projets de prison. La source est le livre « Panopticon » de Jeremy Bentham (1748-1832) : c’est un bâtiment sphérique divisé en cellules ; au centre, une tour d’où l’on peut voir sans être vu ; dans chaque cellule, un seul prisonnier parfaitement visible et ne pouvant lui-même voir. Le dessein est celui d’un pouvoir omniprésent, d’une surveillance généralisée des conduites. Il y a donc une dissociation du couple « voir / être vu ».

Dans le livre « Surveiller et punir", Michel Foucault voyait dans le "panoptique" de Bentham, cette construction pénitentiaire destinée à opérer une surveillance constante des prisonniers, le modèle même du gouvernement libéral.

2 / « Gagnant-gagnant » se dit du résultat d'une négociation favorable à chacune des parties.
http://www.presse-francophone.org/apfa/Defi/G/GAGNANTG.htm

Un accord « Gagnant-Gagnant » est un accord par lequel chaque partenaire se préoccupe aussi de l'intérêt de son partenaire, dans le but de maximiser son propre intérêt. Il ne s'agit pas de rechercher le meilleur compromis de partage des gains, mais d'augmenter les gains de chaque partenaire. Cette pratique ne repose pas sur la philanthropie des partenaires (…).
http://fr.wikipedia.org/wiki/Gagnant-gagnant