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Pour réaliser cette note, il me semble nécessaire
de passer par une présentation des thèses de Miguel
Benasayag et du Collectif Malgré Tout. Ces livres s’inscrivent
dans une démarche ancienne et dans un processus collectif.
A la fois, c’est une suite et des nouveautés, des thèses
connues, une originalité et de nouveaux développements.
Le Collectif Malgré Tout dispose d’un site Internet
: http://malgretout.collectifs.net/
Le contact de Malgré Tout : malgre-tout (at) wanadoo.fr
Sur ce site, il y a beaucoup de textes, qui peuvent permettre de
comprendre la démarche de Malgré Tout et de Miguel
Benasayag.
Les domaines abordés dans ces livres :
* La clinique psy et la souffrance psy dans le livre « Les
passions tristes, Souffrance psychique et crise sociale »
;
* La philosophie, l’impuissance, agir et connaître dans
« Connaître est agir, paysages et situations »
;
* La technique et l’envahissement de notre vie par les objets
techniques dans « Plus jamais seul, le phénomène
du portable ».
Miguel Benasayag est un militant d’origine argentine, il
a été en prison, il a été torturé,
puis expulsé d’Argentine et transféré
en France en 1978, suite à l’assassinat de deux religieuses
françaises. Sa mère est française, elle avait
fui le nazisme pour s’installer en Argentine. En France, il
est devenu psychanalyste et philosophe, il a écrit de nombreux
livres. Il anime le Collectif Malgré Tout. Il travaille comme
psy dans l’accueil des jeunes dans un hôpital de province.
Il participait à une chronique le matin sur France Culture.
Il s’est fait licencier par Laure Adler, parce qu'il était
trop militant. Il avait montré comment le gouvernement français
avec Sarkozy et Perben avait appliqué le programme du Front
National sans le dire et cela c’était vraiment insupportable.
Il se réfère souvent à Spinoza et aux néo-platoniciens.
La notion de puissance est centrale chez lui. C’est ce qui
lui permet d’articuler les notions d’impuissance et
de tristesse pour tenter d’assumer notre situation. Il distingue
le pouvoir de la puissance, le « pouvoir sur » et le
« pouvoir de ».
Miguel Benasayag est psychanalyste. L’influence de la psychanalyse
est visible sur plusieurs points, entre autres :
* sur la fragilité, sur le déchirement humain, la
souffrance existentielle ;
* sur le langage, qui n’est pas seulement un instrument de
communication ;
* sur la notion de vérité qui est appréhendée
sous l’angle d’une fonction et non d’une correspondance
ou d’une idée juste. Ce n’est pas une question
qui concerne le savoir, c’est une fonction existentielle ;
* sur la question des modèles identificatoires, sur la notion
de la pulsion mortifère, qui nous pousse à vivre nos
désirs sur le mode des passions tristes ;
* sur la conception du désir et du bonheur, sur le fait qu’il
faut inventer en situation et ne pas suivre des modèles prédéterminés
;
* etc …
Il pense que nous sommes dans une crise anthropologique. La liberté
proclamée structure idéologiquement notre société,
mais c’est une illusion de liberté. L’individu
se croit libre, alors qu’il est l’instrument du système
capitaliste. Il parle de l’individu comme d’un mythe.
Le système nous pousse à l’abstraction et à
la virtualisation via la technique. La postmodernité essaie
d’imposer le relativisme culturel, une sorte de nihilisme,
qui conduit au cynisme. Miguel Benasayag estime qu’il faut
se situer dans un cadre qui ne propose pas des solutions déjà
élaborées, mais dans un cadre, où il faut inventer.
Ainsi nous éviterons deux pièges, celui de l’immédiateté
et celui du discours de maîtrise. Il critique les maîtres
libérateurs et nous invite à ne pas désirer
le pouvoir. Il refuse la forme «parti» et le narcissisme,
le culte de l’ego. Ce fameux ego, que peut surgonfler la lutte
libertaire basée sur la valorisation de l’individu
et la représentation de soi.
Il accepte de dire que nous sommes dans un combat historique et
dans la continuité des luttes antérieures. Il nous
faut penser le présent après la faillite des anciennes
théories. Il opère une déconstruction du mythe
du progrès. Pour lui, il faut sortir de l’horizon de
la promesse. Le système met en place une sérialisation,
une séparation entre les individus, qui sont invité/es
à se conformer à des modèles consuméristes
sans se soucier des autres et des conséquences de notre mode
de vie. Au contraire, en partant de la multiplicité, on peut
sortir de l’unidimensionnel capitaliste pour construire des
solidarités, des contre-pouvoirs en situation.
La notion de situation est très importante chez ce militant
chercheur (lui-même se qualifie ainsi). Il ne se dit pas situationniste.
Il ne s’agit pas de construire des situations, mais de partir
des situations, où nous nous trouvons. Il appelle à
mettre en œuvre le mot d’ordre « résister
c’est créer ! », qu’il reprend à
Deleuze. En créant du lien à partir de nos fragilités,
on peut échapper à la tristesse et assumer la complexité
de notre temps. Les luttes sont, alors, non pas un positionnement
contre, mais des luttes pour l’affirmation de la vie. Le capitalisme
touche à l’intime pour nous soumettre à sa domination.
Il s’agit alors de désirer autrement, de ne pas désirer
comme les maîtres. Pour sortir de cette contrainte mentale,
les modes d’être différents sont à valoriser.
Pour vaincre la peur et les intimidations, le collectif est nécessaire.
C’est ainsi qu’il aborde le handicap. Les personnes
ne sont pas une suite de problèmes, ce n’est pas par
le manque que l‘on se définit, mais par l’action,
la culture, la création et les solidarités.
La souffrance psy est prise au sérieux, elle est très
répandue dans notre monde postmoderne. Le lien entre les
générations se délite, les liens de classe
ne sont pas spontanés, la solidarité est battue en
brèche par la promotion de l’individu, la politique
est devenue gestion technique, la culture est une marchandise, la
planète est en danger, et il faut obéir au culte de
l’urgence, de la vitesse. Miguel Benasayag estime que pour
désenclaver le désir et la pensée, nous pouvons
prendre de la distance avec l’utilitarisme et nous inscrire
dans un temps plus long et un chemin non déterminé
à l’avance.
L’apartheid social est local et mondial, le mode de vie induit
par le capitalisme tend à nous installer dans un statut de
victimes, où nous croyons que nous sommes minoritaires. Il
questionne la demande de réparation, qui reste prisonnière
du cadre fixé par le système. Il constate que nous
sommes majoritaires de fait, aussi bien en Europe qu’au niveau
du monde entier. En agissant, on sort du statut de victime et on
affirme notre liberté, on s’engage dans des devenirs
de libération. Sa philosophie est une philosophie à
vivre. Il refuse l’universel abstrait au profit de l’universel
concret.
Sa démarche implique de travailler, de mettre en réseau
les collectifs. Cela demande des efforts, c’est à l’opposé
de ce que tend à faire croire le capitalisme. Aujourd’hui,
il semble facile de gagner de l’argent à la bourse
sans rien produire d’utile. Miguel Benasayag parle de notre
fragilité, de nos angoisses existentielles, du caractère
multidimensionnel de nos vies. La recherche peut être menée
par tout le monde. Il met en avant les savoirs non utilitaires.
L’action et la connaissance ne sont pas séparées
et comme les solutions ne préexistent pas à la situation,
nous devons inventer. Le capitalisme a besoin de discipliner les
esprits pour fonctionner, en plus, il voudrait que nous soyons contents
de notre sort. Ceci explique pourquoi nous sommes si souvent plongé/es
dans l’impuissance et la tristesse. Il n’y a pas de
dévoilement sur la réalité à apporter,
les réponses ne précèdent pas les questions.
L’humanité se cherche et ce sont les modes d’être
singuliers, qui ouvrent le chemin. En ne basant pas notre engagement
sur un hypothétique avenir meilleur, nous pouvons voir le
paysage, où nous sommes inclus/es. Il n’y a pas d’exclus/es,
en rester à la plainte c’est se lier les mains et rester
dans le « droit à », et donc, laisser l’initiative
au système. Pas de passivité chez Miguel Benasayag,
pour ne pas être spectatateur/eure de vie, il est nécessaire
de s’engager dans ce monde. Pour lui, l’engagement politique
est une des formes possibles de la lutte contre la surveillance
et la vison panoptique du sécuritaire (1). La machine paranoïaque
classe, diagnostique, rééduque, réinsère.
Il parle de la crise du travail social, qui est amené à
ficher les gens dont il a la charge. On peut s’organiser pour
refuser ce fichage flicage. La lutte peut conduire à l’affrontement.
La répression fait partie du système, il n’y
a pas lieu de s’en étonner.
Ce militant porte une attention particulière à l’écologie.
Il se demande pourquoi on ne fait rien face aux dangers, qui menacent
la planète. Il met en cause le productivisme technique, qui
nous isole les uns/es des autres et qui détruit la base de
notre vie. Il nous demande de nous questionner sur nos désirs.
Actuellement, l’écologie n’est pas désirable.
Sa critique porte à la fois sur la tristesse de nos désirs
consuméristes, sur la technique qui envahit notre vie et
sur la prise de conscience de nos responsabilités en tant
qu‘humain sur terre.
Dans les trois livres cités ci-dessus, on retrouve les thèmes
abordés plus haut. Les nouveautés concernent le fait
de prendre en compte ouvertement la question de la souffrance psy
et de remarquer comment les psys sont démuni/es face aux
mutations de notre monde. La souffrance est personnelle, mais les
causes sont aussi sociales. Miguel se situe dans la suite du courant
anti-psychiatrique, qui affirmait que la norme, la famille, le pouvoir
peuvent rendre folle ou fou. Comme il est psychanalyste, c’est
à la charnière entre le personnel et le collectif
que la clinique psy opère. Nous sommes concerné/es
par ce qui nous arrive et en même temps nous devons inventer
notre place.
Autre nouveauté : la tentative de construire une philosophie
de l’action articulée à la connaissance. Il
essaie, avec Angélique Del Rey, de comprendre comment nous
sommes lié/es à notre paysage et à nos sensations.
C’est une phénoménologie du sensible, une philosophie
organique, qui est à l’ordre du jour.
Le livre sur le téléphone portable est une réflexion
sur la technique et les modifications que ce type d’objet
a comme conséquence dans notre relation au temps, à
l’espace, à nous-mêmes et aux autres.
* La relation au temps liée au portable nous situe dans l’immédiateté
et l’urgence, nous avons peur de rater le moment, dont il
faut jouir à tout prix. Ceci change nos engagements, on n’est
plus obligé de faire ce qu’on dit, on peut téléphoner
au dernier moment pour annuler une rencontre. Il se demande si ceci
n’induit pas une rupture anthropologique, puisque avant, nous
devions respecter nos engagements.
* La relation à l’espace avec cette machine fait que
nous sommes joignables partout et tout le temps. De fait, on n’est
plus nulle part. La transparence est la norme.
* Le rapport à soi ? Le portable nous installe dans une mise
en scène permanente et une dépendance. Une confusion
entre le réel et le virtuel est possible.
* Les valeurs ? Le portable nous place dans la consommation barbare
sans se soucier des conséquences de nos actes.
* Les autres ? Nous consommons les autres, les autres nous consomment,
nous sommes unis/es mais dans la séparation. La sérialisation
est la règle.
* La question de la promiscuité est soulevée. Nous
perdons la notion de « bonne distance », puisque nous
étalons en public et de façon rapprochée notre
vie privée.
* L’intériorisation du contrôle s’accentue.
* Le téléphone portable devient totalitaire, nous
ne sommes plus jamais seuls/es, notre réseau social c’est
notre répertoire. La possibilité du collectif s’amenuise.
La technique produit une virtualisation de la vie avec les objets,
elle nous sépare de notre puissance et de notre capacité
d’agir. Le portable est présenté comme un outil
d’autonomie et de liberté, mais cette autonomie et
cette liberté ont un caractère illusoire. La technique
est associée à la puissance, elle est censée
aider les humains, mais, dans notre contexte, les objets techniques
envahissent notre quotidien et nous sépare de la vie. Le
résultat, c’est du virtuel et de l’abstrait.
Le renforcement de la solitude est là pour nous le prouver.
C’est donc un retournement oppressif, qui a lieu via la technique
et ce pour le plus grand bénéfice du capitalisme.
Tout est vu sous l’angle de la perte ou de l’utilité
et du gain. L’idéologie du gagnant / gagnant devient
banale (2).
Miguel Benasayag propose une voie existentielle : approfondir la
pensée de notre situation, élargir notre point de
vue et construire des liens, des espaces de solidarité, des
contre pouvoirs, partout où c’est possible.
A mon avis, cet auteur, et son réseau de collectifs «
Malgré Tout », est intéressant. Ses thèses
abordent des thèmes que l’on trouve chez d’autres
auteurs comme :
* la puissance chez Spinoza ;
* la multiplicité et résister c’est créer
chez Gilles Deleuze ;
* le panoptique chez Michel Foucault ;
* la psychanalyse chez Freud et Lacan ;
* l’attention aux minorités dans le guévarisme
argentin ou chez Félix Guattari ;
* la clinique psy et la lutte « pour », l’écologie
existentielle chez Félix Guattari ;
* la captation de la libido nécessaire au fonctionnement
du capitalisme pour réaliser la plus-value chez Bernard Stiegler
;
* le formatage mental du système publicitaire chez François
Brune ;
* l’injonction de jouissance du capitalisme postmoderne chez
Dany Robert Dufour ;
* l’écologie chez Serge Latouche ;
* la critique de la technique chez Gunther Anders, chez Jacques
Ellul, chez Cornélius Castoriadis, dans le courant situationniste,
chez l’Encyclopédie des Nuisances, chez René
Riesel, dans le courant Infokiosques, dans le courant sans-titre
et pro-squat et sur le site PMO :
( http://pmo.erreur404.org/ ou http://www.piecesetmaindoeuvre.com/
) ;
* etc.
L’originalité de Miguel Benasayag, c’est le
rassemblement de toutes ces approches en une pensée cohérente
et ouvertement politique. C’est un anticapitalisme clairement
affirmé et bien argumenté. D’autre part, c’est
un courant que nous rencontrons dans notre activité militante
et avec qui les points communs sont nombreux.
La voie existentielle est clairement assumée, ce qui me convient.
Si je fais des notes de lecture, c’est pour moi-même
et pour vivre un peu hors des injonctions du système capitaliste
et bien sûr pour les partager avec vous.
Philippe Coutant, CNT Interco 44, Nantes le 14 Septembre 2006
Cette note de lecture est parue dans le numéro 25 publié
fin Avril 2007 de la revue Les Temps Maudits de la CNT-F (Vignoles).
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Notes :
1 / Définition du panoptique : « le panoptisme est
l'art de tout voir sans être vu ». C’est un dispositif,
dont l’exemple est le Panoptique de Bentham.
Le modèle panoptique devient, vers 1830-1840, le programme
architectural de la plupart des projets de prison. La source est
le livre « Panopticon » de Jeremy Bentham (1748-1832)
: c’est un bâtiment sphérique divisé en
cellules ; au centre, une tour d’où l’on peut
voir sans être vu ; dans chaque cellule, un seul prisonnier
parfaitement visible et ne pouvant lui-même voir. Le dessein
est celui d’un pouvoir omniprésent, d’une surveillance
généralisée des conduites. Il y a donc une
dissociation du couple « voir / être vu ».
Dans le livre « Surveiller et punir", Michel Foucault
voyait dans le "panoptique" de Bentham, cette construction
pénitentiaire destinée à opérer une
surveillance constante des prisonniers, le modèle même
du gouvernement libéral.
2 / « Gagnant-gagnant » se dit du résultat d'une
négociation favorable à chacune des parties.
http://www.presse-francophone.org/apfa/Defi/G/GAGNANTG.htm
Un accord « Gagnant-Gagnant » est un accord par lequel
chaque partenaire se préoccupe aussi de l'intérêt
de son partenaire, dans le but de maximiser son propre intérêt.
Il ne s'agit pas de rechercher le meilleur compromis de partage
des gains, mais d'augmenter les gains de chaque partenaire. Cette
pratique ne repose pas sur la philanthropie des partenaires (…).
http://fr.wikipedia.org/wiki/Gagnant-gagnant
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