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Eric Hazan commence son livre par une référence à
l’ouvrage “ LTI ” écrit par Victor Klemperer
sur la langue du 3ème Reich (1). Les nazis ont inventé
des mots pour servir leur propagande. Il y a eu une langue nazie.
Ils ont gagné aussi par la langue en changeant la valeur
des mots, en transformant la langue allemande en moyen de domination.
Klemperer a mis en évidence les possibilités d'asservir
une langue, et donc la pensée elle-même. La maîtrise
de la langue a permis la manipulation des masses.
Eric Hazan démontre qu’il y a une langue du pouvoir,
issue de la politique, de la publicité, de l’expertise
économique et du journalisme. Une langue, qui se propage
dans tous les domaines pour endormir le peuple, le rendre indifférent
aux injustices et aux inégalités. Une langue, qui
gomme toute velléité de rébellion et s'emploie
à maintenir l'ordre. Une langue, qui sert le consensus au
profit de la domination capitaliste actuelle. Il situe la naissance
de cette langue aux alentours des années 60, elle se déploie
massivement dans les années 80 - 90. Cette langue, notre
langue, il la nomme “ LQR : langue de la 5ème République
” (Lingua Quintæ respublicae en latin en référence
à la LTI de Klemperer) (1).
Eric Hazan étudie la modification du sens des mots, le changement
de la valeur des concepts et leur fréquence. Il n’y
a pas de volonté centralisée, pas de décision
dans ces transformations. Il situe l’origine de cette langue
principalement chez les économistes, les publicitaires, les
politiciens et les journalistes. C’est une sorte de lissage,
un vernis sémantique pour cacher les réalités
derrière des abstractions, une syntaxe privée d'articulations
logiques, une utilisation d’hyperboles et d’euphémismes.
L’hyperbole amplifie et l’euphémisme atténue
et adoucit. Ici, la recherche de l'efficacité se fait aux
dépens de la vraisemblance. Le message implicite est porté
par la langue, les mots sont vidés de leur sens premier.
Le discours peut n'avoir aucun sens, pourvu qu'il atteigne le but
fixé : masquer le réel, entretenir le consensus. Sa
critique rejoint celle de François Brune, qui dénonce
la pub comme l’idéologie de notre temps.
L’auteur s’interroge sur les raisons du succès
de cette langue. Il note que le contexte est celui de la concentration
des médias aux mains de grands financiers, de grands patrons
marchands d’armes ou bétonneurs. Il relève également
l’intérêt de toute une partie de la population
: politiciens, journalistes, cadres, universitaires, fonctionnaires,
etc. à voir se maintenir l'ordre sous-jacent à la
LQR, l’ordre inégal et injuste du capitalisme contemporain.
Il constate le caractère performatif de cette langue : l'énonciation
de la phrase est l'exécution d'une action (2). Plus cette
langue est parlée, plus les valeurs qu'elle défend
ont tendance à se réaliser. On ne peut pas l'utiliser
sans être imprégné du message.
Eric Hazan fait œuvre de déconstruction en étudiant
le résultat de cette LQR, en regardant les mots employés,
les tournures de phrase, les procédés rhétoriques.
Il remarque l’usage massif des euphémismes et se demande
quelle est la fonction de l'euphémisme. Sa réponse
: la LQR vise le consensus. Elle ne concerne pas les rares cyniques,
qui s'expriment publiquement. C’est le langage commun qui
est en cause. La LQR a fait disparaître les pauvres, qui sont
devenus des "familles modestes". Il n’y a plus d’oppresseurs
ni d’exploiteurs parce qu’il n’y a plus d’opprimé/es
ni d’exploité/es.
Les procédés de l'euphémisme ? Contournement,
évitement, substitution, atténuation. Avec les euphémismes,
on peut cacher une réalité, contourner un non-dit.
Par exemple, le concept de “ partenaires sociaux ” remplace
ceux de patrons, chefs d’entreprises, de bourgeois. Ils sont
alliés dans une lutte contre les salarié/es, mais,
avec ce terme, les deux parties sont mises sur le même plan.
Les dominants sont ainsi débarrassés de toutes visées
agressives.
Eric Hazan note que de nombreux anglicismes sont utilisés,
par exemple, la gouvernance. Au passage, la domination d’une
classe sur d’autres classes a disparu. La LQR emploie la notion
catégorie sociale, ce qui est plus neutre et apparemment
plus objective. La gouvernance est fonctionnelle, elle positive,
elle cherche des solutions à nos problèmes et nous
maintient dans l’idée qu’il s’agit d’une
question de gestion technique, où les experts savent ce qui
est bon pour le peuple.
La LQR masque la réalité. Il faut assez fréquemment
camoufler les contresens ou cacher le vide derrière les mots
employés. C’est le cas du mot “ réforme
”, qui recouvre en réalité une remise en cause
d’avantages acquis, un recul social. Cela peut concerner aussi
la mise à la trappe d’une réforme antérieure,
qui gène un peu la gestion ultra libérale du capitalisme.
Le terme crise est très souvent présent dans les discours
politiciens ou médiatiques. Pourtant, il est question de
problèmes chroniques, qui durent depuis longtemps et dont
les origines sont liées au fonctionnement même du capitalisme
actuel. L’emploi du mot crise laisse supposer un mal bref
et aigu, dont la résolution peut être rapide, notamment
dans le domaine médical.
La croissance est un mot magique, très important politiquement.
Elle est scientifique et appuyée sur analyses chiffrées,
mais ces données sont incontrôlables. La croissance
est censée résoudre tous nos maux. Pas de questions
sur le type de croissance, ni pour qui et pourquoi il faudrait croître.
Autre exemple, les "hauts" conseils, qui servent à
rendre respectables les chiffres sacrés.
Le préfixe "post" donne l'illusion du mouvement,
d'une évolution vers le progrès, alors que les problèmes
demeurent. Ce suffixe efface le passé dérangeant.
La colonisation évolue vers le post-colonial, l’ère
industrielle et la lutte de la classe ouvrière tendent à
disparaître au profit du règne du tertiaire, des services,
du post-industriel.
Un des ressorts de la LQR est l’amplification rhétorique,
l'hyperbole. Il faut utiliser des mots porteurs d'un sens très
fort, pour dramatiser la situation. Pour les critiques d’art,
l’emphase est régulière. Eric Hazan note également
que la présence du vocabulaire militaire s’accentue
: feuille de route, mobilisation, intervention sur zone, fenêtre
de tir, prise en otage des usagers, "la situation est sous
contrôle", etc.
L’auteur se pose la question de savoir si nous ne sommes
pas face à un renversement de la dénégation
freudienne. La dénégation freudienne, c’est
refouler ce que l'on a en nous, ce qui nous pose problème.
Pour la LQR, la dénégation c’est se prévaloir
de ce qu'on n’a pas. Par exemple, il est question de la transparence,
des élites, de la diversité, du dialogue social, de
la concertation, etc. de toutes ces choses positives que l’on
aimerait bien voir exister. Nos dominants affirment la solidarité
haut et fort, mais sans aucun acte.
La LQR utilise l'essorage sémantique. Certains mots perdent
leur sens initial pour être dévalués, devenir
creux, sans consistances. Il en est ainsi du vocabulaire de la révolution
française avec “ république ”, “
démocratie ”, “ droits de l’homme ”.
Le mot “ social ” est devenu une coquille vide. Idem
pour la “ modernité ”. C’est, selon le
moment, un idéal inaccessible aux barbares non occidentaux,
ou un repoussoir à combattre au nom des valeurs perdues.
Par contre, la notion de modernisation fait fureur en tant que processus
présenté comme inéluctable et allant toujours
dans le sens du progrès.
La LQR c’est une ambiance, c’est l'esprit du temps,
un bain mental. Par exemple, la “ société civile
” est opposée à l'État. Par définition,
c’est tout ce qui n'est pas la société politique.
La société civile est généralement récupérée
et glorifiée comme un partenaire de la vie politique. Les
liens sont biaisés par la dépendance financière
et politique des ONG vis-à-vis des États. Les ONG
finissent par faire le travail des États, l’image de
contre-pouvoir qu’elles ont d’elles mêmes et qu’elles
diffusent est un leurre.
Les valeurs universelles ? Autre exemple de renversement de la dénégation
freudienne : liberté, égalité, fraternité,
terre d'accueil, etc. De grands mots pour masquer une réalité
historique et quotidienne bien plus sombre : apartheid social, exclusions
en tous genres, xénophobie d’Etat, racisme ordinaire,
discriminations, violences policières, expulsions, ...
Les nobles sentiments sont survalorisés pour les classes
dominantes. Les élites dirigeantes sont "fermes et décidées",
ceci pour notre bien. Le paternalisme fonctionne bien, il existe
des ministres délégués aux défavorisé/es.
La parole politique pratique une alternance d'indignation face aux
actes criminels inqualifiables et d'écoute bienveillante
des populations malheureuses, mais incapables de se prendre en main.
La LQR a intégré très rapidement une sémantique
antiterroriste. Après le 11 Septembre 2001, le concept “
arabo-musulman ” est apparu. Il est maintenant banal, même
s’il fait un amalgame entre une région géographique
et une religion. Le mot islamiste est devenu un épouvantail.
Les notions de “ quartier sensible ”, de “ jeune
issu de l'immigration ” ou de “ maghrébin ”
sont presque toujours connotées de façon négative
comme sources de problèmes.
La LQR utilise aussi l'effroi et la violence. Cette langue vise
l'uniformité et l’aplatissement, mais il existe un
domaine, où elle se permet les pires dérapages. C’est
le cas, lorsqu'il s'agit de défendre l'Occident face aux
peuples barbares. Le discours de la haine et de l'élimination
s'exprime alors librement. Mais, si on critique les USA, nous faisons
de l’antiaméricanisme primaire.
La fonction essentielle de cette langue, c’est d’effacer
la division sociale. L’auteur constate que la LQR sert à
censurer tout ce qui s'oppose au capitalisme contemporain, nommé
ici néolibéralisme. C’est pour cette raison,
que l'évitement des mots du litige est central dans cette
novlangue. Après la chute de l'URSS, il y a disparition des
mots liés à la lutte de classes et au communisme en
général. On parle de couche sociale ou milieu au lieu
de classe sociale. Le mot “ élites ” est bien
pratique, exit la domination.
En permanence, il faut recoller les morceaux. C’est une œuvre
politique, il faut absolument empêcher la division en expliquant
à ceux qui pensent différemment, qu'ils sont dans
l'erreur, et convaincre les citoyens/nnes qu'illes sont lié/es
par une certaine unité. Les mots ''ensemble'', ''solidarité'',
''proximité'' sont fréquemment employés par
les élus, qui vont sur le ''terrain''. Il faut affirmer que
cela existe pour qu’on puisse y croire. Le tabou de la LQR,
c’est la guerre civile.
La LQR recourt à l'éthique pour valoriser ce qui
est inacceptable. Les vices du système capitalistes sont
attribués au manque de ''vertu'', de ''transparence'' de
certains acteurs. Ceci permet de désigner des ''responsables''.
Ce procédé est particulièrement flagrant dans
le monde du capitalisme financier. Ce faisant, la LQR essaie d’entretenir
du mythe de la citée unie mise en danger par quelques éléments,
qui feraient n'importe quoi. Pourtant, le capitalisme financier
est une activité fortement marquée par le parasitisme,
elle a des conséquences sociales destructrices, cette évidence
doit être dissimulée (3).
Eric Hazan emploie souvent des métaphores médicales
pour parler de la LQR : contamination, anesthésie, antibiotique
de la pensée, nettoyage de la conscience, parasitisme mental,
endormir, hypnotiser, etc. Cette méthode sonne juste, puisqu’il
s’agit de notre être, il nous faut faire un effort pour
rester éveillé/es. Cet ensemble langagier, est une
façon de présenter les choses, où les réponses
précèdent les questions.
Si la LQR contient des trésors d’euphémismes,
c’est pour contourner, nier, occulter la domination. Il faut
maintenir un rideau de fumée, invisibiliser, gérer
l’opinion publique pour soumettre et convaincre la masse.
C’est une arme efficace dans le maintien du statu quo, pour
la domestication des esprits. C’est un ensemble de technologies
mentales, qui agit sur notre manière de nous comporter pour
que rien de change : consommer, voter, penser en conformité,
se distraire, accepter, choisir ce mode de vie, le désirer.
Si ça va mal, c’est de notre responsabilité.
On est passé des pauvres aux exclus/es, de la justice sociale
à la charité spectacle.
L’origine est idéologique, la fonction est idéologique,
la LQR est un stratagème de la pensée capitaliste
actuelle. Dans le combat politique, il s’agit de reformuler
les problèmes, de choisir les termes, d’opérer
des glissements sémantiques, d’avoir de l’influence
sur les termes mêmes du débat public. Il faut cadrer
les discussions possibles et empêcher les autres. La LQR est
la langue de la domination, une langue de domination.
Eric Hazan n’est pas libertaire, c’est un ancien chirurgien
devenu éditeur et écrivain. Quand il était
jeune, il avait rejoint le FLN algérien et ensuite il a voulu
devenir médecin par solidarité avec les palestiniens/nes
(4). Il nous propose aujourd’hui de développer notre
méfiance, de décoder, de déconstruire, de décaper
notre langage. Son livre est une leçon de liberté
pour retrouver la saveur de la langue. Il s’agit bien d’une
lutte pour les mots, d’un combat contre la domination mentale.
La lutte pour la maîtrise du contenu symbolique de notre environnement
culturel s’est amplifiée avec les médias de
masse. La nouvelle droite a réussi à imposer le racisme
différentialiste et à relooker le racisme, à
le rendre acceptable par tout le monde ou presque. La LQR c’est
la suite de cette entreprise. Le capitalisme évolue et l’ambiance
mentale le suit, c’est un mélange de cynisme et de
relativisme culturel, une lutte de classe pour le contenu du langage.
C’est pour cela que j’ai apprécié ce livre,
même si son auteur, sociologiquement parlant, est plutôt
de l’autre bord (5). Il est stimulant et il invite à
la distance critique. Ce livre continue l'œuvre de Jean Pierre
Le Goff sur " Les illusions du management " et la "langue
caoutchouc". Il va dans le même sens que Luc Boltanski
et Eve Chiapello dans leur livre sur "Le nouvel esprit du capitalisme"
(6). Je pense également que Eric Hazan apporte de l’eau
au moulin de Dany Robert Dufour. Celui-ci dans son livre “
L’art de réduire les têtes ” parle de la
postmodernité comme d’une époque, qui occulte
la question de l’autorité. Il n’y aurait plus
de maîtres, parce qu’il n’y a plus de transcendance
valide et légitime. Mais, les maîtres et le capitalisme
sont toujours là, même si c’est au prix du désarroi
du sujet (7). Il n’y a pas de doutes, la LQR est bien la langue
des maîtres postmodernes.
Philippe Coutant, Nantes le 1 Novembre 2006
Cette note de lecture est parue dans le numéro 25 publié
fin Avril 2007 de la revue Les Temps Maudits de la CNT-F (Vignoles).
*******************
1 / “ LTI, la langue du Troisième Reich ” est
disponible aux éditions Pocket. Un compte rendu est disponible
sur cette page :
http://akrieg.club.fr/crKlemperer96.html
Un article de Wikipedia sur Victor Klemperer :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Victor_Klemperer
2 / Performatif ? Énoncé qui constitue simultanément
l'acte auquel il se réfère (ex. Je vous autorise à
partir = autorisation). Verbe performatif: verbe dont l'utilisation
constitue un acte en soi, se confondant avec l'acte d'énonciation,
tel que juger, promettre, baptiser, bénir. Les verbes performatifs
s'opposent aux verbes constatifs.
http://www.lettres.net/files/performatif.html
Performatif sur Wikipedia : Une expression est performative si
elle constitue elle-même la chose qu'elle énonce et
est prononcée dans certaines conditions. La notion de performativité
a été développée par le philosophe John
Austin dans son ouvrage Quand dire c'est faire (1962). Elle caractérise
certaines expressions qui font littéralement ce qu'elles
énoncent : “ L’AG est ouverte ! ” par exemple.
http://fr.wikipedia.org/wiki/Performatif
3 / Il est possible de se référer à ces articles,
entre autres : "Les grandes mutations économiques et
leurs conséquences sociales" écrit par un professeur
à la Sorbonne et ancien ministre.
http://www.globenet.org/archives/web/2006/www.globenet.org/horizon-local/dial/2124.html
« Contribution à l'analyse du capitalisme contemporain
» Par Jean-Luc Sallé lors d'une conférence syndicale
:
http://assoc.orange.fr/continuer.la.cgt/jeanlucs.htm
4 / Un article de Wikipedia sur Eric Hazan
http://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89ric_Hazan
Il a écrit un autre livre en 2004 : “ Chronique de
la guerre civile ”, où Éric Hazan dévoile
sans ménagement l’offensive mondialisée des
dominants et des gouvernements contre les peuples et les “
classes dangereuses ”. Le compte rendu est disponible sur
deux pages :
http://www.politis.fr/article895.html
http://www.inventaire-invention.com/lectures/chollet_hazan.htm
5 / Vous pouvez trouver sur Internet divers textes concernant la
LQR et le livre de Eric Hazan. Un certain nombre de documents sont
accessibles sur cette page :
http://1libertaire.free.fr/LQR20.html
6 / Deux notes de lecture sur ce livre sont parues dans la Revue
les Temps Maudits publiée par la CNT-F dite CNT Vignoles.
Elles sont en ligne sur Internet à cette adresse :
http://1libertaire.free.fr/chiapello.html
7 / Une note de lecture sur le livre de Dufour est parue en 2004 dans le
numéro 20 de la Revue les Temps Maudits publiée par
la CNT-F dite CNT Vignoles. Sur ce sujet, plusieurs textes sont
disponibles sur cette page :
http://1libertaire.free.fr/DRDufour10.html
François Brune http://larbremigrateur-fb.blogspot.com
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