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Origine :
http://lapsusmirroir.free.fr/moodle/mod/resource/view.php?id=318
L’être dit humain- c’est à dire sorti de
l’humus, issu de la glèbe et de l’argile, comme
nous le rappellent divers mythes de création- l’être
humain donc présente un organisme animé par une énergie
débordante, excessive. Le corps, l’homme ça l’excède,
le dépasse, le submerge, le déborde, le bouleverse,
l’inquiète, et l’embarrasse. Cette énergie
en-trop, en excès que Freud nomme pulsion, ça pulse
sans cesse. La poussée de la pulsion dit Freud est constante.
Et ça vaut mieux. Le jours ou nous ne sentirons plus dans notre
corps cette énergie qui nous dérange, c’est un
signe clinique qui ne trompe pas, nous serons mort. Mais nous ne serons
plus là pour le dire ! Freud dit clairement que cette histoire
de pulsion, c’est « notre mythologie », autrement
dit une façon de border d’un mot l’énigme
que creuse la vie qui anime notre corps. Bref un corps humain ça
jouit , et pour le dire de façon triviale, mais réaliste,
ça jouit par tous les bouts et tous les trous. Ça jouit
ou plutôt ça veut jouir. Cette volonté de jouissance,
increvable parce qu’elle constitue de fait le moteur du corps
humain, Freud la nomme : pulsion de mort, au sens ou cette tension
dans le corps qui nous excède cherche le plus court chemin
de son apaisement. C’est cette même pente que Lacan nomme
jouissance. Mais la jouissance, c’est à dire la totale
et absolue satisfaction de la pulsion est impossible pour l’être
humain. Pourquoi : parce qu’il parle. La parole fait barrage
à cet jouissance excessive en l’interdisant. C’est
la fonction inaugurale de l’interdit de l’inceste. C’est
cet impossible et cet interdit de la jouissance qui fait d’un
organisme animal vivant un corps humain socialisé. Autrement
dit il existe dans ce même corps jailli de terre, une autre
énergie non-naturelle qui fait barrage à la jouissance,
la dérive, la détourne de son but. Si la jouissance
du corps pulse à partir de l’énergie vitale qui
l’anime, elle diffuse dans ce corps comme un toxique. Voilà
bien le paradoxe de la nature humaine, de la tension qui agite l’espèce:
la vie pour l’homme est toxique. Il faut donc la désintoxiquer,
lui faire subir un traitement.
Le traitement introduit dans le corps humain pour détourner
la puissance destructrice qui l’habite, tout en s’en servant
pour produire des formes de vie socialement acceptables – sublimation,
nous dit Freud – ce traitement se nomme : culture. Culture que
Claude Lévi-Strauss dans son « Introduction à
l’œuvre Marcel Mauss » définit ainsi : «
Toute culture peut être considérée comme un ensemble
de systèmes dans lesquels se place le langage, les règles
matrimoniales, les rapports économiques, l’art, la science,
la religion ». Freud pour sa part en propose une définition
plus serrée pour ce qui nous occupe : « La culture désigne
la somme totale des réalisations et dispositifs par lesquels
notre vie s’éloigne de celle de nos ancêtres animaux
et qui servent à deux fins : la protection de l’homme
contre la nature et la réglementation des relations des hommes
entre eux. »
Ici l’anthropologue et le psychanalyste se font écho,
l’un sériant les appareils de la culture, l’autre
en précisant l’usage. La culture dont le socle repose
sur ce fait indéniable que l’être humain parle
– ce pourquoi Jacques Lacan le nomme « parlêtre
»- agit comme un « non » absolu à la jouissance,
à l’énergie débordante de vie qui anime
l’organisme humain. Non à la jouissance, tel est l’impératif
catégorique qui gouverne en sous- main- qu’il le veuille
ou non- l’humain, parfois trop humain, comme le désignait
Nietzsche. C’est ce « non à la jouissance »
que déclinent les civilisations, les sociétés
et dont les familles se font le relais. Le processus descendant
de transmission du niveau le plus radicalement anthropologique jusque
dans l’espace social et familial et qui aboutit à la
naissance d’un sujet, n’est autre que ce que l’on
nomme éducation. « L’éducation, souligne
Freud dans sa première conférence de 1917, c’est
le sacrifice de la pulsion. » L’éducation est
une des déclinaisons de l’appareil civilisateur de
la culture. Chaque sujet est introduit, contraint et forcé,
à ce mode de traitement par ces éducateurs naturels
que sont les parents. La dialectique père/mère opère
une mise en tension entre la puissance de vie et le pouvoir du langage
qui permet à chaque petit d’homme de cheminer de la
pulsion au désir. Le désir naissant de cet empêchement
de base que je nomme traitement. Les formes de traitement de la
pulsion sont donc transmises dans l’espace familial, qui les
tire de l’espace social, du vivier des représentations,
valeurs, idéologies qui constituent le fond de scène
sur lequel évolue une génération, et ce en
suivant pas à pas les lois de la parole. Ensuite tout sujet,
assujetti, à cette loi d’airain, va produire ses propres
modes de traitement. Il va intégrer le non à la jouissance.
Mais tout de la pulsion constate Freud, n’est pas éducable.
Ce qui signifie qu’une partie de l’énergie disponible
ne trouve pas de voies d’expression dans des formes socialement
valorisées. D’où par moment le débordement.
Le chemin de la jouissance, quoique barré, et souvent mal
barré - même s’il se présente comme impossible
, car l’appareillage du vivant biologique de l’organisme
à l’ordre du langage qui lui donne corps, l’a
construit comme perdu - n’en continue pas moins d’attirer
l’énergie pulsionnelle. En effet c’est un chemin
qui - même s’il n’existe pas- se présente
comme plus rapide, plus facile. D’où une série
de formations dites par Freud de l’inconscient, de mises en
forme de cette énergie brutale, dans des versions inacceptables
par la communauté humaine. Certaines formes ne prêtent
pas trop au désordre social, d’autres si. Citons les
lapsus, les oublis, les actes manqués, les passages à
l’acte, les rêves, les fantasmes, les symptômes.
Un ensemble de manifestations qui autorisent la décharge
plus rapide de l’énergie pulsionnelle. On voit ici
que ce que l’on nomme passage à l’acte participe
de cette précipitation de l’énergie, toujours
en excès par rapport aux possibilités de recyclage
que l’on nomme socialisation, vers une porte de sortie «
jouissive ». ça peut faire mal, très mal, mais
ça fait du bien à la pulsion, voilà le paradoxe.
Tout sujet se trouve ainsi en permanence devant un choix : soit
en passer par les contraintes sociales qui produisent autant de
modes de traitement de la jouissance, soit lui laisser libre court.
Encore faut-il que la société dans laquelle il naît
et vit mette à disposition le théâtre et les
rôles qui en favorise la mise en scène. Or c’est
bien là que le bât blesse dans notre société
post-moderne: les modes de transmission du « non » sont
battus en brèche. En effet nous assistons à la fabrication
d’un « homme nouveau », un sujet désymbolisé,
à qui on aurait arraché toute culpabilité et
possibilité critique, un pur consommateur en quelque sorte.
L’impératif du capitalisme, qui a endossé il
y a belle lurette les habits du néo-libéralisme et
de la mondialisation, c’est une jouissance sans entrave du
marché : jouissez, c’est un ordre ! Pour cela il s’agit
de détruire tous les fondements de l’autorité
les uns après les autres. Tous les représentants de
l’autorité, les passeurs du « non à la
jouissance » se trouvent délégitimés.
Parents, éducateurs, professeurs, représentants de
l’ordre, magistrats, politiques… autant d’empêcheurs
de jouir en rond qu’il s’agit de déquiller. Combien
de parents, d’éducateurs, de personnes en charge d’autorité
n’osent plus dire « non » de peur de se fâcher
avec les enfants dont ils ont la charge - car c’en est une,
et noble de surcroît ! Notre société sous ses
aspects libéraux débridés, où seuls
la loi du marché prévaut, alimentés par la
volonté de jouissance consumériste, où le «
tout, tout de suite » d’essence toxicomaniaque bat le
haut du pavé, ne soutient plus dans leurs choix ceux qui
ont la charge d’en assurer la transmission. Le moindre petit
« non » peut aujourd’hui déclencher une
catastrophe. Un fait divers récent nous le rappelle.
Pierre a 14 ans. Il habite un petit village tranquille, Ancourteville-sur-Héricourt,
typique du pays de Caux. C’est un bon élève
de 4 éme au Lycée Henri-Wallon de Fauville-en-Caux,
en Normandie profonde. Ce mercredi 27 octobre vers 15 heures, en
vacances de Toussaint, il est attelé à la construction
d’une rédaction. « ça m’a pris d’un
coup, expliquera-t-il plus tard. Ça me trottait dans la tête
depuis quelques jours et là, il fallait que je le fasse ».
Il a pris le fusil de chasse de son père et attendu arme
au poing le retour de sa mère partie chercher sa sœur,
Marion âgée de 12 ans à son cours de natation.
Elle était accompagnée de son petit frère Louis,
4 ans. En les attendant il s’est mis sur le magnétoscope
le film Shrek. Dès que Lydie, sa mère, entre, il tire.
Elle s’écroule, morte. Il la tire jusqu’à
la salle de bain « pour pas que Marion la voie ». Mais
lorsque celle-ci va prendre sa douche, elle découvre le corps.
Pierre la pourchasse alors dans la cuisine et à nouveau fait
feu. Il la laisse pour morte. Le petit Louis descend quatre à
quatre les escaliers en hurlant, affolé. A nouveau Pierre
tire pour le faire taire. Puis il se cale dans son fauteuil devant
son film dont il reprend le cours tranquillement. Son père
Thierry ouvrier chaudronnier rentre alors. Pierre tire, deux fois.
Le père s’effondre. Ensuite de quoi Pierre prend son
sac à dos, jette les clés de la maison dans la piscine,
après avoir fermé la porte d’entrée,
et enfourche son vélo. Il pédale jusqu’à
Cany-Barville, 15 km plus loin. Pendant ce temps Marion, juste blessée,
s’échappe par le velux. Pierre téléphone
d’une cabine à la gendarmerie. Il sort une histoire
à dormir debout. Il ne peut pas rentrer chez lui, prétend-t-il,
il n’a pas les clés et il craint le pire : il a vu
par la fenêtre son père allongé par terre. La
petite Marion entre temps est arrivée chez les gendarmes
qui arrêtent Pierre à 17h 45.
Le procureur de la République de Rouen, Joseph Schmidt,
est atterré : « Il a donné quantité de
détails, sans jamais manifester la moindre émotion.
Comme s’il n’était pas vraiment concerné
par tout ça ». Il précise que Pierre n’a
pas prémédité son geste. « Il a été
dépassé par les évènements » lui
a confié Pierre. Les voisins ne comprennent pas, Pierre était
un « ange », sa mère Lydie une épouse
et une mère de famille « très attentive ».
Les experts psy convoqués se fendent du concept de «
bouffée délirante ». ça nous fait un
belle jambe. Mais que dit Pierre pour expliquer son crime ? Il dit
très simplement que sa mère le « disputait tous
les jours » et le tapait avec cette cuillère que dans
le patois du pays de Caux on nomme « mouvette ». La
veille du crime sa décision est prise : « il faut que
ça s’arrête , que je tue maman ». En effet
elle vient de lui interdire de jouer au foot et le prier de terminer
d’abord ses devoirs. Lorsqu’il demande un euro pour
acheter France Football, c’est niet. C’est en rédigeant
son devoir pour l’école que la décision lui
apparaît sans appel : « j’ai pris la décision
de me dire que j’étais capable de faire ce que j’avais
décidé ». ça fait beaucoup de décision
décidée ! A priori il ne visait que le meurtre de
sa mère, mais il a tué son père car celui-ci
en rentrant du travail « allait voir que j’avais fait
du mal à maman et allait donc me tuer aussi ». Il est
mis en examen par la juge Sylvie Gosent, pour « assassinats
», « meurtre aggravé » et « tentative
de meurtre aggravé ».
Dans notre monde dit civilisé, des enfants sont élevés
sans repères, sans limite. La seule chose qui compte c’est
le libre marché des biens et leur consommation. Société
du spectacle et de la marchandise généralisés,
prophétisaient les situationnistes dès les années
60. Nous y sommes ! Comme le discours social empoisonne les représentations
de père et de mère, et les délégitime
dans leur autorité - le moindre interdit devenant maltraitance
- ces enfants sont alors conduits à poser eux-même
des limites. On le voit bien dans cet exemple terrifiant, ils en
trouvent, mais du coté du pire. Car se construire ses propres
limites, se dire « non » à soi-même relève
d’une tache quasiment impossible. La jouissance s’arrête
de fait, les gendarmes se font les agents de ce point d’arrêt.
Car il y a toujours un point d’arrêt, un point dans
l’espace social où le « non » est énoncé.
Ce point de butée à force d’être repoussé
se produit dans un lieu terrible, celui de la confrontation au réel
traversé par le symbolique. Le traitement du débordement
pulsionnel par la justice - le droit ayant pour essence la régulation
de la jouissance dans le champ social - va suivre son cours. Mais
à quel prix ! Il faut que la vie de ceux qui ont en charge
de le castrer s’arrête pour que « ça s’arrête
» comme dit Pierre. Le déplacement de l’espace
familial vers le judiciaire, par exemple avec l’inscription
toute récente par le Garde des Sceaux de la transgression
de l’interdit de l’inceste au titre d’une faute
pénale, alors que l’interdit de l’inceste est
le pivot de la transmission intra-familiale, témoigne de
ce sabordage de la fonction parentale. Cet interdit fondamental
Claude Lévi-Strauss le pose comme condition du passage «
de l’état de nature à l’état de
culture » et Freud le définit comme « barrière
à l’inceste », autrement dit barrage à
la jouissance. Certains diront, à la lecture de ce texte
sévère, que je prône un retour nostalgique aux
formes autoritaires d’antan. Pas du tout. Je constate que
ceux qui ont en charge la transmission des limites sont mis sur
la touche et l’on peut comprendre ainsi qu’une parole,
castratrice, mais de bon sens, telle que la proféra la mère
de Pierre : « tu finis tes devoirs avant de jouer »,
n’ait plus aucun poids. Qu’est-ce qu’une société
où ceux dont c’est le devoir de dire « non »
ne sont plus soutenus par l’ensemble du corps social, si ce
n’est dans des caricatures, des effets de manches où
un Ministre se fait fort d’arrêter de jeunes délinquants
en les enfermant ? Rigidité n’est pas rigueur. Enfermement
n’est pas fermeté. Ceci n’enlève rien
à la responsabilité de sujet de Pierre, il a à
répondre de son crime. Et au-delà de l’appareil
judiciaire, se pose la question de son accompagnement sur le plan
éducatif et thérapeutique, afin qu’il puisse,
comme tout un chacun, se faire, dans l’après-coup de
son acte, responsable de la position de sujet qu’il y a tenu.
Le contexte social et les avatars de la transmission ne sauraient
le dédouaner de sa subjectivité. Mais comment soutenir
une parole de sujet lorsque le socle du social, à savoir
la valeur accordée à la parole d’autorité,
se dérobe sous vos pieds ? Le petit d’homme, comme
le baron de Munchausen, serait-il renvoyé à se tirer
de la boue par lui-même en tirant sur ses bottes ? Si l’homme
est un loup pour l’homme, qui va se charger de lui limer les
dents au petit d’homme, lorsque les adultes sont à
ce point désavoués dans leur fonction civilisatrice
?
Joseph ROUZEL, directeur de l’Institut Européen Travail
Social et Psychanalyse (PSYCHASOC http://www.psychasoc.com),
psychanalyste, formateur en travail social, rouzel at psychasoc.com
Derniers ouvrages parus : Psychanalyse pour le temps présent,
érès, 2002 ; Le quotidien en éducation spécialisée,
Dunod, 2004.
notes de l'auteur
« L’acte est acéphale » précise
Lacan. Il se produit sans sujet. Ce qui n’empêche que
le sujet dans l’après-coup doit en rendre compte, en
prendre acte, s’en faire le sujet, c’est à dire
s’y assujettir.
Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse, Petite Bibliothèque
Payot, 1983.
Sur cette question voir l’ouvrage de Dany-Robert Dufour, L’art
de réduire les têtes, Denoël, 2003.
J e prend appui ici sur les travaux de Jean Pierre Lebrun, psychanalyste
belge. Principalement : Un monde sans limite. Essai pour une clinique
psychanalytique, érès, 1997.
Texte d’introduction à Marcel Mauss, Sociologie et
anthropologie, PUF, 1950.
Sigmund Freud, Malaise dans la culture, PUF, Quadrige, 2002.
site de l'auteur :
http://www.psychasoc.com/index.php
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