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Origine : http://www.leplanb.org/page.php?article=62
En tonnant contre « l'ultralibéralisme » sans en
désigner les architectes, la gauche de gauche donne des coups
d'épée dans l'eau. « Dans un univers où
les positions sociales s'identifient souvent à des “noms”,
la critique scientifique doit parfois prendre la forme d'une critique
ad hominem. » (Pierre Bourdieu, 1975)
Sur une tribune du Forum social européen de 2003, Elio Di
Rupo, président du Parti socialiste francophone de Belgique,
bombe le torse : « On constate une évolution de l'ultracapitalisme
qui vise purement et simplement à maximaliser les profits.
[...] Pour certains tenants de l'ultralibéralisme, l'économie
serait même une valeur en soi. Deuxième élément
qui est encore plus insupportable, c'est que, depuis que s'est enclenchée
cette mondialisation économique avec l'OMC et les structures
satellites, les inégalités n'ont jamais été
aussi importantes. » Soudain, un syndicaliste italien prend
la parole. Piero Bernocchi rappelle qu'entre deux diatribes contre
« l'ultracapitalisme », Elio Di Rupo, qui a organisé
la privatisation de Belgacom, de la Sabena, du secteur du gaz et
de l'électricité, s'est engagé en tant que
responsable socialiste européen en faveur des accords de
libre-échange. Puis Bernocchi explique : « Pour Elio
Di Rupo, le capitalisme normal n'est pas suffisamment répugnant,
le libéralisme normal n'est pas suffisamment répugnant
: il doit l'appeler “ultra”. [...] Même Marie-George
Buffet a utilisé l'expression “résistance contre
l'ultralibéralisme” . » Il se tourne alors vers
la secrétaire nationale du PCF, également présente
à la tribune : « Mais, Marie-George, pourquoi “contre
l'ultralibéralisme” ? On ne peut pas dire “contre
le libéralisme” , ça suffit (1) ? ! »
Que de chemin parcouru...
Au début des années 1990, qui s'exprimait ainsi encourait
le soupçon de cultiver la nostalgie du Mur de Berlin. Aux
médias comme aux partis de gouvernement, le libéralisme
économique apparaissait aussi naturel que la neige en hiver.
« Le capitalisme borne notre horizon historique (2) »,
proclamait le projet socialiste de 1992. Depuis, un peu partout
sur la planète, la « pédagogie du réel
» si chère aux éditorialistes de Libération
et des Inrockuptibles est revenue frapper comme un boomerang les
promoteurs du libre-échange et de la concurrence «
libre et non faussée ».
Mais les militants de la gauche de gauche n'auraient-ils pas à
leur tour chaussé des pantoufles ? À se contenter
de braire sans plus de précision sur les méfaits du
« capitalisme sauvage » ou de la « mondialisation
libérale », ils ont fini par désarmer ces mots.
Naguère réservés aux discours du PC, de la
LCR, de LO et des « antilibéraux », les voici
qui ponctuent les gloses de François Bayrou et de Ségolène
Royal, de Nicolas Sarkozy et même de Jean-Marie Le Pen. Cette
récupération d'une critique par ceux-là mêmes
qu'elle visait à combattre n'est pas le fruit du hasard.
Jusqu'au milieu des années 1970, l'oppression désignait
à l'opprimé son oppresseur ; l'exploitation pointait
du doigt l'exploiteur ; et, derrière les profits, on cherchait
les profiteurs (3). En revanche, l'« économie »,
« l'ultralibéralisme », et autres ritournelles
entonnées par des sacs à vent comme Elio Di Rupo désignent
des abstractions, des figures évanescentes et impersonnelles
sur lesquelles rien ni personne ne semble avoir prise.
Fulminer en pantoufles
Or, comment lutter sans identifier d'adversaire ? Pourfendre «
les marchés » sans nommer les architectes des marchés
dématérialise la lutte sociale. C'est oublier que
les mécanismes analysés par les économistes
sont aussi actionnés par des individus au profit de groupes
sociaux particuliers ; qu'ils sont appliqués par des courroies
de transmission politiques, relayées par la presse qui ment.
Une critique qui ne cible personne épargne tout le monde.
Il faut nommer l'ennemi !
Le 28 octobre 1934, devant le congrès du parti radical (centre
gauche) qu'il présidait, Édouard Daladier avait baptisé
les nouvelles dynasties d'un nom qui resterait fameux : «
Deux cents familles sont maîtresses de l'économie française
et, en fait, de la politique française. Ce sont des forces
qu'un État démocratique ne devrait pas tolérer,
que Richelieu n'eût pas tolérées dans le royaume
de France. L'influence des deux cents familles pèse sur le
système fiscal, sur les transports, sur le crédit.
Les deux cents familles placent au pouvoir leurs délégués.
Elles interviennent sur l'opinion publique, car elles contrôlent
la presse. » Chacun connaissait leur nom. Car, du centre gauche
aux communistes, nul ne s'interdisait de les nommer. En octobre
1970, l'émission « À armes égales »
diffusait sur TF1, à 21 heures, un court-métrage de
la CGT dont le script proclamait : « Première question.
À qui appartiennent les usines ? De Wendel. Le baron Empain.
Le baron Rothschild. Dassault. Jean Prouvost. Deuxième question.
Qui crée dans ces usines, ces laboratoires, ces ateliers,
la richesse ? Les travailleurs. Troisième question. Qui en
profite ? Une poignée d'exploiteurs.(4) » Aujourd'hui,
le Parti de la presse et de l'argent (PPA) écarte les doigts
de pieds avec la sérénité de qui se croit à
l'abri de ces discours « archaïques ». En assimilant
toute critique nominative aux « méthodes de l'extrême
droite » ou aux « procès staliniens »,
il s'est assuré l'impunité.
L'heure est venue de dénoncer la responsabilité des
responsables. Taïaut ! Taïaut ! Qu'ils soient 200 ou 10
000, Le Plan B ne les lâchera pas.
Notes :
(1) Ces citations sont tirées du documentaire Avanti Popolo,
réalisé par Yannick Bovy et Mathieu Sonck, Zogma,
2006 (www.zogma.org), consacré au gouffre qui sépare
les paroles et les actes des gauches de gouvernement européennes.
(2) Un nouvel horizon. Projet socialiste pour la France, Gallimard-Le
Débat, 1992, p. 82.
(3) Ce thème est développé dans Inculture(s),
un spectacle sardonique de Franck Lepage consacré à
l'histoire de l'éducation populaire depuis 1944.
(4) TF1, 27 octobre 1970.
Le Plan B n°6 (février - mars 2007)
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