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Origine : Echanges mail sur une liste consacrée à la pensée de Cornélius Castoriadis
(Salut, la pensée porteuse de vent)
{phrase écrite en grec mais la machine refuse ce type
de caractères}
Si la réalité social-historique nous conduit impérativement
à lire l’œuvre de Cornelius Castoriadis, elle
nous impose également, pour nous orienter politiquement,
de l’analyser avec nos propres moyens. L’idée
centrale sous laquelle j’ai voulu placer cette brève
contribution est inspirée, entre autres, d’une caractéristique
fondamentale du parcours intellectuel de l’auteur de l’Institution
imaginaire de la société. Il s’agit de l’incessant
mouvement de sa pensée porteuse de vent, qui suit le mouvement
effectif de la société et des affaires humaines qu’il
regardait avec la passion inextinguible de l’étonnement
.
Tout -isme est impossible, s’agissant de la pensée
en perpétuel mouvement. L’histoire est prodigieuse
création humaine, magnifique ou monstrueuse. Le projet même
de l’autonomie constitue un produit de cette création.
Il n’est pas l’invention d’un analyste doué,
qui le voit, l’élucide, l’adopte pourtant. L’adoption
du projet au plan de la méditation personnelle signifie le
rejet a priori de toute autorité lorsqu’il s’agit
d’élucider la réalité social-historique
actuelle et de réfléchir sur nos devoirs et sur nos
propositions pour l’activité collective.
L’œuvre de Cornelius Castoriadis nous inscrit dans un
courant de pensée qui a une longue histoire, elle nous inscrit
dans la composante démocratique de la pensée politique.
Dans ce courant, il ne peut y avoir de disciples. Il y a des individus
autonomes qui ont choisi leur liberté de pensée et
d’action.
Il est vrai cependant que certaines des idées principales
de Cornelius Castoriadis, en ce qui concerne la situation actuelle
des sociétés occidentales, constituent des sources
inépuisables d’inspiration, et de solides tremplins
pour un nouvel examen critique. Et surtout la base de ces idées
demeure inébranlable : la transformation de la conception
héritée du monde et de l’ordre existant des
choses. C’est la base sur laquelle ont été créées
à la fois la philosophie, la politique et la démocratie.
C’est l’idée qui a inspiré non seulement
des penseurs extraordinaires, mais aussi des actions collectives
effectives, dans le passé plus lointain et plus proche. Et
si l’auteur de «Fait et à faire» a écrit
que «nous ne philosophons pas pour sauver la révolution,
mais pour sauver notre pensée, et notre cohérence»
(1), il ne pourrait pas nier que sa propre pensée avait pour
toute première préoccupation, à laquelle il
est resté cohérent, la transformation de la société
instituée.
* Texte écrit directement en grec et destiné à
un livre collectif consacré à l’œuvre de
Cornelius Castoriadis. Ce livre sera prochainement publié
en Grèce par l’Association des amis de Cornelius Castoriadis
et la maison d’édition Upsilon. J’ai moi-même
traduit le texte en français.
Nous pouvons ainsi nous diriger vers une idée synthétique
qui concerne aussi bien une caractérisation globale de l’œuvre
de l’auteur de La création humaine que la position
que nous devons adopter devant une œuvre vraiment grandiose.
La position est explicitement indiquée par lui-même
: «On n’honore pas un penseur en louant ou même
en interprétant son travail, mais en le discutant, le maintenant
par là en vie et démontrant dans les actes qu’il
défie le temps et garde sa pertinence.» (2) Il est
caractéristique que la mention honorable concerne ici l’œuvre
de Hannah Arendt. Est précisément exaltée son
audace de rechercher, par l’analyse du totalitarisme, par
le rejet de la théorie politique libérale et marxiste,
une base nouvelle pour la pensée politique. Nombreuses sont
les raisons qui me conduisent à penser que les deux penseurs
politiques les plus importants du vingtième siècle
sont précisément Hannah Arendt et Cornelius Castoriadis.
Etant donné que cette idée constitue l’objet
d’une autre analyse, je la mentionne simplement ici, pour
ajouter tout de suite que j’ai déjà évoqué
la raison la plus fondamentale : dans les projets de l’auteure
de La condition humaine se reconnaît sans doute le penseur
de la création humaine.
Afin d’en venir maintenant à la caractérisation
globale de son œuvre, qu’il nomme souvent travail, je
pourrais formuler les idées suivantes. Si l’on ne veut
pas s’enfermer dans les coupures stériles du savoir
spécialisé, qui ne veut rien connaître pour
les autres domaines du savoir, et plusieurs fois même pour
la société. Si l’on refuse de se soumettre aux
définitions traditionnelles de la philosophie, auxquelles
d’ailleurs Cornelius Castoriadis, comme un autre Aristote
en ce qui concerne le souci de la définition de ses notions
fondamentales, oppose sa propre définition : «La philosophie
est prise en charge de la totalité du pensable puisqu’elle
est requise de réfléchir toutes nos activités»
(3). Etant donné qu’il est parvenu à se former
par lui-même, à penser et à écrire pour
les domaines fondamentaux du savoir. Etant donné surtout
qu’il a affirmé et appliqué non seulement la
rupture des frontières des champs fermés du savoir
mais le rejet du philosophe en dehors ou du-haut de la société,
en adoptant le rôle du citoyen démocratique, Cornelius
Castoriadis est un penseur global. Des préférences
personnelles m’amènent à le considérer
comme un penseur politique. Le terme a l’avantage de pouvoir
englober aussi le citoyen démocratique. Avec la connaissance
qu’il est donc possible d’avoir de son œuvre polyvalente,
il est possible de le considérer comme un penseur politique,
au sens aristotélicien de la politique en tant que pensée
et action les plus architectoniques.
Et, ô miracle !, ce penseur politique est un penseur démocratique.
C’est lui qui dans l’un de ses textes très caractéristique,
portant le titre «Les intellectuels et l’histoire»
(4), a démontré que dans leur plus grande majorité
les philosophes sont restés en dehors de la société
humaine ou l’ont regardée de haut, ont rationalisé
et justifié la réalité, et ont donc servi les
pouvoirs établis. C’est à lui que nous devons
les analyses les plus perspicaces sur le régime de la Russie,
en tant que régime de classes et totalitaire, quand les intellectuels
de gauche en France et ailleurs glorifiaient Staline et ses volontés
inconnues et sages. C’est lui qui, en partant des plus positives
traditions du mouvement ouvrier et des analyses de Marx –
avant de découvrir que ce dernier avait étouffé
les germes révolutionnaires de sa pensée avec l’adoption
de l’imaginaire capitaliste du développement de forces
productives –, a abouti aux analyses les plus avancées
du capitalisme des pays d’Europe occidentale, et incontestablement
parmi les premiers a constaté la tendance profonde vers l’apathie
politique de leur population. C’est lui qui a écrit,
dès la fin des années cinquante, que le moment est
venu de «choisir entre rester marxistes et rester révolutionnaires»
(5). Et il est resté penseur démocratique même
lorsque la «démocratie a triomphé» et,
après l’effondrement souhaitable des régimes
totalitaires d’Europe orientale qui avait été
précédé par la «pulvérisation
du marxisme-léninisme», les régimes occidentaux
ont été présentés, faute d’adversaire,
comme la solution du problème de la société
idéale. Voilà pourquoi il n’hésite pas
à crier avec colère devant la majorité écrasante
des intellectuels, qui de manière précipitée
et irréfléchie voyaient en la défaite du totalitarisme
le triomphe de la démocratie : «Quelle démocratie
? » (6).
En effet, quelle démocratie ? Toutes les tentatives pour
parer la démocratie d’adjectifs décoratifs échouent.
Cornelius Castoriadis, solidement appuyé sur le projet de
l’auto-gouvernement de la collectivité humaine, affirme
explicitement que la démocratie est seulement une, la démocratie
directe. (L’adjectif «directe» s’impose
abusivement par opposition à la «démocratie
représentative».) Il fait référence à
l’étymologie du mot : le kratos du dèmos, le
pouvoir du peuple, pour demander rhétoriquement : «où
voit-on aujourd’hui le pouvoir du peuple ? » (7). A
lui seul, l’argument subjectif qu’il emploie dans le
texte «Fait et à faire», à côté
de plusieurs autres que nous pouvons trouver dans le même
texte et dans le reste de son œuvre, est hyper-suffisant, et
en tant que généralisable incontournable, pour ridiculiser
la «démocratie représentative» : «l’idée
que quiconque pourrait me représenter me paraîtrait
insupportablement insultante, si elle n’était pas hautement
comique.» (8)
Toutefois, la radicalité et la rareté du caractère
démocratique de la pensée politique de Cornelius Castoriadis
ne s’y épuisent pas. Je ne connais pas, excepté
Hannah Arendt, d’autre penseur politique éminent du
vingtième siècle qui soit en même temps pour
la démocratie directe, qui rejette par conséquent
les régimes politiques actuels de l’Occident en démontrant
qu’ils sont des oligarchies libérales, qui affirme
que, bien que l’on ne puisse pas concevoir une société
humaine sans ce qu’il appelle pouvoir explicite, on peut concevoir
une société sans Etat en tant qu’appareil bureaucratique
séparé de l’ensemble de la société.
Le projet d’une transformation démocratique, radicale
des sociétés contemporaines européennes inspire
jusqu’à la fin de sa vie le grand penseur politique.
Mais si, en effet, il a tenté de réfléchir
sur tout le pensable, et donc sur tout qui est susceptible de devenir
objet de l’interrogation critique, de l’action individuelle
ou collective visant la transformation de la pensée, de l’action
et de la réalité, Cornelius Castoriadis nous a légué
avec sa réflexion politique aussi bien des lacunes que des
incohérences. Parmi les thèmes qui ont fait l’objet
d’une persévérance particulière, je discuterai
brièvement les suivants : a) les définitions de la
politique, b) l’apathie politique, c) la situation générale
des sociétés occidentales contemporaines et la montée
de l’insignifiance. Comme on le verra par la suite, tous ces
thèmes ont affaire avec le cadre général dans
lequel j’ai voulu inscrire ce court texte aporétique,
preuve d’hommage et d’acquittement d’une dette
imprescriptible envers ce penseur incomparable. A savoir dans le
cadre des analyses pour la réalité social-historique
actuelle et de l’examen de leur cohérence avec les
projets de sa réflexion et surtout avec les projets politiques
qui découlent de ces analyses.
Je tenterai de montrer qu’une incohérence «inexplicable»
caractérise les analyses autour de ces thèmes. En
anticipant, pour préparer le lecteur, je dirais que cette
incohérence a trait à la négligence –
au refus ? – d’intégrer une critique plus explicite
dans sa problématique portant sur de cruciales institutions
et des valeurs des sociétés occidentales actuelles,
dont il constatait pertinemment la décomposition. Et surtout
de tenter une interrogation pour l’invention de nouvelles
valeurs à la place de celles qui sont périmées,
invention qui est aujourd’hui indispensable. Ce manquement,
expression d’une incohérence au sens que le vide qui
a été dramatiquement constaté n’a pas
été comblé, pose automatiquement la question
générale : un penseur politique peut-il et doit-il
entreprendre une telle opération d’invention, et le
citoyen démocratique doit-il proposer à l’ordre
du jour de l’assemblée des citoyens des sujets comme
le langage, la famille, l’éducation, le travail, l’amitié,
l’amour ? J’ajoute immédiatement que cette question
pose, à mon avis, le problème par excellence politique
aujourd’hui.
a) Les définitions de la politique
Cornelius Castoriadis a poussé plus loin que tout autre
penseur politique la tentative d’élucidation et de
définition de la politique, en essayant de lui donner un
sens large, s’inspirant de sa première création
en Grèce ancienne. Avant de venir au point final de cette
tentative, notons qu’il est parti d’une définition
classiquement marxiste pour aboutir à une synthèse
finale, qui se présente dans son texte politique le plus
complet : «Pouvoir, politique, autonomie» (9).
La première définition est la suivante : «Politique
est l’activité cohérente et organisée
visant à s’emparer du pouvoir étatique, pour
appliquer un programme déterminé.» (10)
En ce qui concerne la synthèse finale, l’auteur établit
d’abord la distinction entre le politique et la politique,
la dimension du politique et de la politique, en fondant cette distinction
sur celle du «pouvoir explicite» et de l’«infra-pouvoir».
Le pouvoir explicite est cette dimension de l’institution
de la société qui a trait à l’existence
d’instances pouvant émettre des injonctions sanctionnables.
Il existe dans toute société. Mais «avant tout
pouvoir explicite et, beaucoup plus, avant toute “domination”,
l’institution de la société exerce un infra-pouvoir
radical sur tous les individus qu’elle produit. Cet infra-pouvoir
– manifestation et dimension du pouvoir instituant de l’imaginaire
radical – n’est pas localisable. Il n’est certes
jamais celui d’un individu ou même d’une instance
désignables. Il est “exercé” par la société
instituée, mais derrière celle-ci se tient la société
instituante» (11). Il convient, poursuit l’auteur, de
dissiper trois confusions : la première étant l’identification
du pouvoir explicite et de l’Etat («Le pouvoir explicite
n’est pas l’Etat, terme et notion que nous devons réserver
à un eidos spécifique, dont la création historique
est presque datable et localisable» (12)) ; la deuxième
étant la confusion du politique, qui concerne la dimension
de l’institution de la société ayant trait au
pouvoir explicite, avec l’institution d’ensemble de
la société ; la troisième étant que
les Grecs ont inventé le politique («Les Grecs n’ont
pas inventé “le” politique, au sens de la dimension
de pouvoir explicite toujours présente dans toute société
; ils ont inventé, ou mieux créé, la politique,
ce qui est tout autre chose. [...] La politique, telle qu’elle
a été créée par les Grecs, a été
la mise en question explicite de l’institution établie
de la société» (13)). A la suite de cette analyse,
Cornelius Castoriadis propose la définition suivante : «Aussi
bien la politique grecque que la politique kata ton orthon logon
[que nous pouvons traduire : selon la raison droite] peuvent être
définies comme l’activité collective explicite
se voulant lucide (réfléchie et délibérée),
se donnant comme objet l’institution de la société
comme telle.» (14)
J’ai évoqué la première définition
puis la dernière parce que j’oserai risquer la position
selon laquelle Cornelius Castoriadis ne s’est pas totalement
libéré de l’optique qui veut que la politique
se limite seulement à certaines questions de la société,
peu ou prou aux questions qui ont affaire avec le pouvoir explicite
existant et celles qui tournent autour du domaine économique.
Et cela, de manière entièrement paradoxale, présente
une incohérence justement avec sa dernière définition
de la politique, définition tout à fait correcte.
La marque la plus significative de cette incohérence se
trouve dans le texte même que je discute ici. Son auteur écrit
que la création de la politique signifie potentiellement
la mise en question de l’institution tout entière de
la société. En théorie, donc, toute l’institution
de la société peut et doit devenir objet de la politique.
Mais, dans le même texte, il fait remarquer que certaines
institutions sociales de la polis n’ont pas fait l’objet
de contestation ni d’intervention politique explicite. Le
même phénomène se présente, pendant la
modernité, avec la différence qu’en Occident
le champ de la mise en question des institutions s’élargit
et l’intervention politique explicite touche des institutions
sociales qui ne constituaient pas auparavant un objet de la politique.
La question qui en résulte est de savoir si ce constat historique
peut être projeté vers l’avenir et devenir la
position, qu’adopte, semble-t-il, Cornelius Castoriadis, selon
laquelle il existe des institutions sociales qui ne peuvent jamais
devenir l’objet d’intervention politique explicite.
Je pense qu’il n’y a aucune raison d’adopter cette
position, étant donné que toutes les institutions
sont par convention et non pas par nature, et que la longévité
de certaines institutions sociales ne les rend pas immortelles.
Pour l’écrivain, qui a poussé sa réflexion
jusqu’au point d’écrire une définition
de la politique plus avancée peut-être que celle que
je viens d’évoquer, c’est-à-dire que la
politique doit viser non seulement la transformation radicale des
institutions existantes, mais la transformation du rapport même
de la société avec ses propres institutions, cette
réduction de la politique constitue une contradiction. Dans
la conjoncture social-historique actuelle, la politique doit embrasser
toutes les institutions et poser sans crainte la question du sens
de la vie. J’y reviendrai.
b) L’apathie politique
Le texte fondateur du constat de l’apathie politique en tant
que tendance profonde du comportement des hommes dans toutes les
sociétés occidentales date de 1959 et porte pour titre
«Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne»
(15).
Le constat équivaut à la constatation – pas
encore entièrement explicite – de la perte par la classe
ouvrière de ce que l’on appelait son rôle révolutionnaire
et à la prévision selon laquelle de nouvelles couches
sociales pourraient jouer dans l’avenir un rôle de contestation
et de renversement de la société capitaliste. Dans
le souci, qui le caractérise toujours, de définir
et de nommer les phénomènes sociaux avec clarté,
cette tendance profonde est appelée privatisation, à
savoir repli croissant des individus dans leur sphère privée.
La privatisation en tant que tendance profonde de l’évolution
sociale ne constitue pas un constat conjoncturel, elle est conçue
comme tendance de portée historique, mais en aucun cas elle
n’annonce la mort politique de la société :
la possibilité d’émergence de nouveaux sujets
collectifs, qui avec leurs mobilisations pourraient la «démentir»,
existe toujours.
En ce qui concerne la France, à laquelle j’ai consacré
une longue enquête, ce constat s’est avéré
pertinent, dans sa double signification et dans son antinomie intrinsèque.
Dès le début des années soixante et jusqu’à
aujourd’hui, la tendance vers l’apathie politique caractérise
la vie politique du pays, sape lentement mais constamment son système
politique, met en question le fondement du régime représentatif,
qui est précisément la représentativité
des gouvernants, renforce de manière inquiétante le
caractère oligarchique de ce régime, exprime la crise
profonde de la politique instituée et de la société.
Inversement, à savoir comme manifestation du caractère
antinomique de la tendance constatée, dans les rares cas
pendant lesquels des mobilisations collectives importantes ont réussi
à se développer et à mettre à rude épreuve
le régime politique, avec comme exemple majeur la révolte
de Mai 1968, les catégories sociales, qui ont joué
le premier rôle dans ces mobilisations, et surtout les revendications
avancées n’ont pas principalement affaire avec le mouvement
ouvrier traditionnel et ses revendications. Et, en même temps,
pour des raisons qui ont un rapport direct avec la tendance lourde
de l’apathie politique et de la privatisation croissante,
ces mobilisations collectives sont restées minoritaires.
Confrontées au problème politique fondamental de la
création de nouvelles institutions, qui pourraient réaliser
leurs revendications, elles ont été vaincues.
Le constat de la tendance profonde vers l’apathie politique
est donc parfaitement pertinent. De plus, étant caractérisé
précisément comme privatisation, il traduit une situation
réelle de la société actuelle. Deux questions
se posent quant à ce constat précis. Si la première
est secondaire, elle existe néanmoins : pourquoi Cornelius
Castoriadis n’a-t-il jamais analysé plus systématiquement
le sens précis de cette privatisation ? La seconde est directement
liée à ce que j’ai nommé incohérence
«inexplicable» de sa réflexion politique : la
constatation à temps de la privatisation ne devrait-elle
pas naturellement amener son inspirateur à mettre au centre
de sa problématique politique les institutions de la sphère
privée ? Même si dans l’esprit de ses analyses
le repli des hommes dans leur sphère privée paraît
être conçu comme comportement individualiste, il est
difficile d’expliquer pourquoi il n’a pas vu que ce
repli ne pouvait être interprété en termes de
simple anachorétisme ou de création de petits îlots
privés qui n’ont pas de rapport avec l’institution
globale de la société. Outre le fait que la privatisation
comporte à un degré élevé une position
critique envers la politique instituée – une part importante
de la population, pourrait-on dire, prend ses distances à
l’égard des politiciens, des partis bureaucratiques
et de la corruption ambiante de la vie publique –, ce qui
n’a pas été, à mon avis, suffisamment
souligné par le penseur critique, cette privatisation (qui
pourrait ne pas signifier seulement le retrait de la chose publique,
mais aussi l’enrichissement de la sphère privée
ou l’enfermement dans une impasse) poserait tôt ou tard
la question des institutions de la sphère privée.
Et le penseur incomparable voit très clairement la privatisation
mais il ne veut pas l’analyser.
La crise des sociétés occidentales actuelles, dans
lesquelles on peut de ce point de vue classer aussi la société
grecque d’aujourd’hui, peut, je pense, être interprétée
en termes surtout de crise des relations humaines, et donc des institutions
de la sphère privée. Et une dimension importante,
la plus importante peut-être, de la crise de la politique
instituée consiste précisément en son impuissance
à comprendre dans sa problématique et dans sa pratique
précisément ces institutions. La crise contemporaine
de la politique instituée, autre nom de l’apathie politique,
est crise de sa thématique et, jusqu’à un degré,
critique de sa thématique.
c) La situation générale des sociétés
occidentales contemporaines et la montée de l’insignifiance
Multiples sont les textes de Cornelius Castoriadis dans lesquels
cette thématique est traitée. Je crois cependant qu’il
synthétise et creuse ses positions dans deux de ses textes
les plus fondamentaux : «La crise de la société
moderne» (16) (1965), «La crise des sociétés
occidentales» (17) (1982). A la fin du texte «Fait et
à faire» (1988-1989), sous le titre «Aujourd’hui»,
nous trouverons d’ailleurs la formulation du problème
politique que pose la situation actuelle des sociétés
occidentales.
En ce qui concerne les sociétés occidentales contemporaines,
le fil qui noue la problématique est le constat de l’érosion
des valeurs fondamentales, qui sont nécessaires pour tenir
ensemble la société, et toute société,
et qui donnent sens à la vie des hommes. Dans le texte de
1965, il est constaté que, comme effet de l’érosion
des valeurs traditionnelles, telles que la religion et la nation,
«la seule valeur qui survit est la consommation» (p.
298). Sont analysées, ensuite, la destruction du sens du
travail professionnel, la transformation de la politique en une
manipulation aliénée des individus en faveur des intérêts
privés, la décomposition des relations familiales
traditionnelles que rien ne vient remplacer, la crise aggravante
de l’éducation. Les conclusions mettent en évidence,
au plan personnel, la crise radicale de la signification de la vie
et des motivations des hommes. En ce qui concerne les attitudes
sociales des individus, la crise profonde de la socialisation est
soulignée, crise qui signifie apolitisation, impuissance
des hommes à considérer la vie sociale comme leur
propre affaire, repli dans la sphère privée.
Dans le texte ultérieur de 17 années, est proposée
la présentation de certaines éléments du processus
de décomposition des sociétés occidentales.
Sur les quatre titres, que contient ce texte majeur, alors que dans
les trois premiers sont répétés, avec de plus
vives couleurs, les constats déjà faits pour la crise
des valeurs, le quatrième titre représente l’analyse
la plus avancée sur ces sociétés. Selon cette
analyse, sur laquelle je suis d’accord, s’est effondré
dans la société actuelle ce qui la ferait société,
ce qui a fait sociétés celles qui l’ont précédée.
Et à un tel point – ici apparaît un élément
radicalement nouveau –, que les individus ne savent pas s’ils
veulent ou non cette société, s’ils veulent
même une société, s’ils veulent une autre
société et laquelle. Et en passant de l’individu
à la société : «la société
présente ne se veut pas comme société, elle
se subit elle-même. Et si elle ne se veut pas, c’est
qu’elle ne peut ni maintenir ou se forger une représentation
d’elle-même qu’elle puisse affirmer et valoriser,
ni engendrer un projet de transformation sociale auquel elle puisse
adhérer et pour lequel elle veuille lutter.» (18)
Pour la problématique qui m’importe ici, le plus important
n’est pas la radicalité du constat, qui est en effet
accablant. Le plus important est le caractère synthétique
de ce constat. Il s’agit précisément du sens
profond et particulier qu’a sous la plume de Cornelius Castoriadis
le mot insignifiance, en tant qu’absence de signification,
manque de sens. Il s’agit de la concentration en un seul mot
du constat qu’il fait sur la société présente.
Les significations imaginaires qui tiennent ensemble toute société,
qui lui fournissent des représentations, qui y font naître
des affects et des sentiments, qui la nourrissent de volontés
et de désirs, par rapport au passé, le présent
et l’avenir, les significations sur la base desquelles les
individus sont socialisés et du sens est donné à
leur psyché et à leur vie sont en train de s’effondrer.
L’absence de sens de vie, de sens de vivre ensemble et avec
une perspective est la caractéristique principale de la situation
sociale actuelle.
Sans cohérence avec cette idée parfaitement pertinente
et synthétique de l’insignifiance apparaît l’idée
unilatérale selon laquelle une seule et unique «valeur»
domine et oriente la vie des hommes d’aujourd’hui. Cette
idée existe déjà, comme nous l’avons
vu, dans le premier texte. Dans le second, elle est exprimée
de manière plus large : «Sortant d’une famille
faible, fréquentant – ou pas – une école
vécue comme une corvée, le jeune individu se trouve
confronté à une société dans laquelle
toutes les “valeurs” et les “normes” sont
à peu près remplacées par le “niveau
de vie”, le “bien-être”, le confort et la
consommation. Ni religion, ni idées “politiques”,
ni solidarité sociale avec une communauté locale ou
de travail, avec des “camarades de classe”. S’il
ne se marginalise pas (drogue, délinquance, instabilité
“caractérielle”), il lui reste la voie royale
de la privatisation, qu’il peut ou non enrichir d’une
ou plusieurs manies personnelles.» (19)
C’est une erreur, je pense, de soutenir que certaines «valeurs»,
qui semblent régner dans la société actuelle,
et qui relèvent du champ économique, pourraient combler
le vide ou du moins cicatriser la blessure de cette absence de sens.
La raison en est que l’absence de sens signifie concrètement
l’érosion ou le rejet des réponses traditionnelles
aux questions que ne peuvent exiler, même s’ils absorbent
les individus, le niveau de vie, le bien-être et tout le confort
du conformisme actuel. Et si nous devons plutôt nous réjouir
que déplorer pour le rejet aussi bien des réponses
traditionnelles (par exemple religion, idéologies) que des
questions qui les provoquaient, nous ne devons cependant pas considérer
que les questions de «la voie royale de la privatisation»
peuvent être réduites aux «manies personnelles».
L’absence de sens ne peut être oubliée par le
divertissement, par le pain et les spectacles, et moins encore par
la «consommation» des êtres humains.
J’ajouterai dans une parenthèse qu’une signification
imaginaire sociale centrale, le travail gagne-pain, incarnée
par des institutions qui relèvent aussi bien de la sphère
publique que la sphère privée, sous l’influence
de facteurs aussi «négatifs» que «positifs»,
tend à perdre sa signification capitale pour la vie des hommes.
Et il faut souligner que le travail, en tant que signification imaginaire
sociale, n’est ni omnihistorique ni universelle – il
suffirait pour cela de se rappeler la fameuse phrase des Politiques
d’Aristote : «la vie est action et non pas production»
(Livre A, chapitre 4, 1254a, 7). La «crise» du travail,
outre le fait qu’elle pose en soi un problème politique
immense, rend plus aigus et fait valoir comme dominants les problèmes
sociaux des relations humaines et de la sphère privée.
Les questions de la sphère privée deviennent les
questions dominantes de la vie dans la société actuelle.
Mais il est plus qu’évident que ces questions renvoient
aux institutions sociales concrètes, et qu’elles deviennent
par conséquent des problèmes politiques cruciaux.
Du fait que ces institutions incarnent des significations imaginaires
sociales séculaires, ces problèmes politiques sont
extrêmement difficiles. Mais cette difficulté ne doit
nous amener ni à les occulter ni à les considérer
comme insolubles.
Le problème politique que posent les institutions sociales
de la sphère privée, mais aussi des institutions qui
côtoient cette sphère comme le travail et l’éducation,
renvoie au cœur de la question que je discute : la réalité
social-historique actuelle, les devoirs de la pensée politique
démocratique et les projets politiques face à cette
réalité. Apparaît de nouveau, à propos
de ce problème politique, l’incohérence «paradoxale»
qui caractérise, à mon avis, la réflexion politique
de Cornelius Castoriadis, qui, dans le dernier titre du texte «Fait
et à faire», définit le problème politique
par excellence aujourd’hui de la façon suivante : «Une
société autonome ne peut être instaurée
que par l’activité autonome de la collectivité.
Une telle activité présuppose que les hommes investissent
fortement autre chose que la possibilité d’acheter
un nouveau téléviseur en couleurs. Plus profondément,
elle présuppose que la passion pour la démocratie
et pour la liberté, pour les affaires communes, prend la
place de la distraction, du cynisme, du conformisme, de la course
à la consommation. Bref : elle présuppose, entre autres,
que l’“économique” cesse d’être
la valeur dominante ou exclusive. C’est cela [...] le “prix
à payer” pour une transformation de la société.
Disons-le plus clairement encore : le prix à payer pour la
liberté, c’est la destruction de l’économique
comme valeur centrale et, en fait, unique. Est-ce un prix tellement
élevé ? Pour moi, certes, non : je préfère
infiniment avoir un nouvel ami qu’une nouvelle voiture.»
(20)
Se concentrent ici toutes les interrogations, que j’ai voulu
mettre au centre de ma préoccupation, à propos de
l’analyse par Cornelius Castoriadis de la réalité
social-historique actuelle. Relativement aux priorités de
sa réflexion politique et surtout aux conséquences
politiques qui découlent de cette analyse, l’incohérence
apparaît ici fortement.
L’achat d’un nouveau téléviseur couleur
constitue-t-il effectivement le seul investissement de l’homme
occidental contemporain ? En fin de compte, non pas l’élément
économique, mais le spectacle qu’il regarde sur ce
téléviseur doit être mis au centre de la problématique.
Mais ce n’est pas l’essentiel par rapport à cette
question. L’auteur inspiré de la privatisation ne voyait-il
donc rien en ce qui concerne les passions de la vie privée
: les passions dans la famille, les passions amoureuses, les passions
des relations interpersonnelles ? Ne voyait-il pas les passions
du carriérisme professionnel, de l’ascension sociale
et du nouvel enrichissement, qui, avant d’être économiques
et indivisément, sont des passions de pouvoir et de prestige
? Il est sûr qu’il les voyait. La distraction, le cynisme,
le conformisme, qu’il évoque juste après, suggèrent
clairement qu’en aucun cas le comportement des hommes d’aujourd’hui
ne peut être décrit seulement par la course à
la consommation, ni être de manière déterministe
réduit à l’économique.
Croyait-il à cela, qui est en effet devenu le sens commun,
mais qui est complètement erroné et qui ne nous sortira
jamais de la situation actuelle de la crise globale, à savoir
que des valeurs comme l’éros et l’amitié,
des institutions comme la famille et le travail, des passions nobles
comme la passion pour la démocratie et les choses publiques,
sont corrompues et détruites par l’argent et l’économique
? Il est impossible de le croire pour le penseur qui a affirmé
la transformation même de la pensée et a réfuté
de la manière la plus persuasive la pensée héritée
selon laquelle l’être est déterminé, en
combattant tous les déterminismes. Innombrables sont les
facteurs qui ont provoqué la situation actuelle, dont l’issue
se trouve seulement vers la direction de la création de nouvelles
valeurs étant donné que parmi ces facteurs existent
aussi des facteurs positifs, c’est-à-dire le rejet
conscient par les hommes de certaines institutions traditionnelles
principalement de la sphère privée et l’informelle
encore création de nouvelles.
Je le dis, à mon tour, clairement, je suis en désaccord
profond avec la phrase : «le prix à payer pour la liberté,
c’est la destruction de l’économique comme valeur
centrale et, en fait, unique». L’économique constitue
effectivement l’une des motivations centrales du comportement
actuel des hommes, mais dire qu’il est la «valeur unique»
est réducteur et déterministe. L’origine de
la confusion tellement répandue aujourd’hui doit être
recherchée dans l’adoption, par Cornelius Castoriadis
également, de la position selon laquelle l’économique
de moyen est devenu une finalité. Mais, à l’ultra-vieille
idée du règne de l’argent répond un mythe
également ultra-ancien : celui qui transforme en or tout
ce qu’il touche risque de mourir de faim, la transformation
de la richesse en fin en soi équivaut à la mort, c’est-à-dire
qu’elle est impossible. Par son essence même, l’économique
restera à jamais un moyen de faire quelque chose. Que font
les hommes actuels et que fait la société actuelle,
en ayant pour moyen ou pour motivation l’économique
? Cela reste une question centrale. Voilà une raison de plus
pour que nous discutions, enfin, sur des valeurs telles que l’amitié,
qu’affirme avec audace, bien que subjectivement, le penseur
politique dans la phrase suivante. Il est cependant exagérément
modeste, et cela constitue politiquement une faute, de considérer
cette valeur comme subjective. Si nous considérons que la
société présente détruit les relations
humaines, et non pas seulement l’environnement, nous avons
le devoir de susciter la discussion pour une nouvelle écologie
de ces relations.
Risquons-nous d’être accusés de totalitarisme
si nous abordons les questions de la sphère privée
? Mais la pensée et l’action politiques démocratiques
ne contraindront jamais les hommes à être «heureux»,
à devenir amicaux et généreux, honnêtes
et dignes, athées à l’égard de tout dieu,
autonomes par rapport à toute loi donnée d’avance,
limités à obéir à leur propre loi et
aux lois en commun créées avec la collectivité.
La pensée et l’action politiques démocratiques
disposent cependant du droit indestructible, d’abord, d’être
opposées aux valeurs dominantes, qui sont souvent imposées
par des institutions concrètes, et, ensuite, de proposer
la discussion de nouvelles valeurs et de contribuer de manière
démocratique à la suppression de toutes les institutions
qui transgressent l’indépendance de la sphère
privée.
C’est seulement avec la création de nouvelles valeurs
dans tous les domaines, et non pas uniquement et automatiquement
avec la destruction de la motivation économique, que peut
s’ouvrir le chemin vers la liberté. Et face à
l’absence de sens de la vie personnelle et de projets collectifs
d’action politique, seule l’ouverture du dialogue sur
de nouvelles propositions de vie, sur de nouveaux projets d’action
collective peut ouvrir la voie vers la transformation radicale de
la société présente. Aujourd’hui, dans
la réalité social-historique de l’Occident,
se pose la question non seulement des significations imaginaires
sociales centrales qui ont constitué la composante hétéronome
de la modernité, à savoir de la croissance illimitée
des forces productives, de l’expansion illimitée de
la pseudo-maîtrise de la pseudo-rationalité, du progrès
incontrôlable de la techno-science, de la maîtrise et
de la possession de la nature, mais aussi des significations imaginaires
sociales d’hétéronomie, qui ont organisé
bien avant la modernité la vie sociale des hommes, et qui
se trouvent en décomposition.
Nous touchons au noyau de l’idée que Cornelius Castoriadis,
enfant de son époque à cet égard, n’a
pas voulu, n’a pas pu ou n’a pas eu le temps d’explorer.
C’est l’idée que la politique dans la conjoncture
social-historique actuelle, en tenant compte aussi bien de la «révolution
trahie» que des résultats monstrueux des totalitarismes,
en protégeant comme la prunelle de ses yeux les libertés
– conquises par des luttes – des sociétés
occidentales actuelles, a pour devoir de poser le problème
du sens de la vie, sans laisser hors de son champ aucune des institutions
qui contribuent à tenir ensemble la société
et qui la font se vouloir ou ne pas se vouloir elle-même.
Le spectre du totalitarisme doit cesser de planer sur la pensée
et l’action politiques démocratiques, qui doivent mettre
à l’ordre du jour les sujets que la réalité
elle-même a déjà posés. En effet, avec
tous les autres maux, le totalitarisme, en tant que régime
honni de coercition et de manque de liberté dans tous les
domaines de la vie sociale, a contribué à faire oublier
la simple vérité selon laquelle toute société
pourrait être totalitaire si elle impose à ses membres
par ses institutions traditionnelles, par son «infra-pouvoir»,
sans la force ouverte – parfois par elle aussi – des
convictions dogmatiques et des manières de vivre homogènes,
sans que ces membres soient consultés. La politique instituée,
en laissant hors de son champ de compétence ou d’intervention
des domaines immenses de la vie sociale, favorise essentiellement
la pérennité des institutions sociales traditionnelles
au nom seulement de la tradition. Le projet d’une politique
d’autonomie doit être global pour permettre précisément
dans tous les domaines de la vie sociale le pluralisme, la diversité,
la liberté effective, et non pas pour tout soumettre à
une logique dominante.
Il faut ici souligner la présupposition la plus fondamentale
: si justement ce projet n’obéit à aucune loi
de l’histoire, s’il ne résulte d’aucune
théorie, s’il n’est l’exclusivité
d’aucune avant-garde, il sera le résultat de la discussion
collective démocratique. Sa réalisation sera le fruit
de l’activité collective démocratique ou tout
simplement ne sera pas.
L’incohérence «inexplicable» de la réflexion
politique de Cornelius Castoriadis revendique maintenant tous ses
droits à la vérité et à la justice.
Elle se transforme en enjeu qui concerne notre réflexion
et notre action. Lui-même a été absorbé,
à juste titre peut-être, par les soucis réels
de son époque : la critique et la lutte pour repousser l’«idéologie
froide», qui figeait la réflexion politique et faisait
naître des régimes monstrueux. Sans aucunement être
conduit, comme beaucoup d’autres, à l’acceptation
irréfléchie et intéressée des sociétés
et des régimes de l’Occident, il a consacré
tous ses efforts à comprendre leur situation effective et
il a inspiré à un degré considérable
la plus grande mobilisation de leur contestation, Mai 68, que lui-même
a appelée «révolution anticipée».
Il a certainement sous-estimé, à mon avis, la position
critique, envers ces sociétés et envers ces régimes,
qu’expriment certains comportements de la population. C’est
pourquoi il n’a pas vu la dimension positive que contiennent
certains comportements sociaux, par lesquels, certes, il résulte
plutôt de la négation des valeurs traditionnelles et
des institutions traditionnelles que de la volonté et de
la capacité de création de nouvelles. Ainsi, finalement,
l’incohérence de sa réflexion politique rencontre
en quelque sorte l’incohérence de son époque.
Elle est plutôt incohérence de l’action collective
de la communauté qu’incohérence de pensée
individuelle. En ce sens, j’ai écrit que Cornelius
Castoriadis est enfant de son époque. L’enjeu qu’il
nous a légué, devient ainsi beaucoup plus important
: malgré le riche héritage de la pensée et
de l’action politiques démocratiques, héritage
auquel il a apporté une contribution généreuse
et qui restera décisive, les chemins de cette pensée
et de cette action ne sont jamais tranchés d’avance.
Nous ne disposons pour les ouvrir que de notre propre activité
réfléchie, critique et autonome.
En épilogue à ce texte, j’évoquerai
quelques-unes de mes réflexions sur ce que l’on appellerait
les facteurs qui ont contribué à la création
de l’œuvre castoriadienne. Je rappelle que lui-même
employait souvent pour désigner son œuvre le mot travail.
Cornelius Castoriadis est l’incarnation de l’idée
selon laquelle une grande œuvre de réflexion ne peut
jamais résulter seulement d’un cerveau doté
d’intelligence, d’inspiration et d’érudition.
Deux autres éléments sont absolument indispensables.
Le premier est le travail pénible et continu. Celui-ci comporte
nécessairement l’autodidaxie, laquelle est expression
d’autonomie au plan de la création de pensée.
Est requis un dernier élément, qui a caractérisé
particulièrement et jusqu’à la fin de sa vie
le grand penseur, c’est la liberté. Je reviens chaque
fois au mot le plus «intelligent» de Mai 68 : «Un
homme n’est pas intelligent ou stupide, il est libre ou pas».
La grande navigation de Cornelius Castoriadis avait en poupe le
vent de la liberté, elle portait le vent de la liberté,
elle était navigation de liberté. Voilà la
raison la plus fondamentale de saluer l’explorateur des labyrinthes
en tant qu’esprit porteur de vent, avec le vœu que son
paradigme apporte à l’esprit plus que son œuvre
vivante.
Nicos Iliopoulos, Paris, juillet 2002
* Nicos Iliopoulos vit à Paris depuis 1986. Il a obtenu
le Diplôme de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences
Sociales, avec un mémoire sous la direction de Cornelius
Castoriadis, qui porte pour titre «Participation et apathie
politiques dans la Grèce contemporaine, 1960-1990».
Il est l’auteur d’une thèse de doctorat ayant
pour titre «Participation et apathie politiques dans la France
contemporaine (Ve République, de 1958 à nos jours)»
et sous-titre : «Démarche pour scruter les limites
de la participation à la politique instituée et pour
élucider l’apathie à l’égard de
cette politique. Tentative pour réouvrir le chemin de la
pensée politique démocratique» (www.anrtheses.com.fr).
Ce travail est dédié à Cornelius Castoriadis
et à son œuvre.
Notes
1 «Fait et à faire», dans le livre : Cornelius
Castoriadis, Fait et à faire, Paris, Seuil, 1997, p. 9.
2 Cornelius Castoriadis, «Les destinées du totalitarisme»,
in Domaines de l’homme, Paris, Seuil, 1986, p. 201.
3. 3 «Fait et à faire», op. cit., p. 11.
4 Cornelius Castoriadis, «Les intellectuels et l’histoire»,
in Le monde morcelé, Paris, Seuil, 1990, pp. 103-111.
5 Cornelius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société,
Paris, Seuil, 1975, p. 20.
6 «Quelle démocratie ? », in Cornelius Castoriadis,
Figures du pensable, Paris, Seuil, 1999, pp. 145-180.
7 ibid., p. 145. Cf. Cornelius Castoriadis, «La culture dans
une société démocratique», in La montée
de l’insignifiance, Paris, Seuil, 1996, p. 196.
8 «Fait et à faire», op. cit., p. 66.
9 Cornelius Castoriadis, «Pouvoir, politique, autonomie»,
Le monde morcelé, Paris, Seuil, 1990, pp. 113-139.
10 Cornelius Castoriadis, «Le parti révolutionnaire»
(1949), in L’expérience du mouvement ouvrier, 1, Comment
lutter, Paris, Union Générale d’Editions, collection
10/18, p. 123.
11 Cornelius Castoriadis, «Pouvoir, politique, autonomie»,
op. cit., p. 118.
12 Ibid., p. 124.
13 bid., p. 126.
14 Ibid., p. 127.
15 Voir Cornelius Castoriadis, Capitalisme moderne et révolution,
2, Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne,
Paris, Union Générale d’Editions, collection
10/18, pp. 47-203.
16 Texte contenu dans le livre que j’ai évoqué
à la note précédente, pp. 293-316.
17 Texte (partiellement) repris dans Cornelius Castoriadis, La
montée de l’insignifiance, Paris, Seuil, 1996, pp.
11-26.
18 Ibid., p. 23.
19 Ibid., p. 19. [Seul ajout au texte original. Pour le plaisir
de la lecture, ajoutons la phrase qui suit : «Nous vivons
la société des lobbies et des hobbies.»]
20 «Fait et à faire», dans le livre homonyme,
p. 76.
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