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origine : échanges mails
I
Notes autobiographiques et les idées mères
du travail
J’ai commencé la recherche sur la question épineuse
de la participation et de l’apathie politiques à mon
arrivée en France, en 1986, après avoir quitté
la Grèce et avoir abandonné une vie politique militante
intensive et activiste de 15 ans. Ce début a été
incarné dans l’amorce immédiate de la rédaction
d’un projet de recherche. Ce projet a été poursuivi,
durant les cinq premières années, par la préparation
d’un mémoire en vue du Diplôme de l’Ecole
des Hautes Etudes en Sciences Sociales sous la direction de Cornelius
Castoriadis.
Ma rencontre avec ce grand penseur a été fructueuse.
En effet, par un itinéraire de militantisme politique tout
à fait différent, j’avais quasiment abouti aux
mêmes interrogations et au même esprit général,
oserais-je dire, bien évidemment dans la réflexion
politique. Je parle en termes de rencontre. Il n’y a, d’un
côté, rien de problématique, à mes yeux,
à affirmer la grande influence que l’œuvre de
pensée politique démocratique de Cornelius Castoriadis
a exercé sur moi. Il y a, de l’autre, le fait que cette
influence a rencontré un état de réflexion
personnelle engagée bien avant, en raison de mon expérience
de militant de la gauche « eurocommuniste » grecque.
Réflexion radicalement critique envers cette expérience,
mais également réflexion animée par l’inépuisable
passion pour les affaires communes. Rencontre signifie aussi dialogue,
interrogation sans fin. Avec toute la modestie requise, on ne peut
pas et on ne doit pas être disciple de ce penseur. En se situant
dans la même veine du projet démocratique de l’autonomie,
on doit discuter et interroger son œuvre, voire la critiquer
là où elle nous paraît non pertinente. C’est
là l’une des raisons pour lesquelles j’ai dédié
cette thèse à la personne et à l’œuvre
de Cornelius Castoriadis.
L’aboutissement de mon travail de réflexion et de
rédaction concernant le diplôme intitulé «
Participation et apathie politiques en Grèce contemporaine
1960-1990 » présente déjà certains éléments
plus généraux sur cette question. Ces éléments
sont inspirés de certaines idées mères qui
dépassent le cadre d’une société spécifique.
Il s’agit plutôt d’une réflexion sur un
éventuel prolongement de la pensée politique démocratique.
Prolongement qui comporte aussi certaines ruptures qui s’imposent,
à mes yeux.
Ces idées mères, que j’ai plus amplement développées
tout au long de cette thèse, et sur lesquelles j’ai
essayé d’appuyer ma recherche prolongée, sont
les suivantes :
Avant d’examiner la question de la participation politique
dans une société donnée, il convient d’énoncer
l’idée selon laquelle le régime politique, dont
cette société est dotée, institue ses propres
modes de participation et, par là même, définit
concrètement ce qu’on appelle un citoyen. Autrement
dit, des limites, bien marquées par des institutions politiques
de chaque société, conditionnent la participation
de chacun à ces institutions.
Dans le régime d’une « démocratie représentative
», le citoyen est essentiellement défini en tant qu’électeur
qui peut et doit élire ses représentants. Ce citoyen
possède, entre-temps, une multitude de droits, mais le moment
essentiel, et somme toute décisif, est le moment des élections
par lesquelles, par l’exercice du droit de vote, il désigne
ceux qui auront accès au pouvoir politique. Nous voyons ainsi
les limites de la participation politique du citoyen dans ce régime
bien précis. Que ces limites puissent être dépassées
est une évidence, et l’expérience effective
le prouve, quoique rarement, il est vrai.
L’idée de participation politique instituée
conduit directement à son tour à l’idée
de politique établie/instituée. L’univers de
cette politique dominante actuellement est ce que l’on appelle
représentation, dont je vais proposer une brève critique
(voir II).
Mais une autre considération capitale doit intervenir ici
pour qui veut mener une recherche impartiale de réflexion
politique. Il s’agit de la position du chercheur envers ce
régime politique concret. Deux possibilités sont ouvertes
: soit l’approbation nette et claire de ce régime,
soit une prise de distance envers ce régime, au nom de l’impartialité
de la recherche. Le choix par le chercheur de l’une de ces
deux possibilités oriente de manière radicalement
différente le contenu, les méthodes et l’éthos
de la recherche.
Indépendamment des motifs de l’un ou de l’autre
choix, l’approbation du régime conduit la recherche
vers une voie limitée, avec pour projet normatif la conservation
du régime et, par conséquent, pour horizon intellectuel
la stérilité à laquelle est nécessairement
vouée toute recherche en matière de politique, condamnée
à devenir apolitique et anhistorique. La distance envers
le régime conduit la recherche vers une voie ouverte à
l’interrogation, avec pour projet normatif l’exploration
des possibilités d’un autre régime politique
et pour horizon intellectuel la reconnaissance, évidente,
de l’historicité du régime actuel, qui n’est
bien évidemment éternel ni en amont ni en aval.
Dans mon travail, j’ai fait explicitement le choix de la
deuxième possibilité, c’est-à-dire de
la distance par rapport au régime politique existant. Ainsi,
j’ai réussi, je pense, à « inverser »
la manière dont les chercheurs traitent habituellement l’indifférence
pour énoncer l’idée selon laquelle ce qui fait
problème n’est pas l’apathie mais la participation,
son vrai contenu et ses limites dans les régimes représentatifs
actuels. Une fois posée cette idée, on peut facilement
aboutir à cette autre idée capitale : qui dit participation
dit démocratie. Et qui constate un déficit de participation
populaire provenant aussi bien des institutions établies
que du comportement réel du peuple, constate en réalité
un déficit démocratique. Au fond, mon sujet de recherche
est bien la démocratie.
On peut ainsi comprendre l’ensemble de toute ma démarche
dans la présente thèse qui porte le titre principal
: Participation et apathie politiques dans la France contemporaine
(Ve République, de 1958 à nos jours), accompagné
du sous-titre : Démarche pour scruter les limites de la participation
à la politique instituée et pour élucider l’apathie
à l’égard de cette politique. Tentative pour
réouvrir le chemin de la pensée politique démocratique.
Le constat de l’enquête empirique
Toutefois, face à une masse impressionnante de travaux qui
contestent l’existence de l’apathie politique, il aurait
fallu démontrer le contraire par une enquête empirique.
J’ai entrepris cette enquête et j’ai abouti à
un constat désormais inébranlable à trois volets
combinés et inséparables : Seule la moitié
des électeurs inscrits votent régulièrement.
Seule la moitié des adhérents des partis politiques
participent à la vie interne de leur parti. Une infime minorité
d’individus participent aux actions collectives.
Le premier volet de ce constat, la lente mais continue érosion
de la participation électorale à toutes les consultations
depuis l’instauration de la Ve République, est très
important, voire décisif, et ce pour plusieurs raisons. Voici
les raisons essentielles : a) En principe, ce mode de participation
politique est le plus important, c’est même lui qui
justifie la démocraticité du régime et la légitimité
des gouvernants. b) Dans les faits, et tout au long de la période
étudiée, ce sont les grandes consultations électorales
qui ont rythmé la vie politique du pays. c) Troisièmement,
notre enquête a montré que les autres modes de participation
politique sont en voie de disparition. Ce mode devient donc décisif
par son unicité.
Le deuxième volet de ce constat est l’effondrement
des effectifs des partis politiques. Cette phrase, dans sa brièveté,
appauvrit mon analyse. En effet, la perte par les principaux partis
politiques français de la moitié de leurs adhérents
constitue un fait incontesté, qui montre une apathie politique
en évolution. Mais ce qui est le plus important est le fait
que la participation des membres des partis dans le fonctionnement
interne est plus apathique que celle qui s’effectue généralement
dans les institutions politiques. Deuxième point, plus important
encore, la vie interne des partis reproduit le modèle représentatif,
sans que les arguments avancés pour justifier la représentation
en général puissent être valables pour un parti.
Etant donné le rôle capital des partis dans la vie
politique, nous sommes devant le fait le plus antidémocratique
et le trait le plus nettement oligarchique du régime actuel
: les décisions sont prises par une infime minorité.
Le troisième volet de ce constat est la quasi-disparition
des actions collectives ayant des projets positifs et globaux.
Petite digression sur un choix conceptuel crucial. (Choix conceptuel
signifie à la fois choix d’élucidation –
et non pas théorique, car il n’y a pas de théorie
en pensée politique – et choix de pratique politique.)
Je propose le terme « action collective » par opposition
au terme « mouvement social » qui est fallacieux, absurde
et, en fait, d’inspiration marxienne et marxiste. Je récuse
l’appellation de « mouvements sociaux ». C’est
la société qui est en mouvement perpétuel sans
que l’on connaisse la direction. C’est cela le mouvement
social, au sens littéral et correct du terme. Si on intervient
pour orienter ce mouvement, le mouvement de la société,
vers une direction lucidement choisie par nous, on crée une
action collective. Dans cette conception de l’élucidation
et de la pratique politique, on ne connaît pas d’avance
non seulement le sens de l’histoire mais aussi le résultat
de notre action. Le « mouvement ouvrier » des marxistes
connaissait par avance les deux. Autrement dit, il s’inscrivait,
par « nécessité historique », dans le
mouvement réel de la société, il exprimait
ce mouvement social, il était presque la même chose,
d’où la synonymie – théorique aussi bien
que fallacieuse. Il suffit, pour en être persuadé,
de lire seulement la quatrième de couverture de L’institution
imaginaire de la société, qui commence ainsi : «
De Platon à Marx, la pensée politique s’est
présentée comme application d’une théorie
de l’essence de la société et de l’histoire.
» Fin de la digression.
La spécificité de l’action collective par rapport
aux deux autres modes de participation politique (participation
électorale et adhésion aux partis) consiste en cela
: c’est le seul instant et la seule instance où le
citoyen peut virtuellement créer des idées, avancer
des propositions, formuler des revendications et éventuellement
les imposer par l’inventivité, la force et la détermination
de son action. Ce n’est pas un mode d’approbation ou
de désignation, ce ne pourrait pas être uniquement
un mode de protestation ou de négation, c’est une possibilité
de proposition protéiforme et d’imposition d’une
volonté délibérée. D’où
le caractère virtuellement instituant, et par là démocratique
au sens originel de pouvoir du peuple, de l’action collective.
Pour cette raison, par opposition aux autres modes de participation
politique presque figés, inexorablement inscrits dans le
cadre de la politique établie/instituée, nous devons
considérer l’action collective comme forme de participation
politique virtuellement instituante.
En ce qui concerne la période actuelle, l’absence
– évidente – d’actions collectives significatives
confirme le constat d’une lourde apathie politique.
Tout analyste lucide, même s’il est persuadé
de la justesse de ce régime politique, doit raisonnablement
aboutir à ce constat. Je me suis situé pour ainsi
dire à l’intérieur de ce régime pour
constater ces faits. J’apporte, comme une critique interne
de ce régime, deux éléments importants : d’une
part, le droit à l’information n’est inscrit
dans aucun texte officiel ; d’autre part, le droit de délibération
en commun des citoyens n’est pas non plus reconnu.
Le constat d’une apathie des individus à l’égard
de la politique instituée est donc justifié.
II
Une fois constatée cette apathie politique, contre vents
et marées, et au prix d’une enquête minutieuse
et exhaustive, il faut s’interroger sur les raisons profondes
qui la provoquent. D’où inévitablement la critique
de la représentation. Mais cette critique doit se faire à
partir d’un projet politique qui est le mien.
Critique de la représentation
En effet, avant d’emprunter un autre chemin de pensée
et d’action politiques, il faut soumettre la représentation
à une critique profonde. L’univers politique moderne
est imprégné de cette signification imaginaire sociale
et la preuve en est que même la plus petite unité est
gérée par les représentants. Derrière
la représentation se trouve l’idée qui constitue
le fondement de la composante dominante de toute la pensée
politique héritée. C’est bien évidemment
l’idée de l’impossibilité de l’autogouvernement
d’une collectivité humaine.
Sans pouvoir explicite, une communauté humaine est inconcevable,
comme le déclarait déjà Aristote. Le pouvoir
explicite correspond à ce que l’on appelle aujourd’hui
les trois pouvoirs : judiciaire, législatif et exécutif.
Mais comme je l’ai écrit dès l’introduction
de la thèse, la distance est immense entre cette nécessité
et la nécessité d’une division tranchée
et éternelle entre gouvernants et gouvernés. Et, à
ma connaissance, un seul penseur politique a essayé de nous
transmettre ce qui est constaté dans une réalité
politique : ce penseur est Aristote et la réalité
est Athènes. La seule solution pour dépasser la division
rigide et permanente (que Platon a résolue avec ses philosophes
au pouvoir), c’est l’alternance au pouvoir explicite.
La représentation, idée en effet originale de ce que
l’on appelle modernité, est une autre tentative de
résoudre ce problème : la représentation préserve
la division permanente et rigide en permettant au peuple d’élire
ses gouvernants.
Mais la représentation, en tant qu’imaginaire politique
nucléaire d’une société, n’est
pas seulement une procédure. Elle postule une conception
principielle et substantielle de la politique et de son contenu
: la prétendue liberté moderne de Benjamin Constant,
liberté individuelle qui consisterait à laisser les
citoyens libres d’éprouver leurs jouissances privées
veut exclure et exclut finalement du champ politique la préoccupation
de la collectivité de la substance de ces jouissances. La
représentation n’est donc pas seulement l’impossibilité
pour le peuple de se réunir et de décider lui-même,
elle n’est pas seulement le mode de désignation de
gouvernants par la seule élection. Elle est en même
temps la restriction de la politique, la délimitation des
sujets sur lesquels le peuple doit se prononcer, du moins dans une
sphère aussi importante que la sphère privée.
Cette restriction est devenue beaucoup plus grande aujourd’hui.
La raison principale n’est pas que les hommes politiques,
les représentants, soient coupés de la réalité
quotidienne des gouvernés, des représentés.
La raison capitale en est que, aujourd’hui, les institutions
dans lesquelles on était censé éprouver des
« jouissances privées » connaissent une grande
crise, voire une décomposition.
La synthèse
Au terme, toujours provisoire, d’un itinéraire long
et difficile, les réflexions suivantes s’imposent.
Loin de penser en termes d’indifférence politique
croissante, affirmons qu’une crise immense affecte lentement
le fondement du régime politique actuel qu’est la représentation.
Crise qui n’a certes pas pour seul facteur le comportement
effectif de la population, mais dont le facteur le plus important
est précisément ce comportement. C’est pourquoi
il est très difficile d’évaluer cette crise
par les moyens de mesure traditionnels et les sondages. Nous pouvons
élucider mais non pas tout expliquer de façon prétendument
scientifique et avec une précision mathématique. Cette
crise implique certainement la critique. Et cette critique, saine
et normale face au régime politique établi dans son
ensemble, ne doit pas être réduite à une protestation
malsaine ni être ajoutée aux phénomènes
conjoncturels. Le problème est que cette critique demeure
limitée et surtout embryonnaire et négative. Face
à l’ensemble du régime politique dominant qui
propose des « solutions » en bloc, les tentatives de
sa contestation sont fragmentées et morcelées. On
constate l’éparpillement des initiatives contestataires,
pas vraiment d’ailleurs révolutionnaires. L’absence
évidente de projet politique global, collectif et positif
est certainement une impuissance d’inspiration du collectif
anonyme et de presque tous les « éponymes » et
impuissance face à une tâche effectivement immense.
Cela s’appelle donc impuissance plutôt qu’apathie
et indifférence. Face à cette impuissance, personne
ne peut prévoir d’issue. C’est là encore
une difficulté d’élucidation. « Panta
rei » : « Tout coule », et « Le soleil est
chaque jour nouveau », mais pour l’instant l’eau
ne déborde pas de la rivière et le soleil éclaire,
mais éclaire et réchauffe une réalité
trop répétitive. Nous avons voulu la répétition,
nous récoltons l’ennui. Je renonce pour ma part à
toute idée de prophétisme, sachant que la société,
qui certes s’ennuie, mais ne « dort » pas, peut
« se réveiller », de sa léthargie actuelle,
pour surmonter tous les écrits ainsi que les réflexions
le plus profondes sur son état actuel et dire (en reprenant
la plus belle formule de mai 68 : « Un homme n’est pas
intelligent ou stupide, il est libre ou il ne l’est pas »)
: « une société n’est pas éveillée
ou léthargique, elle est créatrice et imaginative
ou conformiste ». La collectivité actuelle sera libre
si elle pose des questions et des myriades d’autres insoupçonnables
par chacun individuellement afin d’établir un autre
cadre de vie et de vie en commun. Son « intelligence »
n’a rien à voir dans ce propos. La collectivité
sera asservie, soumise et assoupie, si elle continue à reposer
sur l’état actuel des choses. Sa « stupidité
» n’a non plus rien à voir ici.
Je soutiens l’idée que le régime politique
représentatif est le régime de l’apathie instituée
des citoyens. Et, plus généralement, je soutiens la
thèse selon laquelle la pensée politique dans sa plus
grande partie s’est préoccupée de proposer des
institutions qui gardent le « citoyen » à l’écart
des vrais centres du pouvoir politique. Je pars du postulat explicite
que l’auto-gouvernement de la société humaine
est possible. Alors que la pensée politique héritée
est constamment habitée par le postulat contraire : étant
donné que l’auto-gouvernement n’est pas possible,
comment trouver des institutions qui proposeraient une participation
limitée du peuple ?
Par conséquent, mon analyse sur l’indifférence
politique d’aujourd’hui se distingue des autres analyses
sur deux points essentiels : sur l’historicité, tout
d’abord, du phénomène – historicité
double, dans les faits historiques et dans les écrits hérités
–, sur le caractère institutionnel du phénomène,
ensuite. L’historicité du phénomène nous
renvoie au simple fait que le peuple n’a jamais vraiment participé
au pouvoir politique, n’a jamais créé sa propre
histoire en matière politique, il était toujours le
gouverné. Le caractère institutionnel du phénomène
nous renvoie au simple fait que l’indifférence politique,
à n’importe quelle période, ne pourrait pas
être perçue et analysée uniquement en tant que
comportement individuel. Si l’on considère l’individu
pour ce qu’il est vraiment, à savoir fabrication sociale,
force est de constater que l’individu conforme à sa
société participe à la politique dans la mesure
où cette participation est institutionnalisée.
La « véritable démocratie » n’a
jamais existé – nous sommes d’accord avec Rousseau,
mais absolument pas pour les raisons qu’il invoque. Si la
démocratie n’a jamais existé, le projet démocratique
a cependant émergé, a été inventé
à un moment donné de l’histoire de l’humanité.
Mieux, il a été créé, et n’a cessé
d’apparaître depuis dans les revendications du peuple
lorsque ce dernier se mobilise et exige sa part de pouvoir. L’égalité
parfaite hommes/femmes n’a jamais existé. Mais le projet
de cette égalité a émergé il y a deux
mille quatre cents ans chez Platon, et il traverse, depuis, les
luttes des femmes ou de tous ceux qui combattent pour que l’humanité
soit meilleure. Même dans la crise actuelle le projet démocratique
existe.
C’est pour ces raisons que l'enchevêtrement de ces
deux diagnostics donne le caractère spécifique de
la conjoncture historique et sociale actuelle : nous ne sommes pas
principalement devant une indifférence politique, dans tous
les sens que l’on pourrait donner à ce terme. Nous
sommes plutôt face à une impuissance individuelle et
collective, l’impuissance à réactiver le projet
de l’auto-gouvernement de la population, tant au plan substantiel
qu’au plan procédural. Plan substantiel de l’auto-gouvernement
de la communauté : « négativement », tout
doit être remis en cause, ce qui renvoie obligatoirement à
la position selon laquelle tout doit être « positivement
» réinventé. Cette tâche est immense.
Plan procédural de l’auto-gouvernement de la communauté
: « négativement », rejet des institutions politiques
représentatives, maintien des acquis démocratiques
précieux, ce qui renvoie à la position de l’adoption
du droit à la décision. Invention de nouvelles institutions
politiques qui pourraient réaliser ce droit. C’est
également là une tâche immense.
Montrer l’ampleur des tâches politiques de la communauté
humaine actuelle ne signifie cependant pas accepter la thèse
selon laquelle cette impuissance est indépassable. Devenir
maître et possesseur de la nature – voilà à
quel pouvoir utopique se réclamait une composante de l’époque
dite moderne – ou devenir, autant que possible, maître
de son destin humain hautement conditionné par cette même
nature : la condition de l’homme mortel ? Je pense que ce
dilemme est la question par excellence politique de notre époque.
Le choix est politique, c’est-à-dire que les hommes
d’aujourd’hui sont entièrement libres de choisir
: dans quelle société voulons-nous vivre ?
Nous voulons une société politique qui valorise la
liberté, l’égalité, la fraternité
et qui, par conséquent, dévalorise l’asservissement
à l’excédent de la production, du progrès
technique, de la consommation et de la « consummation »,
du spectacle, des loisirs, et de l’autre être humain
comme produit à consommer. Nous voulons une société
qui valorise la politique : la passion pour la chose publique, l’amitié,
la beauté, la réflexion, la création artistique,
qui réinvente l’amour et la relation au corps de l’autre.
Nous voulons une société qui dévalorise la
vitesse et la lenteur, le stress et la léthargie de l’esprit,
pour valoriser l’examen et l’interrogation sans fin.
Et pour cette société que nous voulons nous rejetons
la hiérarchie absurde et la bureaucratie aliénante
et nous affirmons le droit de décider de toutes nos affaires.
Personne n’est en droit de décider à notre place.
Personne ne peut nous représenter.
La question fondatrice d’une politique de l’autonomie
aujourd’hui ne peut être autre que la question sur les
valeurs qui tiennent encore ensemble la société contemporaine
mais qui ne lui tient à cœur malgré leur érosion.
L’une des caractéristiques principales de la société
contemporaine est que toutes les valeurs se trouvent en décomposition,
et la communauté ne trouve même pas le courage, la
vertu par excellence en matière politique depuis Platon et
jusqu’à Hannah Arendt, de commencer simplement à
discuter de ces valeurs. On discute du chômage et non du travail,
pour donner quelques exemples essentiels. On discute de la parité
entre hommes et femmes, du pouvoir politique prétendu masculin,
sans discuter du problème du pouvoir politique en soi. On
discute du PACS et non de la question fondamentale de la crise des
relations humaines sous tous leurs aspects. On discute du cumul
des mandats et non de la substance des élections, ni de la
véritable participation des citoyens, ni de la « démocratie
directe », d’ailleurs la seule démocratie. Car
la démocratie en tant que régime politique n’a
besoin d’aucune épithète décorative,
comme on entend dire « démocratie participative »
ou « démocratie locale ». Si besoin en était,
il s’agit de démocratie d’assemblée où
les citoyens délibèrent et décident.
La désaffection politique est le refus de la société
de poser la question politique par excellence aujourd'hui : sa propre
mise en cause et, corrélativement, celle de la mise en cause
de la politique établie/instituée. Ce n’est
pas un problème de livres et d’idées, mais un
problème d’action collective, de développement
d’une activité politique imaginative de la population,
qui fait cruellement défaut à présent. On peut
effectuer des analyses et des analyses, des recherches et des recherches,
avec de bonnes ou de mauvaises intentions, géniales ou dénuées
d’intérêt, on peut réaliser des enquêtes
d’opinion et des sondages, on peut prendre maintes photographies
de la réalité sociale – c’est ce que l’on
fait effectivement de plus en plus –, on peut accumuler les
informations les plus riches, amener les individus de tous les points
du monde à communiquer. La question demeurera : qu’en
est-il de la politique comme action collective mettant en cause
l’ensemble de l’institution de la société
? Cette politique n’existe pour le moment nulle part. Nous
ne sommes plus devant une société dépolitisée,
nous sommes face à une société a-politique
et même anti-politique.
La grande pensée politique, de Platon et Aristote à
Montesquieu et Tocqueville, lorsqu’elle s’interroge
sur les formes de gouvernements, est inséparable de valeurs
et de principes qui sont liées à ces formes dans les
sociétés considérées. Pourquoi ne pas
ouvrir la question du sens de la vie pour tous et pour chacun ?
Nous proposons en fait une transformation de ce que l’on peut
appeler la thématique de la politique établie/instituée.
Cette thématique est cantonnée à présent
dans ce-qui-existe, dans ce-qui-est-valorisé. Ce-qui-existe,
ce-qui-est-valorisé aujourd’hui, ce sont certaines
valeurs incarnées dans certaines institutions effectives,
dont la contestation par une action collective semble inconcevable
sous la menace d’un glissement dans le totalitarisme. Pourrait-on
accuser Montesquieu de totalitarisme du fait que De l’esprit
des lois traite toutes les institutions humaines ? Pourquoi ne pas
donner le droit à la décision à tous ? Nous
proposons en effet de substituer au suffrage universel, acquis précieux
qui est cependant une procédure de procuration, le suffrage
universel en tant que droit substantiel et permanent de décision.
L’autonomie consiste à se donner soi-même ses
propres lois. Et une politique de l’autonomie consiste en
ce que la collectivité tout entière décide
de ses propres lois/institutions. Ce projet d’autonomie, en
partie réalisé, se trouve aujourd’hui face à
une exigence inaugurale : les institutions, qui ont été
créées autrefois à partir de sa dynamique,
ne peuvent plus l’incarner. Nous affirmons l’autonomie,
devenons donc autonomes, au sens minimal : interrogeons-nous sur
le sens de notre vie, et revendiquons cette exigence pour tout le
monde. Revendiquons de décider du sens de la vie et de la
société tout entière. Ceux qui affirment que
cela est impossible dans la société où nous
vivons affirment que la liberté est impossible. Et pourtant,
« La raison d’être de la politique est la liberté
».
Exposé de nicos iliopoulos, fait le 14 décembre
2001, pendant la soutenance de la thèse, devant le jury composé
par Alain Caillé (directeur de thèse), Daniel Lindenberg,
Pierre Vidal-Naquet, Jean-Marie Vincent,
Texte inédit
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