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Origine : http://psythere.free.fr/article.php?id_article=34
Psychologue clinicien de formation, Jean-Claude Liaudet a toujours
mené de front l’intervention dans les institutions
et sur les groupes, et l’écoute des individus. Cette
articulation, jugée par d’aucuns contre nature, entre
la dimension psychosociologique et la psychanalyse, il la reconduit
dans "Le complexe d’Ubu ou la névrose libérale"
(Fayard 2004, 312p), en tentant une approche psychanalytique de
ce qu’il pose comme névrose collective : le libéralisme
en tant que système d’idéaux et de lois.
Nous avons souhaité interroger l’auteur sur cet essai
brillant, dont le style privilégie la scansion du fragment
plutôt que la continuité d’un argumentaire propice
à faire thèse mais typique d’un « scientisme
dont l’idéologie libérale est friande ».
Ce livre à la critique affûtée paraît
au moment où la conjoncture socio-politique laisse poindre
l’idée que la fin verbeusement annoncée des
idéologies, de la lutte des classes, voire de l’Histoire
tout court, bute sur un réel qui fait tout simplement obstacle
au singulier « principe espérance » du néolibéralisme.
Celui-ci se voulait incarner une sorte de thérapeutique du
politique enfin coupé de ses échappées oniriques,
de ses visées utopiques et de ses lendemains désenchantés
: en résultait un débouché... direct sur la
R-é-a-l-i-té , - signifiant dont le "référent"
est incarné par l’Entreprise ou le Marché. Pas
de l’oie du Marché. Soumission à la jouissance
du Capital délocalisé, et à l’irraison
pure qui soutient son discours. L’âge de maturité
du politique, serait celui où la quête du Bien commun,
toujours adossé au pire, n’aurait plus lieu d’être.
Il y aurait un babil totalitaire de l’aspiration au Bien commun
et au changement.
Le néolibéralisme est donc apparu comme le système
d’épuration et d’élimination des scories
idéologiques du siècle finissant. Il fit consensus.
Celui-ci semble pourtant moins compact. Car comme le montre JC Liaudet
avec efficacité, la névrose collective libérale
-à laquelle correspondrait la névrose narcissique
de l’individu-, névrose collective dont les prémisses
apparaissent au XVIIème siècle, paraît représenter
une formation instable... limite, plus qu’une structure plastique,
réellement organisatrice du lien collectif.
PSYTHERE - Dans votre introduction vous commencez par justifier
le principe de votre approche, celle d’une psychanalyse du
collectif . Est-ce parce que les tentatives de nombre d’analystes
éminents qui avaient franchi le rubicond d’une théorisation
sur la Culture, voire de la Civilisation, se sont après coup
révélées sinon « fantastiques »
du moins mystifiantes par leur côté parfois simpliste
(Reich, Marcuse..) ?
Ces dernières années divers essais de psychopathologie
du champ socio-politique sont parus (de D. Sibony, M. Schneider,
à J. P. Lebrun, et Ch. Melman). Comment interprétez
vous ce regain d’intérêt pour la question politique
?
J-C. LIAUDET - J’ai voulu en effet, vis-à-vis d’une
certaine doxa analytique selon laquelle il n’y aurait de psychanalyse
que de l’individuel, rappeler comment Freud, de Psychologie
des foules et analyse du moi à L’homme Moïse et
la religion monothéiste, a travaillé la question de
l’articulation de l’individuel et du collectif. Il lui
paraissait impensable que chaque individu recommence le monde en
naissant (voilà un fantasme libéral !), il fallait
donc que l’expérience humaine se transmette de génération
en génération. Mais comment ? Puisant dans l’arsenal
scientifique de son époque, il s’interrogea sur une
éventuelle transmission phylogénétique.
Aujourd’hui, on peut dire que le langage y suffit. Si on
veut bien ne pas réduire celui-ci à un outil de communication,
et sortir de la logique des théories informationnelles qui
imprègnent le cognitivisme comme le comportementalisme, aujourd’hui
si prisés en psychiatrie, on peut dire que parler c’est
intégrer le système collectif d’idéaux
et de lois inhérent au langage. Puisque c’est par le
langage que le sujet advient, on pourrait risquer cette formule
: le sujet individuel est un effet du collectif. Ce qui n’est
pas sans effet dans la clinique : le symptôme présenté
par un patient est indissociablement collectif et individuel. On
le constate tous les jours, sans rien en faire. Et inversement :
j’aime cette remarque de Castoriadis, un dictionnaire est
mort, dit-il, s’il n’y a quelqu’un pour le parler.
Autrement dit, c’est par le sujet individuel que s’énonce
le collectif.
C’est dire que l’on peut tenter autre chose qu’une
psychanalyse appliquée à la vie politique (forcément
réductionniste), comme le fait Michel Schneider dans Big
mother, ou encore Charles Melman dans L’homme sans gravité.
Les travaux de Jean-Pierre Lebrun, mais aussi de Dany-Robert Dufour
me paraissent, eux, constituer une tentative pour articuler histoire
collective et histoire individuelle.
Si ces divers travaux apparaissent aujourd’hui, c’est
que l’univers néolibéral met la psychanalyse
en porte à faux : la question de sa survivance se pose. Si
la place du psychanalyste en institution a toujours été
problématique, la logique techniciste qui prévaut
maintenant en psychiatrie la rend apparemment inutile. Certains
psychanalystes comprennent qu’ils ne peuvent rester enfermés
dans leur cabinet, et qu’ils ne peuvent non plus se situer
dans la demande sociale de « psy » qui se développe
aujourd’hui : la vie psychique y est représentée
sur le modèle du corps morcelé de la médecine,
elle requiert un technicien susceptible d’éradiquer
un symptôme sans en chercher le sens. Une sorte de garagiste
de l’âme. Il devient donc urgent de repenser la place
sociale du psychanalyste - et la place du social dans la psychanalyse.
Pour ma part, je me suis appuyé sur la réflexion
que mène Roger Zagdoun, notamment dans Œdipe le garçon,
la prohibition de l’inceste et la fonction paternelle [1]
et dans Hitler et Freud, un transfert paranoïaque [2]. Pour
lui, le Totem et tabou décrit par Freud ne se résume
pas à l’hypothèse historique du meurtre du chef
de la horde, ainsi promu comme père. Zagdoun rend également
compte de la mise en place du Tabou, c’est-à-dire d’une
phobie collective à l’endroit d’un danger symbolique
qui serait la mort-inceste, apparu avec le langage qui lui confère
ce sens, dans un temps où le rôle procréateur
du père aurait encore été méconnu. Cette
première phobie s’organiserait autour de l’évitement
du trou originel, lieu de passage de la mort à la vie (et
de la vie à la mort dans l’inceste), également
trou dans le langage, puisque le signifiant « mort »
ne renvoie à aucun signifié. A cet évitement
correspondrait un refoulement primaire, où l’on peut
voir l’origine de l’inconscient. Phobie collective,
donc, organisée par les premiers tabous : phobie, c’est-à-dire
symptôme, c’est-à-dire « névrose
pour tous » transmise dans le langage. Si la névrose
collective est « bonne », c’est-à-dire
si elle permet un compromis acceptable pour la pulsion, l’individu
ne présente pas de souffrance ; si elle est « mauvaise
», c’est à dire si elle ne facilite pas un refoulement
efficace des désirs incestueux ou des souhaits de parricide,
l’individu présente alors des symptômes. Les
délires totalitaires (nazisme, stalinisme) en sont une illustration.
Il serait intéressant de voir en quoi ils s’articulent
au triomphe du libéralisme classique et à l’apparition
de la seconde mondialisation [3], au début du XXème
siècle.
PSYTHERE - Est-ce d’ailleurs une théorisation de la
Culture ou du politique ? Autrement dit, s’agit-il d’une
interpellation du libéralisme comme pensée système
politique, ou comme idéologie culturelle ?
J-C. LIAUDET - On peut en effet distinguer une dimension imaginaire,
celle de la culture prise comme système d’idéaux
présentés dans des images [4] (celles de la religion,
de la politique, de la science) et une dimension réelle,
celle de l’histoire, du politique. Mais l’une ne va
pas sans l’autre. Le roi fondait son pouvoir historique, réel,
sur sa désignation par le dieu imaginaire. De même
la république se fonde sur la volonté collective.
Dans Le complexe d’Ubu, je passe d’un niveau à
l’autre. Mais je privilégie, je crois, le niveau de
la culture. Le réel de notre histoire est présent
sous forme de vignettes, d’illustrations. Quels sont les idéaux
d’aujourd’hui ? Qu’est-ce qui nous fait jouir
en régime libéral ? Voilà les questions qui
m’intéressent.
PSYTHERE - Vous dites dans la foulée du Freud de «
Psychologie des foules et analyse du moi » : « c’est
parce que des individus partagent le même idéal qu’ils
composent un groupe ou une société...tous partagent
le même idéal du moi ». Ce partage ne tend-il
pas à l’impossible, rendant compte de la forme inédite
prise par le lien social, la diffraction repérable de l’ideal
du moi collectif se manifestant au travers même du morcellement
« communautariste » au sens large ?
Quel est dans cette hypothèse, le statut de ce « sujet
collectif » ? Y a-t-il une seule névrose collective
?
J-C. LIAUDET - Je crois que le sujet, individuel ou collectif,
ne correspond pas à notre désir d’unité.
Le sujet est par nature divisé, on le sait bien, il est le
champ de conflits, voilà même une façon de le
définir. Tant qu’il y a du conflit, il y a de la vie
! De même, pour qu’il y ait du collectif au niveau réel,
pour que des hommes et des femmes énoncent un « nous
», il faut qu’il y ait plusieurs groupes sociaux différents
et donc en conflit. Si l’uniformité s’installe,
la société implose.
Que l’idéal du moi soit composite, fait de bric et
de broc, rien d’étonnant. Il n’empêche
que tout conflit trouve, à chaque moment et pour un temps,
une résolution qui reflète un état du rapport
des forces psychiques.
Quant au communautarisme, j’y verrais plutôt (comme
pour les nationalismes) un effet de l’idéal individualiste,
aujourd’hui néolibéral mais au travail depuis
plusieurs siècles. Il conjugue à loisir les fantasmes
d’autoprocréation et d’autosuffisance... Beaucoup
« d’auto- » qui ne favorisent pas, en effet, le
lien social...
PSYTHERE - Pour clore ce volet, le clivage entre Civilisation -comme
formation collective coercitive surmoïque, et Culture -formation
collective liée à l’idéal du moi, est-il
toujours pensable dans les mêmes termes qu’à
l’époque de Freud ?
N’y a t-il pas au niveau du collectif, un laminage de ces
instances -surmoi et idéal du moi-(dont témoigne l’efflorescence
des pathologies du « narcissisme »), laminage estompant
l’écart entre surmoi et idéal du moi, et finalement
entre Civilisation et Culture...
Ne sommes nous pas entrés cependant dans l’âge
de la Civilisation triomphante où s’annonce la fin
de la Culture ? N’est-ce pas cela aussi la névrose
libérale ?
J-C. LIAUDET - Oui, en un certain sens. Dans la névrose
libérale, l’invitation nous est faite de ne renoncer
à rien. Invitation illusoire, même pour les héros
libéraux, maîtres des phynances censés se situer
au-dessus des lois ; pour les autres innombrables, c’est dans
le cocooning et le virtuel qu’ils sont incités au bonheur
sans entrave. Moins de surmoi en tant que censure, en tant «
qu’héritier du complexe d’Oedipe », donc.
Mais aussi plus de surmoi, en tant que force « obscène
et féroce », selon le mot de Lacan, puisant dans le
sadisme du ça, beaucoup plus de culpabilité sans nom
et sans visage, parce que désarrimée des idéaux,
exigeant un sacrifice que plus rien n’encadre.
A propos de l’idéal du moi, j’aime bien ce mot
de Dany-Robert Dufour [5] : le Grand Sujet, dit-il, n’est
plus du côté du Père, mais du Marché.
Marché que j’associe à une mère phallique
et infiniment généreuse. Mais peut-on encore invoquer
quelqu’idéal dès lors qu’il n’y
a plus de tiers... En ce sens, on devrait parler de psychose libérale,
plutôt que de névrose. Une psychose à froid,
caractérisée par une perte de tout repère,
où le besoin remplace le désir.
PSYTHERE - D.Laporte et son « Histoire de la Merde »
(Bourgeois, 1993), rapporte entre autres, que c’est au temps
de ce que vous appelez la « première décompensation
collective » (1572) que paraît un édit de François
premier réglementant les ordures (1539) Ainsi pour lui, «
l’économie n’a jamais été plus
qu’alors lieu de merde, lieu de corruption démarqué
comme tel de toute morale : la Renaissance marque par exemple, les
économistes nous le disent, l’abandon de la règle
médiévale de modération du bien, et le développement
de théories mercantilistes, toutes définies --...
-- d’un but unique à atteindre : enrichir la Nation.
»
Tout votre livre scande d’une certaine façon cette
idée.
Ubu, sa Merdre, sa pompe à phynances, serait-il le vrai
patron du ME(R)D(R)EF...durement épinglé par la société
in-civile ces derniers temps ?
J-C. LIAUDET - On pourrait en effet imaginer les adeptes du bien-nommé
ME(R)D(R)EF défiler en cortège derrière leur
saint patron, un immense Ubu de carnaval... Ce serait compter sans
les formations réactionnelles : l’obsession de la propreté
(le costume gris, les mots feutrés, les chiffres sans odeur,
la monnaie virtuelle enfin débarrassée de toute liquidité...)
masque le goût pour la saleté ; et la manie gestionnaire
et organisatrice vient donner à la férocité
comme à l’avidité leurs lettres de rationalité
froide. Le personnage d’Alfred Jarry me paraît donc
fonctionner comme un analyseur : il arbore sur son ventre un labyrinthe
intestinal, zone érogène autour de laquelle son monde
s’organise. Comme toute figure baroque, il expose au grand
jour ce qui devait rester caché.
Alors que je réfléchissais sur les liens entre libéralisme
et analité, j’ai donc tout naturellement fait d’Ubu
le saint patron de mon livre ! En lui, on peut retrouver les grands
traits de l’âge sadique-anal qui me paraissent constitutifs
de la névrose collective libérale : mégalomanie
et volonté de toute puissance ; refus de toute loi vécue
comme contrainte, comme empêchement de « liberté
» ; ignorance d’autrui ; sadisme ; goût pour la
collection et le maniement des matières ; découverte
de la propriété comme partie du corps (l’étron)
à échanger avec la mère (ou à l’en
priver dans la constipation, avec l’autoérotisme de
la rétention en prime) avec, en fond de tableau, l’équivalence
merdre/monnaie... tout un programme, qui me paraît être
celui du libéralisme.
PSYTHERE - Vous dotez donc Ubu d’un complexe et vous ployez
le libéralisme sous le joug de la névrose. Il semble
plutôt qu’en vous lisant, l’on doive osciller
entre névrose, psychose et perversion. Pourquoi effectivement
névrose au final ?
J-C. LIAUDET - En termes de structure, je vous le disais il y a
un instant, on pourrait en effet parler de psychose. A cette différence
près que, du XVIIème au XXème siècle,
le libéralisme s’est construit dans le rejet (et donc
la reconnaissance en négatif) du père social réel,
historique (le roi, l’état), comme du père imaginaire,
culturel (dieu). A la fin du XXème siècle, avec l’épanouissement
du libéralisme sous sa forme qualifiée de «
néo », c’est peut-être bien à l’effondrement
du système symbolique paternel, à la forclusion du
père chrétien qu’on assiste - laquelle plonge
le sujet individuel dans un état de perplexité, de
dépersonnalisation, il se trouve pris, on pourrait dire coffré,
dans l’armature d’un discours pervers qui évite
le plus souvent d’avoir recours aux efflorescences du délire.
La perversion me semble donc jouer le rôle d’un mécanisme
de défense qui permet de faire l’économie du
délire. Dans ce bétonnage, le scientisme (notamment
le scientisme économique) tient lieu du fer qui permet à
la construction de tenir.
J’ai conservé le terme de névrose dans la mesure
où ce que l’on peut souhaiter c’est une bonne
névrose collective, c’est-à-dire une formation
de compromis qui permet de refouler l’inceste et le parricide,
de façon telle que les symptômes qu’elle produit
immanquablement soient néanmoins vivables.
PSYTHERE - Sur le même motif, je dirai que dans le tryptique
capitalisme, postmodernisme, libéralisme, vous semblez dénoncer
la logique sadique-anale du capitalisme, et penser que le libéralisme
pourrait s’en délivrer. Quant au postmodernisme, il
fait figure de symptôme sans valeur structurelle.
J-C. LIAUDET - Il me semble que, dans l’histoire, le destin
du libéralisme n’a pas été immédiatement
noué au capitalisme. L’Areopagitica de John Milton
(1644), le John Locke de La lettre sur la tolérance (1686)
revendiquent pour l’individu une liberté vis-à-vis
de l’Etat. C’est pourquoi il me semblerait intéressant
de repérer quand et comment se nouent les thèmes de
la liberté et de la propriété - chez Locke,
déjà, quand il décrit un droit « naturel
» à la propriété, quand il cherche à
« libérer » l’économique du politique
en arguant de son antériorité.
Je me demande donc si l’idée d’un post-libéralisme
dégagé de l’analité capitaliste ne représenterait
pas une voie de progrès. C’est une question, une simple
piste où, peut-être, ne pas désespérer.
Quant au post-modernisme, en effet, je le considère comme
un effet de la mise en place du néolibéralisme, version
« hard » de la névrose libérale.
PSYTHERE - Vous définissez, deux ou trois âges de
la névrose collective pour lesquels vous mettez en exergue
les moments fondamentaux d’émergence, la scène
primitive en quelque sorte, et la nouvelle recomposition du lien
social témoignant de l’agencement de la nouvelle névrose
collective.
Nous aurions ainsi fini à notre époque, de vivre
dans le deuxième âge de la névrose collective,
celle de l’entre-deux névroses, dont la temporalité
s’inscrit entre les prémisses de la Révolution
française et la fin des années 80 (chute du mur de
Berlin). Cet entre-deux névroses, a été la
période de coexistence de la « névrose libérale
» que vous référez de manière à
vrai dire assez convaincante à la position sadique-anale,
et de la névrose collective chrétienne que vous référez
malgré tout au paradigme oedipien, mais il apparaît
surtout comme un long processus de mutation, qui depuis la fin des
années 80, laisse la « névrose » libérale
organiser seule la nouvelle donne anthropologique contemporaine
(troisième âge). En occident du moins.
Vous parlez parfois de cette mutation en terme de « régression
». Qu’en est-il plus précisément ?
B. Grunberger et P. Dessuant, dans « Narcissisme, christianisme,
antisémitisme » ont stigmatisé de manière
fort critique la régression narcissique et le conflit prégénital
non résolu du christianisme. La fixation prégénitale
qui caractériserait le libéralisme, pourraît-elle
être un reste de la "névrose chrétienne"
?
J-C. LIAUDET - Le terme de régression peut porter à
confusion s’il réfère à un schéma
d’évolution. J’ai employé ce terme, peut-être
un peu rapidement, pour marquer le fait que dans la logique anale,
la question de la différence des sexes (et par là
même, à mon sens, la question d’un autre à
la fois différent et semblable - et donc la possibilité
d’un lien social fondé sur l’amour) ne se pose
pas. Mais je n’avais pas en tête une idée de
progrès telle que la succession des sociétés
(caractérisées par des névroses collectives)
refléterait, analogiquement, un soi-disant progrès
individuel marqué par une hiérarchie de « stades
».
Le fait que la névrose collective libérale soit née
sur le terreau de la névrose collective chrétienne
ne peut que l’avoir marquée, certainement. Le père
chrétien imaginaire souffrait d’un défaut de
castration : Jahvé n’a pas besoin d’une femme
pour concevoir Adam, il est l’une et l’autre à
la fois. Il se trouve pris dans une formule tautologique qui me
semble être le comble de l’inceste : « je suis
celui qui est ». Ce plus-que-tout paternel va faciliter une
perte des idéaux religieux au moment des guerres de religion,
au XVIème siècle. Alors, le père culturel imaginaire
(dieu) commence à se trouver dissocié, en même
temps que du pape, du père social réel : apparaît
le thème du « roi abusif » gouvernant cyniquement
selon la raison d’état (en 1589 chez Giovanni Botero).
Cette défaillance de l’idéal paternel, sur
la terre comme au ciel, va laisser une place pour une autre organisation
psychique. Elle dynamise un « non » qui reste anal,
du fait de ne pouvoir s’énoncer dans un champs nettement
déployé comme oedipien (Jahvé n’est pas
accouplé, il est père et mère à la fois
- de même, le pape est symboliquement homme et femme[6] ).
On pourrait donc supposer que le raté oedipien de la névrose
chrétienne a prédisposé au passage à
une logique anale : à vérifier !
Une autre scène primitive, pour reprendre votre mot (je
préférerais dire scène originaire), ayant une
importance aussi décisive à mes yeux que celle des
guerres de religion est ce que l’on a coutume de désigner
du terme religieux de Shoah (ce qui me paraît un mauvais choix,
parce que inscrit dans la seule logique juive). Il paraît
qu’il n’y aurait rien à en dire : en effet, l’inceste
passé en acte prive de parole... mais dire cela c’est
quand même parler, et il le faut. Ne pas vouloir mettre de
mots sur la Shoah, c’est rester dans la complicité
de l’acte, en définitive y participer.
Sur cette interprétation de la Shoah comme retour du désir
incestueux refoulé, rendu possible par la mise en défaillance
de la névrose chrétienne, Roger Zagdoun nous apporte
des clés[7]. Après ce passage à l’acte
délirant, rien ne plus être comme avant : extinction
de la névrose chrétienne, épanouissement de
la folie néolibérale... On bascule de la forclusion
de la mère à la forclusion du père...
En conclusion, si l’on peut parler de régression,
c’est que, en régime libéral, l’unaire
nous guette [8].La trinité chrétienne mettait en place
un système symbolique où un père plus-que-tout
nous épargnait, malgré tout, la confrontation à
une mère au sein phallique, en qui tout se résout,
sinon se dissout : à savoir le Marché...
PSYTHERE - Faites vous, vous aussi, partie des "nouveaux réactionnaires"
estampillés par D. Lindenberg ... ?
J-C. LIAUDET - Pourquoi pas ? Je refuse de m’enfermer dans
une alternative libéralisme/socialisme, c’est pourquoi
je tente le terme de post-libéralisme. Je suis d’accord
avec Jean-Claude Michéa quand il pose qu’ils ont trop
de paradigmes en commun.
PSYTHERE - La figure stylistique de l’oxymore semble particulièrement
mise au travail dans le discours libéral. Le discours libéral
est-il animé par une logique primaire (au sens des processus
primaires), hostile, comme vous le montrez et comme on l’entend
ces jours ci à la pensée, et au désir, à
la complexité de leur structure ?
J-C. LIAUDET - L’oxymore se caractérise par le rapprochement
de deux mots qui semblent se contredire. L’obscure clarté
qui tombe des étoiles reste néanmoins proche, me semble-t-il,
du jeu métaphorique, nécessaire pour désigner
l’absente de tout bouquet. Il n’en est plus de même
lorsqu’on parle, par exemple, de tulipe en matière
plastique naturelle. On est alors plus proche du mécanisme
de dénégation, typiquement pervers, où l’on
va poser que ce qui n’est pas est ; et tout aussi bien que
ce qui est n’est pas. On est alors, en effet, proche des processus
primaires régissant le système inconscient. Nos «
exclus » de toutes sortes en sont là : perdu le langage,
ils connaissent le court circuit de la pulsion à l’acte
- cela s’observe à l’école, notamment.
Dans la logique perverse, le discours ne sert pas à penser,
à découvrir une vérité à venir,
mais à assujettir l’autre à une vérité
déjà établie - en fait celle du désir
de son énonciateur ! À ce jeu, tous les coups sont
permis pourvu qu’ils soient efficaces ! Dès que l’on
a repéré cette stratégie, on peut prendre plaisir
au décodage : d’un plaidoyer politique comme d’une
pub à la télé. Ce qui est exclu de ce jeu,
c’est la pensée. Qui ne peut se déployer qu’à
partir de la castration primaire, c’est-à-dire de l’apparition
de la sexuation et dans le même temps de la mort ; d’une
génération antérieure transmettant un savoir
; d’un autre de l’autre sexe, semblable et différent,
avec qui le dialogue peut s’instaurer, dans les registres
du savoir comme de l’amour... nous voguons alors à
une distance infinie du pragmatisme nécessaire au maniement
des valeurs, nous sortons du registre de la rentabilité.
Pour reprendre un mot de Hobbes, on pourrait dire que pour le libéral,
penser c’est compter.
Au reste, l’homme libéral ne connaît pas la
mort, pas plus que l’enfant de l’âge sadique-anal.
Le scientisme l’y aide : bientôt, vous le savez, nous
serons immortels... La biologie et la médecine y travaillent...
PSYTHERE - Que pensez vous justement de la mobilisation des intellectuels,
des chercheurs, des artistes, et des professionnels qui ont un rapport
distant à la logique du libéralisme ?
J-C. LIAUDET - J’ai indiqué dans Le complexe d’Ubu
la haine libérale de la pensée : celle-ci représente
en effet un danger, elle risque de défaire les montages pervers
de la rhétorique libérale, et plus globalement sa
logique de la dénégation. La question de la vérité
est à forclore, la vérité empêche l’équivalence
généralisée de toutes les valeurs, de tous
les idéaux. La vérité est à bannir,
car elle permet de poser ce qui est juste et bon, et peut devenir
le fondement de la loi. Elle s’oppose à la liberté
libérale, qui est refus de toute limite.
PSYTHERE - Le statut symbolique et imaginaire des pères
dans notre horizon contemporain néolibéral parait
grevé du signe moins : sommes nous passés du père
plus-que-tout au père moins-que-rien ?
Est-ce l’a-mère-version...du discours mercantiliste
? Qu’est-ce qu’être un père au temps du
"jouir sans entraves" de la morale sadienne-libérale
?
J-C. LIAUDET - Le déclin du système symbolique paternel
est une longue histoire qui commence avec la mort du fils de dieu
sur la croix, un fils abandonné par le père - ainsi,
pour Lacan, l’athéisme est-il posé par le christianisme.
Les premiers auteurs libéraux, eux, s’élèvent
contre l’intolérance paternelle. Leur mise au travail
de la culture trouve dans l’histoire son écho avec
la mise à mort du père social, et la création
d’une République en laquelle nous sommes libres et
égaux (les deux conditions nécessaires pour fonder
l’idéologie libérale du contrat), mais également
frères[9], unis dans le meurtre d’un père social
qui n’en fut pas pour autant idéalisé, et sans
que la République monte au ciel pour le remplacer : on sait
que la tentative d’établissement d’une religion
républicaine laïque fut un échec. Dès
lors, les frères deviennent des nourrissons abouchés
au sein du Marché.
Du père, que reste-t-il ? Il n’est plus celui qui
énonce ce qui est juste et bien, ni celui qui prend en charge
le bien-être de son enfant, le social jouant désormais
un rôle plus décisif que le sien. Il lui reste, dit
Philippe Julien[10], à transmettre la loi du désir,
en fermant à son enfant la porte de la chambre des parents,
en lui interdisant de connaître l’homme et la femme
que sont son père et sa mère... Le programme libéral
vise à faire sauter ce dernier verrou : la famille conjugale
hétérosexuelle tombe en désuétude, et
les perspectives ouvertes par le clonage permettent de rêver
à un monde enfin débarrassé du sexe...
PSYTHERE - Passons des enjeux de la « Cacanie » libérale,
à ceux de la "Translacanie". Il semble que la pluralisation
des noms-du-père, joue comme opérateur spectral, révélant
finalement des positions "politiques" très contrastées
entre les groupes lacaniens notamment sur des enjeux sociétaux
d’importance, où des clivages abrupts apparaissent
au grand jour opposant libertariens et vieux réacs, postmodernistes
et modernistes...
Tout cela est-il à mettre au compte des effets du transfert
à la personne et au texte de Lacan ?
J-C. LIAUDET - Sans doute, et plus encore à l’acte
posé par Lacan le 5 janvier 1980, quand il dissout, seul
comme toujours, L’Ecole Freudienne de Paris - refusant de
la voir se constituer elle aussi (comme la SPP, l’IPA) en
église. La communauté lacanienne devenue son symptôme
(l’inanalysable de Lacan évoqué par Loewenstein
?), livrer les adeptes à l’éparpillement en
les privant d’un transfert institutionnalisé dans l’EFP
fut peut-être bien un acte analytique...
NOTES :
* [1] Roger Zagdoun, Œdipe le garçon, la prohibition
de l’inceste et la fonction paternelle, Encre, 1979.
* [2] Roger Zagdoun, Hitler et Freud, un transfert paranoïaque,ou
la genèse incestueuse d’un génocide et les persécutions
aujourd’hui, L’Harmattan, 2002.
* [3] Si l’on veut bien situer la première mondialisation
au XVIème siècle, avec la découverte du Nouveau
monde.
* [4] Ce que d’autres appellent un système symbolique.
* [5] Dans L’art de réduire les têtes, Denoël,
2003.
* [6] Faut-il voir là une origine de l’inclinaison
des prêtres pour la pédérastie ?
* [7] Roger Zagdoun, Hitler et Freud, un transfert paranoïaque,
ou la genèse incestueuse d’un génocide et les
persécutions aujourd’hui, L’Harmattan, 2002.
* [8] Pour faire écho à un concept développé
par Dany-Robert Dufour (auteur lumineux s’il en fut) dans
Folie et démocratie, Gallimard, 1996.
* [9] J’ai approché laquestiondudéclindupatriarcatdans
:Telle fille, quel père ?,L’Archipel, 2002.
* [10] Philippe Julien, Tu quitteras ton père et ta mère,
Aubier, 2000.
BIBLIOGRAPHIE
* • Dolto expliquée aux parents, L’Archipel,
1998 / J’ai lu, 2000
* • La psychanalyse sans complexes, L’Archipel, 2000
/ J’ai Lu, 2002
* • Telle fille, quel père ?, L’Archipel, 2002
* • La psychanalyse, coll. Idées reçues, Le
Cavalier bleu, 2002
* • Résumé des thèses exposées
par Roger Zagdoun dans : Hitler et Freud, un transfert paranoïaque,
ou la genèse incestueuse d’un génocide et les
persécutions aujourd’hui, Encre, 2002
Entretien réalisé en Mars 2004 par Frank BELLAICHE.
2000 - 2003 Psythère
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