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Origine : http://www.alternatives-economiques.fr/site/232_004.html
Tout est bon pour nous pousser à l’achat : les
scientifiques apportent leur concours aux firmes en décodant
les rouages du cerveau humain.
Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de
cerveau humain disponible », reconnaissait Patrick Lelay,
PDG de TF1, dans un livre paru en juin dernier (1). L’objectif
d’un patron de chaîne télévisée
est de « divertir, détendre le téléspectateur
pour le préparer entre deux messages publicitaires ».
Le propos a le mérite d’être clair. Il s’articule
parfaitement avec le formidable effort réalisé actuellement
par les publicitaires, qui mobilisent de plus en plus les neurobiologistes.
Ces experts du cerveau les aident à tirer les ficelles des
décisions d’achat et à trouver des moyens de
pousser encore davantage les consommateurs à ouvrir leurs
porte-monnaie. Ainsi se développe le neuromarketing.
Pour accroître l’efficacité des campagnes publicitaires,
les scientifiques repèrent, par imagerie cérébrale,
les signaux (visuels, sonores…) qui déclenchent le
plus d’envie, de plaisir… Les grands groupes comme L’Oréal,
Altadis ou Camel testent ces outils d’investigation cérébrale
depuis une dizaine d’années. Levi-Strauss, Alcatel,
Ford ou encore Delta Airlines investissent, eux aussi, dans ces
méthodes pour affiner leurs stratégies commerciales.
Les enjeux sont en effet colossaux, quand on sait que les dépenses
de publicité ont atteint 30 milliards d’euros en France
en 2003, soit 2 % du produit intérieur brut (PIB) et plus
de 3 % de la consommation des ménages, selon l’Union
des annonceurs. Mais c’est, bien sûr, d’abord
aux Etats-Unis que ce mouvement est né et se développe.
A la recherche de la zone du marché
Cette coopération entre scientifiques du cerveau et gens
du marketing se structure autour d’alliances locales entre
laboratoires publics et firmes privées. En septembre dernier,
le congrès Neuroeconomics 2004 – qui s’est tenu
à Charleston aux Etats-Unis – a impliqué des
dizaines de chercheurs de Caltech, de Princeton, de Stanford, mais
surtout du Centre hospitalier universitaire d’Emory à
Atlanta, pionnier en la matière. C’est là, près
du siège de Coca-Cola, qu’a été fondé
en 2001 l’institut BrightHouse pour les sciences de la pensée.
Cet institut propose des études neurophysiologiques à
de grandes entreprises américaines, comme Pepperidge Farm,
Kmart ou Home Depot. Il s’agit d’enregistrer l’activité
du cerveau d’un échantillon représentatif de
volontaires, pendant que sont présentées des images
de produits, de modèles ou d’activités. Les
signaux, témoins de leurs préférences, sont
repérés. La stratégie publicitaire vise alors
à reproduire les activations cérébrales correspondant
aux critères de plaisir.
Pour démonter les rouages de la décision d’achat,
d’importants groupes de neurobiologistes scrutent ainsi le
cerveau et publient des articles très savants sur la «
zone du marché » ou sur les « zones de préférence
au Coca ». Samuel McClure et Read Montague, directeur du laboratoire
de neuro-imagerie humaine du Baylor College of Medicine de Houston
(Texas) ont montré, par exemple, que les consommateurs optent
plutôt pour le Coca-Cola – alors qu’ils préfèrent
le goût du Pepsi – lorsque le nom de marque leur est
donné. Ils mobilisent alors une partie avant du cerveau,
le cortex préfrontal médian (2).
« Voilà donc le moteur du commerce, décrète
Annette Schäfer, docteur en économie, dans un article
publié dans le magazine Cerveaux et psycho en septembre dernier
(3). « Ce cortex préfrontal médian nous fait
aimer ce qu’aiment les autres. Arriver à le stimuler
pourrait donc être un objectif majeur d’une parfaite
campagne publicitaire », suggère l’auteure. Reprenant
la balle au bond, Clinton Kilts, directeur scientifique de l’Institut
BrightHouse, estime que « si cette zone est activée
à la vue d’un produit donné, il est probable
que c’est ce produit que l’on achètera, car cette
région correspond à l’image qu’on a de
soi-même ».
Autre piste, celle ouverte en Allemagne par un groupe du Centre
hospitalier universitaire d’Ulm (financé par DaimlerChrysler).
Il a confirmé l’importance d’une zone cérébrale
dite « de la récompense ». Dénommée
noyau accumbens, elle est impliquée dans le plaisir : douze
hommes soumis à des images de voitures haut de gamme ont
manifesté une activation de ce noyau, d’autant plus
forte qu’ils appréciaient la vue d’une voiture.
De même, la mémorisation de messages publicitaires
a été testée par un neurobiologiste de Melbourne,
Richard Silberstein, de la Swinburne University of Technology. Ce
dernier a remarqué que les messages les mieux mémorisés
correspondaient à un surcroît d’activité
dans l’hémisphère cérébral gauche.
Des outils contestés
Les publicitaires pensent donc volontiers disposer désormais
des clés pour jauger l’efficacité de leurs images
et de leurs clips. La valeur réelle de ces « marqueurs
ou traces cérébrales du plaisir » laisse cependant
beaucoup à désirer. Aucune étude n’a
mis en évidence un lien causal strict entre le fonctionnement
d’une aire cérébrale et un comportement aussi
complexe qu’une décision d’achat. « La
relation entre les préférences des consommateurs et
l’achat est complexe et dépendante du contexte. Il
n’existe pas d’onde cérébrale magique
ou de bouton “acheter” qui permette de prédire
les réponses des consommateurs dans toutes les situations
», rappelle prudemment l’institut BrightHouse sur son
site Internet. Sans doute pour éviter les procès de
clients insatisfaits. Les protocoles isolent en effet toujours les
personnes testées, alors que dans la vie réelle, l’environnement
contribue également puissamment à orienter les comportements.
Au sein de la Harvard Business School, le laboratoire Mind of the
Market a été mis en place, sous la houlette de Stephen
Kosslyn et de l’économiste Gérard Zaltman, auteur
du livre Comment les consommateurs pensent ? (4). Malgré
cette implication, ce spécialiste affiche lui aussi la prudence.
« Les stratèges de la publicité ne détiennent
pas encore la zone cérébrale des achats, le levier
qui permettrait de convaincre le client de se laisser tenter »,
estime-t-il.
Mais, au fond, la fiabilité réelle des méthodes
du neuromarketing importe peu. Celui-ci joue un rôle en France
analogue à la graphologie, dont la faible validation scientifique
n’empêche pas l’usage massif lors des recrutements
: le recours à de telles méthodes « scientifiques
» rassure et constitue pour des managers stressés qui
tentent de rationaliser des décisions lourdes de conséquences
économiques. D’ailleurs, ce « vernis de la science
dure » est acheté bien cher, puisque la simple acquisition
des images neuronales revient à environ 800 euros de l’heure
! L’Institut BrightHouse a ainsi réalisé récemment
une étude portant seulement sur 30 volontaires pour la modeste
somme de 209 000 euros (5)…
Question d’éthique
Malgré ces limites, la frontière entre simple amélioration
des techniques publicitaires et volonté d’asservissement
des clients potentiels devient désormais ténue. Ainsi,
la toute nouvelle société de conseil SalesBrain, montée
à San Francisco en 2002 par deux Français, Christophe
Morin et Patrick Renvoise – qui publient le livre Selling
to the Old Brain –, va au-delà de l’analyse.
Elle propose aux entreprises des moyens rationnels pour agir sur
les décisions (6). Les deux entrepreneurs considèrent
qu’il faut savoir cerner les leviers archaïques du cerveau
reptilien pour convaincre. Ils suivent donc les traces du fameux
anthropologue Clotaire Rapaille, qui fut conseiller de Kraft, Procter
& Gamble et s’occupe aujourd’hui de vendre des politiciens
Bush et Kerry ! (7).
Selon le psychologue Olivier Oullier, chercheur au Centre des systèmes
complexes et des sciences du cerveau de l’université
de Floride, « les questions d’ordre éthique et
moral sont nombreuses. Le spectre d’Orwell plane, à
tel point qu’aucune compagnie n’a pour l’instant
publiquement admis avoir recours au neuromarketing. Il reviendra
aux législateurs de trancher quant à la légalité
de l’usage de telles études. A ce jour, il existe clairement
un vide juridique concernant l’application des neurosciences
à des fins non médicales » (8). Hostile à
ces pratiques, l’organisation américaine non lucrative
Commercial Alert, qui veille depuis 1998 aux risques de dépendance
des enfants et des adolescents face aux marchés, a demandé
au président de l’université d’Emory de
faire stopper les travaux en neuromarketing. Elle a saisi le Bureau
américain des protections sur la recherche humaine. Celui-ci
n’a cependant rien trouvé de problématique à
ces méthodes et leur a donné son feu vert en février
2004 (9).
En France, le psychologue Olivier Koenig, ami de Stephen Kosslyn,
s’est lui aussi investi dans un cabinet d’études
et de conseil dénommé Impact Mémoire !, fondé
en 2001 à Boulogne-Billancourt. Directeur à Lyon du
laboratoire d’étude des mécanismes cognitifs,
membre du Réseau des sciences affectives, il adopte lui aussi
un discours prudent : « On ne peut appréhender les
choix complexes d’un consommateur uniquement par activités
neuronales. Prétendre cerner les mécanismes intentionnels
par l’imagerie cérébrale frise le ridicule.
» Pourtant, ce chercheur participe aux développements
d’Impact Mémoire ! pour « définir, dynamiser
ou harmoniser les forces mémorielles d’un logo, d’un
packaging, d’un message publicitaire ou d’un média
». Les clients du cabinet d’études sont aussi
variés que Nestlé, SFR, la Société générale,
SEB, Le Monde, Urgo, Humex ou encore Lacoste. On y trouve surtout
le Syndicat national de la publicité télévisuelle
(SNPTV), qui exploite les études d’Impact Mémoire
! pour confirmer que 56 % des messages publicitaires s’incrustent
bien grâce à la télévision dans le cerveau
des téléspectateurs. Claude Cohen, présidente
de ce syndicat, est d’ailleurs aussi présidente de…
TF1 publicité.
La boucle est bouclée : les contribuables financent la recherche
publique en neurosciences ; celle-ci vend le résultat de
ses travaux aux firmes ; grâce à ces recherches, les
téléspectateurs sont plus efficacement matraqués
et les consommateurs achètent davantage… Et les contribuables
paient pour lutter contre l’alcool, le tabac, l’obésité,
le surendettement, l’élimination des emballages…
par Dorothée Benoît-Browaeys
(1) Voir Les dirigeants face au changement, éd. du Huitième
jour, 2004.
(2) « Neural Correlates of Behavioral Preference for Culturally
Familiar Drinks », par Read Montague et Samuel McClure, Neuron,
vol 44, 379-387, octobre 2004.
(3) « Vous avez dit… neuromarketing », Cerveau
et psycho n° 7, septembre-novembre 2004.
(4) How Customers Think. Essential Ensights into the Mind of the
Market, par Gérard Zaltman, Harvard Business School Press,
2003.
(5) Voir « Notre cortex sous l’œil intéressé
des pubeux », Courrier International n° 705, du 6 au 12
mai 2004, extrait du Financial Times de Londres (article de Jérôme
Burne).
(6) Selling to the Old Brain, à paraître en traduction
française chez de Boeck.
(7) www.rapailleinstitute.com
(8) « Neuromarketing », Le Monde du 24 octobre 2003.
(9) « Feds Fail to Stop fMRI Marketing Studies », Diagnostic
Imaging Online, février 2004.
Pour en savoir plus
www.thoughtsciences.com :le
site de l’Institut BrightHouse.
www.hnl.bcm.tmc.edu/overview.html
: le site du Human Neuroimaging Laboratory de Houston au Texas.
www.i-memoire.com : le site d’Impact
Mémoire !
www.commercialalert.org :
le site de l’organisation non gouvernementale Commercial Alert.
Cerveau, sexe et pouvoir, par Catherine Vidal et Dorothée
Benoît-Browaeys, éd. Belin, Janvier 2005.
Revue Alternatives économiques N° 232, janvier 2005,
4,25 euros, port inclu
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