|
Origine : http://www.cairn.info/article_p.php?ID_ARTICLE=RAI_028_0005
1 / Depuis une vingtaine d'années, les réflexions
sur le libéralisme tardif se multiplient. Dans l'héritage
du dernier Foucault, en particulier de son cours au Collège
de France de 1978-1979 intitulé Naissance de la biopolitique,
une partie de ces analyses se concentre autour de la conceptualisation
de la rupture entre ce libéralisme tardif appelé
aussi néolibéralisme et le libéralisme
classique.
2 / Cet art de gouverner néolibéral se caractériserait
tout d'abord par une conception renouvelée de l'État,
dans laquelle son prétendu retrait serait en réalité
une forme sophistiquée d'interventionnisme, l'État
étant au service du marché au lieu d'en être
le garde-fou extérieur, sa légitimité et son
efficacité se mesurant à cette aune. Ensuite, et de
manière tout aussi cruciale, le libéralisme avancé
se « spécialiserait » dans l'extension de la
rationalité économique à l'ensemble du champ
social (chaque individu devenant un « entrepreneur »
de soi-même).
3 / C'est au coeur de cette double transformation modifiant significativement
la relation gouvernants/gouvernés telle qu'elle s'est construite
au cours de l'édification de l'État Providence, que
nous rencontrons le concept de responsabilité. Si le gouvernement
néolibéral consiste en une technique de gouvernement
indirect où, selon les mots de Foucault, gouverner, consiste
à « influer la conduite des autres », une des
clefs de son fonctionnement semble passer par cette notion de responsabilité,
par laquelle on doit entendre ici l'autocontrôle, l'autogouvernement
des individus. À eux/nous de prendre soin de leur sécurité
selon la nouvelle criminologie néolibérale, de calculer
les risques de leur comportement et de modifier d'autant leur conduite
criminogène ; à eux/nous également d'adopter
une conduite préventive en ce qui concerne leur santé
puisque toute personne malade peut être soupçonnée
d'en être responsable en ayant adopté une conduite
pathogène (fumer, ne pas se couvrir, manger de la «
junk food », etc.) ; à eux/nous encore, de cultiver
leur capital humain de façon à produire un maximum
d'employabilité selon la redéfinition néolibérale
du travail. De cette façon, l'État contrôlerait
les individus en leur imposant les normes de leurs comportements
dont pourtant ils devraient seuls en assumer les conséquences.
4 / Ce cours « inaugural » de Foucault a donné
lieu depuis une quinzaine d'années à la production
dans le monde anglo-saxon d'un vaste champ d'études intitulé
governmentality studies. La publication de ce dossier vise à
contribuer à l'introduction en France de cette discussion
[1]. Pour les raisons évoquées plus haut, la responsabilité
comme nouvelle technique de gouvernementalité a été
choisie pour servir de fil directeur à ce dossier parce qu'elle
nous apparaît au c ur de l'élaboration théorique
comme de la pratique politique du néolibéralisme.
5 / Les trois premières contributions de ce dossier [2]
identifient les axes d'une problématisation de cette articulation
entre néolibéralisme et responsabilité. Dans
le premier article, Michel Feher propose de reprendre la méthodologie
foucaldienne en « éprouvant la possibilité de
défier le néolibéralisme en l'abordant de l'intérieur,
c'est-à-dire en épousant la condition qu'il réserve
aux destinataires de son discours et de ses pratiques ». À
partir de cette analyse, l'auteur pose alors la question de savoir
dans quelle mesure il serait possible de s'approprier la notion
ici centrale de « capital humain », pour en faire une
prise sur le néolibéralisme, un outil de combat et
de revendication à son encontre.
6 / Le deuxième article interroge plus particulièrement
la responsabilisation (morale) des individus comme technique de
« gouvernementalité néolibérale »,
en tentant de saisir son mode de production et les ressorts sur
lesquels elle s'appuie. Il s'agit de montrer le tour de passe-passe
sur lequel repose la séduction ou plus souvent l'inhibition
provoquée par cette injonction à la responsabilisation
morale des individus. Elle jouerait sur la confusion entre la promesse
d'une mise en capacité (collective) à agir («
empowerment ») et l'assignation moralisante de la prise en
charge matérielle de soi sous peine d'accusation d'irresponsabilité,
et ce dans des domaines aussi différents que le médical,
le pénal, le sécuritaire ou le social.
7 / L'article de Stéphane Legrand articule l'analyse de
Foucault du concept de responsabilité juridique dans le libéralisme
(passant de la punition d'un acte à la punition d'un individu
dangereux) à ses transformations dans le néolibéralisme.
Il montre comment elles aboutissent à des conclusions rigoureusement
inverses. La « colonisation des normes du droit par les normes
psychologiques ou psychopathologiques » tend à une
déresponsabilisation, non pas pénale mais psychologique,
des sujets, tandis que le mode d'objectivation néolibérale
de la délinquance produit une « surresponsabilisation
» des sujets, acculés à « une sorte de
dette infinie à l'égard du capital qu'ils sont ».
La torsion que le néolibéralisme fait subir à
la conception pénale de la responsabilité opère
un déplacement de la moralisation : les délinquants
ne sont plus des « anormaux » mais des individus à
qui il faut apprendre à faire les bons choix pour qu'ils
adoptent dans le futur d'autres conduites.
8 / Poursuivant plus loin son analyse du néolibéralisme,
Wendy Brown propose ensuite d'étudier les possibles recoupements
entre les rationalités néolibérales et néoconservatrices
se développant aujourd'hui aux États-Unis à
propos du gouvernement des individus. Il ne s'agit pas tant d'imaginer
des convergences entre des rationalités aussi hétérogènes
même si elles peuvent exister de manière occasionnelle
, que de réfléchir à leur coexistence
de fait, en rappelant que le néoconservatisme serait né
en partie en réponse à l'érosion du sens moral
opérée par le capitalisme. Et la thèse néolibérale
qui semble vouloir étendre à l'ensemble de la sphère
sociale la prétendue rationalité anomique du marché
ne peut que contribuer à nourrir ce diagnostic. Wendy Brown
avance alors l'hypothèse que le « moralisme, l'étatisme
et l'autoritarisme du néoconservatisme [seraient] rendus
possibles par la rationalité néolibérale »
au sens où le néolibéralisme aurait «
préparé le terrain sans le vouloir pour des pratiques
profondément anti-démocratiques [3] ». «
Externalisée » de la politique par le néolibéralisme,
la morale serait en train de revenir sous la forme d'un projet politique
confondant ouvertement la morale et la religion lorsque celle-ci
verse dans le fondamentalisme, comme c'est le cas de l'une des branches
sur lesquelles le néoconservatisme est assis. Tous les deux,
de manière très différente, font appel à
la morale comme technique de gouvernement, et Wendy Brown pointe
le danger de choisir l'un contre l'autre, voire d'être tenté
d'adopter à son tour un moralisme qui leur fasse compétition,
ou pire encore, de développer une nostalgie anachronique
envers la démocratie libérale.
9 / Enfin, nous avons eu le souhait de clore ce dossier en confrontant
les analyses foucaldiennes et néofoucaldiennes de la responsabilité
à un autre paradigme théorique également important
qu'élaborent aujourd'hui les héritiers de l'école
de Francfort, en insistant eux aussi dans leurs analyses du néolibéralisme
sur les rapports ambigus qu'entretient ce dernier avec la ressource
de la morale. Affichant un amoralisme de principe, le néolibéralisme
fait pourtant appel à la morale pour légitimer des
conduites et des décisions qu'il ne peut justifier par ses
propres moyens. Si ces deux champs d'analyse diffèrent quant
à l'idée qu'ils se font des outils théoriques
propres à rendre compte de manière spécifique
du néolibéralisme, il reste qu'ils se retrouvent sur
l'analyse de l'instrumentalisation de la notion de responsabilité
dans le néolibéralisme ainsi que sur la notion de
responsabilité comme « objet et levier de la critique
», ainsi que le montre l'article de Katia Genel.
10 / Se pose alors la question des modalités de résistance
à cette évolution, en prenant en compte que le terme
central aujourd'hui de responsabilité n'est pas seulement
convoqué et instrumentalisé par certains discours
politiques, mais qu'il est également revendiqué par
le « public » (au sens de Dewey). Dès lors, il
semble important de ne pas abandonner au néolibéralisme
l'usage de cette notion qui, à la croisée du politique,
du juridique et du scientifique, est aujourd'hui l'objet de multiples
mutations et de nouvelles articulations autour notamment du principe
de précaution, du principe pollueur-payeur ou de la taxe
carbone. Cela suppose d'accepter que les mots détournés
soient récupérables, mais aussi d'aller saisir ces
changements là où ils ont lieu, non pas dans les théories
néolibérales elles-mêmes mais dans les différentes
mobilisations que ces changements suscitent, celle des usagers de
la santé par exemple [4]. Beau programme en perspective.
Notes
[1] Cette introduction a déjà eu lieu dans le domaine
pénal avec Gilles Chantraine, « De l'usage du risque
dans le gouvernement du crime. Nouveau prudentialisme et nouvelle
pénologie », janvier 2005,
http ://champpenal.revues.org
Et bien sûr, la publication des cours de Michel Foucault de
1977-1978 et 1978-1979, ainsi que la présentation de Michel
Senellart de M. Foucault, Sécurité, territoire, population
(Paris, Gallimard, 2004, p. 409-410), dans laquelle il indique les
effets outre-atlantiques de ces cours depuis une quinzaine d'années
en signalant la publication de deux livres majeurs y a largement
contribué : Graham Burchell, Colin Gordon et Peter Miller,
The Foucault Effect : Studies in Governmentality, Londres, Harvester
Wheatsheaf, 1991 et Andrew Barry, Thomas Osborne et Nikolas Rose,
Foucault and Political Reason : Liberalism, Neo-Liberalism and Rationalites
of Government, Londres, University College, 1996.
[2] À l'origine, ces différents articles ont fait
l'objet d'interventions lors d'une journée d'études
organisée par Bertrand Guillarme et Émilie Hache avec
le laboratoire de théorie politique (EA 2299) de l'Université
Paris 8 Vincennes-Saint Denis et l'ACI « anthropologie de
la peur, politiques du risque » le 16 juin 2006 à l'université
Paris 8. Je remercie ici Bertrand Guillarme pour la confiance qu'il
m'a accordée et sans qui cette journée n'aurait pas
pu se faire.
[3] Sur ce même sujet, voir le dernier numéro de la
revue Vacarme dont le dossier central est intitulé «
De Thatchter à Sarkozy. Survivre aux révolutions conservatrices
», no 41, automne 2007.
[4] Cf. Nicolas Dodier, Leçons politiques de l'épidémie
de sida, Paris, Éditions de l'EHESS, 2003 ou Michel Callon
(et Valolona Rabeharisoa), Le pouvoir des malades, Paris, École
des Mines, 1999.
|
|