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Origine : http://www.revue-interrogations.org/article.php?article=39
Résumé
Ce texte tente de distinguer les problèmes que recouvre
la notion d’individu.
Partant de l’idée que l’on ne peut dissocier
sur un plan logique individu et prédicat, l’auteur
souligne que la sociologie a affaire à une construction,
l’ « individu épistémique » (P.
Bourdieu) et récuse l’argument anti-objectiviste consistant
à mettre en avant des individus inclassables qui seraient
porteurs de paradoxes. D’autre part, opposer l’individu
moderne aux déterminismes d’autrefois est une impasse,
ne serait-ce que parce qu’elle repose sur l’idée
indéfendable que le social serait une option révocable
dont on pourrait se libérer. Enfin, la philosophie des théoriciens
postmodernes de l’individualisme et des réseaux est
une forme d’eschatologie, contestable à la fois par
ses présupposés notionnels et par ses implications
sociologiques. Dans la mesure où les profits, théoriques
aussi bien qu’empiriques, de la notion d’individu sont
faibles, la notion mérite d’être mise de côté
jusqu’à nouvel ordre.
Ce texte conçu comme un exercice de clarification vise à
présenter certaines raisons de se montrer perplexe sur l’utilisation
de notions comme celle d’individu. Un sociologue devrait ressentir
une défiance spontanée envers l’obligation d’avoir
quelque chose à dire et à penser sur des thèmes
dont l’origine et la pertinence ne lui semblent pas très
claires, défiance qui pourrait être encore renforcée
par la prise en compte d’un contexte idéologique favorable
à l’apologie polyphonique de la singularité
et à ce qui l’accompagne, la dénonciation des
"rigidités", de l’"uniformité
", obstacles à l’innovation et à l’originalité...
On peut s’étonner de voir à quel point les intellectuels,
amis présumés de l’échange et de l’argumentation,
se complaisent non dans les causes difficiles mais dans les batailles,
sinon d’avance gagnées, du moins ne laissant pas beaucoup
de choix. La rencontre actuelle entre postmodernisme (la "différence")
et spiritualisme personnaliste (le "Soi"), qui détermine
si largement l’horizon du pensable, a tout d’une irrésistible
coalition, tant chacun peut y trouver son miel tout en contribuant
au bien commun marqué par le goût aristocratique de
l’inclassable et par l’aversion envers la masse, la
classe, le collectif. Dans ce paysage, les sociologues se trouvent
comme transplantés hors du domaine de la recherche empirique.
D’où un éventail de discours : les téméraires
font les philosophes, sans filet ni objet, quand les prudents, un
pied dans le terrain, se contentent d’allusions allant dans
la bonne direction.
Analyser le contenu des idées concernant l’individu
est une tâche qui n’est pas facile pour au moins deux
raisons. La première est que nombre des discours concernés
excellent à cultiver la confusion et l’approximation.
Peu de gens semblent vraiment parler de la même chose, mais
l’accumulation des discours finit par avoir pour effet à
la fois de valider l’existence d’un terrain commun (le
grand Streit sur l’individu) et d’appeler à un
dépassement radical des visions anciennes. La deuxième
raison est que la réalité des enjeux scientifiques
de ces débats est fort incertaine. Les penseurs de l’individu
devraient pouvoir montrer concrètement en quoi un programme
de recherche, un style d’analyse dépendent de leur
issue. Ils devraient, en tous cas, ne pas ignorer les distinctions
que l’on peut faire entre l’analyse globale d’un
concept (qu’est-ce que l’individu ?), l’élucidation
d’un problème philosophique précis (l’individuel
est-il distinct, et en quoi, du collectif ?) et l’exploration
de questions sociologiques testables (où trouver des gens
qui se disent des individus ou qu’on ne peut penser que comme
individus ?).
L’individu épistémique
Quelle sorte d’entité est l’individu ? en quoi
est-il connaissable ? Le rappel d’un point de logique servira
de préalable. L’individu est d’abord un terme
abstrait désignant n’importe quel objet (arbre, homme…)
grâce à un prédicat permettant de l’identifier
: cet objet appartient à la classe de ceux qui détiennent
le prédicat (par exemple : voisin du 4ème, se trouvant
à 13 heures gare de Lyon, ami de Paul, né sous le
signe de la balance, etc.) puisque plusieurs individus peuvent avoir
le même prédicat ou le même ensemble de prédicats.
Ou bien, à la façon de Quine, méfiant envers
la terminologie des classes, on peut dire qu’ « être
c’est être la valeur d’une variable » (et
d’une variable « liée ») (1). L’individu
est, si l’on peut dire, immanent à un langage et aux
systèmes de classement propres à ce langage. Un individu
peut avoir, comme on sait, une constellation unique de prédicats,
et réciproquement, à une constellation unique de prédicats
non-contradictoires peut correspondre soit une multiplicité
d’individus soit un individu soit aucun individu. Mais il
n’y a pas d’individu sans prédicat (2). «
L’idée d’un individu est l’idée
d’une occurrence individuelle de quelque chose de général.
Il n’existe pas de particulier pur » écrit Strawson
(3). Bien entendu, le fait d’être un individu ne préjuge
pas du nombre, de la nature des prédicats et de leur mode
de cohésion. Dans la référence (cet objet-ci),
on se rapporte à un individu en tant qu’il est distinct
d’un autre dont il peut à la limite ne différer
que solo numero, par sa position spatiale (l’une des deux
gouttes est à gauche de l’autre).
Le mythe de l’individu "pur" consiste à
faire d’un couple logique une antinomie en hypostasiant des
distinctions notionnelles de type singulier/universel (concret/abstrait).
L’argument nominaliste, fondé sur la défiance
envers les universaux, soutient que cet arbre est plus "réel"
que la forêt… L’argument existentialiste considère
l’individu comme un fait "pur" au delà de
la connaissance conceptuelle, un x radicalement in-intelligible
(il y a), un don, une donation. L’argument anti-objectiviste
fondé sur l’inadéquation des prédicats
par rapport à un certain ordre de réalité,
souligne l’écart entre l’information offerte
par les propriétés objectives d’un individu
et le constat de ce qu’il est, de ce qu’il fait concrètement,
de ce qu’il est pour lui-même.
Je laisserai de côté les deux premiers arguments pour
me consacrer plutôt au troisième.
Il n’y a pas de quoi s’émerveiller face à
la découverte que la classe est moins riche que les individus.
Si l’on entend s’engager dans la voie de la connaissance
objective, il s’agit non pas d’opposer les prédicats
et les individus, ce qui est une impasse, mais de partir à
la recherche de prédicats les plus riches possibles, dotés
d’une forte valeur descriptive, explicative et, éventuellement,
prédictive. Pour reprendre la terminologie de Pierre Bourdieu
dans Homo academicus, on peut dire que l’individu épistémique
construit par la science à travers des opérations
de sélection et de construction n’est pas le décalque
de l’individu empirique perçu dans l’expérience
ordinaire. Pourquoi la variable de profession a-t-elle pu bénéficier
d’une valeur privilégiée dans la plupart des
analyses sociologiques ? Non pas du tout parce qu’elle contiendrait,
à la façon d’une essence, la totalité
des propriétés qu’on pourrait déployer,
mais seulement parce qu’elle est, entre toutes les variables
objectivées par des institutions, celle qui, malgré
ses imperfections, peut apparaître comme la plus dense : d’une
part, elle cristallise des relations systématiques avec d’autres
variables (revenus, niveau scolaire,…), et d’autre part,
elle délimite assez largement un espace de possibles sociaux
en partie redondants (stratégies matrimoniales, scolaires,
pratiques culturelles…). Rien n’interdit, par ailleurs,
de soumettre les nomenclatures de profession à une analyse
critique, comme l’ont fait plusieurs auteurs. Faut-il préciser,
enfin, que la valeur analytique de la variable ne découle
guère de considérations sur le rapport au travail
ou l’identité dans le travail, parfois utilisées
pour souligner le déclin de la variable de profession comme
principe explicatif et/ou principe de mobilisation ?
Le point précédent nous conduit à la question
proprement épistémique. Les individus dont disent
s’occuper certains sociologues respectueux de la complexité
du réel seraient d’abord simplement ceux qui, par opposition
aux individus "génériques " traités
par la sociologie des groupes sociaux, seraient difficiles à
classer, sinon peut-être inclassables : ils sont médecins,
commerçants…, mais pas seulement, ayant des traits
en apparence contradictoires. Beau défi à l’analyse
: ce médecin, commerçant… neutralise, contredit
les principes d’intelligibilité de la classe, de toute
classe, puisqu’il réalise une combinaison unique de
prédicats qui ne permet d’autre description que définie.
"Inclassable" désigne une complication des relations
entre prédicats résultant de la rencontre entre plusieurs
classes d’ordinaire disjointes. Ce point avait déjà
été soulevé par Gerhardt Lenski quand il évoquait
la cristallisation/décristallisation des attributs statutaires
: si le dominant modal aux Etats-Unis est un WASP (blanc, anglo-saxon,
protestant), comment penser des individus qui ne détiennent
pas l’ensemble des attributs (par exemple dans la bourgeoisie
juive ou noire) ? Le sociologue se voit convié ici à
renoncer à certains stéréotypes, non pour s’abandonner
à l’extase de la complexité mais pour comprendre
les modalités diverses de possession d’un attribut.
Cette configuration d’attributs partiellement contradictoires
a, bien sûr, des effets sur les représentations (à
commencer par le rapport à soi) et sur les pratiques : il
suffit de penser aux détenteurs illégitimes de positions,
aux miraculés de toutes sortes, aux dominants en partie dominés,
aux « khâgneux à vie » (comme dit Jean-Pierre
Faguer) qui ne s’en sont jamais remis.
Pierre Bourdieu insistait sur la pluralité des voies d’accès
à une position, c’est-à-dire sur les effets
de trajectoire, refusant ainsi précisément tout nominalisme
(de profession, de famille, de nationalité…). Il proposait
d’analyser la position dans un champ, espace social structuré
selon des pôles, des régions, des zones frontières,
mais aussi l’ensemble des positions simultanées ou
successives occupées dans différents champs à
propos desquelles on peut s’interroger sur les effets de compatibilité,
de cumul, de discordance, etc. Les sociologues invoquant l’inépuisable
diversité des variables (profession, diplôme, religion…)
pour exprimer la difficulté de rendre compte de pratiques
et de leur évolution dans le temps, semblent avoir renoncé
à la quête d’intelligibilité qui implique
l’effort pour définir, autrement que par la juxtaposition,
les relations entre ces variables.
Resterait à examiner les lunettes du sociologue pour se
demander si elles ne seraient pas génératrices des
paradoxes dont leur porteur entend faire le constat. Qu’en
est-il de cette « dissonance » destinée à
rendre compte de ce qui est présenté comme une anomalie
de paradigme (4) ? Deux traits qui ne vont pas ensemble selon l’observateur
peuvent être jugés comme parfaitement compatibles par
l’observé. Il en va ainsi de la dimension de la légitimité.
Des sociologues ont cru pouvoir raisonnablement affirmer que la
probabilité de rencontrer des pratiques légitimes
s’accroît avec le niveau scolaire et la position dans
l’espace social. Mais si l’on regarde l’ensemble
des pratiques légitimes, la probabilité de se conformer
dans tous les domaines à la fois, et à toute heure
du jour, aux modèles les plus exigeants ou les plus nobles
ne peut que décroître pour l’ensemble de la population,
y compris pour des fractions considérées comme cultivées.
Prenons l’exemple d’une femme PDG fréquentant
un karaoké. Trois solutions se présentent à
nous. La première consiste à souligner le simplisme
des théoriciens (et mauvais observateurs) de la « distinction
» et à s’en tenir là en attendant des
temps meilleurs. La deuxième consiste à proposer une
meilleure théorie des pratiques culturelles, une théorie
établissant, mais sans recourir aux propriétés
de trajectoire, un petit nombre de principes afin de rendre compte
de la cohérence dissimulée par un apparent désordre.
Mais, si l’entreprise était viable, le risque serait
alors à nouveau de faire disparaître la singularité
tant soulignée de notre individu. Enfin, la troisième
solution, celle de Bourdieu, consiste à reconstituer la logique
pratique des agents. Celle-ci repose sur quelques principes. D’abord,
l’identité sociale n’est engagée que très
différemment selon les domaines de la pratique (amateur raffiné
en musique mais indifférent en peinture…) : seul le
petit bourgeois anxieux imagine, sur le modèle bouvard-et-pécuchet,
que la norme culturelle impose l’excellence universelle et
un encyclopédisme pesant. La seule maxime des agents est
ici celle du bon sens qui les préserve de s’engager
sur des domaines peu familiers où l’on n’est
pas sûr de tenir le coup face à des juges sans indulgence.
Ensuite, l’assurance attestée et entretenue à
travers un ensemble de signes d’autorité est ce qui
permet de prendre des distances envers les frontières de
la légitimité culturelle : il suffit de penser à
ces fausses confidences où les dominants font savoir qu’ils
« adorent » telle ou telle activité qu’ils
savent bien « facile », sinon « vulgaire ».
Ce n’est pas cela qui devrait susciter l’étonnement
du sociologue, mais plutôt le goût (ou le tact) qui
évite, du moins dans les situations publiques, de se perdre
dans les transgressions les plus infamantes ou ridicules (la Foire
du Trône, c’est peut-être « amusant »
une fois pour rire, mais bon…). Un agent déterminé
n’est ni monolithique ni pluriel, ni transparent ni inclassable,
il n’est ni un bloc uniforme agissant de façon monotone
ni une pure rhapsodie de phénomènes juxtaposés.
Ayant intériorisé des schèmes d’action
diversifiés qui fonctionnent dans des espaces diversifiés,
il est voué, aussi bien objectivement que subjectivement,
à une relative équivocité. Ce qui ne signifie
pas que le "déterminisme" serait démenti,
puisque la conduite suivie, même si elle n’était
pas inéluctable, s’inscrit bel et bien dans un espace
de possibles attaché à un individu à travers
l’ensemble de prédicats dont il est porteur. Le fait
qu’il n’y ait pas un scénario unique n’implique
pas que celui qui a été suivi l’a été
en vertu d’une décision irrationnelle, immotivée,
etc.
On en vient au curieux argument fonctionnel qui consiste à
dire : la réalité est devenue tellement "complexe",
"plurielle", qu’il n’y a plus que l’individu
pour occuper la place autrefois impartie aux déterminations
objectives (classe…) qui rendaient possible la cohérence
des actions d’un agent plutôt sur le mode de l’automatisme.
Or en admettant que l’on puisse décrire un cas singulier
comme la façon dont un individu combine des "identités"
multiples, la difficulté serait seulement reculée
: il resterait à prendre pour objet, sauf à la tenir
pour inanalysable, la logique de l’instance de coordination,
sorte de super-ego sélectionnant et arrangeant la multiplicité
des appartenances.
Mais alors, à quoi bon toutes ces considérations
méta-théoriques sur l’individu ? Nous voici
finalement renvoyés à cette sociologie laborieuse
qui, refusant les séductions des paradoxes et des dissonances,
n’aurait rien d’autre à nous proposer que la
nécessité de mettre en évidence les causes
et les raisons des pratiques, en analysant les distinctions entre
classes, fractions de classes, univers de la pratique, conjonctures.
Cherchant à discerner la "formule génératrice"
d’un individu déterminé, on est animé
par un souci scientifique de simplicité qui consiste à
identifier le petit nombre d’attributs au rendement cognitif
élevé (au vu de recherches passées) et dotés
de relations réglées.
Rassurons ceux qui auraient peur de s’ennuyer : s’il
y a des règles d’analyse, les possibilités combinatoires
sont très vastes, les surprises nombreuses et, à condition
d’en accepter le prix en efforts et en tâtonnements,
l’ingéniosité peut parfaitement se déployer
pour rendre compte de ce médecin marginal et de ce commerçant
hors du commun. L’originalité est, en tous cas, parfaitement
analysable : la sociologie n’est pas vouée à
étudier la moyenne et les individus "moyens".
Un social optionnel
Pour qu’un agent déterminé soit accessible
à l’ordre de la connaissance objective, encore faut-il
qu’il lui soit homogène. C’était au moins
le présupposé de la discussion précédente
: les paradoxes appelaient implicitement à être résolus
par l’invention de nouveaux instruments. Or, le sociologue
ne devrait-il pas aussi changer ses instruments s’il s’avère
que le monde a changé de façon radicale ? Dès
lors que la modernité (ou postmodernité) donne à
voir de façon incontestable l’instabilité créatrice
qui écarte les identités fixes jusqu’à
leur émiettement, l’intention de connaître l’individu
semble confrontée à l’obligation de renoncer
aux présupposés les plus enracinés. Une nouvelle
intelligibilité s’annonce, dit-on.
La première réserve faite par le sociologue à
l’ancienne serait de faire remarquer que ce type de raisonnement
est incapable de reconnaître la distinction, pourtant élémentaire,
entre l’individu et l’individualisme : le premier est
censé être une réalité alors que le second
n’est qu’un système de représentations.
La fonction de fondement est attribué tantôt à
l’un tantôt à l’autre terme, mais dans
un énoncé de ce genre, on a peine à décider
: « C’est donc, écrit François Dubet,
quand la société ne peut plus être décrite
totalement comme un système organisé et cohérent
que l’individu émerge parce qu’il doit, personnellement,
produire une cohérence et une série d’ajustements
que ne peut plus garantir le système. L’individu existe
parce qu’il règle des problèmes d’identité
et de cohérence, parce qu’il se construit dans le bricolage
des rôles, des habitus, des aspirations qui se coagulent dans
sa personnalité .» (5) L’individualisme, que
l’on peut d’ailleurs expliquer de mille manières
plausibles, ne saurait être considéré comme
une preuve incontestable en faveur de l’individu. Autrement
dit, il ne suffit pas de revendiquer le statut d’individu
pour en être un. D’abord, cette revendication est tout
sauf originale dès lors qu’elle fait partie, dans nos
sociétés, des valeurs largement approuvées
sous des formes diverses (je n’ai pas encore rencontré
de vrai holiste en matière éthique). Durkheim dans
son texte fameux sur cette question ne disait rien d’autre
que ceci : l’individualisme, célébration de
l’individu, est un produit non de l’individu mais de
la société.
Bourdieu portait la revendication de l’ « opinion personnelle
» au compte de la scolarisation qui inculque en chaque agent
l’idée qu’il est tenu d’avoir des opinions
qui lui soient propres. Quant au contenu de cet individualisme,
on pourrait aussi montrer qu’il reproduit des représentations
sociales (pour ne pas parler de stéréotypes) puisées
non dans les profondeurs de la personne mais dans l’anonymat
d’un ensemble de systèmes symboliques. Le vrai individu,
suggère Vincent Descombes, pourrait bien être celui-là
seul, ce « virtuose » (ascète, ermite…),
qui serait parvenu à extirper le « monde » en
lui-même (6). Là où les uns voient le règne
des individus, d’autres ont pu, au contraire, discerner un
nivellement des différences, et donc, reporter dans le passé
l’originalité et la grandeur. Ne parlons pas de la
difficulté de fixer la date de naissance du concept d’individu
qui peut osciller entre des repères séparés
par des millénaires (la Grèce, la Renaissance, la
chute du Mur…). Mais ce genre d’investigation est-il
après tout décidable ?
Deuxième réserve : il faudrait déterminer
dans quelle mesure les données empiriques alléguées
relèvent bien d’un principe unique contenu dans la
notion d’individualisme. Peut-on estimer que l’on a
affaire à une même logique, par exemple, quand on se
trouve face à l’élève cherchant à
échapper aux effets des classements scolaires, face à
l’étudiant prolongé qui s’invente un art
de vivre, face au salarié désemparé dans son
activité professionnelle et replié sur lui-même,
face aux membres d’un couple qui négocient des espaces
privés, face aux jeunes cadres branchés cherchant
des loisirs nouveaux hors des sentiers battus, etc. ? Ce qui est
proposé comme des preuves de la montée de l’individualisme
ressemble à une façon de faire flèche de tout
bois en amalgamant des logiques sociales pour le moins disparates
(opportunisme, hédonisme, apathie, détachement…),
comme ne devraient pas le faire des sociologues animés par
le sens du terrain, de la complexité…et de la complexité
du terrain. La même interrogation pourrait être reprise,
depuis l’autre bout de la chaîne, afin de déterminer
si les collectifs évoqués sur un mode uniformisant
(famille, école, partis politiques…) ne demanderaient
pas à être envisagés en fonction de la logique
spécifique qui est la leur (sauf si, bien entendu, la tâche
exclusive de la sociologie consistait à prendre pour objet
les dimensions les plus formelles du rapport subjectif aux groupes
d’appartenance). Que le rapport à soi (à autrui,
à la culture, aux institutions…) puisse prendre des
formes extrêmement diverses, d’adhésion naïve
ou de distance critique, n’est pas le propre d’une époque
particulière.
Troisième réserve : le recours à la notion
de subjectivité. L’individu, dit-on, n’est pas
seulement inclassable (objectivement) ou opposé (subjectivement)
à l’ordre et aux contraintes, il entretient un rapport
privilégié à soi, ou plutôt il se définit
par ce rapport : ce qu’il est ne vient pas de puissances "extérieures",
mais résulte d’un projet engendré dans l’intimité
d’une conscience de soi. Descombes, étudiant le concept
de subjectivité des philosophes modernes (dans la lignée
de Descartes), soulignait le glissement imperceptible qui fait passer
du souci de soi, notion éthique commune élémentaire
(que vais-je faire ?) au souci du soi, du soi qui serait à
la fois le sujet et l’objet du souci. Le premier terme, tiré
du langage ordinaire, ne contient aucune thèse particulière
: il désigne la dimension éthique du choix en suggérant
la part d’effort à accomplir (si tu ne le fais pas
toi-même, personne ne le fera à ta place). Le deuxième
relève d’une terminologie savante (métaphysique).
Passons sur les aberrations « grammaticales » engendrées
par cet usage inhabituel du terme (j’ai ou je suis un soi).
Le problème qui nous concerne ici est l’indétermination
de l’injonction d’être un soi (7). Le sociologue
peut-il se permettre, quant à lui, de trancher sur ce point
? Il faudrait qu’il puisse nous dire d’après
quoi on peut distinguer une pratique relevant de l’observance
de conventions impersonnelles et une pratique surgie de l’authenticité
du soi. Et là, les choses risquent encore de se compliquer
encore un peu plus. Doit-on s’en remettre à l’autorité
du métaphysicien, à celle du sociologue ou bien à
l’autorité de l’individu qui serait finalement
le seul juge pour déterminer ce qui vient bien de lui et
ce qui vient de l’extérieur ? Ou bien, doit-on s’en
remettre, plus simplement, à un critère négatif,
l’absence de contrainte visible ?
J’en viens à une quatrième réserve :
la référence à cette notion de subjectivité
implique une mythologie du social. En effet, l’argument de
l’autonomie (le "soi") suppose une dualité
des principes d’action : le soi de ce médecin, de ce
commerçant… se détermine en fonction d’une
singularité profonde qui échappe à toute détermination
"externe". L’individualiste nous accorde qu’une
partie de nos comportements provient de l’extérieur,
mais il réclame qu’il n’en aille pas de la sorte
pour une autre partie. Le social apparaît ainsi de façon
étrange soit (version faible) comme une affaire de degré
soit (version forte) comme une option révocable : ou bien
je me libère plus ou moins de la société, en
fonction des circonstances, ou bien il arrive un moment où,
ayant cessé de relever de l’ordre des apparences sociales,
je me trouve assimilé, à la façon du sage schopenhauerien,
à une force éternelle (un soi ?) qui s’engendre
lui-même.
Cinquième réserve : ce qui peut entretenir cette
illusion de la révocabilité du social est l’assimilation
du social à la contrainte. Le mot « contrainte »
est, par excellence, l’un de ceux qui engendrent des malentendus.
On peut d’abord penser au pouvoir de certaines règles
qui s’imposent aux agents à travers des injonctions,
des codes, des rappels à l’ordre et, finalement, des
sanctions exécutées par les détenteurs d’une
forme spécifique d’autorité. « Le contrôle
social, écrivent François Dubet et Danilo Martuccelli,
est de plus en plus subjectif, chacun se sentant maître de
ses choix et de sa vie. Les codes sociaux sont remplacés
par des règles morales intériorisées, par des
obligations subjectives… » (8). On reconnaît ici
un dualisme de type ascription/achievment qui reflète la
dualité des sociétés. Les sociétés
traditionnelles (nommées holistes, à la suite de Louis
Dumont) jalousement conformistes, se sont trouvées évincées
par des sociétés modernes ou postmodernes ouvertes
à la création et à la fluidité. A propos
des premières, Dubet remarque à juste titre que «
l’individu y est peut-être moins absent que ne le supposent
les récits obligés de la modernité et que le
holisme est plus une altérité théorique commode
qu’une réalité anthropologique » (9).
Aux secondes, le même auteur, évoquant l’école,
la famille et la religion, attribue la capacité de se soustraire
à l’emprise des normes, rôles et institutions.
On retrouve ainsi l’argument fonctionnel déjà
mentionné.
L’atténuation des formes les plus coercitives d’autorité
ne saurait conduire à poser que les individus sont désormais
disponibles pour des choix dont ils sont les sources exclusives.
Durkheim, théoricien de l’intégration, a effectivement
abordé la question des modes différentiels de contrainte
exercés par le groupe sur ses membres, problème sociologique
non vraiment démodé. Mais, comme théoricien
du social, il a aussi fait de la contrainte le critère de
reconnaissance du social. Reste que le mot prend alors un sens différent,
purement épistémique : le social n’est pas une
création des individus, il est ce qui s’impose à
eux comme quelque chose d’extérieur. Cette extériorité
comporte quelques difficultés, mais ce qui est incontestable
est que, pour travailler, le sociologue se doit de postuler l’intelligibilité
du réel, laquelle implique, comme pour des « choses
», la possibilité de classer, comparer, ordonner, hiérarchiser,
dégager des relations d’invariance. La science n’a
pas à choisir les groupes contre les individus, ou inversement.
Il lui suffit de décrire et d’expliquer en proposant
les principes de généralisation les meilleurs. Ces
principes peuvent être plus ou moins satisfaisants, mais il
faut en finir avec l’idée romantique selon laquelle
l’individu serait un défi à la totalité,
celle de la société ou celle de la science.
Sixième réserve. On peut se demander si la conception
optionnelle du social n’est pas inspirée surtout par
l’intention de donner au concept de liberté une revanche
sur ce que le social comporte de déterminisme. Mais est-ce
bien nécessaire ? Le sociologue travaille avec pour objectif
prioritaire, non pas de venir en aide à une théorie
de la liberté grâce à ses moyens propres, mais
de rendre compte des régularités observables qu’il
a pu mettre en évidence par des opérations de construction
d’objet. Et même si la liberté se trouvait justifiée
par une infinité d’arguments convaincants, ce ne serait
pas les siens, et d’abord pour cette raison qu’une construction
spéculative ne peut être mobilisée dans la recherche
empirique au même titre qu’une observation ou qu’une
hypothèse. La liberté n’est pas de l’ordre
des choses que l’on pourrait constater ou infirmer (10). Ainsi,
les sociologues n’ont pas à être partagés
entre ceux qui sont pour et ceux qui sont contre les facultés
créatrices de l’individu, mais plutôt entre ceux
qui, disait Durkheim, assument les « deux sentiments contradictoires
qui peuvent être regardés comme les moteurs par excellence
du développement intellectuel: le sentiment de l'obscur et
la foi en l'efficacité de l'esprit humain » (11) et
ceux qui basculent d’un côté ou de l’autre.
Paradoxalement, les sociologues qui, à la façon de
Bourdieu, tentent d’aller le plus loin possible dans l’entreprise
d’objectivation, se voient soupçonnés de se
prendre en quelque sorte trop au jeu. Or croire dans les pouvoirs
de compréhension et d’explication propres à
la connaissance sociologique, présupposé plutôt
recommandable du métier de sociologue, ce n’est pas
réduire les individus au statut d’automates qui ne
feraient que suivre un programme fixé d’avance (le
concept d’habitus évite l’écueil). Comme
le souligne Bouveresse à propos de Wittgenstein, ni la règle
n’agit « à la façon d’une force
motrice qui contraint l’utilisateur à aller dans une
direction déterminée » ni les « lois »
invoquées dans les sciences de la nature comme dans les sciences
de l’homme ne peuvent être envisagées «
comme des règles auxquelles les phénomènes
naturels sont contraints de se conformer » (12). Le mode scientifique
de représentation qui tend désormais à faire
partie de notre image du monde n’a pas à être
fétichisé sous la forme d’un système
de contraintes immanent aux choses. Si, selon Wittgenstein, «
il n’y a rien dans la régularité qui rende quoi
que ce soit libre ou non libre » (13), c’est parce que
le fait de concevoir des rails cachés comme modèle
de la conduite réglée (il suit tel itinéraire)
n’implique pas de recourir à un mécanisme contraignant,
« à chercher une sorte de mécanique du non-mécanique
lui-même » (14). Dévoiler des régularités
et les expliquer ne consiste pas à opposer un « mécanisme
» à la spontanéité apparente. C’est
refuser tout simplement de choisir en renonçant à
subordonner la connaissance objective à l’idée
que l’on serait quitte de son travail, une fois identifié
le mécanisme caché : « Une bonne partie de la
résistance que l’on oppose aux idées de Bourdieu
provient non pas, comme on pourrait le croire, de l’hostilité
au mécanisme, mais de la tendance à croire que nous
comprendrions la société si nous réussissions
en quelque sorte à voir la machinerie sociale en action.
» (15) L’apologie de la liberté créatrice
dissimulerait ainsi un idéal mécaniste qui n’est
pas celui de Bourdieu, mais précisément celui d’une
bonne partie de ses adversaires.
L’eschatologie postmoderne
Lorsque les couples d’oppositions philosophiques sont projetés
dans le temps, les termes négatifs étant renvoyés
au passé et les termes positifs vers l’avenir, on semble
avoir la plupart des ingrédients de ce que les penseurs postmodernes,
soulignant son caractère mythologique sinon religieux, ont
appelé un « grand récit ». Il y a aussi
un grand récit des postmodernes qui comporte quelques traits
remarquables. D’abord, un temps orienté qui, s’il
implique l’abandon des anciennes certitudes dogmatiques et
d’une recherche naïve de vérité (sous les
auspices inépuisables du « désenchantement du
monde »), procure en échange tous les plaisirs, au
moins intellectuels, de la libération.
Par ailleurs, l’avènement des temps nouveaux, cessant
de devoir être rapporté à des forces sociales
justiciables d’une analyse rationnelle, demande à être
considéré comme le résultat d’une multiplicité
inexhaustible (comme il se doit) de causes économiques, technologiques,
culturelles, œuvrant providentiellement dans la même
direction : l’époque archaïque des identités
closes et des collectifs dévorants doit faire place à
une époque de différences, de singularités
et de croyances soft. Dernier aspect : le récit est structuré
selon l’opposition séculaire communauté-société.
Les illustrations proposées auraient de quoi faire sourire
des historiens de profession, s’ils en avaient connaissance.
Pendant des millénaires, l’humanité a subi le
joug de ce qu’un philosophe n’hésite pas à
appeler… des « identités naturelles » (16)
: bridé par une famille aux volets clos, une nation exaltée,
une usine fordiste disciplinaire et des appareils politico-syndicaux
monolithiques, l’individu (d’ailleurs existait-il ?)
n’avait d’autre horizon que la morne conformité
imposée par les collectifs de toutes sortes. Au contraire,
dans une « société postmoderne » caractérisée
par la « dissolution des corps sociaux traditionnels »
(17), l’individu nouveau ne reçoit plus son identité
d’en haut, il est producteur de sa « différence
» (il est à nul autre pareil, mais sans arrogance et
gentiment), imaginatif et heureux d’être accueilli au
sein de la « multitude » où il y a de la place
pour tous.
Dans cette forme d’eschatologie que nous proposent les auteurs
du livre Multitude, ce qui doit advenir ne fera que réaliser
l’essence éternelle de l’humanité (son
désir de liberté), la parousie de la multitude «
ontologique » étant rendue possible par la multitude
« historique » ou « politique » (p.259).
« La multitude obéit par conséquent à
une étrange temporalité dédoublée :
toujours-déjà-là et jamais-encore » (p.260).
Pour expliquer la survivance surprenante d’une posture de
piété sous des allures aussi libérées,
on ne peut que faire référence à la double
propriété d’un discours qui doit s’efforcer
simultanément de proposer les perspectives d’une stratégie
politique et de substituer au marxisme, grande eschatologie de jeunesse
avec laquelle il ne cesse de (se) débattre, une ligne ouverte,
créatrice, bref « intelligente ».
Tous les acquis des philosophes de la « singularité
» (ou de la « différence », mais au sens
deleuzien et non hégélien) peuvent être récupérés
sur le terrain politique : « En termes conceptuels, la multitude
substitue le binôme commun/singularité au couple identité/différence
.» (p.256) On passe du règne de la nature à
celui de la grâce.
La viabilité politique de cette eschatologie n’a pas
à être examinée ici. Ce qui, en revanche, peut
parfaitement l’être est l’apport conceptuel présumé
du couple individu-multitude. Il nous est dit que les luttes nouvelles
ne reproduiraient pas les travers des luttes « traditionnelles
», l’individu parvenant à préserver sa
singularité. Le verrou de la classe ouvrière peut
sauter puisque la multitude serait de nature « inclusive »
(et non « exclusive ») comme en témoignent, semble-t-il,
des mouvements comme Act Up, Queer Nation et l’altermondialisme.
Avec des forces sociales plus diversifiées que le seul prolétariat,
on se retrouve finalement face à un problème relativement
classique de sociologie politique, celui des conditions et des modalités
de mobilisation. A ce problème classique, les auteurs de
Multitude n’apportent pas une réponse particulièrement
originale. Quelles sont les dimensions de la mobilisation ? La première
serait d’ordre « intensif ». Suivant l’adage
que c’est en forgeant que l’on devient forgeron, ils
nous apprennent que l’expérience du conflit renforce
la détermination à lutter : « l’odeur
âcre des gaz lacrymogènes aiguise le sens et les heurts
avec la police font bouillir le sang de colère, et cette
intensité culmine dans l’explosion » (p.251).
C’est simple ! La seconde, d’ordre « extensif
», consiste dans une « communication des luttes locales
» qui s’accomplit selon une logique de « réseau
» : « chaque lutte reste donc singulière et liée
à des conditions locales, tout en étant immergée
dans un réseau commun » (p.255). C’est harmonieux
! Le réseau suppose la diversité des forces contestataires
coordonnées et un pluralisme affiché, éléments
qui, depuis toujours, ont été au cœur de notions
comme celles de front, d’union, de rassemblement, de coalition.
Equilibre instable dont on voit mal ce qui, dans l’avenir,
pourrait le préserver des jeux de rapports de force, à
moins de prendre les idéologies décentralisatrices
et libertaires au pied de la lettre. Si la « multitude »
se veut un instrument d’analyse, cet instrument est superflu
parce que la plupart des mouvements sociaux de quelque ampleur ont
été d’emblée hétérogènes
(E.P. Thompson disait-il autre chose ?), engendrant, ou non, un
langage commun. En fait, l’usage principal du terme semble
surtout performatif : il enjoint de rejeter le centralisme démocratique.
Inventer une terminologie bizarre (le « commun ») est
une chose. Montrer concrètement en quoi des luttes décentralisées
ou en réseau vont « changer le monde » est une
autre chose, car il faudrait élucider ce qui fait problème
ici, à savoir ce que ces luttes ont de commun en dehors du
fait qu’elles ne sont pas impulsées par des militants
ouvriers à l’ancienne. S’occuper de ce problème
obligerait les penseurs de la multitude à confronter leurs
idées de « singularité » et de «
local » à l’hypothèse inadmissible qu’il
puisse exister une hiérarchie (au moins stratégique)
des causes et des urgences. Et c’est encore une autre affaire
que de montrer en quoi les individus en lutte (qu’on hésite
à appeler encore militants) auraient réussi à
préserver leur indomptable « singularité ».
Il serait souhaitable que des penseurs aussi soucieux de tirer les
enseignements de la modernité ne commettent pas l’erreur
élémentaire consistant à confondre les déclarations
des bulletins militants et les pratiques effectives. Un groupe n’est
pas une boîte noire : on peut parfaitement en faire l’analyse
(il y a des dizaines d’excellentes études de terrain
là-dessus (18)). Même dans les cercles d’études
spinozistes ou nietzschéennes, lieux d’échanges
entre singularités pensantes, il existe des oppositions plus
ou moins patentes entre érudits et amateurs, commentateurs
et penseurs, orateurs confirmés et apprentis balbutiants.
La lutte en commun, y compris pour des causes éclatées,
ne met pas en jeu de pures « subjectivités »,
mais des agents porteurs d’une histoire déterminée,
d’intérêts et de projets qui les inclinent à
s’affronter pour la définition légitime de la
cause. L’issue de ces luttes ne dépend pas du plaisir
de faire réseau ensemble, mais de facteurs objectifs qui
ne sont ni modernes ni postmodernes, comme les effets externes de
conjoncture, la composition de la base militante, les procédures
internes de décision, etc. On ressent quelque gêne
à être rabat-joie mais enfin, on ne va pas continuer
à entretenir de jolis contes d’enfants sous prétexte
d’en finir avec les grands récits.
Conclusion
Après avoir souligné combien les problèmes
associés au mot individu étaient différents,
il serait stérile de vouloir réunir les théories
de l’individualité dans une même classe. Du moins,
peut-on observer que la plupart d’entre elles se voient rapprochées
à travers le même adversaire, scientiste ou objectiviste,
qu’elles se donnent. Un autre trait commun est ce que l’on
pourrait appeler une humeur catastrophiste accueillante à
l’idée qu’une profonde mutation intellectuelle
est requise par la crise des instruments traditionnels de la connaissance.
Or s’il y a bien quelque chose de peu nouveau, c’est
le fait que la sociologie doit depuis longtemps compter en son sein
avec la tentation de dépasser des exigences de scientificité
jugées trop rigides (à Durkheim se voient opposés
des penseurs plus ouverts comme Tarde ou Simmel).
L’adage nominaliste invitait à ne pas multiplier les
entités quand ce n’est pas nécessaire (19).
On peut se demander si, par un renversement des rôles, l’individu
ne serait pas aujourd’hui à compter parmi ces notions
superflues.
Notes
(1) W.V. Quine, La Poursuite de la vérité, trad. M.
Clavelin, Paris, Seuil, 1993, p. 51.
(2) Cela ne signifie pas nécessairement que l’individu
soit simplement la somme des prédicats attribués par
un observateur (savant ou profane), et l’on peut souligner,
à la façon de Hilary Putnam, que la référence
à un objet n’est pas déterminée entièrement
par l’état, fluctuant et limité, de nos croyances
relatives à cet objet.
(3) P. F. Strawson, Etudes de logique et de linguistique, trad.
J. Milner, Paris, Seuil, 1977, p. 47.
(4) B. Lahire, La Culture des individus. Dissonances culturelles
et distinction de soi, Paris, La Découverte, 2004. J’ai
présenté une analyse critique de ce livre dans «
Comment négocier un tournant ? », Espaces Temps. net,
11/11/2004, http://espacestemps.net/document778.html .
(5) F. Dubet, « Pour une conception dialogique de l’individu
», Espaces Temps.
net, 21/6/2005, http://espacestemps.net/document1515.html, p. 6.
(6) V. Descombes, Le complément de sujet. Enquête
sur le fait d’agir de soi-même, Paris, Gallimard, 2004,
p.269 sq.
(7) Ibid., p 236 sq. Voir aussi V. Descombes, « Le pouvoir
d’être soi », Critique, n° 529-530, 1991,
p . 545-576.
(8) F. Dubet, D. Martuccelli, Dans quelle société
vivons-nous ?, Paris, Seuil, 1998, p. 44.
(9) F. Dubet, « Pour une conception dialogique … »,
art. cit., p. 12.
(10) Durkheim souligne que la sociologie « n'a pas à
prendre parti entre les grandes hypothèses qui divisent les
métaphysiciens. Elle n'a pas plus à affirmer la liberté
que le déterminisme » (Règles de la méthode
sociologique, Paris, PUF, 1968, p. 139).
(11) E. Durkheim, « L'empirisme rationaliste de Taine »,
reproduit dans Textes, tome 1, Paris, Minuit, 1975, , p. 173.
(12) J. Bouveresse, Pierre Bourdieu savant et politique, Marseille,
Agone, 2004, p. 143.
(13) Ibid ., p. 144.
(14) Ibid ., p. 162.
(15) Ibid ., p. 162.
(16) M. Hardt, T. Negri, Multitude : guerre et démocratie
à l’âge de l’empire, trad. N. Guilhot,
Paris, La Découverte, 2004.
(17) Le mot « traditionnel » dans sa simplicité
permet d’éluder l’analyse précise en évoquant
pêle-mêle la routine, le passé, l’indiscuté,
etc.
(18) Comme excuse à leur tourisme philosophique, les auteurs
de Multitudes pourraient alléguer qu’ils n’avaient
pu prendre connaissance de travaux précis sur l’altermondialisme.
Conseillons-leur I. Sommier, E. Agrikolianski (dir.), Radiographie
du mouvement altermondialiste : le second forum social européen,
Paris, La Dispute, 2005.
(19) Ou, plus précisément, de ne pas postuler, sans
raisons bien pesées, l’existence de fictions verbales.
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