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Naomi Klein : « la guerre... un laboratoire du néo-libéralisme »
octobre 2004

Origine http://www.hns-info.net/article.php3?id_article=4726

Cette interview de Naomi Klein par Global Project a été réalisée pendant la manifestation Global Beach - une plage occupée pour créer un espace de communication active, de discussions, de rencontres, de projections et d’événements apportant une alternative critique au 61ème Festival du Film de Venise.

Global Project - Nous sommes avec Naomi Klein, nous allons commencer cette interview par la situation en Irak. Vous étiez en Irak il y peu de temps. Où pensez vous que mène la situation actuelle ?

Naomi Klein - C’est une période un peu difficile pour parler de l’Irak, la situation en Italie est assez effrayante compte tenu des deux enlèvements qui viennent de se produire. Nous espérons tous avoir sous peu de bonnes nouvelles. J’étais en Irak en mars et avril derniers, pour mener des recherches sur le coté économique de la guerre. Pas sur le « Shock and Awe » [1] mais sur le « Shock Therapy » [2].
Plusieurs raisons m’ont amenée à le faire, l’une d’entre elles étant que je sentais que quelque chose se passait dans les discussions au sein de nos mouvements, à savoir une distinction totale entre les mouvements alter mondialistes, anti-néolibéralisme, ou anti-capitalistes quelle que soit la manière dont vous les nommez, et les mouvements contre la guerre. C’était comme si ils n’ étaient pas du tout connectés. J’ai considéré les choix qui ont été faits par les deux types de mouvements. Je dirais qu’avec les mouvements anti-capitalistes, nous avons vraiment échoué à traiter de l’aspect militaire, de la guerre et des liens entre la guerre et ces politiques économiques et le fait qu’historiquement, celles ci ont toujours été imposées par la guerre, soit par une dictature, soit par une « sale guerre » locale ou une invasion étrangère. Nous avions parlé de ces politiques économiques et nous les prenions pour très bureaucratiques, comme si c’était juste le FMI qui les imposaient, au lieu de comprendre vraiment la violence avec laquelle elles étaient mises en place.

Quand la guerre en Irak a commencé j’étais en fait en Argentine en train de tourner le documentaire que nous avons présenté ici en Italie. Cela m’a vraiment permis de comprendre ces liens car les argentins disaient « c’est exactement ce qu’ils nous ont fait ». L’histoire de ce pays et la manière dont le néolibéralisme a été imposé en Amérique latine, par le sang, relève du même processus que ce qui est arrivé en Irak. J’ai donc appris beaucoup de la situation en Argentine et apprendre l’histoire de ce pays a été très importante. Nous étions en Argentine à cause de l’effondrement du néolibéralisme qui s’y est produit et un soulèvement national contre ces politiques avait suivi, ce qui me semblait très significatif ayant pris parti dans ces mouvements contre la mondialisation et ces soulèvements contre le « sommet » - et contre des accords commerciaux particuliers, Gênes, Seattle ou dans des régions comme le Chiapas.

En Argentine en décembre 2001 le pays entier s’est soulevé contre ce qu’ils appellent la-bas « el modelo » - le modèle, c’est à dire le néolibéralisme et son laboratoire que l’Argentine était devenue. Et nous connaissons les règles de ce laboratoire : une attaque complète sur l’Etat, les syndicats, la sécurité de l’emploi. Ce pays avait la classe moyenne la plus importante en Amérique latine. Le constat est que le néolibéralisme ne va pas dans le sens du développement, mais complètement à l’opposé. Il pousse un pays très développé à la régression, à la désindustrialisation et à la baisse des salaires. Ils ont privatisé absolument tout : même les panneaux de signalisation à Buenos Aires sont sponsorisés par Mastercard. Je n’ai jamais vu un pays autant privatisé. Ce fut « l’étudiant modèle », selon l’expression consacrée. Donc en tant que militante au sein du mouvement contre le néolibéralisme, cela m’a semblé très significatif d’aller en Argentine et de comprendre où ils avaient été capables d’imposer ce modèle sans restrictions. Cela a créé un désastre économique total, qui a nuit à tous, 60% de la population vivant dans la pauvreté.

Mais la population a répondu de différentes manières, très intéressantes. En partie, je pense, parce que la chute a été très soudaine. Comme vous le savez, la plupart de l’Amérique latine vit dans la pauvreté. Quand vous évoquez l’Argentine en Bolivie ou même au Paraguay, ils disent « l’Argentine est en train de vivre une crise, nous leur disons « bienvenue en Amérique latine ». Et cela m’a semblé intéressant dans la mesure ou cela peut permettre aux gens en Italie ou au Canada de faire le lien, car quand nous entendons parler de ce qui se passe en Bolivie, nous pensons facilement que cela ne pourrait jamais nous arriver. Mais prenez Buenos Aires qui est une ville si européenne, ou le génocide envers le peuple indigène a été quasi total, donc pour ainsi dire c’est l’Italie en Amérique latine. Il faut voir que la crise a touché profondément la classe moyenne (…) qui à un moment donné n’a plus eu accès à ses comptes bancaires. Nous avons des images de gens aisés de la classe moyenne, très bourgeois en apparence, avec des bijoux et tout, prenant d’assaut une banque dans le centre ville parce qu’ils ne peuvent plus récupérer leur argent. Je pense que la différence entre les mouvements sociaux en Amérique du Nord et en Argentine est que lorsqu’ils cassent des vitrines en Amérique du Nord, ils mettent des masques alors qu’en Argentine ils se maquillent…

Ma réponse a été longue mais ce fut vraiment instructif d’être à Buenos Aires quand la guerre a commencé car je venais juste d’apprendre que le néolibéralisme n’avait pas commencé sous Menem dans les années 90, qu’il n’avait pas commencé avec le FMI, mais qu’il avait été instauré par le coup d’état militaire et avait été imposé par le sang et les larmes. Cela n’aurait pas pu se produire poliment, car cela devait passer par la disparition de 30000 personnes, les attaques systématiques envers la gauche, envers les organisateurs ouvriers, étudiants, envers toute l’infrastructure de la gauche, et ça a été ça, la sale guerre. Il y a un célèbre auteur argentin, Rudolfo Walsh, qui a écrit une lettre en 1977 appelée « Lettre d’un écrivain à la junte militaire ». Il dut l’écrire en secret car il vivait caché en sous sol en pleine vague de disparitions, il écrivait ces lettres et en postait un certain nombre de copies - c’était avant l’internet. Donc il écrivit cette lettre à la junte militaire et dit « vos plus grands crimes ne sont pas les disparitions ou les violations des droits de l’homme dont vous êtes responsables, ce sont vos crimes économiques qui ont jeté des millions de gens dans la misère, c’est la plus grande violence que vous ayez imposé à ce pays ». Il a posté la lettre et a été tué en pleine rue une heure après. Et cette lettre est maintenant constamment citée en Argentine. C’est devenu un véritable manifeste démasquant la violence de la dictature. La chose que j’ai apprise en Argentine, c’est que le discours autour des droits de l’homme masque vraiment ce que Rudolfo Walsh essayait de dire : il y a une vraie raison à ces massacres, mais le sang est aveuglant. Que lorsque vous êtes confrontés à une violence et à une terreur incroyable, c’est vraiment difficile de déceler leurs véritables raisons, car bien sur vous répondez à la terreur et à la violence, car vous devez répondre à cet état d’urgence immédiat. C’est ce qui est arrivé au Chili et également en Argentine. Orlando Leteleir, dans ses derniers écrits, et également avant d’être tué se demandait pourquoi la communauté internationale était révoltée par les violations de droits de l’homme de Pinochet, mais que personne ne parlait des Chicago Boys [3] imposant la Shock Therapy. Parce que ceci est la vraie raison à ce déploiement de violence, il existe bel et bien une raison.

Parce que je me suis plongée dans cette histoire et parce que j’étais en Argentine durant la crise économique et le début de la guerre, j’étais vivement consciente de la manière dont nous parlions de la guerre, et que nous avions été une fois de plus, aveuglés par le sang et que cela nous rendait incapable de nous demander « pourquoi ? » et « quels intérêts cela sert-il ? ». Alors quand les premiers contrats ont commencé à être distribués, alors que les bombes tombaient toujours, et que l’on commençait à entendre des noms comme Bechtel, étant en Amérique latine à l’époque et connaissant l’histoire de ce pays… Que fait Bechtel en Amérique latine ? Ils poussent systématiquement à privatiser des services de base comme l’eau. C’est une sorte de guerre, une guerre à l’aptitude des populations à survivre. En Bolivie, quand Bechtel est arrivée pour privatiser l’eau, les tarifs ont flambé, ils ont plus que doublé, ils ont criminalisé la collecte de l’eau de pluie en la faisant passer pour une concurrence déloyale aux services privatisés de l’eau. J’ai donc commencé à mener cette recherche pour essayer d’établir des connections entre les questions sur lesquelles nous étions focalisé dans nos mouvements contre le néolibéralisme et les véritables buts de la guerre. Pour aller au delà de « c’est à cause du pétrole » ou « c’est à cause du contrat Halliburton ». Ce que j’ai vu très clairement c’est le passage d’un système de libre échange léger, ce qu’ils faisaient à l’OMC et au FMI, à système de libre échange lourd. J’ai aussi trouvé, encore une fois en étant en Amérique latine à cette époque, qu’il y avait un lien avec le fait que l’Amérique latine rejetait ces politiques et d’ailleurs pas seulement dans cette région mais dans le monde entier. Les rencontres de l’OMC périclitaient, le FTAA - le processus pour une zone de libre échange américaine était en sommeil, des gouvernements de gauche étaient élus au Brésil et en Equateur (le fait qu’ils aient mené ou pas des politiques de gauche est un autre problème), au Venezuela ainsi qu’un soulèvement populaire en Argentine. Egalement le fait qu’il y avait des référendums et des décisions prises contre la privatisation en Uruguay et en Bolivie. Alors il m’a semblé que le néolibéralisme était combattu dans une partie du monde alors qu’il avait les portes grandes ouvertes dans l’autre partie.

J’ai creusé dans cette voie autant que j’ai pu. Pour plusieurs raisons il est plus facile de mener les recherches en Amérique du nord car c’est là ou se négocient les contrats. Je suis allée à toutes les conférences économiques à Washington et j’ai interviewé tous les gens qui concluent les affaires et attribuent les contrats. Mais ayant atteint à un moment donné les limites de ce que je pouvais faire depuis l’Amérique du Nord, j’ai décidé de partir en Irak car je voulais particulièrement visiter les usines d’Etat qui avaient été vendues. Et j’ai acquis la conviction que nous ne pouvons refaire la même erreur en ne reliant pas la Shock Therapy et la Shock and Awe, que nous devions continuer à nous interroger là-dessus, cette question ne peut pas être évincée et nous devons la faire savoir.

J’avais aussi remarqué en lisant des choses sur l’Irak qu’il y avait une connexion entre le développement de la résistance armée et les réformes de la Shock Therapy, en cela que la première chose que Paul Bremmer a faite en tant qu’administrateur américain fut de licencier 500.000 personnes. Ils ont nommé ce processus la « débaassification » mais il me semble qu’il s’agit de la même chose qu’ils font dans le monde entier c’est-à-dire licencier les travailleurs de l’Etat. Ils utilisaient cette excuse de la débaassification pour dissimuler leur véritable action à savoir une attaque des services d’Etat. En fait, il y a eu une sorte de synergie entre quelqu’un comme Ahmed Chalabi qui est violemment anti baassiste à cause de la confiscation des biens de sa famille. Il éprouve une haine maladive de l’Eétat un peu comme certains cubains de droite à Miami qui ne peuvent digérer le fait que leurs biens furent confisqués par Fidel.

C’est de là qu’il vient et il s’unit aux néo-conservateurs ébranlés à la Maison Blanche comme Paul Wolfowitz et Dick Cheney qui haïssent l’Etat(…). Donc ces hommes rassemblent leurs forces et commencent à envisager l’Irak comme une extase néo-con, néo-conservatrice ou capitaliste. Par la mort renaîtrait la vie. Pour eux la guerre représentait la naissance d’une nation. On les appelle les « année-zéroistes » - selon l’historien Delip Hiro. Il les appelle « le camp de l’année zéro » car dans leurs esprits, c’est une notion très religieuse. Ce pays obtiendrait la rédemption à travers la violence. Si vous écoutez ce qu’ils disaient, ils voulaient « tout recommencer ». Une fois que vous avez compris ce qu’ils ont fait, tout paraît plus clair. C’est comme le fait qu’ils ne voulaient pas mettre fin aux pillages, qu’ils ont laissé l’histoire du pays s’effacer des musées et des bibliothèques. Voilà ce que représentait la guerre d’Irak à leurs yeux. Ils ont vu Bagdad brûler. Donald Rumsfeld a été interrogé à propos de cela et il a répondu « eh bien les gens libres font de mauvaises actions ». Je pense vraiment que pour eux ce fut un moment d’extase. Parce qu’ils croyaient que de cette situation, il anéantissaient une nation pour qu’elle renaisse absolument pure… de manière à ce qu’il y ait un noyau de cellules qui serait le Ministère du pétrole, duquel tout repartirait. C’est intéressant de comprendre ce qu’ils pensent.

Mais cela a raté, et c’est ce que j’ai pu commencer à voir en faisant mes recherches, qu’il y avait une connexion claire. Si vous regardez la chronologie, la résistance irakienne a été assez peu active après la guerre et pendant l’été. Comme Paul Bremmer a commencé à virer les gens, annonçant qu’il allait vendre 200 sociétés d’Etat, ouvrir les frontières à des importations étrangères sans restriction, cela a poussé les affaires irakiennes a la faillite en très peu de temps. Il ne leur était pas possible de lutter - comment supporter la concurrence quand vous n’avez plus d’électricité ? C’était leur idée du marché libre. Et la résistance à commencer à se constituer, de plus en plus, particulièrement autour du mois d’octobre après qu’il ait écrit les nouvelles règles de cette utopie néo-conservatrice. Je voulais donc savoir si tout cela était vrai, s’il y avait vraiment un rapport entre l’imposition de la Shock therapy et la montée de la résistance.

Global Project - Donc, avec votre expérience en Irak et dans les usines, pouvez vous expliquer un peu mieux ce rapport entre la Shock therapy et la résistance ? Comment les travailleurs ont ils réagi à cette vente néo-libérale de l’état ?

Naomi Klein - Eh bien, les Irakiens sont profondément contre les privatisations. Bien que les privatisations aient été annoncées dès juin 2003, elles ne se sont pas faites. Ils y a plusieurs facteurs. L’un est que quand ils ont privé de leur emploi les 500 000 premières personnes - ½ million de gens - beaucoup d’entre eux étaient soldats. Paul Bremmer a fait quelque chose de notable : ils les a licenciés, a refusé de leur verser une pension, mais leur a laissé leurs armes. A présent tout le monde admettra, même l’armée américaine, comme l’a dit un Irakien cité dans mon article, que cela a constitué une vanne grande ouverte pour maintenir la résistance à flots. C’est une alternative à l’emploi. L’Irak a maintenant plus de 67% de chômage, ce qui est peut être une estimation des conservateurs. Alors vous procédez à des licenciements massifs, et la résistance armée paie les gens pour livrer des attaques, c’est une alternative a l’emploi. Comme de donner 50 dollars pour tirer sur un Américain, plus s’il est atteint. Et clairement, cela a été un facteur.

Un autre facteur a été la manière dont ils ont décidé de mener la reconstruction en Irak. Ce n’était pas envisagé comme un « New Deal » pour le pays. C’est un pays décimé. Ils auraient pu reconstruire le pays sur le modèle disons, d’un New Deal américain, c’est à dire un énorme projet public. Créer beaucoup d’emplois, reconstruire l’industrie irakienne qui a été détruite non seulement par la guerre mais aussi par les sanctions. Il y a des usines qui n’ont pas eu de pièces neuves en 13 ans et qui ont désespérément besoin de générateurs. Donc une manière intelligente de reconstruire l’Irak après une telle situation aurait été de réhabiliter les usines, de les faire produire du ciment, des fournitures pour le bâtiment, de créer un nombre massif d’emplois dans la reconstruction des routes et des ponts. C’est ce que la population voulait et je pense que si cela avait été fait, ils auraient gardé les Chiites de leur coté, car la vérité est que de nombreux irakiens étaient contents de se débarrasser de Saddam Hussein. Si cela s’était passé ainsi, ils auraient gardé la majorité des irakiens de leur coté et auraient bâti des relations de confiance.

Mais bien entendu ils n’ont pas procédé ainsi parce que ce n’est pas pour ces raisons qu’ils ont fait la guerre. Cette hypothèse est ridicule car leur mission n’avait aucun but humanitaire, c’était un tout autre type de mission. Et la manière dont ils ont entamé la reconstruction reflète bien la nature de leur mission qui est d’imposer le néolibéralisme en Irak. D’une certaine manière la guerre elle même a été un laboratoire du néolibéralisme. Ils ont privatisé des pans entiers de l’armée américaine en cédant des contrats à Halliburton par exemple. Essentiellement, l’armée américaine est aujourd’hui dirigée comme Microsoft, en ce sens qu’il y a un noyau de personnel - 1/3 est identifié comme du personnel fixe, et ils appellent ça la programmation de leur cœur de métier, puis ils sous-traitent pour tout et ces gens n’ont plus aucune sécurité du point de vue de leur emploi. Eh bien c’est aujourd’hui la manière dont l’armée américaine est dirigée. Ils affirment que leur cœur de métier est le combat, et ils sous-traitent tout le reste à ces entreprises privées qui le feront pour le profit. Ils ont plaqué ce modèle sur la reconstruction, cédant des contrats qui auraient normalement du appartenir à la sphère publique comme les hôpitaux, les écoles.. Ils ont décidé de privatiser la reconstruction et de l’offrir aux sociétés américaines, anglaises et italiennes… et les laissant traiter la reconstruction comme une expérience de libéralisme radical, important de la main d’œuvre bon marché du Népal et des Philippines, les irakiens assistant à tout cela et devenant de plus en plus furieux, ce qui nous a amené à la situation actuelle et à pas de reconstruction du tout. La reconstruction n’existe pas en Irak. Car elle est devenue une cible de la résistance, elle est considérée non pas comme une guérison post-conflit mais comme une extension de l’invasion et de l’occupation car il s’agit du même procédé : des étrangers arrivent dans leur pays, et leur volent ce qui est leur. C’est un pays avec une histoire et un Etat très fort et l’idée que l’on privatise les principaux services leur est complètement étrangère. Saddam était un nationaliste irakien. Ce sont les racines de ce qui est devenu un désastre.

L’autre raison au désastre est que la reconstruction n’a rien reconstruit, particulièrement dans les régions pauvres. Et une des conséquences de ceci est que les fondamentalistes religieux comblent le vide, ce qui arrive dans chaque Etat défaillant comme à Gaza, en Tchétchénie, partout ou l’Etat a été détruit par la guerre et le néolibéralisme en même temps. Le ramassage des ordures n’est plus assuré, ni la réparation des routes, la fourniture de l’électricité, de l’eau, le système éducatif. Les mosquées arrivent donc et disent : « nous allons nous charger de l’éducation, de la remise en marche de l’électricité, de l’eau, de la collecte des ordures ». C’est ainsi que Muqtada Al-Sadr a construit sa base en Irak, en…

Global Project - …s’occupant de ce que la reconstruction avait délaissé.

Naomi Klein - En instaurant sa reconstruction alternative ! Beaucoup étaient sceptiques à son égard et la société était assez laïque dans l’ensemble, mais il y a eu également beaucoup de fidélité à l’égard de celui qui agit d’une manière concrète pour apporter de l’aide. J’y ai vu beaucoup d’ambivalence. Par exemple : l’armée du Mehdi, qui apparaît comme le nouvel ennemi public, on veut nous faire croire que c’est en fait Al-Qaeda… ce n’est pas Al Qaeda. Ce que fait l’armée du Mehdi, encore une fois, c’est de combler le vide, le fossé creusé par la reconstruction. Les Américains sont venus et ont détruit la police et l’armée irakiennes, créant une crise sécuritaire dans le pays. En tant qu’occupants, ils considèrent que leur responsabilité est d’assurer exclusivement leur propre sécurité contre ceux qui les attaquent. Aujourd’hui on entend parler d’enlèvements, mais cela fait des mois et des mois qu’il y a des enlèvements d’Irakiens par des Irakiens. Il y a une montée massive du crime et de la mafia dans le pays et les Américains se sont contentés d’y assister sans rien faire car ils pensent que leur travail est juste de combattre ceux qui les agressent.

C’est donc le contexte dans lequel l’armée du Mehdi a évolué. Ils ont commencé comme une police de remplacement dans une situation ou il n’y en avait plus. Je les ai vus faire la circulation à Sadr City où il n’y avait plus aucune signalisation, et protéger les mosquées, particulièrement quand elles étaient des cibles, et c’est devenu très clair que les Américains n’assuraient pas la sécurité minimum des Irakiens. Ils protégeaient leurs employés, les usines d’état qui se faisaient piller. Il est donc intéressant d’entendre les américains dire à propos de l’armée du Mehdi « nous ne pouvons tolérer les milices ». Il n’y aurait jamais eu de milice s’ils avaient pris leur responsabilité d’assurer une sécurité de base. Parler des Américains prenant leurs responsabilités est un peu absurde, mais selon la loi internationale, leur responsabilité première en tant que force d’occupation est de fournir la sécurité au pays occupé.

Global Project - Comment votre film sur l’Argentine peut-il nous aider à comprendre ce qui se passe en Irak et dans le monde ?

Naomi Klein - L’idée de faire le film vient réellement d’une tentative de réponse à la question qui se pose - d’ailleurs tout à fait à bon escient au sein de nos mouvements - qui est « vous êtes contre le néolibéralisme, contre la guerre, mais pour quoi êtes vous ? que voulez vous ? » Je ne pense pas que ce soit mon rôle ou celui de qui que ce soit de créer un programme politique en 10 points pour le dire car nous sommes fondamentalement contre le fondamentalisme. L’idée qu’une règle peut s’appliquer à tous les modèles et qu’elle s’impose uniformément partout dans le monde est exactement ce dont il s’agit lorsqu’on évoque la manière dont le néolibéralisme a été violemment imposé en Amérique latine et aujourd’hui en Irak. Mais également, les fondamentalistes religieux fonctionnent pareil : ils ont leurs règles qu’ils veulent imposer et en cas d’échec, comme c’est le cas en Irak, ils ne remettent jamais ces règles en cause, ils affirment toujours qu’elles n’ont pas été appliquées avec assez de fermeté. J’appelle ça l’économie talibane. En Afghanistan ils devaient créer leur laboratoire religieux et l’utopie s’est inversée en une société d’esclavagisme sexuel et d’opium.
Mais ils ont toujours pensé que c’était peut être à cause d’une femme montrant ses chevilles ou quelque chose comme ça. Et c’est à peu près la même situation en Irak où la tentative de création d’une utopie capitaliste s’est muée en l’endroit au monde le moins favorable au business. A tel point qu’il est impossible d’y souscrire une assurance ou d’y payer par carte de crédit. Ce n’est pas une zone de business et elle a été définie en tant que telle par le monde des assurances qui a décidé qu’elle était in-assurable - ce qui est quand même incroyable.

En ce qui concerne le film, je pense qu’il est important de poursuivre la critique sans se sentir la responsabilité de devenir des fondamentalistes prônant une solution parfaite. Mais je pense que nous devons rompre avec l’idée qu’il n’y a pas d’alternative, et montrer où les alternatives se sont déjà mises en place, et créer ainsi une inspiration « virale ». Je pense qu’il n’en faut pas beaucoup pour briser cette idée qu’il n’y a pas d’alternative et qu’il n’y a qu’une seule manière de faire les choses.
Car nous savons au fond que ce n’est pas vrai, donc constater les possibilités existantes peut vraiment transformer notre vision des choses.

Car cette chose incroyable est arrivée en Argentine ou un pays entier a rejeté le néolibéralisme, et je dis « rejeter le néolibéralisme » car la révolte là-bas n’a pas suivi le modèle traditionnel d’une révolte populaire comme à Prague durant la Révolution de Velours, à savoir la population investissant les lieux du pouvoir et disant « nous voulons ces dirigeants dehors, et nous voulons mettre en place notre homme ». Ca c’est le déroulement traditionnel. Mais en Argentine ça s’est passé totalement différemment. Le peuple a investi les lieux du pouvoir, il non seulement viré le pouvoir en place mais également les dirigeants suivants. Ils ont eu 5 présidents en 3 semaines et leur leitmotiv fut « que se vian todos » (qu’ils s’en aillent tous), car ils avaient déjà vécu ce que nous avons tous vu de nombreuses fois, c’est à dire désigner leur dirigeant et se rendre compte qu’il avait intrigué en coulisses et qu’ils allait juste continuer sur le même modèle économique.

Donc le processus est né, une discussion vraiment intéressante sur la démocratie participative comme réponse à la crise évidente de la démocratie représentative. Le néolibéralisme provoque une crise de la démocratie représentative car quel que soit le pouvoir élu, les politiques restent les mêmes. Ce sont donc des crises jumelles dont les modèles ont été rejetés avec beaucoup de puissance et de créativité : des assemblées de voisinage ont commencé à apparaître partout dans la ville et les gens ont instauré des votes pour tout et une vraie réflexion sur le devenir d’un pays régi par la démocratie participative.

Nous avons donc décidé que quelle que soit l’issue de cet événement, nous voulions le filmer. Nous ne savions pas ce que cela allait donner. Des élections allaient avoir lieu, et à cette époque il y avait des discussions sur les options politiques qui allaient émerger. Avec mon partenaire Avi Lewis qui a réalisé le film nous sommes donc retournés au Canada, nous avons levé des fonds (de l’Etat !) puis nous sommes revenus en Argentine avec une équipe impressionnante de jeunes activistes et cinéastes et nous avons commencé à filmer les assemblées de quartier et les organisations piqueteros [4]. Mais il a commencé à devenir clair que nombre de mouvements tels que les assemblées de quartier qui discutaient plus de théorie qu’elles ne menaient d’action, débattant essentiellement de ce que devrait être la démocratie, que ces assemblées étaient dans un système de cooptation. La gauche religieuse les envahissait et ils perdaient ce qui faisait leur singularité, c’est à dire les vrais échanges entre les gens, et donc ça devenait moins amusant.

Au début du mouvement des assemblées il y avait une merveilleuse timidité et humilité de la part des participants qui se rassemblaient et essayaient vraiment de communiquer. Il est arriver que les discussions soient interrompues par une personne de la bourgeoisie de Buenos Aires s’excusant auprès d’un chômeur et disant « quand vous avez paralysé la circulation et protesté je me plaignais, je pestais après vous, je vous accusais de paresse. Et maintenant que je me retrouve dans la même situation je voudrais m’excuser car je me rends compte que c’est le même combat. » Ce fut comme une thérapie, une thérapie de masse.

Puis les partis de gauche les ont envahis, profitant du fait qu’il s’agissait de réunions libres ce qui faisait d’ailleurs leur caractère unique. Ils sont donc arrivés avec une stratégie, comme une stratégie de guerre. S’approprier le mouvement. J’étais convaincue qu’il yavaitun QG quelque part où se disait « toi tu prends cette assemblée, toi cette autre… » car c’était systématique. Ils disaient « nous voulons que vous votiez pour notre programme », lisant ensuite leur programme : re-nationaliser les banques, ne pas payer la dette extérieure, ce qui est bien en soi mais il ne s’agissait pas d’une véritable remise en cause. Ils n’ont pas seulement réussi à coopter les mouvements mais les ont plombés d’ennui. Les gens sont rentrés chez eux plutôt que d’écouter des discours fatigants. C’est quelque chose que les Trotskistes font : assommer d’ennui et conquérir. En fait, ils ne recrutaient pas, ils détruisaient juste le mouvement qui s’était formé. C’est terriblement triste qu’il se soit éteint.

Des choses semblables arrivaient au mouvement piquetero et au mouvement de chômeurs, mais d’une manière différente puisque c’était l’Etat qui opérait largement la cooptation, à quelques exceptions près.

Le mouvement restait fort et croissant dans les usines occupées. Pour ceux qui n’en auraient pas entendu parler, ce qui s’est passé en Argentine est un phénomène très remarquable depuis la crise économique. Ce n’est pas historiquement nouveau, en fait le mouvement coopératif est très fort comme vous le savez. Je pense qu’il y a quelque chose d’unique dans la manière dont les lieux de production ont été convertis. A mesure que la crise économique s’approfondissait, les usines fermaient très rapidement et les travailleurs se rendaient compte que s’ils perdaient leur job, ce n’était ni plus ni moins qu’une mise à mort. Ils n’auraient aucune chance de retrouver du travail dans ce climat. Donc dans quelques usines, les ouvriers se sont enfermés en refusant d’être licenciés. Ils dirent à leur chefs « vous pouvez partir mais nous gardons les machines ». Ce qui était génial dans ce processus c’est qu’il était l’inverse d’une grève traditionnelle, et d’ailleurs les réquisitions par les ouvriers ont souvent été menées à l’encontre des syndicats qui voulait plutôt négocier un accord mais pas réellement remettre en cause la fermeture.

Dans une usine de vêtements appelée « Brookmen », la plupart des immigrées boliviennes n’avaient pas été payées depuis des semaines et elles n’étaient de toute façon pas payées assez pour assurer leur transport par bus jusqu’au travail. Un jour elles sont toutes allées voir le patron, M. Brookmen, et en lui disant « vous devez au moins nous donner une indemnité de transport pour nous rendre au travail », et M. Brookmen a dit « ok, je reviens.. » et il n’est jamais revenu ! Elles ont attendu, attendu... Un des vigiles de l’usine voulait rentrer chez lui et elles lui dirent « pourquoi tu ne nous donne pas les clés ? », ce qu’il a fait et elles ont donc occupé l’usine pendant plusieurs jours en attendant. Pendant ce temps, elles ont réalisé qu’elles pouvaient faire tourner les machines parce que c’était exactement leur travail. Et elles ont commencé à relancer la production elle-mêmes, à faire rentrer de l’argent et à le faire bien. Cecilia Martinez, une des leaders du mouvement de Brookmen dit dans notre film « je ne vois pas en quoi le boulot des patrons est compliqué, il suffit d’additionner et de soustraire, c’est simple ! »

Il y a une autre usine dans le sud de la Patagonie appelée « Zanon », une usine de céramique où il s’est passé a peu près la même chose alors que le patron allait fermer l’usine et partir au Chili ce qui a provoqué l’occupation de l’usine par les ouvriers. Ils ont dit « nous gardons les machines, nous allons continuer de les faire tourner ». Les communautés locales les ont soutenus car tous leurs fournisseurs et distributeurs ne voulaient pas perdre une ressource industrielle importante pour la région. La police est venue pour les expulser et toute la ville a protégé l’usine avec des lances-pierres. Ils ont ces lances-pierres avec des petites balles de céramique qui sont en fait utilisées dans la fabrication pour transformer l’argile en poudre. Ils se sont donc servis de cela, chaque ouvrier avait son lances-pierres pour repousser la police. Mais en fait ils avaient tellement de soutien que quand la police est arrivée pour les expulser - nous y avons assisté - elle est simplement repartie car il y avait des milliers de personnes à l’extérieur de l’usine.

Donc cette partie du mouvement grandissait alors que le reste était anéanti par la cooptation. Quand nous sommes arrivés en Argentine il y avait deux usines occupées. Quand nous sommes revenus 8 mois plus tard il y en avait 200. Et pas seulement des usines mais aussi des cliniques, des écoles, des boulangeries, des supermarchés. Nous avons donc commencé à voir émerger une économie de l’ombre. Je me souviens très bien quand nous étions à l’usine Zanon en train de filmer sur le toit les ouvriers et leurs lances-pierres, c’était le coucher du soleil, c’était très beau… C’était le 20 mars, le jour où les bombes ont commencé à tomber sur Bagdad.

Je me souviens d’être assise sur le toit avec ces mecs et leurs armes médiévales, regardant vers l’horizon et imaginant Bagdad détruite par les bombes à fragmentation et les missiles de croisière… pensant « qu’est ce qu’on fait là avec nos frondes ? » C’était très bizarre : d’un coté se sentir complètement en marge du monde, comme personne ne prêtait attention à cette petite région de Patagonie, toutes les agences d’informations internationales ayant dépêché leurs reporters au Moyen-Orient, mais d’un autre coté, je pensais que je ne voulais pas être ailleurs que sur le toit de cette usine où les ouvriers avaient sauvé leur emploi avec le soutien de toute la population… J’avais le sentiment que quand ils auraient terminé de tout détruire, nous allions avoir besoin de construire quelque chose sur les décombres. C’est l’impression que donnait l’Argentine à ce moment, que les gens construisaient sur les décombres du capitalisme avec ce copier-coller de l’ancien et du nouveau.

William Gibson, un auteur de science fiction que j’avais interviewé il y a quelques mois a dit que les auteurs de sci-fi sont divisés en deux catégories : ceux qui pensent que le futur sera lumineux et ceux qui savent que le futur sera rouillé. Ce qui revient à dire qu’ils vont tout détruire mais que nous allons récupérer les morceaux et faire du copier-coller, avec les vieilles machines et technologies qu’ils auront laissées, dont nous ferons quelque chose de neuf.

La nouveauté en Argentine n’est pas l’idée que les travailleurs s’approprient leurs outils de production, nous savons que c’est une idée assez ancienne, mais plutôt l’idée centrale de démocratie dans leur mouvement et le fait qu’ils rejettent intentionnellement l’idéologie. La théorie de l’occupation des usines vient de la pratique. Il n’y a donc pas de manifeste, c’est totalement concret.

Je parlais avec l’une des fondatrices de ce mouvement qui travaille dans une clinique occupée et qui est une ancienne Montonera. Dans les années 70, l’Argentine avait une guérilla urbaine très active, comparable aux Brigades Rouges italiennes, dont faisaient partie beaucoup de jeunes gens. Elle m’a dit « dans les années 70 nous pensions tout pouvoir changer de la tête aux pieds, nous nous prenions pour l’avant-garde et nous pensions pouvoir aller dans les usines dire aux ouvriers ce qu’ils devaient faire, et ce fut un désastre. Maintenant nous avons compris que la politique change des pieds à la tête ». Ce qui veut dire quand la population agit. Elle agit pour poursuivre, et, de cette action, naissent toutes sortes de théories intéressantes. C’est un vrai défi pour ceux qui se voient en tant que penseurs professionnels car il n’y a pas de véritable rôle pour eux, ils passent leur temps à rattraper. L’action devance la théorie. Il y a donc tous ces théoriciens marxistes qui frappent aux portes des usines pour obtenir un rôle et venir faire la leçon aux ouvriers qui l’ont déjà faite et qui n’ont pas besoin de la recevoir de qui que ce soit.

Mais à Neoken, la ville de Patagonie où se situe l’usine Zanon, il y a une petite université qui entretient de très bonnes relations avec l’usine. Ils sont allés voir les ouvriers en leur demandant de quoi ils avaient besoin. Ceux-ci n’ont pas répondu « venez nous enseigner le marxisme » mais « nous avons besoin d’un nouveau logo, d’un plan marketing, d’un business plan, appliquez vos connaissances à cette situation. » C’est fantastique. Il y a un véritable échange et un moyen pour élèves et professeurs d’appliquer leur savoir dans un contexte vraiment radical, semi-révolutionnaire, ce qui est bien plus que de faire la leçon. C’est innovant sur tous ces plans donc ça porte vraiment la population.

Nous avons donc fait ce film parce que nous pouvions en tirer beaucoup d’espoir. Une fois que tout est détruit nous devons imaginer ce que nous pouvons construire sur les décombres. Cependant nous voulions le présenter simplement comme un exemple et pas comme un cours magistral. Nous voulions que le film reflète la théorie que nous constations dans les mouvements. Nous ne voulions pas d’un groupe d’experts disant « ceci est le nouveau mouvement ». Nous voulions juste raconter une histoire, du début à la fin. C’est pourquoi nous souhaitions suivre une usine de son premier jour d’occupation jusqu’au jour où la production serait relancée. Ce qui en pratique a impliqué que nous suivions 16 usines car nous ne savions pas à l’avance quelle(s) allai(en)t réussir. Nous habitions et travaillions dans ce loft à Buenos Aires tapissé de panneaux de papier avec des listes des endroits susceptibles ou pas d’être occupés, des écoles, des cliniques, une usine ici, une usine là…
L’usine que nous avons fini par suivre de plus près produisait des pièces détachées automobiles, Forja San Martin. Nous étions là le jour où ils ont eu leur première réunion pour décider de réquisitionner l’exploitation, le premier jour de l’occupation, et nous avons vécu là-bas. Nous les avons suivi à travers le processus juridique du dépassement de la loi jusqu’à l’expropriation et l’attribution de l’usine aux ouvriers…au cours des visites au juge, ce genre de choses. L’idée est que c’est une sorte de guide, « Occuper son lieu de travail, mode d’emploi ».

Global Project - A partir de votre expérience en Argentine, de cet espoir des communautés qui se rassemblent à partir de la base, reprenant la main sur leurs vies, le contrôle de leurs usines et de ce qui les entoure, est-ce que ce film peut dans un contexte nord américain, amener à une situation comparable aux Etats-Unis où de nombreuses personnes envisagent les candidats de la même manière ?

Naomi Klein - Nous étions en Argentine durant une campagne fédérale, suivant cette usine et sa tentative incessante de construire la démocratie participative. Une chose, particulièrement en Amérique du Nord : nous parlons de démocratie mais nous l’avons exclue de l’endroit où nous passons la plupart de notre temps, c’est-à-dire notre travail. Aux Etats-Unis vous pouvez y subir un test de drogues, vous pouvez y être surveillés, vous n’avez absolument aucun droit civil à l’endroit ou vous passez le plus clair de votre temps. C’est donc intéressant de suivre cette expérimentation d’imbriquer la démocratie dans le tissu de votre existence, y compris le travail, chaque décision au sein de l’usine étant faite collectivement, ainsi que les combats qui en découlent, une sorte de définition profonde de la démocratie. Au même moment, il y avait une élection fédérale se déroulant comme dans un théâtre à grande échelle… C’est le pays qui a vu naître Evita, et ils connaissent parfaitement l’art de la mise en scène.

Les élections présentaient Menem, à qui l’on reproche d’avoir imposé le néolibéralisme si brutalement en Argentine dans les années 90, à grands coups de privatisations dans tout le pays, qui a décidé à cette occasion de faire son come back politique en tant que sauveur, messie, et son discours était « quand j’étais président nous étions riches, maintenant nous sommes pauvres, réélisez moi ». Et il s’est littéralement comparé à Jésus Christ. Puis il y avait Kirchner, qui est perçu comme appartenant à la bonne vieille mafia péroniste mais pas si mal… Nous avons un des protagonistes de notre film, une jeune femme prénommée Maty, dont le slogan était « nos rêves ne sont pas à la taille de vos scrutins ». Elle a décidé de ne pas voter (nous parlions au gens de leur influence sur les élections).

Une chose à propos de la manière dont les élections étaient envisagées, dont j’ai pensé qu’elle était assez mûre est qu’en un sens, Menem devait être battu, pour des raisons symboliques. Il est tellement perçu comme le symbole des politiques néo-libérales en Amérique Latine, ce serait une telle défaite pour l’instigateur du néolibéralisme dans ce pays, son retour en politique serait défaite cuisante. Donc, Menem devait être dégagé, mais là n’était pas la solution, juste une condition pour pouvoir ouvrir la réflexion sur de nouvelles solutions. Je pense de manière primaire, et je pense que c’est malheureusement le cas de beaucoup d’entre nous en ce qui concerne nos attentes des politiques électorales. Le mieux que l’on puisse espérer est l’espace nécessaire pour être capable de d’amener ces solutions et ces innovations. Ce qui veut dire ne pas subir de répression brutale. Dans de nombreux cas, le choix se situe là. C’est ce que le Mouvement des Sans-Terre dit de Lula. Lula ne résout pas le problème des Sans-Terre au Brésil, mais au moins il ne réprime pas le MST aussi brutalement que le précédent gouvernement. Alors c’est peut être ce que l’on peut exiger des politiques électorales à ce point de l’histoire, ce qui n’est pas beaucoup.

Je crois qu’il y a quelque chose que nous pouvons apprendre en Amérique du Nord, la définition de la politique comme nous donner le temps et l’espace dont nous avons besoin pour une nouvelle forme de démocratie, et une nouvelle forme de politique car cela n’arrive pas en un jour et nos mouvements n’en sont pas à un stade très avancé de la réflexion sur ces questions, et nous pouvons être déstabilisés assez facilement et nous l’avons vu. Je pense que c’est donc une leçon à tirer de la phrase « nos rêves ne sont pas à la taille de vos scrutins » mais en même temps, nous pouvons toujours être stratégiques tant que nous avons des attentes extrêmement basses. Je pense que c’est important d’avoir des attentes très basses quand il s’agit de politiques électorales. Cela devient dangereux quand les gens intériorisent cette mentalité de sauveur, en gaspillant toute leur énergie politique dans l’invalidation de Bush ou de Berlusconi, comme si cela allait les sauver, car ils sont ensuite terriblement déçus et désillusionnés. Donc je pense qu’il faut des espérances modestes, les yeux grands ouverts, de la stratégie et faire quelque chose de votre travail… sans attendre. Sans attendre. Car bâtir un contre pouvoir est le meilleur moyen de maintenir la responsabilité du moins pire des candidats une fois qu’il est en place. Ca s’est passé également en Argentine, Kirchner est arrivé au pouvoir car Menem s’est retiré mais il n’avait pas un mandat très fort et il a été poussé par les mouvements sociaux à gauche, il avait besoin d’eux.

Je pense que c’est une leçon importante que malheureusement la gauche américaine (si on peut l’appeler ainsi puisque ce n’est pas une gauche) n’a pas retenue car ils dispersent leur ressources, leur énergie, leur argent, leur créativité dans cette position « n’importe qui sauf Bush », ce qui revient à laisser Kerry nous piétiner, ce qu’il fait. Il mène une campagne qui est pour moi franchement criminelle car elle utilise l’authentique outrage moral du public américain dans la guerre - pour qui voit un film comme Fahrenheit 9/11 et voit réellement comment ça se passe, il y a de quoi être enragé. Le public est en partie moralement réveillé, voit pour la première fois ce qu’ils font en Irak, et utilise cette énergie pour élire un mec qui promet d’envoyer plus de troupes en Irak. Donc ce qu’il fait est d’utiliser la souffrance des Irakiens, les morts de soldats américains à des fins franchement cyniques, pour finalement faire l’opposé de ce que l’indignation réclame, à savoir la justice.

Mon sentiment sur ce que les mouvements américains ont besoin de faire est qu’ils doivent rester dans la rue, s’opposer à Bush et Kerry, et rester concentrés sur nos attentes qui sont la fin de l’occupation, la fin de l’exploitation industrielle de l’Irak. Et en terme de ce que nous pouvons faire d’ici pour moi c’est très clair, c’est peu : nous ne pouvons pas réparer l’Irak d’ici, ce n’est pas à nous de le faire, ce pays a été trop touché par les étrangers. Mais ce que nous pouvons faire est d’aider les Irakiens à gagner de l’espace. De manière à ce qu’au moment où ils émergeront enfin du cauchemar, toutes les décisions ne soient pas déjà prises, tout ne soit pas déjà vendu, ils ne sont pas encore endettés au point de ne plus rien avoir.

C’est l’autre chose à apprendre de l’expérience en Amérique Latine. En Argentine la trahison fut terrible pour la population : venir à bout d’une dictature brutale qui a causé la disparition de 30000 personnes, penser « oui, nous avons une démocratie » et réaliser que tous les arrangements ont été fait dans leur dos, qu’ils sont tellement endettés auprès du FMI car les généraux ont gonflé l’addition, qu’ils sont étranglés par toutes ces dettes, que toutes les conditions accompagnant ces dettes leur garantissent qu’il n’y aura aucun de changement de politique économique de la dictature à la démocratie. …Cette trahison est vraiment au centre de la crise démocratique en Argentine, cette expérience de sortir de la dictature et de réaliser que vous avez déjà été vendu.

C’est ce qui se passe en Irak en ce moment. Nous n’entendons jamais parler de réparations, ce que mérite pourtant l’Irak. Ce pays paie encore les réparations pour la guerre au Koweit, à l’Iran, à l’Arabie Saoudite…mais ils ne perçoivent pas un cent de réparation pour la guerre, la précédente, c’est à dire les 13 années de sanctions. C’est donc quelque chose que nous pouvons faire pour leur faire gagner du temps. Cela leur ferait gagner la possibilité de l’autodétermination. Ce n’est pas notre rôle de décider à leur place.

Mais c’est notre rôle de dire, voici les conditions dans lesquelles la démocratie est possible : pas de dettes au dictateur ni à l’occupant. Pas de contrats hérités de votre occupant, pas de constitution rédigée par votre occupant. Le pays ne peut pas être pré-vendu et privatisé à l’avance. Et évidemment l’occupation militaire doit cesser. Cela me semble être un programme très simple qui en soi, défend l’autodétermination. Et considérant que nous nous sommes opposés à cette guerre car nous sommes contre l’impérialisme, je pense que notre rôle à présent est de défendre l’autodétermination. Je pense que notre tâche est là.

Global Project - Merci beaucoup pour cette interview. Souhaitez vous ajouter quelque chose ?

Naomi Klein - Je suis venue de la convention républicaine directement à Venise… Ce fut une bonne expérience car il y avait un Etat policier dans New York où 2000 personnes ont été arrêtées sans aucune raison. Puis je suis arrivée à Venise, et la manifestation Global Beach a fait plus pendant le festival de Venise en termes d’action directe que le mouvement anti-guerre américain. Donc merci à Global Beach.

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Traduction par Claire pour HNS-info (à partir de la version anglaise)

Notes

[1] la notion de Shock and Awe (littéralement Choc et effroi - définit la stratégie militaire américaine d’attaques massives et ciblées pour faire tomber le régime irakien.

[2] La Shock Therapy (thérapie de choc) concerne plutôt l’aspect économique de la guerre, la restructuration économique radicale du pays vers un système libéral, capitaliste et ouvert au commerce international.

[3] Groupe d’économistes ayant implanté leur doctrine néolibérale notamment au Chili sousla dictature de Pinochet.

[4] Organisations de lutte sociale qui doivent leur nom aux barrages dressés sur les routes en guise de protestation.