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Origine http://www.hns-info.net/article.php3?id_article=4726
Cette interview de Naomi Klein par Global Project a été
réalisée pendant la manifestation Global Beach - une
plage occupée pour créer un espace de communication
active, de discussions, de rencontres, de projections et d’événements
apportant une alternative critique au 61ème Festival du Film
de Venise.
Global Project - Nous sommes avec Naomi Klein, nous allons
commencer cette interview par la situation en Irak. Vous étiez
en Irak il y peu de temps. Où pensez vous que mène
la situation actuelle ?
Naomi Klein - C’est une période un peu difficile pour
parler de l’Irak, la situation en Italie est assez effrayante
compte tenu des deux enlèvements qui viennent de se produire.
Nous espérons tous avoir sous peu de bonnes nouvelles. J’étais
en Irak en mars et avril derniers, pour mener des recherches sur
le coté économique de la guerre. Pas sur le «
Shock and Awe » [1] mais sur le « Shock Therapy »
[2].
Plusieurs raisons m’ont amenée à le faire, l’une
d’entre elles étant que je sentais que quelque chose
se passait dans les discussions au sein de nos mouvements, à
savoir une distinction totale entre les mouvements alter mondialistes,
anti-néolibéralisme, ou anti-capitalistes quelle que
soit la manière dont vous les nommez, et les mouvements contre
la guerre. C’était comme si ils n’ étaient
pas du tout connectés. J’ai considéré
les choix qui ont été faits par les deux types de
mouvements. Je dirais qu’avec les mouvements anti-capitalistes,
nous avons vraiment échoué à traiter de l’aspect
militaire, de la guerre et des liens entre la guerre et ces politiques
économiques et le fait qu’historiquement, celles ci
ont toujours été imposées par la guerre, soit
par une dictature, soit par une « sale guerre » locale
ou une invasion étrangère. Nous avions parlé
de ces politiques économiques et nous les prenions pour très
bureaucratiques, comme si c’était juste le FMI qui
les imposaient, au lieu de comprendre vraiment la violence avec
laquelle elles étaient mises en place.
Quand la guerre en Irak a commencé j’étais
en fait en Argentine en train de tourner le documentaire que nous
avons présenté ici en Italie. Cela m’a vraiment
permis de comprendre ces liens car les argentins disaient «
c’est exactement ce qu’ils nous ont fait ». L’histoire
de ce pays et la manière dont le néolibéralisme
a été imposé en Amérique latine, par
le sang, relève du même processus que ce qui est arrivé
en Irak. J’ai donc appris beaucoup de la situation en Argentine
et apprendre l’histoire de ce pays a été très
importante. Nous étions en Argentine à cause de l’effondrement
du néolibéralisme qui s’y est produit et un
soulèvement national contre ces politiques avait suivi, ce
qui me semblait très significatif ayant pris parti dans ces
mouvements contre la mondialisation et ces soulèvements contre
le « sommet » - et contre des accords commerciaux particuliers,
Gênes, Seattle ou dans des régions comme le Chiapas.
En Argentine en décembre 2001 le pays entier s’est
soulevé contre ce qu’ils appellent la-bas « el
modelo » - le modèle, c’est à dire le
néolibéralisme et son laboratoire que l’Argentine
était devenue. Et nous connaissons les règles de ce
laboratoire : une attaque complète sur l’Etat, les
syndicats, la sécurité de l’emploi. Ce pays
avait la classe moyenne la plus importante en Amérique latine.
Le constat est que le néolibéralisme ne va pas dans
le sens du développement, mais complètement à
l’opposé. Il pousse un pays très développé
à la régression, à la désindustrialisation
et à la baisse des salaires. Ils ont privatisé absolument
tout : même les panneaux de signalisation à Buenos
Aires sont sponsorisés par Mastercard. Je n’ai jamais
vu un pays autant privatisé. Ce fut « l’étudiant
modèle », selon l’expression consacrée.
Donc en tant que militante au sein du mouvement contre le néolibéralisme,
cela m’a semblé très significatif d’aller
en Argentine et de comprendre où ils avaient été
capables d’imposer ce modèle sans restrictions. Cela
a créé un désastre économique total,
qui a nuit à tous, 60% de la population vivant dans la pauvreté.
Mais la population a répondu de différentes manières,
très intéressantes. En partie, je pense, parce que
la chute a été très soudaine. Comme vous le
savez, la plupart de l’Amérique latine vit dans la
pauvreté. Quand vous évoquez l’Argentine en
Bolivie ou même au Paraguay, ils disent « l’Argentine
est en train de vivre une crise, nous leur disons « bienvenue
en Amérique latine ». Et cela m’a semblé
intéressant dans la mesure ou cela peut permettre aux gens
en Italie ou au Canada de faire le lien, car quand nous entendons
parler de ce qui se passe en Bolivie, nous pensons facilement que
cela ne pourrait jamais nous arriver. Mais prenez Buenos Aires qui
est une ville si européenne, ou le génocide envers
le peuple indigène a été quasi total, donc
pour ainsi dire c’est l’Italie en Amérique latine.
Il faut voir que la crise a touché profondément la
classe moyenne (…) qui à un moment donné n’a
plus eu accès à ses comptes bancaires. Nous avons
des images de gens aisés de la classe moyenne, très
bourgeois en apparence, avec des bijoux et tout, prenant d’assaut
une banque dans le centre ville parce qu’ils ne peuvent plus
récupérer leur argent. Je pense que la différence
entre les mouvements sociaux en Amérique du Nord et en Argentine
est que lorsqu’ils cassent des vitrines en Amérique
du Nord, ils mettent des masques alors qu’en Argentine ils
se maquillent…
Ma réponse a été longue mais ce fut vraiment
instructif d’être à Buenos Aires quand la guerre
a commencé car je venais juste d’apprendre que le néolibéralisme
n’avait pas commencé sous Menem dans les années
90, qu’il n’avait pas commencé avec le FMI, mais
qu’il avait été instauré par le coup
d’état militaire et avait été imposé
par le sang et les larmes. Cela n’aurait pas pu se produire
poliment, car cela devait passer par la disparition de 30000 personnes,
les attaques systématiques envers la gauche, envers les organisateurs
ouvriers, étudiants, envers toute l’infrastructure
de la gauche, et ça a été ça, la sale
guerre. Il y a un célèbre auteur argentin, Rudolfo
Walsh, qui a écrit une lettre en 1977 appelée «
Lettre d’un écrivain à la junte militaire ».
Il dut l’écrire en secret car il vivait caché
en sous sol en pleine vague de disparitions, il écrivait
ces lettres et en postait un certain nombre de copies - c’était
avant l’internet. Donc il écrivit cette lettre à
la junte militaire et dit « vos plus grands crimes ne sont
pas les disparitions ou les violations des droits de l’homme
dont vous êtes responsables, ce sont vos crimes économiques
qui ont jeté des millions de gens dans la misère,
c’est la plus grande violence que vous ayez imposé
à ce pays ». Il a posté la lettre et a été
tué en pleine rue une heure après. Et cette lettre
est maintenant constamment citée en Argentine. C’est
devenu un véritable manifeste démasquant la violence
de la dictature. La chose que j’ai apprise en Argentine, c’est
que le discours autour des droits de l’homme masque vraiment
ce que Rudolfo Walsh essayait de dire : il y a une vraie raison
à ces massacres, mais le sang est aveuglant. Que lorsque
vous êtes confrontés à une violence et à
une terreur incroyable, c’est vraiment difficile de déceler
leurs véritables raisons, car bien sur vous répondez
à la terreur et à la violence, car vous devez répondre
à cet état d’urgence immédiat. C’est
ce qui est arrivé au Chili et également en Argentine.
Orlando Leteleir, dans ses derniers écrits, et également
avant d’être tué se demandait pourquoi la communauté
internationale était révoltée par les violations
de droits de l’homme de Pinochet, mais que personne ne parlait
des Chicago Boys [3] imposant la Shock Therapy. Parce que ceci est
la vraie raison à ce déploiement de violence, il existe
bel et bien une raison.
Parce que je me suis plongée dans cette histoire et parce
que j’étais en Argentine durant la crise économique
et le début de la guerre, j’étais vivement consciente
de la manière dont nous parlions de la guerre, et que nous
avions été une fois de plus, aveuglés par le
sang et que cela nous rendait incapable de nous demander «
pourquoi ? » et « quels intérêts cela sert-il
? ». Alors quand les premiers contrats ont commencé
à être distribués, alors que les bombes tombaient
toujours, et que l’on commençait à entendre
des noms comme Bechtel, étant en Amérique latine à
l’époque et connaissant l’histoire de ce pays…
Que fait Bechtel en Amérique latine ? Ils poussent systématiquement
à privatiser des services de base comme l’eau. C’est
une sorte de guerre, une guerre à l’aptitude des populations
à survivre. En Bolivie, quand Bechtel est arrivée
pour privatiser l’eau, les tarifs ont flambé, ils ont
plus que doublé, ils ont criminalisé la collecte de
l’eau de pluie en la faisant passer pour une concurrence déloyale
aux services privatisés de l’eau. J’ai donc commencé
à mener cette recherche pour essayer d’établir
des connections entre les questions sur lesquelles nous étions
focalisé dans nos mouvements contre le néolibéralisme
et les véritables buts de la guerre. Pour aller au delà
de « c’est à cause du pétrole »
ou « c’est à cause du contrat Halliburton ».
Ce que j’ai vu très clairement c’est le passage
d’un système de libre échange léger,
ce qu’ils faisaient à l’OMC et au FMI, à
système de libre échange lourd. J’ai aussi trouvé,
encore une fois en étant en Amérique latine à
cette époque, qu’il y avait un lien avec le fait que
l’Amérique latine rejetait ces politiques et d’ailleurs
pas seulement dans cette région mais dans le monde entier.
Les rencontres de l’OMC périclitaient, le FTAA - le
processus pour une zone de libre échange américaine
était en sommeil, des gouvernements de gauche étaient
élus au Brésil et en Equateur (le fait qu’ils
aient mené ou pas des politiques de gauche est un autre problème),
au Venezuela ainsi qu’un soulèvement populaire en Argentine.
Egalement le fait qu’il y avait des référendums
et des décisions prises contre la privatisation en Uruguay
et en Bolivie. Alors il m’a semblé que le néolibéralisme
était combattu dans une partie du monde alors qu’il
avait les portes grandes ouvertes dans l’autre partie.
J’ai creusé dans cette voie autant que j’ai
pu. Pour plusieurs raisons il est plus facile de mener les recherches
en Amérique du nord car c’est là ou se négocient
les contrats. Je suis allée à toutes les conférences
économiques à Washington et j’ai interviewé
tous les gens qui concluent les affaires et attribuent les contrats.
Mais ayant atteint à un moment donné les limites de
ce que je pouvais faire depuis l’Amérique du Nord,
j’ai décidé de partir en Irak car je voulais
particulièrement visiter les usines d’Etat qui avaient
été vendues. Et j’ai acquis la conviction que
nous ne pouvons refaire la même erreur en ne reliant pas la
Shock Therapy et la Shock and Awe, que nous devions continuer à
nous interroger là-dessus, cette question ne peut pas être
évincée et nous devons la faire savoir.
J’avais aussi remarqué en lisant des choses sur l’Irak
qu’il y avait une connexion entre le développement
de la résistance armée et les réformes de la
Shock Therapy, en cela que la première chose que Paul Bremmer
a faite en tant qu’administrateur américain fut de
licencier 500.000 personnes. Ils ont nommé ce processus la
« débaassification » mais il me semble qu’il
s’agit de la même chose qu’ils font dans le monde
entier c’est-à-dire licencier les travailleurs de l’Etat.
Ils utilisaient cette excuse de la débaassification pour
dissimuler leur véritable action à savoir une attaque
des services d’Etat. En fait, il y a eu une sorte de synergie
entre quelqu’un comme Ahmed Chalabi qui est violemment anti
baassiste à cause de la confiscation des biens de sa famille.
Il éprouve une haine maladive de l’Eétat un
peu comme certains cubains de droite à Miami qui ne peuvent
digérer le fait que leurs biens furent confisqués
par Fidel.
C’est de là qu’il vient et il s’unit aux
néo-conservateurs ébranlés à la Maison
Blanche comme Paul Wolfowitz et Dick Cheney qui haïssent l’Etat(…).
Donc ces hommes rassemblent leurs forces et commencent à
envisager l’Irak comme une extase néo-con, néo-conservatrice
ou capitaliste. Par la mort renaîtrait la vie. Pour eux la
guerre représentait la naissance d’une nation. On les
appelle les « année-zéroistes » - selon
l’historien Delip Hiro. Il les appelle « le camp de
l’année zéro » car dans leurs esprits,
c’est une notion très religieuse. Ce pays obtiendrait
la rédemption à travers la violence. Si vous écoutez
ce qu’ils disaient, ils voulaient « tout recommencer
». Une fois que vous avez compris ce qu’ils ont fait,
tout paraît plus clair. C’est comme le fait qu’ils
ne voulaient pas mettre fin aux pillages, qu’ils ont laissé
l’histoire du pays s’effacer des musées et des
bibliothèques. Voilà ce que représentait la
guerre d’Irak à leurs yeux. Ils ont vu Bagdad brûler.
Donald Rumsfeld a été interrogé à propos
de cela et il a répondu « eh bien les gens libres font
de mauvaises actions ». Je pense vraiment que pour eux ce
fut un moment d’extase. Parce qu’ils croyaient que de
cette situation, il anéantissaient une nation pour qu’elle
renaisse absolument pure… de manière à ce qu’il
y ait un noyau de cellules qui serait le Ministère du pétrole,
duquel tout repartirait. C’est intéressant de comprendre
ce qu’ils pensent.
Mais cela a raté, et c’est ce que j’ai pu commencer
à voir en faisant mes recherches, qu’il y avait une
connexion claire. Si vous regardez la chronologie, la résistance
irakienne a été assez peu active après la guerre
et pendant l’été. Comme Paul Bremmer a commencé
à virer les gens, annonçant qu’il allait vendre
200 sociétés d’Etat, ouvrir les frontières
à des importations étrangères sans restriction,
cela a poussé les affaires irakiennes a la faillite en très
peu de temps. Il ne leur était pas possible de lutter - comment
supporter la concurrence quand vous n’avez plus d’électricité
? C’était leur idée du marché libre.
Et la résistance à commencer à se constituer,
de plus en plus, particulièrement autour du mois d’octobre
après qu’il ait écrit les nouvelles règles
de cette utopie néo-conservatrice. Je voulais donc savoir
si tout cela était vrai, s’il y avait vraiment un rapport
entre l’imposition de la Shock therapy et la montée
de la résistance.
Global Project - Donc, avec votre expérience en
Irak et dans les usines, pouvez vous expliquer un peu mieux ce rapport
entre la Shock therapy et la résistance ? Comment les travailleurs
ont ils réagi à cette vente néo-libérale
de l’état ?
Naomi Klein - Eh bien, les Irakiens sont profondément contre
les privatisations. Bien que les privatisations aient été
annoncées dès juin 2003, elles ne se sont pas faites.
Ils y a plusieurs facteurs. L’un est que quand ils ont privé
de leur emploi les 500 000 premières personnes - ½
million de gens - beaucoup d’entre eux étaient soldats.
Paul Bremmer a fait quelque chose de notable : ils les a licenciés,
a refusé de leur verser une pension, mais leur a laissé
leurs armes. A présent tout le monde admettra, même
l’armée américaine, comme l’a dit un Irakien
cité dans mon article, que cela a constitué une vanne
grande ouverte pour maintenir la résistance à flots.
C’est une alternative à l’emploi. L’Irak
a maintenant plus de 67% de chômage, ce qui est peut être
une estimation des conservateurs. Alors vous procédez à
des licenciements massifs, et la résistance armée
paie les gens pour livrer des attaques, c’est une alternative
a l’emploi. Comme de donner 50 dollars pour tirer sur un Américain,
plus s’il est atteint. Et clairement, cela a été
un facteur.
Un autre facteur a été la manière dont ils
ont décidé de mener la reconstruction en Irak. Ce
n’était pas envisagé comme un « New Deal
» pour le pays. C’est un pays décimé.
Ils auraient pu reconstruire le pays sur le modèle disons,
d’un New Deal américain, c’est à dire
un énorme projet public. Créer beaucoup d’emplois,
reconstruire l’industrie irakienne qui a été
détruite non seulement par la guerre mais aussi par les sanctions.
Il y a des usines qui n’ont pas eu de pièces neuves
en 13 ans et qui ont désespérément besoin de
générateurs. Donc une manière intelligente
de reconstruire l’Irak après une telle situation aurait
été de réhabiliter les usines, de les faire
produire du ciment, des fournitures pour le bâtiment, de créer
un nombre massif d’emplois dans la reconstruction des routes
et des ponts. C’est ce que la population voulait et je pense
que si cela avait été fait, ils auraient gardé
les Chiites de leur coté, car la vérité est
que de nombreux irakiens étaient contents de se débarrasser
de Saddam Hussein. Si cela s’était passé ainsi,
ils auraient gardé la majorité des irakiens de leur
coté et auraient bâti des relations de confiance.
Mais bien entendu ils n’ont pas procédé ainsi
parce que ce n’est pas pour ces raisons qu’ils ont fait
la guerre. Cette hypothèse est ridicule car leur mission
n’avait aucun but humanitaire, c’était un tout
autre type de mission. Et la manière dont ils ont entamé
la reconstruction reflète bien la nature de leur mission
qui est d’imposer le néolibéralisme en Irak.
D’une certaine manière la guerre elle même a
été un laboratoire du néolibéralisme.
Ils ont privatisé des pans entiers de l’armée
américaine en cédant des contrats à Halliburton
par exemple. Essentiellement, l’armée américaine
est aujourd’hui dirigée comme Microsoft, en ce sens
qu’il y a un noyau de personnel - 1/3 est identifié
comme du personnel fixe, et ils appellent ça la programmation
de leur cœur de métier, puis ils sous-traitent pour
tout et ces gens n’ont plus aucune sécurité
du point de vue de leur emploi. Eh bien c’est aujourd’hui
la manière dont l’armée américaine est
dirigée. Ils affirment que leur cœur de métier
est le combat, et ils sous-traitent tout le reste à ces entreprises
privées qui le feront pour le profit. Ils ont plaqué
ce modèle sur la reconstruction, cédant des contrats
qui auraient normalement du appartenir à la sphère
publique comme les hôpitaux, les écoles.. Ils ont décidé
de privatiser la reconstruction et de l’offrir aux sociétés
américaines, anglaises et italiennes… et les laissant
traiter la reconstruction comme une expérience de libéralisme
radical, important de la main d’œuvre bon marché
du Népal et des Philippines, les irakiens assistant à
tout cela et devenant de plus en plus furieux, ce qui nous a amené
à la situation actuelle et à pas de reconstruction
du tout. La reconstruction n’existe pas en Irak. Car elle
est devenue une cible de la résistance, elle est considérée
non pas comme une guérison post-conflit mais comme une extension
de l’invasion et de l’occupation car il s’agit
du même procédé : des étrangers arrivent
dans leur pays, et leur volent ce qui est leur. C’est un pays
avec une histoire et un Etat très fort et l’idée
que l’on privatise les principaux services leur est complètement
étrangère. Saddam était un nationaliste irakien.
Ce sont les racines de ce qui est devenu un désastre.
L’autre raison au désastre est que la reconstruction
n’a rien reconstruit, particulièrement dans les régions
pauvres. Et une des conséquences de ceci est que les fondamentalistes
religieux comblent le vide, ce qui arrive dans chaque Etat défaillant
comme à Gaza, en Tchétchénie, partout ou l’Etat
a été détruit par la guerre et le néolibéralisme
en même temps. Le ramassage des ordures n’est plus assuré,
ni la réparation des routes, la fourniture de l’électricité,
de l’eau, le système éducatif. Les mosquées
arrivent donc et disent : « nous allons nous charger de l’éducation,
de la remise en marche de l’électricité, de
l’eau, de la collecte des ordures ». C’est ainsi
que Muqtada Al-Sadr a construit sa base en Irak, en…
Global Project - …s’occupant de ce que la reconstruction
avait délaissé.
Naomi Klein - En instaurant sa reconstruction alternative ! Beaucoup
étaient sceptiques à son égard et la société
était assez laïque dans l’ensemble, mais il y
a eu également beaucoup de fidélité à
l’égard de celui qui agit d’une manière
concrète pour apporter de l’aide. J’y ai vu beaucoup
d’ambivalence. Par exemple : l’armée du Mehdi,
qui apparaît comme le nouvel ennemi public, on veut nous faire
croire que c’est en fait Al-Qaeda… ce n’est pas
Al Qaeda. Ce que fait l’armée du Mehdi, encore une
fois, c’est de combler le vide, le fossé creusé
par la reconstruction. Les Américains sont venus et ont détruit
la police et l’armée irakiennes, créant une
crise sécuritaire dans le pays. En tant qu’occupants,
ils considèrent que leur responsabilité est d’assurer
exclusivement leur propre sécurité contre ceux qui
les attaquent. Aujourd’hui on entend parler d’enlèvements,
mais cela fait des mois et des mois qu’il y a des enlèvements
d’Irakiens par des Irakiens. Il y a une montée massive
du crime et de la mafia dans le pays et les Américains se
sont contentés d’y assister sans rien faire car ils
pensent que leur travail est juste de combattre ceux qui les agressent.
C’est donc le contexte dans lequel l’armée du
Mehdi a évolué. Ils ont commencé comme une
police de remplacement dans une situation ou il n’y en avait
plus. Je les ai vus faire la circulation à Sadr City où
il n’y avait plus aucune signalisation, et protéger
les mosquées, particulièrement quand elles étaient
des cibles, et c’est devenu très clair que les Américains
n’assuraient pas la sécurité minimum des Irakiens.
Ils protégeaient leurs employés, les usines d’état
qui se faisaient piller. Il est donc intéressant d’entendre
les américains dire à propos de l’armée
du Mehdi « nous ne pouvons tolérer les milices ».
Il n’y aurait jamais eu de milice s’ils avaient pris
leur responsabilité d’assurer une sécurité
de base. Parler des Américains prenant leurs responsabilités
est un peu absurde, mais selon la loi internationale, leur responsabilité
première en tant que force d’occupation est de fournir
la sécurité au pays occupé.
Global Project - Comment votre film sur l’Argentine
peut-il nous aider à comprendre ce qui se passe en Irak et
dans le monde ?
Naomi Klein - L’idée de faire le film vient réellement
d’une tentative de réponse à la question qui
se pose - d’ailleurs tout à fait à bon escient
au sein de nos mouvements - qui est « vous êtes contre
le néolibéralisme, contre la guerre, mais pour quoi
êtes vous ? que voulez vous ? » Je ne pense pas que
ce soit mon rôle ou celui de qui que ce soit de créer
un programme politique en 10 points pour le dire car nous sommes
fondamentalement contre le fondamentalisme. L’idée
qu’une règle peut s’appliquer à tous les
modèles et qu’elle s’impose uniformément
partout dans le monde est exactement ce dont il s’agit lorsqu’on
évoque la manière dont le néolibéralisme
a été violemment imposé en Amérique
latine et aujourd’hui en Irak. Mais également, les
fondamentalistes religieux fonctionnent pareil : ils ont leurs règles
qu’ils veulent imposer et en cas d’échec, comme
c’est le cas en Irak, ils ne remettent jamais ces règles
en cause, ils affirment toujours qu’elles n’ont pas
été appliquées avec assez de fermeté.
J’appelle ça l’économie talibane. En Afghanistan
ils devaient créer leur laboratoire religieux et l’utopie
s’est inversée en une société d’esclavagisme
sexuel et d’opium.
Mais ils ont toujours pensé que c’était peut
être à cause d’une femme montrant ses chevilles
ou quelque chose comme ça. Et c’est à peu près
la même situation en Irak où la tentative de création
d’une utopie capitaliste s’est muée en l’endroit
au monde le moins favorable au business. A tel point qu’il
est impossible d’y souscrire une assurance ou d’y payer
par carte de crédit. Ce n’est pas une zone de business
et elle a été définie en tant que telle par
le monde des assurances qui a décidé qu’elle
était in-assurable - ce qui est quand même incroyable.
En ce qui concerne le film, je pense qu’il est important
de poursuivre la critique sans se sentir la responsabilité
de devenir des fondamentalistes prônant une solution parfaite.
Mais je pense que nous devons rompre avec l’idée qu’il
n’y a pas d’alternative, et montrer où les alternatives
se sont déjà mises en place, et créer ainsi
une inspiration « virale ». Je pense qu’il n’en
faut pas beaucoup pour briser cette idée qu’il n’y
a pas d’alternative et qu’il n’y a qu’une
seule manière de faire les choses.
Car nous savons au fond que ce n’est pas vrai, donc constater
les possibilités existantes peut vraiment transformer notre
vision des choses.
Car cette chose incroyable est arrivée en Argentine ou un
pays entier a rejeté le néolibéralisme, et
je dis « rejeter le néolibéralisme » car
la révolte là-bas n’a pas suivi le modèle
traditionnel d’une révolte populaire comme à
Prague durant la Révolution de Velours, à savoir la
population investissant les lieux du pouvoir et disant « nous
voulons ces dirigeants dehors, et nous voulons mettre en place notre
homme ». Ca c’est le déroulement traditionnel.
Mais en Argentine ça s’est passé totalement
différemment. Le peuple a investi les lieux du pouvoir, il
non seulement viré le pouvoir en place mais également
les dirigeants suivants. Ils ont eu 5 présidents en 3 semaines
et leur leitmotiv fut « que se vian todos » (qu’ils
s’en aillent tous), car ils avaient déjà vécu
ce que nous avons tous vu de nombreuses fois, c’est à
dire désigner leur dirigeant et se rendre compte qu’il
avait intrigué en coulisses et qu’ils allait juste
continuer sur le même modèle économique.
Donc le processus est né, une discussion vraiment intéressante
sur la démocratie participative comme réponse à
la crise évidente de la démocratie représentative.
Le néolibéralisme provoque une crise de la démocratie
représentative car quel que soit le pouvoir élu, les
politiques restent les mêmes. Ce sont donc des crises jumelles
dont les modèles ont été rejetés avec
beaucoup de puissance et de créativité : des assemblées
de voisinage ont commencé à apparaître partout
dans la ville et les gens ont instauré des votes pour tout
et une vraie réflexion sur le devenir d’un pays régi
par la démocratie participative.
Nous avons donc décidé que quelle que soit l’issue
de cet événement, nous voulions le filmer. Nous ne
savions pas ce que cela allait donner. Des élections allaient
avoir lieu, et à cette époque il y avait des discussions
sur les options politiques qui allaient émerger. Avec mon
partenaire Avi Lewis qui a réalisé le film nous sommes
donc retournés au Canada, nous avons levé des fonds
(de l’Etat !) puis nous sommes revenus en Argentine avec une
équipe impressionnante de jeunes activistes et cinéastes
et nous avons commencé à filmer les assemblées
de quartier et les organisations piqueteros [4]. Mais il a commencé
à devenir clair que nombre de mouvements tels que les assemblées
de quartier qui discutaient plus de théorie qu’elles
ne menaient d’action, débattant essentiellement de
ce que devrait être la démocratie, que ces assemblées
étaient dans un système de cooptation. La gauche religieuse
les envahissait et ils perdaient ce qui faisait leur singularité,
c’est à dire les vrais échanges entre les gens,
et donc ça devenait moins amusant.
Au début du mouvement des assemblées il y avait une
merveilleuse timidité et humilité de la part des participants
qui se rassemblaient et essayaient vraiment de communiquer. Il est
arriver que les discussions soient interrompues par une personne
de la bourgeoisie de Buenos Aires s’excusant auprès
d’un chômeur et disant « quand vous avez paralysé
la circulation et protesté je me plaignais, je pestais après
vous, je vous accusais de paresse. Et maintenant que je me retrouve
dans la même situation je voudrais m’excuser car je
me rends compte que c’est le même combat. » Ce
fut comme une thérapie, une thérapie de masse.
Puis les partis de gauche les ont envahis, profitant du fait qu’il
s’agissait de réunions libres ce qui faisait d’ailleurs
leur caractère unique. Ils sont donc arrivés avec
une stratégie, comme une stratégie de guerre. S’approprier
le mouvement. J’étais convaincue qu’il yavaitun
QG quelque part où se disait « toi tu prends cette
assemblée, toi cette autre… » car c’était
systématique. Ils disaient « nous voulons que vous
votiez pour notre programme », lisant ensuite leur programme
: re-nationaliser les banques, ne pas payer la dette extérieure,
ce qui est bien en soi mais il ne s’agissait pas d’une
véritable remise en cause. Ils n’ont pas seulement
réussi à coopter les mouvements mais les ont plombés
d’ennui. Les gens sont rentrés chez eux plutôt
que d’écouter des discours fatigants. C’est quelque
chose que les Trotskistes font : assommer d’ennui et conquérir.
En fait, ils ne recrutaient pas, ils détruisaient juste le
mouvement qui s’était formé. C’est terriblement
triste qu’il se soit éteint.
Des choses semblables arrivaient au mouvement piquetero et au mouvement
de chômeurs, mais d’une manière différente
puisque c’était l’Etat qui opérait largement
la cooptation, à quelques exceptions près.
Le mouvement restait fort et croissant dans les usines occupées.
Pour ceux qui n’en auraient pas entendu parler, ce qui s’est
passé en Argentine est un phénomène très
remarquable depuis la crise économique. Ce n’est pas
historiquement nouveau, en fait le mouvement coopératif est
très fort comme vous le savez. Je pense qu’il y a quelque
chose d’unique dans la manière dont les lieux de production
ont été convertis. A mesure que la crise économique
s’approfondissait, les usines fermaient très rapidement
et les travailleurs se rendaient compte que s’ils perdaient
leur job, ce n’était ni plus ni moins qu’une
mise à mort. Ils n’auraient aucune chance de retrouver
du travail dans ce climat. Donc dans quelques usines, les ouvriers
se sont enfermés en refusant d’être licenciés.
Ils dirent à leur chefs « vous pouvez partir mais nous
gardons les machines ». Ce qui était génial
dans ce processus c’est qu’il était l’inverse
d’une grève traditionnelle, et d’ailleurs les
réquisitions par les ouvriers ont souvent été
menées à l’encontre des syndicats qui voulait
plutôt négocier un accord mais pas réellement
remettre en cause la fermeture.
Dans une usine de vêtements appelée « Brookmen
», la plupart des immigrées boliviennes n’avaient
pas été payées depuis des semaines et elles
n’étaient de toute façon pas payées assez
pour assurer leur transport par bus jusqu’au travail. Un jour
elles sont toutes allées voir le patron, M. Brookmen, et
en lui disant « vous devez au moins nous donner une indemnité
de transport pour nous rendre au travail », et M. Brookmen
a dit « ok, je reviens.. » et il n’est jamais
revenu ! Elles ont attendu, attendu... Un des vigiles de l’usine
voulait rentrer chez lui et elles lui dirent « pourquoi tu
ne nous donne pas les clés ? », ce qu’il a fait
et elles ont donc occupé l’usine pendant plusieurs
jours en attendant. Pendant ce temps, elles ont réalisé
qu’elles pouvaient faire tourner les machines parce que c’était
exactement leur travail. Et elles ont commencé à relancer
la production elle-mêmes, à faire rentrer de l’argent
et à le faire bien. Cecilia Martinez, une des leaders du
mouvement de Brookmen dit dans notre film « je ne vois pas
en quoi le boulot des patrons est compliqué, il suffit d’additionner
et de soustraire, c’est simple ! »
Il y a une autre usine dans le sud de la Patagonie appelée
« Zanon », une usine de céramique où il
s’est passé a peu près la même chose alors
que le patron allait fermer l’usine et partir au Chili ce
qui a provoqué l’occupation de l’usine par les
ouvriers. Ils ont dit « nous gardons les machines, nous allons
continuer de les faire tourner ». Les communautés locales
les ont soutenus car tous leurs fournisseurs et distributeurs ne
voulaient pas perdre une ressource industrielle importante pour
la région. La police est venue pour les expulser et toute
la ville a protégé l’usine avec des lances-pierres.
Ils ont ces lances-pierres avec des petites balles de céramique
qui sont en fait utilisées dans la fabrication pour transformer
l’argile en poudre. Ils se sont donc servis de cela, chaque
ouvrier avait son lances-pierres pour repousser la police. Mais
en fait ils avaient tellement de soutien que quand la police est
arrivée pour les expulser - nous y avons assisté -
elle est simplement repartie car il y avait des milliers de personnes
à l’extérieur de l’usine.
Donc cette partie du mouvement grandissait alors que le reste était
anéanti par la cooptation. Quand nous sommes arrivés
en Argentine il y avait deux usines occupées. Quand nous
sommes revenus 8 mois plus tard il y en avait 200. Et pas seulement
des usines mais aussi des cliniques, des écoles, des boulangeries,
des supermarchés. Nous avons donc commencé à
voir émerger une économie de l’ombre. Je me
souviens très bien quand nous étions à l’usine
Zanon en train de filmer sur le toit les ouvriers et leurs lances-pierres,
c’était le coucher du soleil, c’était
très beau… C’était le 20 mars, le jour
où les bombes ont commencé à tomber sur Bagdad.
Je me souviens d’être assise sur le toit avec ces mecs
et leurs armes médiévales, regardant vers l’horizon
et imaginant Bagdad détruite par les bombes à fragmentation
et les missiles de croisière… pensant « qu’est
ce qu’on fait là avec nos frondes ? » C’était
très bizarre : d’un coté se sentir complètement
en marge du monde, comme personne ne prêtait attention à
cette petite région de Patagonie, toutes les agences d’informations
internationales ayant dépêché leurs reporters
au Moyen-Orient, mais d’un autre coté, je pensais que
je ne voulais pas être ailleurs que sur le toit de cette usine
où les ouvriers avaient sauvé leur emploi avec le
soutien de toute la population… J’avais le sentiment
que quand ils auraient terminé de tout détruire, nous
allions avoir besoin de construire quelque chose sur les décombres.
C’est l’impression que donnait l’Argentine à
ce moment, que les gens construisaient sur les décombres
du capitalisme avec ce copier-coller de l’ancien et du nouveau.
William Gibson, un auteur de science fiction que j’avais
interviewé il y a quelques mois a dit que les auteurs de
sci-fi sont divisés en deux catégories : ceux qui
pensent que le futur sera lumineux et ceux qui savent que le futur
sera rouillé. Ce qui revient à dire qu’ils vont
tout détruire mais que nous allons récupérer
les morceaux et faire du copier-coller, avec les vieilles machines
et technologies qu’ils auront laissées, dont nous ferons
quelque chose de neuf.
La nouveauté en Argentine n’est pas l’idée
que les travailleurs s’approprient leurs outils de production,
nous savons que c’est une idée assez ancienne, mais
plutôt l’idée centrale de démocratie dans
leur mouvement et le fait qu’ils rejettent intentionnellement
l’idéologie. La théorie de l’occupation
des usines vient de la pratique. Il n’y a donc pas de manifeste,
c’est totalement concret.
Je parlais avec l’une des fondatrices de ce mouvement qui
travaille dans une clinique occupée et qui est une ancienne
Montonera. Dans les années 70, l’Argentine avait une
guérilla urbaine très active, comparable aux Brigades
Rouges italiennes, dont faisaient partie beaucoup de jeunes gens.
Elle m’a dit « dans les années 70 nous pensions
tout pouvoir changer de la tête aux pieds, nous nous prenions
pour l’avant-garde et nous pensions pouvoir aller dans les
usines dire aux ouvriers ce qu’ils devaient faire, et ce fut
un désastre. Maintenant nous avons compris que la politique
change des pieds à la tête ». Ce qui veut dire
quand la population agit. Elle agit pour poursuivre, et, de cette
action, naissent toutes sortes de théories intéressantes.
C’est un vrai défi pour ceux qui se voient en tant
que penseurs professionnels car il n’y a pas de véritable
rôle pour eux, ils passent leur temps à rattraper.
L’action devance la théorie. Il y a donc tous ces théoriciens
marxistes qui frappent aux portes des usines pour obtenir un rôle
et venir faire la leçon aux ouvriers qui l’ont déjà
faite et qui n’ont pas besoin de la recevoir de qui que ce
soit.
Mais à Neoken, la ville de Patagonie où se situe
l’usine Zanon, il y a une petite université qui entretient
de très bonnes relations avec l’usine. Ils sont allés
voir les ouvriers en leur demandant de quoi ils avaient besoin.
Ceux-ci n’ont pas répondu « venez nous enseigner
le marxisme » mais « nous avons besoin d’un nouveau
logo, d’un plan marketing, d’un business plan, appliquez
vos connaissances à cette situation. » C’est
fantastique. Il y a un véritable échange et un moyen
pour élèves et professeurs d’appliquer leur
savoir dans un contexte vraiment radical, semi-révolutionnaire,
ce qui est bien plus que de faire la leçon. C’est innovant
sur tous ces plans donc ça porte vraiment la population.
Nous avons donc fait ce film parce que nous pouvions en tirer beaucoup
d’espoir. Une fois que tout est détruit nous devons
imaginer ce que nous pouvons construire sur les décombres.
Cependant nous voulions le présenter simplement comme un
exemple et pas comme un cours magistral. Nous voulions que le film
reflète la théorie que nous constations dans les mouvements.
Nous ne voulions pas d’un groupe d’experts disant «
ceci est le nouveau mouvement ». Nous voulions juste raconter
une histoire, du début à la fin. C’est pourquoi
nous souhaitions suivre une usine de son premier jour d’occupation
jusqu’au jour où la production serait relancée.
Ce qui en pratique a impliqué que nous suivions 16 usines
car nous ne savions pas à l’avance quelle(s) allai(en)t
réussir. Nous habitions et travaillions dans ce loft à
Buenos Aires tapissé de panneaux de papier avec des listes
des endroits susceptibles ou pas d’être occupés,
des écoles, des cliniques, une usine ici, une usine là…
L’usine que nous avons fini par suivre de plus près
produisait des pièces détachées automobiles,
Forja San Martin. Nous étions là le jour où
ils ont eu leur première réunion pour décider
de réquisitionner l’exploitation, le premier jour de
l’occupation, et nous avons vécu là-bas. Nous
les avons suivi à travers le processus juridique du dépassement
de la loi jusqu’à l’expropriation et l’attribution
de l’usine aux ouvriers…au cours des visites au juge,
ce genre de choses. L’idée est que c’est une
sorte de guide, « Occuper son lieu de travail, mode d’emploi
».
Global Project - A partir de votre expérience en Argentine,
de cet espoir des communautés qui se rassemblent à
partir de la base, reprenant la main sur leurs vies, le contrôle
de leurs usines et de ce qui les entoure, est-ce que ce film peut
dans un contexte nord américain, amener à une situation
comparable aux Etats-Unis où de nombreuses personnes envisagent
les candidats de la même manière ?
Naomi Klein - Nous étions en Argentine durant une campagne
fédérale, suivant cette usine et sa tentative incessante
de construire la démocratie participative. Une chose, particulièrement
en Amérique du Nord : nous parlons de démocratie mais
nous l’avons exclue de l’endroit où nous passons
la plupart de notre temps, c’est-à-dire notre travail.
Aux Etats-Unis vous pouvez y subir un test de drogues, vous pouvez
y être surveillés, vous n’avez absolument aucun
droit civil à l’endroit ou vous passez le plus clair
de votre temps. C’est donc intéressant de suivre cette
expérimentation d’imbriquer la démocratie dans
le tissu de votre existence, y compris le travail, chaque décision
au sein de l’usine étant faite collectivement, ainsi
que les combats qui en découlent, une sorte de définition
profonde de la démocratie. Au même moment, il y avait
une élection fédérale se déroulant comme
dans un théâtre à grande échelle…
C’est le pays qui a vu naître Evita, et ils connaissent
parfaitement l’art de la mise en scène.
Les élections présentaient Menem, à qui l’on
reproche d’avoir imposé le néolibéralisme
si brutalement en Argentine dans les années 90, à
grands coups de privatisations dans tout le pays, qui a décidé
à cette occasion de faire son come back politique en tant
que sauveur, messie, et son discours était « quand
j’étais président nous étions riches,
maintenant nous sommes pauvres, réélisez moi ».
Et il s’est littéralement comparé à Jésus
Christ. Puis il y avait Kirchner, qui est perçu comme appartenant
à la bonne vieille mafia péroniste mais pas si mal…
Nous avons un des protagonistes de notre film, une jeune femme prénommée
Maty, dont le slogan était « nos rêves ne sont
pas à la taille de vos scrutins ». Elle a décidé
de ne pas voter (nous parlions au gens de leur influence sur les
élections).
Une chose à propos de la manière dont les élections
étaient envisagées, dont j’ai pensé qu’elle
était assez mûre est qu’en un sens, Menem devait
être battu, pour des raisons symboliques. Il est tellement
perçu comme le symbole des politiques néo-libérales
en Amérique Latine, ce serait une telle défaite pour
l’instigateur du néolibéralisme dans ce pays,
son retour en politique serait défaite cuisante. Donc, Menem
devait être dégagé, mais là n’était
pas la solution, juste une condition pour pouvoir ouvrir la réflexion
sur de nouvelles solutions. Je pense de manière primaire,
et je pense que c’est malheureusement le cas de beaucoup d’entre
nous en ce qui concerne nos attentes des politiques électorales.
Le mieux que l’on puisse espérer est l’espace
nécessaire pour être capable de d’amener ces
solutions et ces innovations. Ce qui veut dire ne pas subir de répression
brutale. Dans de nombreux cas, le choix se situe là. C’est
ce que le Mouvement des Sans-Terre dit de Lula. Lula ne résout
pas le problème des Sans-Terre au Brésil, mais au
moins il ne réprime pas le MST aussi brutalement que le précédent
gouvernement. Alors c’est peut être ce que l’on
peut exiger des politiques électorales à ce point
de l’histoire, ce qui n’est pas beaucoup.
Je crois qu’il y a quelque chose que nous pouvons apprendre
en Amérique du Nord, la définition de la politique
comme nous donner le temps et l’espace dont nous avons besoin
pour une nouvelle forme de démocratie, et une nouvelle forme
de politique car cela n’arrive pas en un jour et nos mouvements
n’en sont pas à un stade très avancé
de la réflexion sur ces questions, et nous pouvons être
déstabilisés assez facilement et nous l’avons
vu. Je pense que c’est donc une leçon à tirer
de la phrase « nos rêves ne sont pas à la taille
de vos scrutins » mais en même temps, nous pouvons toujours
être stratégiques tant que nous avons des attentes
extrêmement basses. Je pense que c’est important d’avoir
des attentes très basses quand il s’agit de politiques
électorales. Cela devient dangereux quand les gens intériorisent
cette mentalité de sauveur, en gaspillant toute leur énergie
politique dans l’invalidation de Bush ou de Berlusconi, comme
si cela allait les sauver, car ils sont ensuite terriblement déçus
et désillusionnés. Donc je pense qu’il faut
des espérances modestes, les yeux grands ouverts, de la stratégie
et faire quelque chose de votre travail… sans attendre. Sans
attendre. Car bâtir un contre pouvoir est le meilleur moyen
de maintenir la responsabilité du moins pire des candidats
une fois qu’il est en place. Ca s’est passé également
en Argentine, Kirchner est arrivé au pouvoir car Menem s’est
retiré mais il n’avait pas un mandat très fort
et il a été poussé par les mouvements sociaux
à gauche, il avait besoin d’eux.
Je pense que c’est une leçon importante que malheureusement
la gauche américaine (si on peut l’appeler ainsi puisque
ce n’est pas une gauche) n’a pas retenue car ils dispersent
leur ressources, leur énergie, leur argent, leur créativité
dans cette position « n’importe qui sauf Bush »,
ce qui revient à laisser Kerry nous piétiner, ce qu’il
fait. Il mène une campagne qui est pour moi franchement criminelle
car elle utilise l’authentique outrage moral du public américain
dans la guerre - pour qui voit un film comme Fahrenheit 9/11 et
voit réellement comment ça se passe, il y a de quoi
être enragé. Le public est en partie moralement réveillé,
voit pour la première fois ce qu’ils font en Irak,
et utilise cette énergie pour élire un mec qui promet
d’envoyer plus de troupes en Irak. Donc ce qu’il fait
est d’utiliser la souffrance des Irakiens, les morts de soldats
américains à des fins franchement cyniques, pour finalement
faire l’opposé de ce que l’indignation réclame,
à savoir la justice.
Mon sentiment sur ce que les mouvements américains ont besoin
de faire est qu’ils doivent rester dans la rue, s’opposer
à Bush et Kerry, et rester concentrés sur nos attentes
qui sont la fin de l’occupation, la fin de l’exploitation
industrielle de l’Irak. Et en terme de ce que nous pouvons
faire d’ici pour moi c’est très clair, c’est
peu : nous ne pouvons pas réparer l’Irak d’ici,
ce n’est pas à nous de le faire, ce pays a été
trop touché par les étrangers. Mais ce que nous pouvons
faire est d’aider les Irakiens à gagner de l’espace.
De manière à ce qu’au moment où ils émergeront
enfin du cauchemar, toutes les décisions ne soient pas déjà
prises, tout ne soit pas déjà vendu, ils ne sont pas
encore endettés au point de ne plus rien avoir.
C’est l’autre chose à apprendre de l’expérience
en Amérique Latine. En Argentine la trahison fut terrible
pour la population : venir à bout d’une dictature brutale
qui a causé la disparition de 30000 personnes, penser «
oui, nous avons une démocratie » et réaliser
que tous les arrangements ont été fait dans leur dos,
qu’ils sont tellement endettés auprès du FMI
car les généraux ont gonflé l’addition,
qu’ils sont étranglés par toutes ces dettes,
que toutes les conditions accompagnant ces dettes leur garantissent
qu’il n’y aura aucun de changement de politique économique
de la dictature à la démocratie. …Cette trahison
est vraiment au centre de la crise démocratique en Argentine,
cette expérience de sortir de la dictature et de réaliser
que vous avez déjà été vendu.
C’est ce qui se passe en Irak en ce moment. Nous n’entendons
jamais parler de réparations, ce que mérite pourtant
l’Irak. Ce pays paie encore les réparations pour la
guerre au Koweit, à l’Iran, à l’Arabie
Saoudite…mais ils ne perçoivent pas un cent de réparation
pour la guerre, la précédente, c’est à
dire les 13 années de sanctions. C’est donc quelque
chose que nous pouvons faire pour leur faire gagner du temps. Cela
leur ferait gagner la possibilité de l’autodétermination.
Ce n’est pas notre rôle de décider à leur
place.
Mais c’est notre rôle de dire, voici les conditions
dans lesquelles la démocratie est possible : pas de dettes
au dictateur ni à l’occupant. Pas de contrats hérités
de votre occupant, pas de constitution rédigée par
votre occupant. Le pays ne peut pas être pré-vendu
et privatisé à l’avance. Et évidemment
l’occupation militaire doit cesser. Cela me semble être
un programme très simple qui en soi, défend l’autodétermination.
Et considérant que nous nous sommes opposés à
cette guerre car nous sommes contre l’impérialisme,
je pense que notre rôle à présent est de défendre
l’autodétermination. Je pense que notre tâche
est là.
Global Project - Merci beaucoup pour cette interview. Souhaitez
vous ajouter quelque chose ?
Naomi Klein - Je suis venue de la convention républicaine
directement à Venise… Ce fut une bonne expérience
car il y avait un Etat policier dans New York où 2000 personnes
ont été arrêtées sans aucune raison.
Puis je suis arrivée à Venise, et la manifestation
Global Beach a fait plus pendant le festival de Venise en termes
d’action directe que le mouvement anti-guerre américain.
Donc merci à Global Beach.
******************************
Traduction par Claire pour HNS-info (à partir de la version
anglaise)
Notes
[1] la notion de Shock and Awe (littéralement Choc et effroi
- définit la stratégie militaire américaine
d’attaques massives et ciblées pour faire tomber le
régime irakien.
[2] La Shock Therapy (thérapie de choc) concerne plutôt
l’aspect économique de la guerre, la restructuration
économique radicale du pays vers un système libéral,
capitaliste et ouvert au commerce international.
[3] Groupe d’économistes ayant implanté leur
doctrine néolibérale notamment au Chili sousla dictature
de Pinochet.
[4] Organisations de lutte sociale qui doivent leur nom aux barrages
dressés sur les routes en guise de protestation.
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