Origine : http://contreinfo.info/article.php3?id_article=1633
« L’économiste Dani Rodrick a étudié
les circonstances dans lesquelles les gouvernements ont adopté
des politiques de libre échange. Ses résultats sont
remarquables : “aucune réforme importante n’a
eu lieu dans les pays en développement durant les années
1980 en dehors de crises économiques sérieuses”.
» Nul n’est à même de prédire l’ampleur
des difficultés économiques à venir. Mais pour
Naomi Klein, il ne faut pas s’attendre à ce qu’elles
provoquent une remise en cause du modèle qui les a rendues
possibles, bien au contraire.
Pourquoi la droite aime les désastres
L’agence de notation Moody’s affirme que la solution
aux difficultés économiques des Etats-Unis consiste
à réduire les dépenses de Sécurité
Sociale. L’Association Nationale des Manufacturiers estime
pour sa part que le remède pour le gouvernement fédéral
serait d’adopter sa liste de nouvelles réductions fiscales.
Pour l’Investor’s Business Daily, l’autorisation
des forages pétroliers au sein de la réserve naturelle
arctique constituerait « peut-être le plus fort stimuli
possible ».
Mais de tous les efforts cyniques pour présenter ces cadeaux
au milieu des affaires comme autant de « stimulus économiques
», le plus remarquable est celui proposé par Lawrence
B. Lindsey, ancien assistant de Bush en matière de politique
économique et conseiller de ce dernier lors de la récession
de 2001. Le plan de Lindsey consiste à surmonter la crise
engendrée par des prêts douteux par la multiplication
de crédits encore plus sujets à caution. « Une
des mesures les plus simples à mettre en œuvre consisterait
à autoriser les industriels et les commerçants de
détail » - Wal-Mart notamment - « à disposer
de leurs propres institutions financières, grâce auxquelles
ils pourraient emprunter et prêter de l’argent »,
écrivait-il récemment dans le Wall Street Journal.
Peu importe que de plus en plus d’Américains peinent
à rembourser leurs emprunts à la consommation, soldent
leur plan d’épargne retraite et perdent leur logement.
Si Lindsey obtenait gain de cause, Wal-Mart, plutôt que de
voir des ventes lui échapper, pourrait prêter de l’argent
aux consommateurs afin qu’ils poursuivent leurs achats, et
la chaîne se muerait ainsi effectivement en une boutique d’entreprise
[1] à l’ancienne, à laquelle les Américains
seraient pieds et poings liés.
Si cette sorte d’opportunisme de crise nous semble si familier,
c’est tout simplement parce qu’il l’est. Ces quatre
dernières années, j’ai mené des recherches
sur ce domaine peu exploré de l’histoire économique
: la manière dont les crises ont préparé le
chemin de la révolution économique droitière
tout autour du globe. Une crise frappe, la panique se répand
et les idéologues colmatent la brèche en réorganisant
rapidement les sociétés dans l’intérêt
des entreprises les plus importantes. Je désigne cette manœuvre
sous les termes de « capitalisme du désastre ».
Parfois les désastres nationaux déclencheurs ont
consisté en de véritable coups portés aux pays
: guerres, attaques terroristes, catastrophes naturelles. Il s’est
plus souvent agi de crises économiques : spirales de la dette,
hyperinflation, chocs monétaires, récessions.
Il y a plus de dix ans, l’économiste Dani Rodrik,
alors à l’Université de Columbia, a étudié
les circonstances dans lesquelles les gouvernements mettent en place
des politiques de libre-échange. Ses découvertes étaient
frappantes : « Aucune réforme économique importante
n’est intervenue au sein des pays en développement
au cours des années 80 en l’absence d’un contexte
de crise économique sérieuse. » Les années
90 lui donnèrent raison d’une manière dramatique.
En Russie, le dégel économique dressa le décor
pour des privatisations à bas prix. Ensuite, la crise asiatique
de 1997-1998 exposa les « tigres de l’Asie » à
une frénésie de prise de contrôle d’entreprises
depuis l’étranger, un processus que le New York Times
décrivit comme « la braderie pour cause de fermeture
la plus grande du monde ».
A coup sûr, les pays désespérés acceptent
généralement d’endurer toutes les contraintes
pour obtenir un financement. Une atmosphère de panique laisse
également les coudées franches aux politiciens pour
mener des réformes radicales qui auraient été
bien trop impopulaires en d’autres circonstances, comme la
privatisation de services essentiels, l’affaiblissement des
protections des travailleurs et les accords de libre-échange.
Lors d’une crise, le débat et le processus démocratiques
peuvent être facilement écartés comme des luxes
inconsidérés.
Les politiques de libre-échange présentées
comme des remèdes de premier secours permettent-elles effectivement
de résoudre les crises qui se présentent ? Pour les
idéologues impliqués, cette question n’est que
de peu d’intérêt. Ce qui compte, c’est
qu’en tant que tactique politique, le capitalisme du désastre
fonctionne parfaitement. C’est l’économiste adepte
du libre marché Milton Friedman qui a formulé, dans
la préface de la réédition de 1982 de son manifeste,
« Le capitalisme et la liberté », la présentation
la plus concise de cette stratégie. « Seule une crise
- réelle ou ressentie - produit de véritables changements.
Quand cette crise intervient, les actions entreprises dépendent
des idées présentes alentour. C’est là,
je pense, notre fonction essentielle : développer des alternatives
aux politiques existantes, les maintenir vivantes et disponibles
jusqu’à ce que le politiquement impossible devienne
politiquement inévitable. »
Une décennie plus tard, John Williamson, un conseiller de
premier plan au sein du FMI et de la Banque Mondiale (à qui
l’on doit l’expression « le Consensus de Washington
»), est allé encore plus loin. Il a demandé
à une assemblée de décideurs politiques de
haut niveau « s’il serait concevable d’envisager
de provoquer délibérément une crise afin de
supprimer les obstacles politiques aux réformes ».
A de nombreuses reprises, l’administration Bush s’est
saisie des crises pour briser les résistances obstruant la
mise en œuvre des composants les plus radicaux de son agenda
économique. D’abord, une récession fournit une
excuse pour baisser les impôts. Ensuite, la « guerre
contre le terrorisme » nous précipita dans une ère
inédite de privatisation de l’armée et de la
sécurité intérieure. Après l’ouragan
Katrina, le gouvernement consentit des exonérations d’impôts,
fit régresser la réglementation du travail, ferma
des ensemble immobiliers gérés par le secteur public
et aida à transformer la Nouvelle-Orléans en laboratoire
pour écoles à régime exceptionnel - le tout
au nom de la reconstruction.
Etant donné ces précédents, les lobbyistes
de Washington avaient toutes les raisons de croire que la crainte
d’une récession annonçait une nouvelle distribution
de cadeaux aux entreprises. Pourtant il semble que le public commence
à saisir les ressorts du capitalisme du désastre.
Bien sûr, les mesures de stimulation économique proposées,
pour un prix de 150 milliards de dollars, constituent davantage
qu’une simple réduction fiscale maquillée. Elles
incluent un nouvel ensemble « d’incitations »
favorables aux entreprises. Mais les Démocrates ont repoussé
les plus ambitieuses tentatives du parti Républicain d’instrumentaliser
la crise en vue de verrouiller les allègements d’impôts
consentis par Bush et de démanteler la Sécurité
Sociale. Pour l’instant, il semble que la crise générée
par un refus obstiné de réguler les marchés
ne pourra être résolue en donnant à Wall Street
davantage d’argent public pour spéculer.
Pourtant, tout en parvenant, tant bien que mal, à tenir
leur ligne, les parlementaires démocrates semblent avoir
abandonné l’idée que l’extension des indemnités
de chômage et l’augmentation des fonds alloués
à l’aide alimentaire et à Medicaid [2] pourraient
être inclus dans la loi de stimulation de l’économie.
Plus gravement, ils échouent à utiliser la crise pour
proposer des solutions alternatives au statu quo actuel, caractérisé
par des crises récurrentes, qu’elles soient environnementales,
sociales ou économiques.
Le problème ne tient pas à un manque d’idées
« vivantes et disponibles » - pour emprunter le mot
de Friedman. Elles, sont là, nombreuses, depuis la mise en
place d’une caisse nationale unique de paiement des frais
de santé jusqu’à l’instauration d’un
revenu d’existence. Des centaines de milliers d’emplois
pourraient être créés pour reconstruire les
infrastructures publiques décrépites et de les rendre
plus favorables aux transports en commun et aux énergies
renouvelables. Il vous faut des fonds pour amorcer la pompe ? Mettez
un terme à l’ambiguïté qui permet à
des gestionnaires de fonds d’investissement milliardaires
de payer 15 % d’impôts sur les profits financiers plutôt
que d’être assujettis à l’impôt sur
le revenu à un taux de 35 % et adoptez la taxe sur les mouvements
internationaux de devises proposée de longue date. En prime,
vous obtiendrez un marché moins volatile et moins sujet à
l’instabilité.
La manière de répondre à une crise est toujours
fortement politique, voilà une leçon que les progressistes
semblent avoir oubliée. L’histoire n’est pas
exempte d’ironie de ce point de vue : les crises ont marqué
l’avènement de certaines des politiques les plus progressistes
des Etats-Unis. Lors de la défaillance dramatique des marchés
de 1929, la gauche était prête et attendait de pied
ferme avec ses idées - plein emploi, grands travaux, syndicalisme
de masse. Le système de Sécurité Sociale que
Moody’s semble si désireux de démanteler était
une réponse directe à la dépression.
Toute crise est une opportunité ; quelqu’un l’exploitera.
La question qui s’offre à nous est la suivante : l’agitation
actuelle servira-t-elle de prétexte à de nouveaux
transferts de richesses publiques vers les opérateurs privés
et à l’effacement des derniers vestiges de l’Etat
providence, le tout au nom de la croissance économique ?
Ou bien cette nouvelle défaillance des marchés débridés
fournira-t-elle le catalyseur nécessaire pour raviver un
état d’esprit favorable à l’intérêt
général et pour appréhender sérieusement
les véritables défis de notre temps, depuis l’explosion
des inégalités jusqu’au réchauffement
climatique en passant par la défaillance des infrastructures
?
Les capitalistes du désastre ont tenu les rênes trois
décades durant. Le temps est venu, une fois de plus, du populisme
du désastre.
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Naomi Klein est l’auteur de “ "The Shock Doctrine
: The Rise of Disaster Capitalism."
Publication originale Los Angeles Times, traduction Louis Stella
pour Contre Info
[1] company store : Le terme fait référence à
un modèle d’entreprise nommé Truck System, dans
lequel les employés étaient réglés pour
partie en bons d’achats utilisables seulement dans des commerces
appartenant à l’employeur.
[2] Programme d’aide au financement des dépenses santé
pour les américains dénués de couverture sociale
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