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Origine : http://www.mouvements.info/spip.php?article256
FABRIQUE DES IDÉES.
Pour Naomi Klein, la droite profite de chaque crise (financière,
environnementale, etc.) pour aller plus loin dans son programme
de libéralisation. Décryptage de ce qu’elle
nomme le "capitalisme du désastre". 8 février
2008.
Moody’s, une agence de notation de grandes entreprises en
fonction du risque et de la valeur de leurs investissements, affirme
que la réduction drastique des dépenses du programme
de Social Security (le programme fédéral de retraites)
est la clef pour résoudre les préoccupations économiques
des États-Unis. De son côté, la National Association
of Manufacturers, une organisation patronale, estime que la balle
est dans le camp du gouvernement fédéral, qui devrait
accepter la liste de nouvelles réductions d’impôts
qu’elle lui propose. Pour le quotidien Investor’s Business
Daily, la meilleure façon de stimuler l’économie
serait de chercher du pétrole dans la réserve de faune
nationale en Alaska.
Mais de toutes les manœuvres cyniques visant à faire
passer des vols au profit des entreprises pour des mesures de relance
économique, la palme doit être attribuée à
celle que propose Lawrence B. Lindsey, ancien assistant du président
Bush pour la politique économique et conseiller lors de la
récession de 2001. Le plan de Lindsey consiste à résoudre
la crise déclenchée par de mauvais prêts en
offrant encore plus de crédits douteux. Ainsi, « l’une
des choses les plus faciles à faire serait de permettre aux
industriels et aux commerçants au détail » –
notamment Wal-Mart – « d’ouvrir leurs propres
institutions financières, leur permettant d’emprunter
et de prêter de l’argent », écrit-il dans
le Wall Street Journal.
Peu importe que de plus en plus d’Américains soient
en défaut de paiement sur leur carte de crédit, pillent
leurs propres plans de retraite et perdent leur maison. Si Lindsey
était écouté, au lieu de perdre des ventes,
Wal-Mart pourrait prêter de l’argent à ses clients
pour qu’ils continuent à acheter, dans un circuit commercial
duquel on ne sort pas.
Ce n’est pas un hasard si ce genre d’opportunisme ne
nous est pas étranger. Depuis quatre ans, je fais une recherche
sur une dimension peu connue de l’histoire économique
: comment les crises ont ouvert la voie à la révolution
économique que mène la droite à l’échelle
planétaire. Une crise surgit, la panique se répand,
les idéologues de droite s’engouffrent dans la brèche
et remodèlent nos sociétés dans l’intérêt
des grands acteurs du monde de l’entreprise. J’appelle
cette manœuvre « le capitalisme du désastre »
(disaster capitalism).
Parfois les désastres nationaux qui la rendent possible
prennent la forme d’agressions physiques contre les États
: guerres, attentats terroristes, désastres naturels. Le
plus souvent il s’agit de crises économiques : spirales
d’endettement, hyperinflation, chocs monétaires, récessions.
Il y a plus d’une décennie, l’économiste
Dani Rodrik, qui enseignait alors à Columbia University,
a étudié les circonstances dans lesquelles les gouvernements
adoptaient des politiques de libre-échange. Le résultat
de son enquête est frappant : « Aucun cas significatif
de réforme du commerce dans un pays en développement
n’a eu lieu dans les années 1980 en dehors d’un
contexte de crise économique grave ». Les années
90 lui ont dramatiquement donné raison. En Russie, l’effondrement
économique a préparé la voie à la privatisation
des entreprises publiques, bradées à prix cassé.
Plus tard, la crise asiatique (1997-1998) a exposé les «
tigres asiatiques » à une frénésie de
rachats d’entreprises par des capitaux étrangers, dans
un processus que le New York Times a baptisé « les
plus grandes soldes au monde ».
Bien sûr, les États désespérés
font généralement ce qu’il faut pour obtenir
un plan de secours. L’atmosphère de panique offre aux
dirigeants politiques l’occasion de mener dans la hâte
des changements radicaux qui, en d’autres circonstances, seraient
trop impopulaires, tels que la privatisation de services essentiels,
l’affaiblissement de la protection sociale des salariés,
ou la signature d’accords de libre-échange. Lors d’une
crise, on peut présenter débat public et procédures
démocratiques comme un luxe qu’on ne peut s’offrir.
Les politiques néolibérales (free-market) présentées
comme des remèdes d’urgence ont-elles vraiment pour
effet de résoudre les crises qui surgissent ? Pour les idéologues
qui promeuvent ces solutions, la question a peu d’importance.
Ce qui compte, c’est que le « capitalisme du désastre
» soit une tactique politique efficace. L’économiste
Milton Friedman, chantre de la liberté du marché,
a présenté cette stratégie de la plus claire
des manières, dans la préface à la réédition
de 1982 de son manifeste Capitalism and Freedom (Capitalisme et
liberté) : « Seule une crise, réelle ou perçue,
produit du vrai changement. Lorsque cette crise se produit, les
actions entreprises dépendent des idées qui traînent
dans la société. Voilà, je crois, notre vraie
fonction : élaborer des alternatives aux politiques existantes,
les maintenir en vie et disponibles jusqu’à ce que
le politiquement impossible devienne politiquement inévitable
».
Une décennie plus tard, John Williamson, un important conseiller
du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale
(celui-là même qui a forgé l’expression
« consensus de Washington »), est allé plus loin
encore. Au cours d’une réunion de grands décideurs
politiques, il s’est demandé « s’il n’y
avait pas un sens à provoquer délibérément
une crise afin d’enlever les obstacles politiques à
la réforme ».
Plus souvent qu’à son tour, l’administration
Bush administration a profité des crises pour écarter
tout obstacle qui pourrait faire obstacle aux dispositifs les plus
radicaux de son programme économique. Une récession
(2001) a d’abord servi d’excuse à des baisses
d’impôts généralisées. Plus tard,
la « guerre contre le terrorisme » a inauguré
une ère de privatisations sans précédent des
fonctions militaires et sécuritaires. Après l’ouragan
Katrina (2005), l’administration a multiplié les exonérations
fiscales, fait reculer les acquis sociaux des salariés, fermé
des logements sociaux et participé à la transformation
de la Nouvelle Orléans en laboratoire pour les charter schools
(écoles publiques gérées indépendamment
des autorités scolaires publiques), tout cela au nom de la
« reconstruction » après le désastre.
Étant donné ces précédents, les lobbyistes
de Washington avaient toutes les raisons de penser que la crainte
d’une récession allait permettre une nouvelle distribution
de cadeaux aux entreprises. Et pourtant il semble que les Américains
commencent à comprendre les tactiques du « capitalisme
du désastre ». Bien sûr, le paquet de mesures,
dont le montant s’élève à 150 milliards
de dollars, que propose l’administration Bush pour relancer
l’économie, n’est rien d’autre qu’un
cadeau fiscal à peine déguisé, incluant une
série de nouvelles « incitations » aux entreprises.
Mais les Démocrates ont dit non à une tentative plus
ambitieuse du Parti républicain de profiter de la crise pour
rendre permanente les exonérations fiscales de Bush et s’en
prendre à la sécurité sociale. Pour l’instant
tout se passe comme si cette crise, provoquée par le refus
obstiné de réglementer les marchés, ne saurait
être « résolue » sans donner à Wall
Street une nouvelle occasion de dilapider l’argent public.
Pourtant, tout en résistant (péniblement) à
ces mesures, les Démocrates de la Chambre des représentants
semblent avoir abandonné la lutte pour que l’augmentation
des allocations de chômage, le financement du programme des
bons d’alimentation pour les pauvres (food stamps) et le programme
d’assurance Medicaid soient inclus au plan de relance. De
plus ils ne parviennent absolument pas à utiliser la crise
pour proposer des solutions alternatives à un statu quo marqué
par des crises en série, qu’elles soient environnementales,
sociales ou économiques.
Le problème n’est pas un manque d’idées
« en vie et disponibles » comme le dit Friedman. Beaucoup
sont disponibles, du système de santé garanti par
l’État à des lois rendant obligatoire un «
salaire décent » (living wage). Des milliers d’emplois
pourraient être créés pour reconstruire l’infrastructure
publique, vétuste, et la rendre plus compatible avec les
réseaux de transport en commun et avec les énergies
renouvelables. Des capitaux sont nécessaires pour démarrer
? Vous n’avez qu’à supprimer la niche fiscale
(loophole) qui permet aux managers des grands fonds spéculatifs
de ne payer que 15% d’impôts sur les gains de capital
plutôt que 35% d’impôts sur le revenu ; ainsi
qu’à adopter la taxe, proposée depuis longtemps,
sur le commerce international des devises. Avantage supplémentaire
: un marché moins volatile, moins exposé aux crises…
Notre manière de réagir aux crises est toujours hautement
politique : c’est une leçon que les progressistes semblent
avoir oublié. Il y a là une ironie historique : les
crises ont ouvert la voie à certaines des politiques les
plus progressistes de l’histoire des Etats-Unis. Après
l’échec dramatique du marché en 1929, la gauche
était préparée et n’attendait que de
pouvoir mettre en œuvre ses idées : le plein emploi,
les grands projets de travaux publics, les grandes campagnes de
syndicalisation. Le système de Social Security que Moody’s
a tellement envie de démanteler a été conçu
comme réponse directe à la Dépression.
Chaque crise est aussi une opportunité, que quelqu’un
exploitera. Mais la question qui nous est posée : les turbulences
actuelles serviront-elles de prétexte pour transférer
encore plus de richesses publiques dans des mains privées
et effacer les derniers vestiges de l’Etat-Providence, au
nom de la croissance économique ? Ou bien ce nouvel échec
de marchés fonctionnant sans entrave sera-t-il l’élément
déclencheur dont nous avons besoin pour ranimer l’esprit
de l’intérêt public et chercher des solutions
sérieuses aux crises de notre temps : les inégalités
béantes, le réchauffement planétaire, la défaillance
des infrastructures publiques ? Les capitalistes du désastre
tiennent les rênes du gouvernement depuis trois décennies.
Le moment est revenu de promouvoir un « progressisme du désastre
».
Traduction française : Jim Cohen et Nicolas Haeringer, pour
Mouvements.
Cet article est disponible en anglais sur le site web de Naomi
Klein. Il a été publié dans le Los Angeles
Times le 27 janvier 2008.
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