"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2014

Moteur de recherche
interne avec Google
L’infâme secret de la torture : Ça marche, par Naomi Klein
The Nation, le 12 mai 2005

Origine : http://paxhumana.info/article.php3?id_article=537

J’ai récemment eu un aperçu en action des effets de la torture lors d’un événement en l’honneur de Maher Arar. Ce Canadien d’origine syrienne est la plus célèbre victime d’un genre d’extradition spécial appelé « restitution » [rendition], qui est un procédé par lequel les fonctionnaires des États-Unis sous-traitent la torture dans d’autres pays. Arar changeait d’avion à New York lorsque des enquêteurs l’ont mis en détention puis l’ont « restitué » à la Syrie, où il a été maintenu pendant dix mois dans une cellule à peine plus large qu’une tombe et d’où il était périodiquement sorti pour être battu.

Arar a reçu les honneurs pour son courage par le Conseil Canadien pour les Relations Américano-Islamiques, un groupe d’opinion à tendance modérée. L’assemblée lui a offert une très sincère standing ovation, mais un sentiment de peur se mêlait à la célébration. Un grand nombre d’importants dirigeants communautaires gardaient leur distance avec Arar, ne lui répondant que de façon hésitante. Certains des intervenants furent même incapables d’appeler cet honorable invité par son nom, comme s’il avait quelque chose qui pourrait les contaminer. Et peut-être avaient-ils raison : la maigre « preuve » - discréditée ultérieurement - qui a envoyé Arar dans un cachot infesté de rats était la « culpabilité par association ». Et si cela a pu arriver à Arar, prospère ingénieur en informatique et bon père de famille, qui est à l’abri ?

À l’occasion d’une rare allocution publique, Arar a abordé cette peur sans détour. Il a déclaré à l’assemblée qu’un commissaire indépendant a essayé de rassembler des preuves montrant que des fonctionnaires censés faire appliquer la loi agissaient dans l’illégalité lors d’enquêtes concernant des musulmans canadiens. Le commissaire a entendu des douzaines de récits de menaces, de harcèlement et de visites inopportunes au domicile. Mais, a dit Arar, « pas une seule personne n’a porté plainte. La peur les en a empêchés. » La peur d’être le prochain Maher Arar.

La peur est encore plus forte chez les musulmans aux États-Unis, où le Patriot Act donne à la police le pouvoir de saisir les archives de n’importe quelle mosquée, école, bibliothèque ou groupe communautaires sur la seule suspicion de liens terroristes. Quand cette surveillance intense est couplée à la menace toujours présente de torture, le message est clair : Vous êtes sous surveillance, votre voisin pourrait être un espion, le gouvernement peut tout savoir à votre sujet. Au moindre faux-pas, vous pouvez disparaître dans un avion à destination de la Syrie ou dans « le trou sombre et profond de la Baie de Guantanamo », pour emprunter une expression de Michael Ratner, président du Centre pour les Droits Constitutionnels.

Mais cette peur doit être finement dosée. Les gens qui subissent des intimidations doivent en savoir assez pour avoir peur, mais pas trop au point qu’ils en appellent à la justice. Ceci explique pourquoi le Département de la Défense va autoriser la publication d’informations soi-disant compromettantes au sujet de Guantanamo - des images d’hommes dans des cages, par exemple - tout en menant des actions pour faire disparaître des photographies du genre de celles qui se sont échappées d’Abou Ghraïb. Et cela pourrait aussi expliquer pourquoi le Pentagone a approuvé la publication du dernier livre d’un ancien traducteur militaire, qui inclut des passages sur l’humiliation sexuelle de prisonniers, tout en lui interdisant de mentionner l’utilisation généralisée de chiens d’attaque. Cette utilisation stratégique des fuites d’informations, combinées avec des démentis officiels, induit un état d’esprit décrit par les Argentins comme le « savoir/ne pas savoir », un vestige de leur « sale guerre ».

« Manifestement, on encourage les agents des renseignements à cacher l’utilisation de méthodes illégales », selon Jameel Jaffer de l’ACLU [Union Américaine des Libertés Civiles - American Civil Liberties Union]. « D’un autre côté, quand ils utilisent la "restitution" et la torture comme menaces, il est indéniable qu’ils bénéficient, d’une certaine façon, du fait que les gens savent que les agents des renseignements sont prêts à agir illégalement. Ils bénéficient du fait que les gens comprennent la menace et la jugent crédible. »

Et les menaces ont bien été comprises. Dans une déclaration sous serment enregistrée dans le cadre d’une remise en question de la section 215 du Patriot Act déposée par l’ACLU, Nazih Hassan, président de l’Association de la Communauté Musulmane d’Ann Arbor, au Michigan, décrit ce nouveau climat. Les inscriptions et la participation ont baissé, les donations ont dégringolé, des membres de la direction ont démissionné - Hassan dit que ses membres craignent de faire quoi que ce soit qui pourrait leur valoir l’inscription de leur nom sur une liste. Un membre a témoigné anonymement qu’il a « cessé de s’exprimer sur des sujets politiques ou sociaux », parce qu’il ne veut pas attirer l’attention.

Voici le vrai but de la torture : de terroriser - pas seulement les personnes qui sont dans les cages de Guantanamo ou dans les cellules d’isolement de Syrie, mais aussi, et surtout, l’ensemble de la communauté qui est informée de ces abus. La torture est une machine créée pour briser la volonté de résister - la volonté du prisonnier et la volonté collective.

Cette affirmation n’est pas controversée. En 2001, l’ONG américaine des Médecins pour les Droits de l’Homme a publié un manuel sur la manière de traiter les survivants de la torture, qui notait : « Les tortionnaires essayent souvent de justifier leurs actes de torture et de mauvais traitements par leur besoin de rassembler des informations. De telles conceptualisations voilent le but réel de la torture... Le but de la torture est de déshumaniser la victime, briser sa volonté et en même temps, en faire un exemple horrifiant pour ceux qui sont en contact avec la victime. De cette manière, la torture peut briser ou porter atteinte à la volonté et la cohésion de communautés entières. »

Cependant, malgré ces connaissances, on continue de débattre de la torture aux États-Unis comme s’il s’agissait seulement d’une méthode moralement questionnable d’extraire de l’information, et non pas d’un instrument de terreur de l’État. Mais il y a un problème : Personne n’affirme que la torture est un outil d’enquête efficace - surtout pas les personnes qui la pratiquent. La torture « ne marche pas. Il y a de meilleures façons de gérer les détenus », comme le disait le directeur de la CIA Porter Goss à la Commission de Renseignement du Sénat le 16 février. Et un rapport récemment déclassé par un officiel du FBI à Guantanamo affirme que la coercition extrême n’a produit « rien de plus que ce que le FBI a obtenu en utilisant de simples techniques d’interrogatoires. » Le propre manuel de terrain de l’armée sur les interrogatoires affirme que la force « peut pousser la personne interrogée à dire n’importe quelle chose qu’elle pense que l’interrogateur veut entendre ».

Et malgré cela, les abus continuent - l’Ouzbékistan est maintenant le nouveau point chaud pour les extraditions ; le « modèle El Salvador » importé en Irak. Finalement, la seule explication rationnelle de la popularité persistante de la torture vient d’une source inattendue. On a demandé à Lynndie England, la bouc émissaire pour Abou Ghraïb, à l’occasion de son procès expédié, pourquoi elle et ses collègues ont forcé des prisonniers nus à former une pyramide humaine. « C’était un moyen pour les contrôler », a-t-elle répliqué.

Exactement. Comme outil d’interrogatoires, la torture est un échec complet. Mais quand il s’agit de contrôle social, rien ne marche aussi bien que la torture.

Naomi Klein

- Torture’s Dirty Secret : It Works, by Naomi Klein

Naomi Klein est l’auteure de : « No Logo, La tyrannie des marques » et plus récemment : « Journal d’une combattante : Nouvelles du front de la mondialisation ».