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Origine : http://paxhumana.info/article.php3?id_article=537
J’ai récemment eu un aperçu en action des effets
de la torture lors d’un événement en l’honneur
de Maher Arar. Ce Canadien d’origine syrienne est la plus
célèbre victime d’un genre d’extradition
spécial appelé « restitution » [rendition],
qui est un procédé par lequel les fonctionnaires des
États-Unis sous-traitent la torture dans d’autres pays.
Arar changeait d’avion à New York lorsque des enquêteurs
l’ont mis en détention puis l’ont « restitué
» à la Syrie, où il a été maintenu
pendant dix mois dans une cellule à peine plus large qu’une
tombe et d’où il était périodiquement
sorti pour être battu.
Arar a reçu les honneurs pour son courage par le Conseil
Canadien pour les Relations Américano-Islamiques, un groupe
d’opinion à tendance modérée. L’assemblée
lui a offert une très sincère standing ovation, mais
un sentiment de peur se mêlait à la célébration.
Un grand nombre d’importants dirigeants communautaires gardaient
leur distance avec Arar, ne lui répondant que de façon
hésitante. Certains des intervenants furent même incapables
d’appeler cet honorable invité par son nom, comme s’il
avait quelque chose qui pourrait les contaminer. Et peut-être
avaient-ils raison : la maigre « preuve » - discréditée
ultérieurement - qui a envoyé Arar dans un cachot
infesté de rats était la « culpabilité
par association ». Et si cela a pu arriver à Arar,
prospère ingénieur en informatique et bon père
de famille, qui est à l’abri ?
À l’occasion d’une rare allocution publique,
Arar a abordé cette peur sans détour. Il a déclaré
à l’assemblée qu’un commissaire indépendant
a essayé de rassembler des preuves montrant que des fonctionnaires
censés faire appliquer la loi agissaient dans l’illégalité
lors d’enquêtes concernant des musulmans canadiens.
Le commissaire a entendu des douzaines de récits de menaces,
de harcèlement et de visites inopportunes au domicile. Mais,
a dit Arar, « pas une seule personne n’a porté
plainte. La peur les en a empêchés. » La peur
d’être le prochain Maher Arar.
La peur est encore plus forte chez les musulmans aux États-Unis,
où le Patriot Act donne à la police le pouvoir de
saisir les archives de n’importe quelle mosquée, école,
bibliothèque ou groupe communautaires sur la seule suspicion
de liens terroristes. Quand cette surveillance intense est couplée
à la menace toujours présente de torture, le message
est clair : Vous êtes sous surveillance, votre voisin pourrait
être un espion, le gouvernement peut tout savoir à
votre sujet. Au moindre faux-pas, vous pouvez disparaître
dans un avion à destination de la Syrie ou dans « le
trou sombre et profond de la Baie de Guantanamo », pour emprunter
une expression de Michael Ratner, président du Centre pour
les Droits Constitutionnels.
Mais cette peur doit être finement dosée. Les gens
qui subissent des intimidations doivent en savoir assez pour avoir
peur, mais pas trop au point qu’ils en appellent à
la justice. Ceci explique pourquoi le Département de la Défense
va autoriser la publication d’informations soi-disant compromettantes
au sujet de Guantanamo - des images d’hommes dans des cages,
par exemple - tout en menant des actions pour faire disparaître
des photographies du genre de celles qui se sont échappées
d’Abou Ghraïb. Et cela pourrait aussi expliquer pourquoi
le Pentagone a approuvé la publication du dernier livre d’un
ancien traducteur militaire, qui inclut des passages sur l’humiliation
sexuelle de prisonniers, tout en lui interdisant de mentionner l’utilisation
généralisée de chiens d’attaque. Cette
utilisation stratégique des fuites d’informations,
combinées avec des démentis officiels, induit un état
d’esprit décrit par les Argentins comme le «
savoir/ne pas savoir », un vestige de leur « sale guerre
».
« Manifestement, on encourage les agents des renseignements
à cacher l’utilisation de méthodes illégales
», selon Jameel Jaffer de l’ACLU [Union Américaine
des Libertés Civiles - American Civil Liberties Union]. «
D’un autre côté, quand ils utilisent la "restitution"
et la torture comme menaces, il est indéniable qu’ils
bénéficient, d’une certaine façon, du
fait que les gens savent que les agents des renseignements sont
prêts à agir illégalement. Ils bénéficient
du fait que les gens comprennent la menace et la jugent crédible.
»
Et les menaces ont bien été comprises. Dans une déclaration
sous serment enregistrée dans le cadre d’une remise
en question de la section 215 du Patriot Act déposée
par l’ACLU, Nazih Hassan, président de l’Association
de la Communauté Musulmane d’Ann Arbor, au Michigan,
décrit ce nouveau climat. Les inscriptions et la participation
ont baissé, les donations ont dégringolé, des
membres de la direction ont démissionné - Hassan dit
que ses membres craignent de faire quoi que ce soit qui pourrait
leur valoir l’inscription de leur nom sur une liste. Un membre
a témoigné anonymement qu’il a « cessé
de s’exprimer sur des sujets politiques ou sociaux »,
parce qu’il ne veut pas attirer l’attention.
Voici le vrai but de la torture : de terroriser - pas seulement
les personnes qui sont dans les cages de Guantanamo ou dans les
cellules d’isolement de Syrie, mais aussi, et surtout, l’ensemble
de la communauté qui est informée de ces abus. La
torture est une machine créée pour briser la volonté
de résister - la volonté du prisonnier et la volonté
collective.
Cette affirmation n’est pas controversée. En 2001,
l’ONG américaine des Médecins pour les Droits
de l’Homme a publié un manuel sur la manière
de traiter les survivants de la torture, qui notait : « Les
tortionnaires essayent souvent de justifier leurs actes de torture
et de mauvais traitements par leur besoin de rassembler des informations.
De telles conceptualisations voilent le but réel de la torture...
Le but de la torture est de déshumaniser la victime, briser
sa volonté et en même temps, en faire un exemple horrifiant
pour ceux qui sont en contact avec la victime. De cette manière,
la torture peut briser ou porter atteinte à la volonté
et la cohésion de communautés entières. »
Cependant, malgré ces connaissances, on continue de débattre
de la torture aux États-Unis comme s’il s’agissait
seulement d’une méthode moralement questionnable d’extraire
de l’information, et non pas d’un instrument de terreur
de l’État. Mais il y a un problème : Personne
n’affirme que la torture est un outil d’enquête
efficace - surtout pas les personnes qui la pratiquent. La torture
« ne marche pas. Il y a de meilleures façons de gérer
les détenus », comme le disait le directeur de la CIA
Porter Goss à la Commission de Renseignement du Sénat
le 16 février. Et un rapport récemment déclassé
par un officiel du FBI à Guantanamo affirme que la coercition
extrême n’a produit « rien de plus que ce que
le FBI a obtenu en utilisant de simples techniques d’interrogatoires.
» Le propre manuel de terrain de l’armée sur
les interrogatoires affirme que la force « peut pousser la
personne interrogée à dire n’importe quelle
chose qu’elle pense que l’interrogateur veut entendre
».
Et malgré cela, les abus continuent - l’Ouzbékistan
est maintenant le nouveau point chaud pour les extraditions ; le
« modèle El Salvador » importé en Irak.
Finalement, la seule explication rationnelle de la popularité
persistante de la torture vient d’une source inattendue. On
a demandé à Lynndie England, la bouc émissaire
pour Abou Ghraïb, à l’occasion de son procès
expédié, pourquoi elle et ses collègues ont
forcé des prisonniers nus à former une pyramide humaine.
« C’était un moyen pour les contrôler »,
a-t-elle répliqué.
Exactement. Comme outil d’interrogatoires, la torture est
un échec complet. Mais quand il s’agit de contrôle
social, rien ne marche aussi bien que la torture.
Naomi Klein
- Torture’s Dirty Secret : It Works, by Naomi Klein
Naomi Klein est l’auteure de : « No Logo, La tyrannie
des marques » et plus récemment : « Journal d’une
combattante : Nouvelles du front de la mondialisation ».
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