Origine http://www.legrandsoir.info/article.php3?id_article=5626
La sortie de Schock economy (en Italie chez Rizzoli, en France
je n’ai rien trouvé, au Canada : The Schock doctrine.
Rise of disaster capitalism, ndt) a reçu une critique agacée
de la part du prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz,
qui a reconnu à Naomi Klein le mérite de dénoncer
l’ « extrémisme » des néo-conservateurs.
Mais en même temps, Stiglitz a expliqué, sur le New
York Times du 30 septembre, qu’il ne s’agit que de dégénérescences
au sein de l’administration étasunienne actuelle, parce
que l’économie de marché est le meilleur outil,
s’il est bien utilisé, pour le bien-être collectif.
Donc, pour Stiglitz, le problème n’est pas le modèle
social et économique que le néo-libéralisme
propose, mais les gens qui le réalisent. « Je ne crois
pas - répond Naomi Klein- que le problème vienne d’erreurs
humaines. Le néo-libéralisme a été une
véritable contre-révolution. Les hommes peuvent changer
mais les objectifs restent toujours les mêmes : mettre en
œuvre une guerre de classe contre les travailleurs et privatiser
les services sociaux ».
L’entrevue qui suit a eu lieu à Rome, laissant l’intervieweur
sur sa faim. Beaucoup de questions et peu de temps à notre
disposition.
Dans ton livre, tu décris la montée et l’affirmation
du néo-libéralisme comme un produit de laboratoire.
D’un côté l’école de Chicago avec
Milton Friedman qui « donnait la ligne ». De l’autre
quelques expérimentations pilotes pour appliquer ensuite
ces doctrines en Amérique du Nord et en Europe...
Dans les années 50 et 60, Milton Friedman était considéré
comme un nostalgique d’une économie de marché
qui n’existait plus. La pensée économique dominante
était keynésienne. Les thèses de l’école
de Chicago étaient considérées comme l’expression
d’un extrémisme idéologique, en faveur du libre
marché, qui était hors de la réalité.
L’économie étasunienne était prospère
grâce à l’intervention de l’Etat et à
la « collaboration » entre syndicats et entreprise.
Tout semblait aller dans une autre direction que ce que soutenait
Friedman. Bien entendu son apologie du marché libre adhérait
sûrement plus aux intérêts des grandes corporations,
mais aucun manager ne serait intervenu pour le soutenir. En même
temps, cependant, Friedman a reçu d’énormes
financements de fondations prestigieuses, ainsi que du gouvernement,
pour continuer ses recherches. Les théories de l’école
de Chicago n’étaient pas seulement une expression d’une
idéologie mais aussi d’intérêts économiques
précis, ceux du big business.
De nombreux chercheurs ou analystes décrivent souvent le
néo-libéralisme comme une révolte des élites
pour échapper au contrôle de l’Etat. Je ne suis
pas d’accord parce que l’histoire de l’école
de Chicago peut être considérée comme la cover
story d’une contre-révolution, d’une guerre de
classe contre les syndicats et les droits sociaux des travailleurs.
Tu soulignes que l’incertitude et les désastres de
l’environnement sont utilisés comme passe-partout pour
imposer des politiques néo-libérales. Ne crois-tu
pas quand même que l’insécurité justement
peut pousser pour un renforcement de l’Etat providence ? Dans
le fond, l’Etat social naît aussi pour résoudre
le « choc collectif » qui avait touché les Etats-Unis
et l’Europe dans les années 30 et 40 ?
Les chocs collectifs peuvent être utilisés pour introduire
des politiques néo-libérales si les hommes et les
femmes sont désorientés, seuls, c’est-à-dire
s’ils ressentent leur condition comme précaire. En
Italie, les mouvements sociaux agissent et se battent contre la
précarité des rapports de travail, pour les droits
des migrants, contre la guerre. Le problème est de savoir
s’ils arriveront à donner une continuité à
leur action, parce que seul le renforcement peut aider dans la résistance
aux politiques néo-libérales.
Prenons Vivenza : le projet d’agrandissement de la base étasunienne
s’est confronté avec l’opposition de groupes,
associations, centres sociaux. A Vicenza les pires perspectives
ont été évoquées sur le développement
de la ville si les travaux étaient bloqués. Jusqu’à
maintenant, la présence des mouvements sociaux a créé
les conditions pour que le chantage soit rejeté par la population.
Prenons la précarité des rapports de travail. Il y
a des mouvements qui se battent contre elle et pour étendre
aux précaires aussi les droits du travail. Pour le moment
ils sont arrivés à organiser une partie du travail
précaire. Le pas suivant est d’impliquer de plus en
plus d’hommes et de femmes, en arrivant à désamorcer
(dé potentialiser) le chantage auquel sont soumis de nombreux
travailleurs et travailleuses. Je crois que les mouvements doivent
se donner une organisation stable, moins éphémère
pour renforcer leur action.
Dans mes voyages de travail je rencontre des hommes et des femmes
qui sentent très fort cette urgence politique de donner force
et continuité à leur action politique. Ils peuvent
peut-être pêcher par optimisme mais il me semble que
de nombreux mouvements sont en train d’aller dans cette direction.
En ce qui concerne ta demande, moi je crois qu’il faut développer
un autre type d’organisation sociale. Je ne trouve pas que
cette nouvelle organisation sociale doive arriver d’en haut.
Elle doit en fait être développée par le bas.
Dans ton livre tu écris que le néo-libéralisme
ne se caractérise pas tant par l’emploi de l’état,
mais par la privatisation de certaines formes qui lui reviennent,
de la défense nationale à la santé et à
la formation scolaire. On a eu ensuite le scandale de la société
de « mercenaires » Blackwater en Irak, et de nombreux
analystes ont dénoncé comme folle la privatisation
de la défense nationale. Sommes-nous en train d’assister
au déclin du néo-libéralisme ? Ou bien ne s’agit-il
que de cahots d’aménagement ?
Le cas de l’ouragan Kathrina est emblématique. Les
premiers jours après les inondations de New Orléans,
le médias étasuniens ont montré du doigt les
politiques de désinvestissement de l’administration
Bush en ce qui concerne la protection de l’environnement.
Dès que les eaux ont commencé à se retirer,
une grande partie de l’establishment libéral a vu dans
l’ouragan la main de Dieu qui permettait de chasser les habitants
pauvres et le afro-américains pour laisser la place aux entreprises
privées. Je ne crois pas, donc, que le néo-libéralisme
soit arrivé au terminus. C’est évident que le
scandale de Blackwater pose quelques problèmes pour les néo-libéraux.
Mais dans les médias dominants ce n’est pas le modèle
néo-libéral qui est critiqué mais bien la manoeuvre
d’une entreprise individuelle, ici Blackwater. Tout au plus
invoque-t-on une attention plus grande sur le travail d’une
entreprise privée qui réalise une fonction publique,
d’état. Nous assistons à un changement des politiques
néo-libérales. On fera plus attention au conflit d’intérêt
qui, aux Etats-Unis mais ici en Italie aussi, est arrivé
au paroxysme. Ou bien l’application des politiques néo-libérales
sera plus graduelle. Mais affirmer que nous en sommes à la
crise du néo-libéralisme est un hasard analytique
auto consolatoire.
En Italie on a beaucoup d’intérêt pour les primaires
du parti démocrate aux Etats-Unis, et pour la compétition
entre Hillary Clinton et Barak Obama. Les mouvements sociaux peuvent-ils
jouer sur l’issue des primaires dans le parti démocrate
?
C’est étrange que tu me le demandes à moi qui
suis canadienne. Je ne m’intéresse pas trop au fait
que Hillary Clinton représente les olds democratics et Obama
les news democratics. Et je trouve étrange qu’un italien
s’intéresse au conflit entre Hillary et Obama.
La politique étasunienne a toujours eu de l’influence
sur l’italienne. Et puis toi tu vis dans un observatoire privilégié,
le Canada. Mais ce qui m’intéresse c’est de comprendre
quel est le rapport -de conflit, de cooptation- que les mouvements
sociaux, aux Etats-Unis, veulent entretenir avec le pouvoir politique
et la politique institutionnelle...
Le processus électoral étasunien est très
compliqué et prend du temps, de l’énergie et
des sous. Si un mouvement social essaie d’influencer l’issue
des primaires ou d’une compétition électorale,
il reste presque toujours piégé dans les mécanismes
politiques américains. C’est ce qu’a fait Ralf
Nader, et ça n’a pas bien marché. Move On l’a
fait, en prenant le risque de ne devenir qu’une composante
du parti démocratique.
Aux Etats-Unis il y a eu un rendez-vous que les médias ont
presque totalement ignoré. Je fais référence
au premier social forum étasunien à Atlanta. Des centaines
de groupes, associations, des milliers de militants se sont rencontrés
pour se connaître et discuter sur que faire. Les rares journalistes
qui sont allés à Atlanta ont été stupéfaits
parce qu’ils voyaient des hommes et des femmes qui discutaient
de pauvreté, de marginalisation, de droits des migrants,
du manque de travail, de droit à la santé et à
l’instruction publique, de pacifisme, en proposant des initiatives
de lutte et des alternatives praticables au néo-libéralisme
sans attendre que le parti démocrate leur prête attention.
En d’autres termes, je pense que les mouvements sociaux doivent
développer leur initiative, s’organiser, développer
une sorte de contre-pouvoir sans attendre l’existence d’un
candidat qui promette de représenter leurs propositions ou
que leur point de vue entre dans le programme politique d’un
quelconque parti.
Les mouvements sociaux, au moins ici en Europe, ne jouissent pas
d’une bonne santé. Il y a eu de grades mobilisations
contre la précarité en France et en Italie. Le mouvement
pacifiste anglais a continué à faire descendre dans
la rue des centaines de milliers de gens. Et pourtant les difficultés
des mouvements sont indéniables. Tu ne crois pas que cette
difficulté dérive aussi du fait que le mouvement des
mouvements, pour employer une expression qui t’est chère,
n’arrive pas à effectuer une lecture critique du monde
actuel, et, en conséquence, à développer des
formes de lutte et d’organisation adaptées ?
Je suis d’accord. Aux Etats-Unis aussi les mouvements sociaux
anti-libéraux sont en difficulté. Selon moi, en Amérique
du Nord, mais je crois que c’est valable pour toute l’Europe
aussi, les difficultés viennent des conséquences de
l’attaque contre les Tours Jumelles. Le 11 septembre a changé
le monde. Le problème est de comprendre comment ça
l’a changé. Il y a eu la guerre en Afghanistan, puis
en Irak. Guantanamo. Les crises économiques. Nous n’arrivons
pas encore cependant à saisir pleinement le sens de ce qui
est arrivé après les Twin Towers. Il faudra du temps
pour le comprendre. J’espère contribuer, avec d’autres,
à le comprendre. Ça me fait plaisir de penser que
ce livre puisse être une petite contribution pour comprendre
comment le capitalisme a changé.
Propos recueillis par Benedetto Vecchi
- Source : il manifesto www.ilmanifesto.it
- Traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio
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