Origine : http://paxhumana.info/article.php3?id_article=366
Rapatriez Halliburton. Résiliez les contrats. Dénoncez
les accords commerciaux. Déchirez les réglements.
Ce ne sont que quelques-unes des suggestions de slogans qui pourraient
aider à l’unification du mouvement montant contre l’occupation
de l’Irak. Jusqu’à présent, les débats
des militants ont tourné autour de la question : faut-il
exiger un retrait complet des troupes ou faut-il que les Etats-Unis
cèdent le pouvoir aux Nations-Unies ?
Mais ceux qui sont pour "dehors, les soldats" passent
sur une donnée importante. Si tous les soldats, jusqu’au
dernier, quittaient le Golfe demain et si un gouvernement souverain
arrivait au pouvoir, l’Irak serait toujours occupé
: par des lois écrites dans l’intérêt
d’un autre pays ; par des sociétés étrangères
qui controlent ses services essentiels ; par un taux de chômage
de 70 % provoqué par des licenciements dans le secteur public.
Tout mouvement sérieux pour l’auto-détermination
de l’Irak ne doit pas seulement demander la fin de l’occupation
militaire de l’Irak, mais également celle de sa colonisation
économique. Cela implique un renversement des réformes
en forme de thérapie de choc que le chef de l’occupation
américaine Paul Bremer a fait passer frauduleusement sous
couvert de "reconstruction", et l’annulation de
tous les contrats de privatisation qui découlent de ces réformes.
Comment atteindre un but aussi ambitieux ? Facile : en montrant
que les réformes de Bremer étaient pour commencer
illégales. Elles constituent clairement une violation de
la convention internationale qui régit les agissements des
forces d’occupation, des réglementations de La Haye
de 1907 (qui vont de pair avec les conventions de Genève
de 1949, toutes deux ratifiées par les Etats-Unis), de même
que du propre code de guerre de l’armée américaine.
Les règlementations de La Haye établissent qu’une
puissance d’occupation doit respecter "sauf en cas d’empêchement
absolu, les lois en vigueur dans le pays". L’autorité
provisoire de la coalition a réduit à néant
cette règle simple en lui faisant un allègre pied-de-nez.
Selon la constitution irakienne, la privatisation de biens essentiel
de l’état est illégale, et les étrangers
ne peuvent pas détenir de firmes irakiennes. On ne peut avancer
aucun argument plausible selon lequel l’autorité provisoire
de la coalition aurait été "absolument empêchée"
de respecter ces lois, et cependant il y a deux mois l’autorité
provisoire de la coalition les a unilatéralement sabordées.
Le 19 septembre, Bremer a promulgué l’ignoble Ordonnance
39. Il annonçait que 200 compagnies nationales irakiennes
seraient privatisées ; décrétait que des compagnies
étrangères pouvaient détenir 100% de la propriété
des banques, mines et usines ; et autorisait ces compagnies à
faire sortir d’Irak 100% de leurs bénéfices.
The Economist a qualifié ces nouvelles règles de "rève
capitaliste".
L’Ordonnance 39 violait également selon d’autres
aspects les règlementations de La Haye. La convention établit
que les puissances d’occupation "ne doivent être
considérées que comme les administrateurs et les usufruitiers
des bâtiments publics, des biens fonciers, des domaines forestiers
et agricoles appartenant à l’état ennemi, et
situés dans le pays occupé. Elles doivent sauvegarder
le capital de ces possessions, et les administrer en accord avec
les règlementations de cet usufruit."
Le dictionnaire juridique Bouvier définit l’"usufruit"
(peut-être le mot le plus laid de la langue anglaise) comme
un arrangement qui octroie à l’une des parties le droit
d’utiliser et de tirer des bénéfices de la propriété
d’un tiers "sans en altérer la substance".
En termes plus simples, si vous habitez une maison, vous pouvez
manger ce qui est dans le réfrigérateur, mais vous
ne pouvez pas vendre la maison et l’aménager en appartements.
Et pourtant c’est exactement ce que Bremer est en train de
faire : qu’est-ce qui pourrait plus radicalement altérer
"la substance" d’un bien public que sa transformation
en bien privé ?
Au cas où l’autorité provisoire de la coalition
n’aurait pas été assez claire sur ce détail,
la Loi concernant le pays en temps de guerre de l’armée
américaine établit que " l’occupant n’a
pas le droit de vendre ni d’utiliser sans réserve les
propriétés [non-militaires] ". C’est tout
ce qu’il y a de plus simple : le fait de bombarder quelque
chose ne vous donne pas le droit de le vendre. Tout indique que
l’autorité provisoire de la coalition a bien conscience
du caractère hors-la-loi de son plan de privatisation. Dans
une note - connue à la suite d’une fuite - écrite
le 26 mars, le procureur général de Grande-Bretagne,
Lord Goldsmith, avertissait Tony Blair de ce que "le fait d’imposer
des réformes structurelles économiques majeures ne
serait pas autorisé par la loi internationale".
Jusqu’à présent, l’essentiel de la controverse
autour de la reconstruction de l’Irak s’est porté
sur le gaspillage et la corruption dans l’attribution des
contrats. C’est rester aveugle à l’étendue
de la violation [de la loi] : même si la liquidation commerciale
de l’Irak était menée en toute transparence
et les enchères ouvertes, elle demeurerait illégale
pour la simple raison que l’Amérique n’a pas
à vendre l’Irak.
Que le conseil de sécurité ait reconnu les Etats-Unis
et la Grande-Bretagne comme autorité d’occupation ne
donne aucune couverture légale. La résolution de l’ONU
votée au mois de mai demandait expressément aux puissance
d’occupation de " se conformer pleinement à leurs
obligations selon la législation internationale, y compris
en particulier les conventions de Genève (1949) et de La
Haye (1907)".
D’après un nombre croissant d’experts internationaux
en droit, ceci signifie que si le prochain gouvernement irakien
décide qu’il ne veut pas être une filiale et
propriété totale de Bechtel et d’Halliburton,
il aura une puissante base juridique pour renationaliser des biens
qui avaient été privatisés par décrets
de l’autorité provisoire de la coalition .
Selon Juliet Blanch, responsable mondial du secteur énergie
et arbitrage international dans le grand cabinet d’avocats
juridique Norton Rose, parce que les réformes de Bremer contredisent
diamétralement la constitution irakienne, elles sont "en
infraction avec la législation internationale et ne peuvent
vraisemblablement pas être appliquées". Blanch
avance l’argument selon lequel l’autorité provisoire
de la coalition "n’a aucune autorité ni capacité
pour signer ces contrats [de privatisation]", et un gouvernement
irakien souverain aurait " un argument tout-à-fait solide
pour renationaliser sans payer de compensation". Les compagnies
placées devant ce type d’expropriation n’auraient,
d’après Blanch, "aucun recours légal".
La seule issue pour le gouvernement est de s’assurer que
le prochain gouvernement irakien soit tout sauf souverain. Il doit
être assez malléable pour ratifier les lois illégales
de l’autorité provisoire de la coalition, qui seront
alors célébrées comme l’heureuse alliance
des marchés libres et d’un peuple libre. Quand ceci
aura eu lieu, il sera trop tard : les contrats seront verrouillés,
les marchés conclus et l’occupation de l’Irak
permanente.
C’est pourquoi les forces anti-guerre doivent saisir l’opportunité
de cette brèche qui est en train de se refermer rapidement
pour exiger que le prochain gouvernement de l’Irak soit libéré
des entraves que constituent ces réformes. Il est trop tard
pour arrêter la guerre, mais il n’est pas trop tard
pour contester aux envahisseurs de l’Irak la myriade de récompenses
économiques pour lesquelles, en premier lieu, ils sont partis
en guerre.
Il n’est pas trop tard pour annuler les contrats et balancer
les accords commerciaux.
Naomi Klein
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