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L’Amérique n’a pas à vendre l’Irak, par Naomi Klein
La loi internationale est sans équivoque - les réformes économiques de Paul Bremer sont illégales, par Naomi Klein
Publié le vendredi 7 novembre 2003 par The Guardian/UK

Origine : http://paxhumana.info/article.php3?id_article=366

Rapatriez Halliburton. Résiliez les contrats. Dénoncez les accords commerciaux. Déchirez les réglements.

Ce ne sont que quelques-unes des suggestions de slogans qui pourraient aider à l’unification du mouvement montant contre l’occupation de l’Irak. Jusqu’à présent, les débats des militants ont tourné autour de la question : faut-il exiger un retrait complet des troupes ou faut-il que les Etats-Unis cèdent le pouvoir aux Nations-Unies ?

Mais ceux qui sont pour "dehors, les soldats" passent sur une donnée importante. Si tous les soldats, jusqu’au dernier, quittaient le Golfe demain et si un gouvernement souverain arrivait au pouvoir, l’Irak serait toujours occupé : par des lois écrites dans l’intérêt d’un autre pays ; par des sociétés étrangères qui controlent ses services essentiels ; par un taux de chômage de 70 % provoqué par des licenciements dans le secteur public.

Tout mouvement sérieux pour l’auto-détermination de l’Irak ne doit pas seulement demander la fin de l’occupation militaire de l’Irak, mais également celle de sa colonisation économique. Cela implique un renversement des réformes en forme de thérapie de choc que le chef de l’occupation américaine Paul Bremer a fait passer frauduleusement sous couvert de "reconstruction", et l’annulation de tous les contrats de privatisation qui découlent de ces réformes.

Comment atteindre un but aussi ambitieux ? Facile : en montrant que les réformes de Bremer étaient pour commencer illégales. Elles constituent clairement une violation de la convention internationale qui régit les agissements des forces d’occupation, des réglementations de La Haye de 1907 (qui vont de pair avec les conventions de Genève de 1949, toutes deux ratifiées par les Etats-Unis), de même que du propre code de guerre de l’armée américaine.

Les règlementations de La Haye établissent qu’une puissance d’occupation doit respecter "sauf en cas d’empêchement absolu, les lois en vigueur dans le pays". L’autorité provisoire de la coalition a réduit à néant cette règle simple en lui faisant un allègre pied-de-nez. Selon la constitution irakienne, la privatisation de biens essentiel de l’état est illégale, et les étrangers ne peuvent pas détenir de firmes irakiennes. On ne peut avancer aucun argument plausible selon lequel l’autorité provisoire de la coalition aurait été "absolument empêchée" de respecter ces lois, et cependant il y a deux mois l’autorité provisoire de la coalition les a unilatéralement sabordées.

Le 19 septembre, Bremer a promulgué l’ignoble Ordonnance 39. Il annonçait que 200 compagnies nationales irakiennes seraient privatisées ; décrétait que des compagnies étrangères pouvaient détenir 100% de la propriété des banques, mines et usines ; et autorisait ces compagnies à faire sortir d’Irak 100% de leurs bénéfices. The Economist a qualifié ces nouvelles règles de "rève capitaliste".

L’Ordonnance 39 violait également selon d’autres aspects les règlementations de La Haye. La convention établit que les puissances d’occupation "ne doivent être considérées que comme les administrateurs et les usufruitiers des bâtiments publics, des biens fonciers, des domaines forestiers et agricoles appartenant à l’état ennemi, et situés dans le pays occupé. Elles doivent sauvegarder le capital de ces possessions, et les administrer en accord avec les règlementations de cet usufruit."

Le dictionnaire juridique Bouvier définit l’"usufruit" (peut-être le mot le plus laid de la langue anglaise) comme un arrangement qui octroie à l’une des parties le droit d’utiliser et de tirer des bénéfices de la propriété d’un tiers "sans en altérer la substance". En termes plus simples, si vous habitez une maison, vous pouvez manger ce qui est dans le réfrigérateur, mais vous ne pouvez pas vendre la maison et l’aménager en appartements. Et pourtant c’est exactement ce que Bremer est en train de faire : qu’est-ce qui pourrait plus radicalement altérer "la substance" d’un bien public que sa transformation en bien privé ?

Au cas où l’autorité provisoire de la coalition n’aurait pas été assez claire sur ce détail, la Loi concernant le pays en temps de guerre de l’armée américaine établit que " l’occupant n’a pas le droit de vendre ni d’utiliser sans réserve les propriétés [non-militaires] ". C’est tout ce qu’il y a de plus simple : le fait de bombarder quelque chose ne vous donne pas le droit de le vendre. Tout indique que l’autorité provisoire de la coalition a bien conscience du caractère hors-la-loi de son plan de privatisation. Dans une note - connue à la suite d’une fuite - écrite le 26 mars, le procureur général de Grande-Bretagne, Lord Goldsmith, avertissait Tony Blair de ce que "le fait d’imposer des réformes structurelles économiques majeures ne serait pas autorisé par la loi internationale".

Jusqu’à présent, l’essentiel de la controverse autour de la reconstruction de l’Irak s’est porté sur le gaspillage et la corruption dans l’attribution des contrats. C’est rester aveugle à l’étendue de la violation [de la loi] : même si la liquidation commerciale de l’Irak était menée en toute transparence et les enchères ouvertes, elle demeurerait illégale pour la simple raison que l’Amérique n’a pas à vendre l’Irak.

Que le conseil de sécurité ait reconnu les Etats-Unis et la Grande-Bretagne comme autorité d’occupation ne donne aucune couverture légale. La résolution de l’ONU votée au mois de mai demandait expressément aux puissance d’occupation de " se conformer pleinement à leurs obligations selon la législation internationale, y compris en particulier les conventions de Genève (1949) et de La Haye (1907)".

D’après un nombre croissant d’experts internationaux en droit, ceci signifie que si le prochain gouvernement irakien décide qu’il ne veut pas être une filiale et propriété totale de Bechtel et d’Halliburton, il aura une puissante base juridique pour renationaliser des biens qui avaient été privatisés par décrets de l’autorité provisoire de la coalition .

Selon Juliet Blanch, responsable mondial du secteur énergie et arbitrage international dans le grand cabinet d’avocats juridique Norton Rose, parce que les réformes de Bremer contredisent diamétralement la constitution irakienne, elles sont "en infraction avec la législation internationale et ne peuvent vraisemblablement pas être appliquées". Blanch avance l’argument selon lequel l’autorité provisoire de la coalition "n’a aucune autorité ni capacité pour signer ces contrats [de privatisation]", et un gouvernement irakien souverain aurait " un argument tout-à-fait solide pour renationaliser sans payer de compensation". Les compagnies placées devant ce type d’expropriation n’auraient, d’après Blanch, "aucun recours légal".

La seule issue pour le gouvernement est de s’assurer que le prochain gouvernement irakien soit tout sauf souverain. Il doit être assez malléable pour ratifier les lois illégales de l’autorité provisoire de la coalition, qui seront alors célébrées comme l’heureuse alliance des marchés libres et d’un peuple libre. Quand ceci aura eu lieu, il sera trop tard : les contrats seront verrouillés, les marchés conclus et l’occupation de l’Irak permanente.

C’est pourquoi les forces anti-guerre doivent saisir l’opportunité de cette brèche qui est en train de se refermer rapidement pour exiger que le prochain gouvernement de l’Irak soit libéré des entraves que constituent ces réformes. Il est trop tard pour arrêter la guerre, mais il n’est pas trop tard pour contester aux envahisseurs de l’Irak la myriade de récompenses économiques pour lesquelles, en premier lieu, ils sont partis en guerre.

Il n’est pas trop tard pour annuler les contrats et balancer les accords commerciaux.

Naomi Klein