Origine : http://paxhumana.info/article.php3?id_article=512
P. Diddy a annoncé au cours du week-end [du 6 novembre]
que sa campagne, « Vote or die » [« Vote ou meurs
»] allait se poursuivre. La campagne en faveur de l’inscription
des électeurs menée par le nabab du hip-hop pendant
les élections présidentielles aux USA était,
dit-il simplement, « la phase une, la première étape
pour que les gens s’engagent ».
Fantastique. J’ai une suggestion à faire pour la phase
deux : P. Diddy, Ben Affleck, Leonardo DiCaprio et le reste de la
soi-disant « coalition des volontaires » devraient prendre
leur jet privé et voler jusqu’à Falloudjah,
où l’on a désespérément besoin
de leurs efforts. Mais, auparavant, il leur faudra inverser leur
slogan, de « Vote ou meurs ! » en « Meurs d’abord,
vote ensuite ! ».
Car c’est ce qui est en train de se passer là-bas.
Les routes d’accès ont été bloquées,
les maisons détruites et une clinique de soins d’urgence
a été rasée - tout cela au nom de la préparation
des élections de janvier prochain. Dans une lettre à
Kofi Annan, secrétaire général des Nations
Unies, le premier ministre irakien désigné par les
Etats-Unis, Iyad Allaoui, expliquait que l’attaque globale
était nécessaire « pour sauvegarder des vies,
les élections et la démocratie en Irak ».
Tous ces millions dépensés pour la « construction
de la démocratie » et pour la « société
civile » en Irak ont abouti à cela : si vous parvenez
à survivre à l’attaque de l’unique superpuissance
mondiale, vous obtenez la possibilité de formuler un vote.
Car les habitants de Falloudjah iront voter, nom de Dieu, même
si tous doivent mourir avant !
Et ne vous y trompez pas : il y a des gens de Falloudjah sous attaque.
« L’ennemi a un visage. Il s’appelle Satan. Il
vit à Falloudjah », a déclaré le lieutenant-colonel
de marine Gareth Brandl à la BBC. Bon, lui au moins a admis
que quelques tireurs vivent actuellement à Falloudjah, contrairement
à Donald Rumsfeld qui voudrait nous faire croire qu’ils
viennent tous de Syrie et de Jordanie. Et étant donné
que les véhicules de l’armée US font hurler
des annonces enregistrées interdisant à tous les hommes
âgés de 15 à 50 ans de quitter la ville, cela
tendrait à suggérer qu’il y a au moins quelques
Irakiens parmi ceux que CNN décrit servilement comme les
« forces anti-irakiennes ».
Il a toujours été clair que les élections
en Irak ne se dérouleraient pas dans une atmosphère
paisible ; elles n’avaient cependant pas besoin non plus de
devenir une guerre totale contre les votants. La campagne «
Feu sur le vote » de M. Allaoui est le résultat direct
d’une décision désastreuse prise il y a exactement
un an. Le 11 novembre 2003, Paul Bremer, alors chef de l’administration
civile en Irak, s’est envolé pour Washington afin d’y
rencontrer le président George W. Bush. Les deux hommes étaient
conscients que s’ils tenaient leur promesse d’organiser
des élections en Irak au cours des mois suivants, le pays
tomberait aux mains de forces insuffisamment pro-américaines.
Cela ruinerait le but de l’invasion et menacerait les chances
de réélection du président Bush. Lors de cette
rencontre, un nouveau plan fut mis au point : les élections
seraient reportées de plus d’un an et, dans l’intervalle,
le premier gouvernement « souverain » d’Irak serait
soigneusement sélectionné par Washington. Le plan
permettrait à M. Bush d’affirmer que c’était
là un progrès, tout en gardant l’Irak sans grand
risque sous le contrôle des USA.
Aux USA, l’affirmation de M. Bush que « la liberté
est en marche » a atteint son objectif, mais en Irak, ce plan
mène directement au carnage que nous observons aujourd’hui.
George Bush aime peindre les forces opposées à la
présence des USA en Irak sous les traits des ennemis de la
démocratie. En fait, une grande partie du soulèvement
est directement liée aux décisions prises à
Washington dans le but d’étouffer, réprimer,
retarder, manipuler et contrecarrer les aspirations démocratiques
des Irakiens.
Oui, la démocratie a d’authentiques adversaires en
Irak. Mais avant que George Bush et Paul Bremer décident
de revenir sur leur promesse essentielle, celle de remettre le pouvoir
à un gouvernement irakien élu, ces forces étaient
isolées et contenues. Cela a changé lorsque M. Bremer
est retourné à Bagdad pour tenter de convaincre des
Irakiens qu’ils n’étaient pas encore prêts
pour la démocratie.
M. Bremer a expliqué que le pays était trop peu sûr
pour tenir des élections, et qu’en plus, il n’y
avait aucun recensement des électeurs. Cela a peu convaincu.
En janvier 2003, 100 000 Irakiens sont pacifiquement descendus dans
les rues de Bagdad et 30 000 de plus à Bassora. Leur slogan
: « Oui, oui aux élections. Non, non aux sélections.
»
A ce moment, beaucoup ont affirmé que l’Irak était
assez sécurisé pour organiser des élections
et ont précisé que les listes du programme Pétrole-contre-nourriture
de l’ère Saddam pourraient servir au recensement des
électeurs. Mais M. Bremer n’a pas voulu céder
et l’ONU - scandaleusement et fatalement - l’a soutenu.
Écrivant dans le Wall Street Journal, Hussain al-Shahristani,
président du Comité permanent de l’Academie
nationale irakienne des Sciences (qui a été emprisonné
sous Saddam Hussein pendant 10 ans), a prévu exactement ce
qui allait se produire. « Tôt ou tard, des élections
auront lieu en Irak », a écrit al-Shahristani. «
Plus tôt elles auront lieu, plus vite s’établira
un Irak véritablement démocratique et moins il y aura
de vies irakiennes et américaines perdues. »
Dix mois et des milliers de vies d’Irakiens et d’Américains
perdues plus tard, des élections sont programmées
de manière à se tenir alors qu’une partie du
pays est de nouveau sous occupation et que l’essentiel du
reste est soumis à la loi martiale. Pour ce qui concerne
le recensement des électeurs, le gouvernement d’Allaoui
projette d’employer les listes établies par le programme
Pétrole-contre- nourriture, exactement comme cela avait été
suggéré, puis rejeté, il y a un an.
Ainsi il apparaît que toutes les excuses étaient des
mensonges : si des élections peuvent se tenir maintenant,
elles auraient certainement pu avoir lieu il y a un an, quand le
pays était beaucoup plus calme. Mais cela aurait empêché
Washington d’installer un gouvernement de marionnettes en
Irak, et probablement empêché George Bush de gagner
un deuxième mandat.
Faut-il s’étonner que les Irakiens soient sceptiques
devant la version de la démocratie qui leur est servie par
les troupes US ou que les élections commencent à être
considérées non comme des instruments de libération
mais comme une arme de guerre ? Premièrement, les élections
promises à l’Irak ont été sacrifiées
sur l’autel des espoirs de réélection de George
Bush ; ensuite, le siège de Falloujah lui-même était
grossièrement lié à ces mêmes intérêts.
Les avions de combat n’ont pas même attendu une heure
après la fin du discours d’investiture de George Bush
pour lancer l’attaque aérienne sur Falloujah, bombardant
la ville au moins six fois le lendemain et pendant la nuit. Une
fois les élections américaines passées sans
risque, Falloujah a pu être détruit au nom de ses futures
élections.
Autre démonstration de leur engagement en faveur de la liberté
: le premier but des soldats des Etats-Unis dans Falloujah a été
de s’emparer de l’hôpital principal de la ville.
Pourquoi ? Apparemment parce qu’il était à l’origine
de « rumeurs » sur le nombre élevé de
blessés civils provoqués par les troupes US lors du
précédent siège de Falloujah, suscitant l’indignation
en Irak et dans tout le monde arabe. « C’est un centre
de propagande », a déclaré un officier de réserve
américain anonyme au New York Times. Sans médecins
pour compter les morts, le scandale serait vraisemblablement passé
inaperçu - excepté, naturellement, que les attaques
sur les hôpitaux ont fait éclater leur propre scandale,
continuant à compromettre la légitimité des
élections à venir.
Selon le New York Times, il était facile de s’emparer
de l’hôpital général de Falloujah, étant
donné que les médecins et les patients n’opposaient
plus de résistance. Il y a eu quand même un blessé,
« un soldat irakien qui a déchargé accidentellement
sa Kalashnikov, se blessant le bas de la jambe. »
A mon avis, il s’est tiré dans le pied. Il n’est
pas le seul.
Naomi Klein
- Rocket the Vote, by Naomi Klein
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