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Feu sur le vote, par Naomi Klein
9 novembre 2004

Origine : http://paxhumana.info/article.php3?id_article=512

P. Diddy a annoncé au cours du week-end [du 6 novembre] que sa campagne, « Vote or die » [« Vote ou meurs »] allait se poursuivre. La campagne en faveur de l’inscription des électeurs menée par le nabab du hip-hop pendant les élections présidentielles aux USA était, dit-il simplement, « la phase une, la première étape pour que les gens s’engagent ».

Fantastique. J’ai une suggestion à faire pour la phase deux : P. Diddy, Ben Affleck, Leonardo DiCaprio et le reste de la soi-disant « coalition des volontaires » devraient prendre leur jet privé et voler jusqu’à Falloudjah, où l’on a désespérément besoin de leurs efforts. Mais, auparavant, il leur faudra inverser leur slogan, de « Vote ou meurs ! » en « Meurs d’abord, vote ensuite ! ».

Car c’est ce qui est en train de se passer là-bas. Les routes d’accès ont été bloquées, les maisons détruites et une clinique de soins d’urgence a été rasée - tout cela au nom de la préparation des élections de janvier prochain. Dans une lettre à Kofi Annan, secrétaire général des Nations Unies, le premier ministre irakien désigné par les Etats-Unis, Iyad Allaoui, expliquait que l’attaque globale était nécessaire « pour sauvegarder des vies, les élections et la démocratie en Irak ».

Tous ces millions dépensés pour la « construction de la démocratie » et pour la « société civile » en Irak ont abouti à cela : si vous parvenez à survivre à l’attaque de l’unique superpuissance mondiale, vous obtenez la possibilité de formuler un vote. Car les habitants de Falloudjah iront voter, nom de Dieu, même si tous doivent mourir avant !

Et ne vous y trompez pas : il y a des gens de Falloudjah sous attaque. « L’ennemi a un visage. Il s’appelle Satan. Il vit à Falloudjah », a déclaré le lieutenant-colonel de marine Gareth Brandl à la BBC. Bon, lui au moins a admis que quelques tireurs vivent actuellement à Falloudjah, contrairement à Donald Rumsfeld qui voudrait nous faire croire qu’ils viennent tous de Syrie et de Jordanie. Et étant donné que les véhicules de l’armée US font hurler des annonces enregistrées interdisant à tous les hommes âgés de 15 à 50 ans de quitter la ville, cela tendrait à suggérer qu’il y a au moins quelques Irakiens parmi ceux que CNN décrit servilement comme les « forces anti-irakiennes ».

Il a toujours été clair que les élections en Irak ne se dérouleraient pas dans une atmosphère paisible ; elles n’avaient cependant pas besoin non plus de devenir une guerre totale contre les votants. La campagne « Feu sur le vote » de M. Allaoui est le résultat direct d’une décision désastreuse prise il y a exactement un an. Le 11 novembre 2003, Paul Bremer, alors chef de l’administration civile en Irak, s’est envolé pour Washington afin d’y rencontrer le président George W. Bush. Les deux hommes étaient conscients que s’ils tenaient leur promesse d’organiser des élections en Irak au cours des mois suivants, le pays tomberait aux mains de forces insuffisamment pro-américaines.

Cela ruinerait le but de l’invasion et menacerait les chances de réélection du président Bush. Lors de cette rencontre, un nouveau plan fut mis au point : les élections seraient reportées de plus d’un an et, dans l’intervalle, le premier gouvernement « souverain » d’Irak serait soigneusement sélectionné par Washington. Le plan permettrait à M. Bush d’affirmer que c’était là un progrès, tout en gardant l’Irak sans grand risque sous le contrôle des USA.

Aux USA, l’affirmation de M. Bush que « la liberté est en marche » a atteint son objectif, mais en Irak, ce plan mène directement au carnage que nous observons aujourd’hui. George Bush aime peindre les forces opposées à la présence des USA en Irak sous les traits des ennemis de la démocratie. En fait, une grande partie du soulèvement est directement liée aux décisions prises à Washington dans le but d’étouffer, réprimer, retarder, manipuler et contrecarrer les aspirations démocratiques des Irakiens.

Oui, la démocratie a d’authentiques adversaires en Irak. Mais avant que George Bush et Paul Bremer décident de revenir sur leur promesse essentielle, celle de remettre le pouvoir à un gouvernement irakien élu, ces forces étaient isolées et contenues. Cela a changé lorsque M. Bremer est retourné à Bagdad pour tenter de convaincre des Irakiens qu’ils n’étaient pas encore prêts pour la démocratie.

M. Bremer a expliqué que le pays était trop peu sûr pour tenir des élections, et qu’en plus, il n’y avait aucun recensement des électeurs. Cela a peu convaincu. En janvier 2003, 100 000 Irakiens sont pacifiquement descendus dans les rues de Bagdad et 30 000 de plus à Bassora. Leur slogan : « Oui, oui aux élections. Non, non aux sélections. »

A ce moment, beaucoup ont affirmé que l’Irak était assez sécurisé pour organiser des élections et ont précisé que les listes du programme Pétrole-contre-nourriture de l’ère Saddam pourraient servir au recensement des électeurs. Mais M. Bremer n’a pas voulu céder et l’ONU - scandaleusement et fatalement - l’a soutenu.

Écrivant dans le Wall Street Journal, Hussain al-Shahristani, président du Comité permanent de l’Academie nationale irakienne des Sciences (qui a été emprisonné sous Saddam Hussein pendant 10 ans), a prévu exactement ce qui allait se produire. « Tôt ou tard, des élections auront lieu en Irak », a écrit al-Shahristani. « Plus tôt elles auront lieu, plus vite s’établira un Irak véritablement démocratique et moins il y aura de vies irakiennes et américaines perdues. »

Dix mois et des milliers de vies d’Irakiens et d’Américains perdues plus tard, des élections sont programmées de manière à se tenir alors qu’une partie du pays est de nouveau sous occupation et que l’essentiel du reste est soumis à la loi martiale. Pour ce qui concerne le recensement des électeurs, le gouvernement d’Allaoui projette d’employer les listes établies par le programme Pétrole-contre- nourriture, exactement comme cela avait été suggéré, puis rejeté, il y a un an.

Ainsi il apparaît que toutes les excuses étaient des mensonges : si des élections peuvent se tenir maintenant, elles auraient certainement pu avoir lieu il y a un an, quand le pays était beaucoup plus calme. Mais cela aurait empêché Washington d’installer un gouvernement de marionnettes en Irak, et probablement empêché George Bush de gagner un deuxième mandat.

Faut-il s’étonner que les Irakiens soient sceptiques devant la version de la démocratie qui leur est servie par les troupes US ou que les élections commencent à être considérées non comme des instruments de libération mais comme une arme de guerre ? Premièrement, les élections promises à l’Irak ont été sacrifiées sur l’autel des espoirs de réélection de George Bush ; ensuite, le siège de Falloujah lui-même était grossièrement lié à ces mêmes intérêts. Les avions de combat n’ont pas même attendu une heure après la fin du discours d’investiture de George Bush pour lancer l’attaque aérienne sur Falloujah, bombardant la ville au moins six fois le lendemain et pendant la nuit. Une fois les élections américaines passées sans risque, Falloujah a pu être détruit au nom de ses futures élections.

Autre démonstration de leur engagement en faveur de la liberté : le premier but des soldats des Etats-Unis dans Falloujah a été de s’emparer de l’hôpital principal de la ville. Pourquoi ? Apparemment parce qu’il était à l’origine de « rumeurs » sur le nombre élevé de blessés civils provoqués par les troupes US lors du précédent siège de Falloujah, suscitant l’indignation en Irak et dans tout le monde arabe. « C’est un centre de propagande », a déclaré un officier de réserve américain anonyme au New York Times. Sans médecins pour compter les morts, le scandale serait vraisemblablement passé inaperçu - excepté, naturellement, que les attaques sur les hôpitaux ont fait éclater leur propre scandale, continuant à compromettre la légitimité des élections à venir.

Selon le New York Times, il était facile de s’emparer de l’hôpital général de Falloujah, étant donné que les médecins et les patients n’opposaient plus de résistance. Il y a eu quand même un blessé, « un soldat irakien qui a déchargé accidentellement sa Kalashnikov, se blessant le bas de la jambe. »

A mon avis, il s’est tiré dans le pied. Il n’est pas le seul.

Naomi Klein

- Rocket the Vote, by Naomi Klein