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Origine http://www.legrandsoir.info/article.php3?id_article=3073
Il y a eu le « Mission accomplie » du second mandat
de George Bush et, en même temps, le fait qu’une déclaration
de cette importance requérait d’être prononcée
dans un endroit passablement symbolique. Mais quelle est la toile
de fond précise de son affirmation disant « Nous ne
pratiquons pas la torture » ? Avec son sens caractéristique
de l’audace, l’équipe de Bush s’était
installée dans les faubourgs de Panama City.
Audacieux, ce l’était, certes. À une heure
et demie de route de l’endroit où se trouvait Bush,
l’armée américaine a dirigé la tristement
célèbre Ecole des Amériques (SOA) entre 1946
et 1984, une sinistre institution de formation dont la devise, pour
autant qu’elle en ait eu une, aurait été à
coup sûr : « Nous pratiquons la torture ». C’est
ici précisément, à Panama, et, plus tard, sur
le nouveau site de l’école, à Fort Banning,
en Géorgie, que l’on peut retrouver les racines des
actuels scandales de la torture.
Selon les manuels de formation aujourd’hui déclassés,
les étudiants de la SOA - des officiers de l’armée
et des policiers de tout l’hémisphère - étaient
formés dans des « techniques coercitives d’interrogatoire
» très similaires à celles qui ont été
pratiquées depuis à Guantánamo Bay ou Abou
Ghraïb : très tôt le matin, on sort le «
sujet » de sa cellule afin de maximaliser le choc, on lui
couvre aussitôt la tête pour l’empêcher
de voir, on l’oblige à se dévêtir, on
le prive de toutes ses perceptions sensorielles, à moins
qu’au contraire, on ne les exacerbe, on « manipule »
son sommeil, sa nourriture, on l’humilie, ou le soumet à
des écarts extrêmes de température, on le confine
dans l’isolement, on lui fait adopter des positions contraignantes
- et j’en passe, et de bien pires. En 1996, la Commission
de contrôle des renseignements du président Clinton
avait admis que les manuels de formation des États-Unis toléraient
« l’exécution de guérilleros, l’extorsion
de renseignements, les sévices physiques, la coercition et
les faux emprisonnements ».
Certains « diplômés » de l’école
de Panama ont par la suite commis les pires crimes de guerre du
demi-siècle écoulé sur le continent : les assassinats
de l’archevêque Oscar Romero et de six religieux jésuites
au Salvador, l’enlèvement systématique des bébés
des prisonniers argentins « disparus », le massacre
de 900 civils à El Mozote au Salvador et une série
de coups d’État militaires trop nombreux pour être
énumérés ici.
Pourtant, en assurant la couverture de l’annonce de Bush,
pas un des médias traditionnels n’a fait mention de
l’histoire sordide de cet endroit. Mais comment auraient-ils
pu le faire ? Il aurait fallu pour cela quelque chose qui faisait
totalement défaut au sein du débat : admettre que
le recours à la torture par les fonctionnaires américains
faisait partie intégrante de la politique étrangère
américaine et ce, depuis la guerre du Vietnam.
Il s’agit d’une histoire excessivement documentée
dans une avalanche d’ouvrages, de documents déclassés,
de manuels de formation de la CIA, de comptes rendus de tribunaux
et de commissions de recherche de la vérité. Dans
son ouvrage actuellement sous presse, « A Question of Torture
», Alfred McCoy synthétise toutes ces preuves et produit
un compte rendu fascinant de la façon dont de monstrueuses
expériences financées dans les années 50 par
la CIA sur des patients en psychiatrie et des prisonniers se sont
muées en un prototype de ce qu’il appelle la «
torture sans contact physique », reposant sur la privation
sensorielle et la douleur auto-infligée. McCoy a retrouvé
comment ces méthodes avaient été testées
in situ par des agents de la CIA au Vietnam, dans le cadre du programme
Phoenix, puis importées en Amérique latine et en Asie
dans le cadre en apparence anodin des formations destinées
à la police.
Les défenseurs de la torture ne sont pas les seuls à
ignorer cette histoire quand ils déplorent les sévices
commis sur « quelques pommes pourries ». Un nombre étonnant
d’opposants bien connus ne cessent de nous dire que la première
fois que des fonctionnaires américains ont eu l’idée
de torturer des prisonniers remonte au 11 septembre 2001, date à
laquelle, apparemment, les méthodes utilisées à
Guantánamo seraient apparues et auraient pleinement mûri
ensuite dans les replis sadiques des cerveaux de Dick Cheney et
de Donald Rumsfeld. Jusqu’alors, nous dit-on, l’Amérique
combattait ses ennemis sans se départir le moins du monde
de sa profonde humanité.
Le principal propagateur de cette histoire (que Garry Wills a qualifiée
d’« état de non-péché originel
») n’est autre que le sénateur John McCain. Faisant
état dans Newsweek de la nécessité de bannir
la torture, McCain dit que lorsqu’il était prisonnier
de guerre à Hanoi, il s’était cramponné
à la conscience « de ce que nous étions différents
de nos ennemis (.) de ce que, en cas d’inversion des rôles,
nous ne nous déshonorerions pas à commettre ou à
approuver de tels sévices sur eux ». Il s’agit
d’une distorsion historique à tout le moins sidérante.
À l’époque où McCain avait été
fait prisonnier, la CIA avait lancé le programme Phoenix
et, comme l’écrit McCoy, « ses agents géraient
40 centres d’interrogatoires au Sud- Vietnam, lesquels tuèrent
plus de 20.000 suspects et en torturèrent des dizaines de
milliers d’autres ».
Cela ne réduirait-il pas en quelque sorte les horreurs d’aujourd’hui
que d’admettre que ce n’est pas la première fois
que le gouvernement américain a eu recours à la torture,
qu’il a déjà géré des prisons
secrètes auparavant, qu’il a activement soutenu des
régimes qui tentaient de supprimer la gauche en larguant
des étudiants par avion ? Que, plus près de chez nous,
on a mis dans le commerce et vendu des photographies de lynchages
comme trophées et avertissements ? Beaucoup le pensent, dirait-on.
Le 8 novembre, un membre du Congrès, le démocrate
Jim McDermott a proclamé de façon très étonnante
face à la Chambre des Représentants que « jamais,
jusqu’à présent, l’Amérique n’avait
eu de problème avec son intégrité morale ».
D’autres cultures abordent leur héritage de la torture
en déclarant « Jamais plus ! » Pourquoi tant
d’Américains insistent-ils à aborder l’actuelle
crise de la torture en s’écriant également «
Jamais plus ! » Je suppose que cela provient d’un désir
sincère d’évoquer la réelle gravité
des crimes de l’actuelle administration. Et l’adoption
par celle-ci de la torture, au vu et au su de tout le monde, est
en effet un fait sans précédent.
Mais soyons bien clairs à propos de ce fait sans précédent
: il ne s’agit pas de la torture, mais bien du fait qu’elle
est pratiquée au vu et au su de tous. Les administrations
précédentes gardaient sous le manteau leurs «
opérations noires », les crimes étaient punis
mais ils étaient commis dans l’ombre, désavoués
officiellement et condamnés. L’administration Bush
a rompu ce contrat : au lendemain du 11 septembre, elle a requis
le droit de torturer sans honte, un droit qu’elle a légitimé
par de nouvelles définitions, de nouvelles lois.
Malgré tous les discours sur la torture pratiquée
dans les autres pays, la véritable innovation a été
son introduction dans le nôtre, avec des prisonniers qui ont
subi des sévices de la part de citoyens américains,
dans des prisons gérées par les États-Unis,
ou encore qui ont été transférés dans
des pays tiers par des avions américains.
C’est cet abandon de l’étiquette de la clandestinité
dans la communauté constituée par l’armée
et les services de renseignement qui indigne tant les gens : Bush
a privé tout le monde de toute forme plausible de dénégation.
Ce changement revêt une énorme signification. Quand
la torture est pratiquée en secret mais qu’elle est
officiellement et légalement récusée, il existe
toujours un espoir que si des atrocités se font jour, la
justice puisse quand même prévaloir. Lorsque la torture
est pseudo-légale et que ceux qui en sont les responsables
nient qu’il s’agisse de torture, ce qui meurt, c’est
ce qu’Hannah Arendt a appelé « la personne juridique
dans l’être humain ». Bientôt, les victimes
ne se soucient plus d’obtenir justice, tant elles sont certaines
de la futilité et du danger de cette quête. C’est
le large reflet de ce qui se passe à l’intérieur
de la chambre de torture lorsque l’on notifie aux prisonniers
qu’ils peuvent hurler tant qu’ils veulent : personne
ne les entendra et personne ne viendra les délivrer.
La terrible ironie du caractère anti-historique du débat
sur la torture réside dans le fait qu’au nom de vouloir
éradiquer les sévices futurs, on efface des archives
les crimes du passé. Puisque les États-Unis n’ont
jamais eu de commissions de recherche de la vérité,
la mémoire de leur complicité dans des crimes lointains
a toujours été fragile. Aujourd’hui, ces souvenirs
s’estompent encore plus et les disparus disparaissent à
nouveau.
Cette amnésie qui tombe à point fait du tort non
seulement aux victimes mais également à la cause de
ceux qui tentent de supprimer une fois pour toutes la torture de
l’arsenal de la politique américaine. Il y a déjà
des signes que l’administration va affronter tout ce tintouin
en retournant à une forme plausible de désaveu. L’amendement
McCain protège tout « individu en détention
ou sous contrôle physique du gouvernement des États-Unis
». Il ne dit pas un mot des entraînements à la
torture ni de l’achat d’informations auprès de
l’industrie de plus en plus florissante des interrogateurs
travaillant pour le profit.
Et, en Irak, le sale boulot a déjà été
refilé aux escadrons de la mort irakiens, entraînés
par les États-Unis et supervisés par des commandants
comme Jim Steele, l’homme qui s’est préparé
à ce boulot en mettant sur pied des unités similaires
au Salvador. Le rôle des États-Unis dans l’entraînement
et le contrôle du ministère de l’Intérieur
irakien a été oublié, en outre, lorsqu’on
a découvert, très récemment, 173 prisonniers
dans les cachots de ce même ministère : certains avaient
été si atrocement torturés que leur peau se
détachait complètement de leurs chairs. « Voyez,
c’est un État souverain. Le gouvernement irakien existe
», a déclaré Rumsfeld. Il rappelait étonnamment
William Colby, de la CIA, qui, lorsqu’une commission du Congrès
lui avait demandé des comptes sur les milliers de personnes
tuées dans le programme Phoenix - que lui-même, Colby,
avait contribué à lancer -, avait répondu qu’il
s’agissait désormais d’un « programme à
cent pour-cent vietnamien ».
Comme l’écrit McCoy, « si vous ne comprenez
pas l’histoire ni les profondeurs de la complicité
institutionnelle et publique, vous ne pouvez nullement envisager
d’entreprendre des réformes ayant le moindre sens ».
Les législateurs répondront à la pression en
éliminant une pièce minuscule de l’appareil
de la torture : en fermant une prison, en clôturant un programme,
voire en réclamant la démission d’une pomme
vraiment pourrie comme Rumsfeld. Mais McCoy vous prévient
: « Ils préserveront la prérogative de la torture.
»
Naomi Klein
- The Guardian :
www.guardian.co.uk/Columnists/Column/0,5673,1664207,00.html
- The Nation :
www.thenation.com
- Traduit par Jean-Marie Flémal pour StopUSA :
www.stopusa.be
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