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Origine : http://paxhumana.info/article.php3?id_article=384
Il est 8h40 et la salle de réception du Sheraton Hotel résonne
du son des bombes explosant contre du métal. Non, ce n’est
pas le Sheraton à Bagdad, c’est celui d’Arlington,
Virginia. Et ce n’est pas une attaque terroriste réelle,
mais une simulation. L’écran sur le devant de la salle
montre une publicité pour des « poubelles résistant
aux explosifs » : Le réceptacle est si solide, nous
apprend-on, qu’il peut contenir une charge d’explosif
C4. Et son fabricant est persuadé que si on lui en donnait
l’opportunité, ces petites choses-là se vendraient
comme des petits pains à Bagdad, dans les stations de bus,
les casernes et oui, dans les grands hôtels. Disponible en
vert sapin, rouge framboise et beige cuivré.
Nous sommes à Reconstruction de l’Irak 2 (Rebuilding
Iraq 2), une rencontre de 400 entrepreneurs, qui brûlent d’obtenir
leur part dans la reconstruction de l’Irak. Ils sont là
pour rencontrer les personnes qui distribuent l’argent, en
particulier les 18,6 milliards de dollars de contrats qui doivent
être attribués au cours des deux prochains mois à
des sociétés des pays « partenaires de la coalition
». Les personnes à rencontrer appartiennent à
l’Autorité provisoire de la coalition (CPA), à
son nouveau Bureau de la Direction des Programmes, aux ingénieurs
du corps d’armée, à l’Agence américaine
pour le Développement International, à Halliburton,
Bechtel et au Conseil intérimaire du gouvernement irakien.
Tous les délégués ont eu la promesse qu’ils
auront une chance de les retrouver lors « d’ateliers
rencontres » prévus à intervals réguliers.
Jusqu’à présent, des douzaines de shows similaires,
vantant les perspectives commerciales ouvertes par la destruction
de l’Irak, ont eu lieu dans les salles de réception
des grands hôtels de Londres en passant par Amman. Au dire
de tout le monde, il flottait, lors des premières conférences,
un parfum d’euphorie et d’ivresse que l’on n’avait
plus senti depuis les fiévreuses journées précédant
le crash des start-up. Mais très vite, il est apparu clairement
que quelque chose ne tournait pas rond à Reconstruction de
l’Irak 2 (ReBuilding Iraq 2). Certes, les organisateurs se
répandent en éloges de rigueur au sujet « des
coûts de la reconstruction non militaire qui pourraient approcher
les 500 millions de dollars » et que ceci est « le plus
grand effort de reconstruction du gouvernement des USA depuis que
les Américains ont aidé à reconstruire l’Allemagne
et le Japon après la Deuxième Guerre Mondiale. »
Mais pour la foule encore mal réveillée qui fixe
avec inquiétude les poubelles qui explosent, l’humeur
est moins celle d’une ruée vers l’or que celle
d’une farouche détermination. La frivolité des
conversations sur les possibilités d’exploiter des
marchés « en friche » a fait place au sérieux
des discussions sur l’assurance contre la mort subite ; l’excitation
face à l’argent facile du gouvernement a laissé
place à la controverse sur l’exclusion des firmes étrangères
du processus d’appel d’offres ; l’enthousiasme
à propos des lois d’investissement ultralibérales
du chef du CPA (Autorité provisoire de la coalition), Paul
Bremer, a été tempéré par la crainte
que ces lois ne soient réduites à néant par
un gouvernement irakien élu au suffrage universel.
Lors du Reconstruction de l’Irak 2 du 3 et 4 décembre,
le groupe des investisseurs a commencé à comprendre
que l’Irak n’est pas uniquement un « excitant
marché émergent », mais aussi un pays au bord
de la guerre civile. Depuis que les Irakiens contestent les licenciements
dans les administrations publiques et réclament, de façon
de plus en plus audible, des élections générales,
il devient évident que la conviction de la Maison Blanche
avant la guerre selon laquelle les Irakiens applaudiront à
la transformation de leur pays en un eldorado du libre-échange,
était aussi éloignée de la réalité
que la prédiction que les soldats américains seraient
accueillis avec fleurs et sucreries.
Je dis à un participant que la peur semble refroidir les
ardeurs de l’esprit capitaliste. « Le meilleur moment
pour investir, c’est quand il y a encore du sang par terre
» m’assure-t-il. « Irez-vous en Irak ? »
je lui demande. « Moi ? Non, je ne peux pas faire ça
à ma famille. »
Encore tout secoué, semblait-il, par la présentation
dans l’après-midi d’un ex-membre de la CIA, John
MacGaffin, haranguant les foules, tel un sergent tout droit sorti
d’Hollywood. « Nous sommes des cibles faciles, hurlait-il.
Nous sommes droits dans le viseur. Vous devez mettre la sécurité
au centre de votre activité ! » Heureusement pour nous,
la propre compagnie de MacGaffin, KE Group, offre des solutions
complètes de contre-terrorisme, qui vont de la protection
rapprochée aux évacuations d’urgence.
Youssef Sleiman, directeur général des « Initiatives
irakiennes » de la société Harris Corporation,
a lui aussi une approche commerciale de la violence. Oui, des hélicoptères
sont abattus, mais « chaque hélicoptère qui
tombe, devra être remplacé ».
Je commence à remarquer que tous les délégués
de Reconstruction de l’Irak 2 arborent le même look
: coupe de cheveux militaire et complet sombre d’hommes d’affaires.
Le gourou de ce gang est le général de division à
la retraite, Robert Dees, qui vient de quitter son poste à
l’armée pour diriger la division « Stratégies
de la Défense » de Microsoft. Dees explique à
la foule que reconstruire l’Irak a un sens particulier pour
lui, parce que, oui, il a été un de ceux qui ont détruit
ce pays. « Mon cœur et mon âme sont impliqués
là-dedans, parce que j’ai été un des
principaux stratèges de cette invasion », dit-il avec
fierté. Microsoft contribue à développer «
l’e-gouvernement » (« le gouvernement virtuel
») en Irak, ce qui est un peu prématuré, avoue
Dees, puisqu’il n’y a pas de gouvernement tout court
(« g-gouvernement ») en Irak, sans parler de lignes
téléphoniques en état de marche.
Peu importe. Microsoft est déterminé à s’y
installer dès le départ. En fait, la compagnie est
si proche du Conseil du gouvernement irakien, qu’un des responsables,
Haythum Auda, a servi de traducteur officiel au ministre du travail
et des affaires sociales du Conseil, Sami Azara al-Ma’jun,
durant la conférence. « Il n’y a absolument pas
de haine envers les forces de la Coalition », dit al-Maj’un,
via Auda. « Les forces de destruction sont très minoritaires
et cela prendra bientôt fin... Soyez confiants dans la reconstruction
de l’Irak ! ».
Les intervenants d’un groupe d’experts sur «
la gestion du risque » ont un message différent : Soyez
inquiets à propos de la reconstruction, très inquiets.
A la différence des autres intervenants, leur souci ne concerne
pas les risques physiques évidents, mais les risques économiques
potentiels. Ce sont les courtiers d’assurance, les sinistres
profiteurs de la ruée vers l’or irakien.
Il s’avère qu’il y a un sérieux hic dans
l’audacieux plan de Paul Bremer de vendre l’Irak aux
enchères tant que le pays est encore sous occupation : les
compagnies d’assurances ne suivent pas. Jusqu’à
récemment, la question de savoir qui assurera les multinationales
en Irak n’a pas été pressante. Les principaux
entrepreneurs de la reconstruction, tels que Bechtel, sont couverts
par l’USAID pour des « risques anormalement élevés
» rencontrés sur le terrain. Et les travaux de Halliburton
sur les pipelines sont couverts par une loi passée par Bush
le 22 mai qui protège l’ensemble de l’industrie
pétrolière contre « tout arrêt, jugement,
décret, droit de rétention, procédure et ordonnance
de saisie ou tout autre mesure judiciaire ».
Mais avec le début des appels d’offres sur les entreprises
publiques irakiennes et la volonté des banques étrangères
d’ouvrir des filiales à Bagdad, la question des assurances
devient soudain urgente. Beaucoup d’intervenants admettent
que les risques économiques pris pour aller en Irak sans
couverture sont énormes : Des entreprises privatisées
pourraient être re-nationalisées, les lois concernant
la propriété étrangère pourraient être
rétablies et les contrats signés avec le CPA pourraient
être déchirés.
Normalement, les multinationales se protègent contre ce
type de choses en souscrivant à une assurance « risques
politiques ». Avant qu’il ne soit nommé en Irak,
c’était le job de Bremer - vendre des assurances contre
le risque politique, l’expropriation et le terrorisme chez
Marsh & McLennan Companies, la plus grande compagnie de courtiers
d’assurance au monde. Mais une fois en Irak, Bremer a laissé
s’installer un climat tellement instable pour les affaires,
que les assureurs privés, y compris ses anciens collègues
de Marsh & McLennan, ne sont pas prêts à prendre
le risque. L’Irak de Bremer est, au dire de tous, inassurable.
« L’industrie de l’assurance n’a jamais
été confrontée à une telle situation
», annonce en s’excusant R. Taylor Hoskins, vice-président
de la compagnie d’assurance Rutherford International auprès
des délégués. Steven Sadler, directeur général
et président de Marsh Industries Practices, un département
de l’ex-compagnie de Bremer, est encore plus pessimiste. «
Ne regardez pas vers l’Irak pour trouver des solutions d’assurance.
L’intérêt est très, très limité.
Il y a des rendements et un intérêt très limités
dans la région. »
Il est évident que Bremer savait que l’Irak n’était
pas prêt pour être assuré. Quand il a signé
l’Arrêté 39, ouvrant la majorité de l’économie
irakienne aux capitaux à 100% étrangers, l’industrie
de l’assurance a été expressément exclue.
Je demande à Sadler, un clone de Bremer, cheveux rabattus
en arrière et cravate rouge vif, s’il pense que c’est
étrange qu’un ancien responsable de Marsh & McLennan
ait pu à ce point négliger le besoin en assurances
des investisseurs avant qu’ils n’entrent dans une zone
de guerre ? « Et bien, répond-il, c’est qu’il
a du pain sur la planche ». Ou peut-être est-il juste
mieux informé.
Juste au moment où l’humeur à Reconstruction
de l’Irak 2 Rebuilding Iraq 2 ne pouvait tomber plus bas,
Michael Lempres, vice-président des assurances auprès
du Overseas Private Investment Corporation (OPIC) s’avance
vers la tribune. Avec un calme assuré, qui a jusqu’à
présent manqué à la psychose des débats,
il annonce que les investisseurs peuvent être rassurés
: Oncle Sam va les protéger.
Un organisme gouvernemental américain, l’OPIC, fournit
prêts et assurances aux compagnies américaines investissant
à l’étranger. Et, tout en partageant l’avis
des précédents intervenants selon lesquels les risques
en Irak sont « exceptionnels et hors du commun », Lempres
prétend, par ailleurs, que « l’OPIC, c’est
différent. Notre principale raison d’être n’est
pas de faire du bénéfice. » Au lieu de cela,
l’OPIC existe « pour soutenir la politique étrangère
des USA. » Et étant donné que la transformation
de l’Irak en zone de libre échange est le but essentiel
de la politique de Bush, l’OPIC sera là pour l’aider
à s’en sortir. Plus tôt ce même jour, le
président Bush a autorisé une loi qui donnera «
plus de moyens à l’agence pour son programme d’assurance
contre les risques politiques » selon un communiqué
de presse de l’OPIC.
Armé de ce mandat politique clair, Lempres annonce que l’agence
est désormais « ouverte pour faire du business »
en Irak, et qu’elle offre financement et assurances - y compris
l’assurance qui couvre le risque majeur : le risque politique.
« C’est une priorité pour nous » déclare
Lempres. « Nous voulons faire tout notre possible pour encourager
l’investissement américain en Irak. »
Cette nouvelle, pas encore rendue publique, semble être une
entière surprise même pour les délégués
les plus haut placés. Après sa présentation,
Lempres est abordé par Julie Martin, spécialiste du
risque politique chez Marsh & McLennan.
« C’est vrai ? » demande t-elle.
Lempres acquiesce. « Nos avocats sont prêts. »
« Je suis sciée » déclare Julie Martin.
« Vous êtes prêts ? Quel que soit le gouvernement
? »
« Nous sommes prêts » répond Lempres.
« S’il y a expropriation le 3 janvier, nous sommes prêts...
Je ne sais pas ce que nous ferons si quelqu’un engloutit 1
milliard de dollars dans un pipeline et qu’il y a expropriation.
»
Lempres ne semble pas être trop inquiet à propos de
ces « possibles expropriations » mais c’est une
question sérieuse. Selon son mandat officiel, l’OPIC
fonctionne « sur une base d’autarcie qui ne coûte
rien aux contribuables. » Mais Lempres admet que les risques
politiques en Irak sont « exceptionnels. » Si un nouveau
gouvernement irakien procède à des expropriations
et réorganise tout de fond en comble, l’OPIC pourrait
être obligée de dédommager des douzaines de
sociétés américaines pour les milliards de
dollars perdus en investissements et revenus, probablement des dizaines
de milliards. Que se passera-t-il alors ?
Lors de la réception sponsorisée par Microsoft dans
la salle de bal du Galaxy le soir même, Robert Dees nous encourage
à « travailler ensemble dans l’intérêt
du peuple irakien. » J’obéis et demande alors
à Lempres ce qui se passerait si « les gens en Irak
» décidaient de retirer leur argent des sociétés
américaines, sociétés qu’il a si généreusement
assurées. Qui va sauver l’OPIC ? « En théorie,
» dit-il, « le Ministère de l’Économie
et des Finances américain nous soutient. » Cela veut
dire le contribuable américain. Oui, encore eux : les mêmes
qui ont déjà payé pour qu’Halliburton,
Bechtel et les autres puissent faire d’énormes bénéfices
sur la reconstruction de l’Irak, devront payer à nouveau,
mais cette fois-ci pour compenser les pertes de ces mêmes
sociétés. Alors que les énormes bénéfices
réalisés en Irak ne profitent qu’au secteur
privé, il s’avère que l’ensemble des risques
est endossé par le secteur public.
Pour les sociétés non américaines présentes
dans la salle, l’annonce faite par l’OPIC est tout sauf
rassurante : dans la mesure où seules les compagnies américaines
peuvent bénéficier de l’assurance proposée
par OPIC, et que les assureurs privés restent en dehors du
jeu, comment peuvent-elles rivaliser ? La réponse est qu’elles
ne le peuvent sans doute pas. Quelques pays pourront décider
de s’aligner sur les conditions offertes par l’OPIC
pour l’Irak. Mais dans l’immédiat, non seulement
le gouvernement américain a interdit aux sociétés
ne faisant pas partie des « partenaires de la coalition »
d’entrer en concurrence avec des sociétés américaines
pour l’obtention de contrats, mais il s’est assuré
que les sociétés étrangères autorisées
à le faire, le feront en étant sérieusement
désavantagées.
La reconstruction de l’Irak apparaît comme un vaste
racket protectionniste, un New Deal version néoconservateur
qui transfère sans limites les fonds publics - sous forme
de contrats, de prêts et d’assurances - dans des sociétés
privées, et qui, par-dessus le marché, se débarrasse
même de la concurrence étrangère, sous le couvert
« de la sécurité nationale. » Ironiquement,
on donne cette aide publique à ces sociétés
pour qu’elles profitent pleinement des lois imposées
par l’Autorité provisoire de la coalition (CPA), qui
dépouillent systématiquement l’industrie irakienne
de toutes ses protections, des taxes à l’importation
aux restrictions sur la propriété étrangère.
Michael Fleisher, à la tête du développement
du secteur privé pour le CPA, a récemment expliqué
à un groupe d’hommes d’affaires irakiens pourquoi
ces protections ont dû être levées. « Les
entreprises protégées ne deviennent jamais, jamais
concurrentielles. » a-t-il ajouté. Allez, il faut vite
le dire à OPIC et à Paul Wolfowitz.
La question des deux poids deux mesures américains est une
nouvelle fois soulevée pendant la conférence quand
un représentant du CPA intervient à l’estrade.
Une conseillère juridique de Bremer, Carole Basri a un message
simple : La reconstruction est en train d’être sabotée
par la corruption irakienne. « Ma crainte c’est que
la corruption entraîne l’effondrement, » ajoute-t-elle
d’un air sinistre, rejetant les causes du problème
sur « une coupure de trente-cinq ans dans le domaine des connaissances
» en Irak, ce qui a fait que les Irakiens ne sont pas «
au courant des normes courantes de comptabilité et des idées
pour lutter contre la corruption. » Les investisseurs étrangers,
a-t-elle ajouté, doivent s’engager « à
éduquer les gens, à les amener au niveau mondial des
normes. »
Il est difficile d’imaginer à quel niveau mondial
de normes elle se réfère ou qui exactement s’occupera
de cette éducation. Halliburton, avec ses scandales financiers
aux États-Unis et sa scandaleuse surfacturation de l’essence
en Irak ? Le CPA, avec ses deux agents mis en examen pour corruption
et fausses factures ? Le dernier jour des débats de Reconstruction
de l’Irak 2, le titre à la Une de nos exemplaires gratuits
du Financial Times (un des sponsors de la conférence) est
: « La société Boeing est liée au fonds
d’investissement de Perle. » Peut-être Richard
Perle - qui a soutenu Boeing dans l’affaire des 18 milliards
de dollars demandés pour le réapprovisionnement des
stocks d’essence et qui a soutiré 20 millions de dollars
à Boeing pour son fonds d’investissement - pourrait-il
apprendre aux politiciens irakiens à arrêter de solliciter
des « commissions » en échange de contrats.
Pour les expatriés irakiens présents à la
conférence, le discours de Carole Basri a du mal à
passer. « Pour être honnête, » dit Ed Kubba,
conseiller et membre du conseil de la Chambre de commerce irakienne
aux Etats-Unis, « je ne sais pas où se situe la frontière
entre les affaires et la corruption. » Il pointe du doigt
les compagnies américaines qui n’utilisent qu’une
partie des énormes sommes versées par les contribuables
pour payer la sous-traitance des travaux de reconstruction, et qui
ensuite empochent la différence. « Si vous prenez 10
millions de dollars au gouvernement américain pour faire
un travail et que vous le sous-traitez auprès d’entreprises
irakiennes que vous payez 250 000 dollars, est-ce qu’il s’agit
d’affaires ou de corruption ? »
C’étaient le genre de questions inconfortables devant
lesquelles se retrouvait George Sigalos, directeur des relations
du gouvernement pour Halliburton KBR (Kellogg, Brown and Root).
Dans la hiérarchie des sociétés en charge de
la reconstruction irakienne, Halliburton est le roi, et M. Sigalos
se tient sur l’estrade, jouant son rôle, lourdement
paré d’une bague précieuse et de boutons de
manchette en or. Mais les serfs s’agitent, et la salle se
transforme rapidement en un groupe de soutien en faveur des prétendants
à la sous-traitance éconduits.
« M. Sigalos, que nous faudra-t-il faire pour obtenir quelques
contrats de sous-traitance ? »
« M. Sigalos, quand allez-vous embaucher quelques Irakiens
aux postes de management et à la direction ? »
« J’ai une question pour M. Sigalos. Je voudrais demander
ce que vous allez proposer si l’armée dit, allez voir
chez Halliburton, et qu’Halliburton ne répond pas ?
»
Patiemment, M. Sigalos les invite tous calmement à enregistrer
leurs sociétés sur le site web d’Halliburton.
Quand ceux qui ont posé les questions répondent que
c’est ce qu’ils ont déjà fait, M. Sigalos
les invite à « venir le voir après ».
La suite est moitié séance d’autographes, moitié
émeute. M. Sigalos est assailli par au moins cinquante hommes,
qui jouent des coudes pour déverser CD-Roms, projets d’affaires
et C.V. sur le vice président d’Halliburton. Quand
M. Sigalos repère un insigne Volvo, il semble soulagé.
« Volvo ! Je connais Volvo. Envoyez-moi quelque chose sur
ce que vous pouvez réaliser dans la région. »
Mais aux petits, aux sans nom, ceux qui ont payé leurs 985
dollars de droit d’entrée, qui sont ici pour la diffusion
de générateurs portatifs et de panneaux de commande
électrique, il leur est répondu une fois de plus «
de s’inscrire à notre bureau d’obtention des
contrats. » Des fortunes se font en Irak, mais il semble qu’elles
soient hors de portée de tous ceux qui ne font pas partie
des quelques rares élus.
La conférence suivante débute et M. Sigalos doit
se dépêcher. Les serfs errent au loin au milieu d’étalages
pour du verre incassable et des containers d’ordure résistant
aux bombes, caressant la carte de visite rouge et blanche de M.
Sigalos d’un air inquiet.
Naomi Klein
Naomi Klein est l’auteure de : « No Logo, La tyrannie
des marques » et plus récemment : « Journal d’une
combattante : Nouvelles du front de la mondialisation »
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