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Origine : http://www.cuverville.org/article43281.html
NAIROBI, capitale du Kenya, compterait environ trois millions d’habitants
[1]. Entre 55 et 70% [2] d’entre eux vivraient dans ce que
l’on appelle des « bidonvilles », autrement dit
des espaces d’habitat informel non officiellement reconnus
par l’État kenyan, espaces qui occupent 5% de l’aire
totale de Nairobi. Le nouveau venu a peu de chances de sortir des
sentiers battus par l’ancienne présence coloniale qui
délimitent le centre ville, orgueilleux de ces gratte ciels
et de ces humains affairés qui rappellent sans complexes
ceux d’une mégalopole américaine…
L’accès aux quartiers périphériques
est en effet rendu difficile à l’étranger sans
un informateur privilégié, une connaissance ou un
ami qui l’aide à s’immerger dans un des bidonvilles
où s’activent les multiples réseaux faisant
vivre l’économie informelle de la capitale. Les plus
grands bidonvilles sont répartis à la périphérie
de l’agglomération, tels Mathare, Kangemi, Kibera ou
encore Dandora. D’autres, menacés de destruction par
le City Council de Nairobi, sont cachés en son cœur
par des rangées d’hôtels ou des quartiers abritant
les classes moyennes et supérieures. Plusieurs mondes parallèles,
faits d’histoires et de vies quotidiennes plurielles, s’entrecroisent
ainsi dans cette surprenante capitale africaine.
La rencontre de jeunes habitants de Dandora à l’occasion
d’un concert organisé par l’Alliance Française
locale — et sponsorisé entre autres par TOTAL —
a posé les premières pierres d’un petit pont
entre des mondes qui n’ont a priori rien en commun. Samuel
Kanghete Ngigi, alias Kah, 25 ans, est membre de l’association
Maono, constituée de jeunes habitants impliqués socialement
dans ce quartier situé à l’est de Nairobi. Maono
est un mot swahili qui signifie vision.
L’association a été fondée en 1999 par
Kah qui revendique l’inspiration de Moses Kasyioki, originaire
de Dandora, qui a passé du temps auprès des jeunes
de son quartier en les initiant notamment à l’art de
l’acrobatie, un sport très pratiqué et reconnu
parmi les jeunes Kenyans.
Reposant sur le travail des volontaires et sur les cotisations
de ses membres, Maono propose aux jeunes des activités sportives
et créatives telles que le football, les arts martiaux, la
breakdance et le hip-hop. Kah travaille également avec les
membres du « clan » Ukoo Flani Mau Mau, reconnu comme
l’un des groupes de hip-hop les plus actifs sur la scène
Est-africaine.
Les rues de Dandora et des autres bidonvilles laissent à
certains jeunes issus des classes les plus défavorisées
des échappatoires diverses ; oublier son quotidien dans la
drogue, remédier aux inégales conditions d’existence
en s’engageant dans les réseaux de l’économie
informelle ou criminelle, nourrie de vols à la sauvette,
de carjacking et autres... La vision d’enfants sniffant de
la colle [3], de vendeurs de cacahuètes, journaux et autres
objets insolites proposant inlassablement leurs services aux masses
d’individus parcourant le centre ville affairé ne cesse
d’interpeller l’étranger lors de son premier
contact avec Nairobi.
« Le but de Maono est d’éduquer les jeunes aux
arts et au sport pour les aider à se sortir de la rue. En
leur offrant des alternatives aux vices, ils peuvent espérer
avoir un avenir meilleur » [4]. Maono affiche les objectifs
suivants : contribuer au développement des arts et du sport
offrant des avantages économiques et sociaux aux jeunes ;
réinsérer les groupes de jeunes marginalisés
et défavorisés ; récolter des fonds pour investir
dans des projets en cours ; accroître les « capacités
sociales » et le sens des responsabilités des jeunes
pour améliorer leur vie ; leur redonner confiance et leur
faire prendre conscience des tenants et des aboutissants du système
inégal dans lequel ils ont grandi.
Malgré les difficultés d’ordre concurrentiel
[5] et matériel (qui ont entraîné la suppression
de certaines activités), Maono bénéficie aujourd’hui
d’une certaine reconnaissance, moins en tant qu’association
enregistrée au Ministère Kenyan de la Culture qu’à
travers les rétributions multiples — compétitions
sportives, prix musicaux, soutien des habitants de Dandora —
dont elle fait l’objet.
Remédier aux inégalités sociales en proposant
des activités bénévoles aux jeunes habitants,
promouvoir le sport et les arts comme des moyens possibles de s’en
sortir financièrement, inciter les jeunes à développer
un discours politique sur leur histoire et leurs conditions d’existence...
Autant d’actions motivées pour tenter de résorber
les effets pervers d’un mode de régulation économique
et social qui marginalise une part importante de la population.
Le discours de Kah est en même temps très politisé,
inspiré par des mouvements tels que les Black Panthers et
les Mau Mau, pouvant parfois prétendre à utiliser
la violence comme arme politique pour lutter contre une situation
inacceptable… Pourtant la violence sociale que l’on
ressent à Nairobi ne semble pas a priori pensée autour
d’une action collective protestataire. Elle se traduit bien
souvent en banditisme, manifestant selon le politologue kenyan Musambayi
Katumanga [6] la déliquescence de l’État Kenyan
qui, selon le principe de l’arroseur arrosé, n’est
pas capable de garantir à ses citoyens le monopole de la
violence légitime. Kah lui-même, parallèlement
aux discours qui nourrissent son action — discours à
faire pâlir le plus sincère des Wazungus [7] —,
s’acharne corps et âme à mettre en place ces
activités non violentes, que l’on pourrait classer
(si on avait à les classer) dans le registre de l’action
citoyenne et de l’éducation populaire, centrée
sur l’activation de solidarités de base. Kah chante
aussi, peut être parce qu’il aime véhiculer des
messages. Son activité musicale l’a d’ailleurs
connecté à l’industrie du disque, par le biais
de Wazungus [8] qui selon lui ont autant voire plus profité
du succès de son groupe que le groupe n’en a tiré
un avantage pour la communauté… Entre appel à
contribution financière et suspicion… Les représentations
du blanc et du noir qui transparaissent dans le discours de Kah
témoignent d’un malaise relationnel entre les différents
acteurs du grand « marché Nord Sud ».
Le Forum social mondial qui s’est tenu à Nairobi en
janvier 2007 semblait être une autre occasion pour Maono de
tenter de "conscientiser" les personnes qui vivent à
Dandora. C’était aussi, en aparté, l’occasion
de vendre des produits dérivés (CD, tee-shirts etc…)
aux militants altermondialistes perçus par Kah comme de riches
Wazungus [9] disposés à donner leur argent pour de
telles initiatives. Maono a organisé pendant le forum une
Université Mau Mau à Dandora, au cours de laquelle
se sont tenus concerts et ateliers d’écriture ouverts
à tous. Certains membres du comité organisateur du
FSM, sans doute ceux qui avaient fixé et maintenu malgré
les contestations le prix d’entrée à 500Ksh
pour les Africains [10], auraient vu d’un mauvais œil
cette initiative "concurrente" au FSM lui-même.
Kah dresse un bilan très négatif du Forum social mondial,
qui rejoint son amertume à l’égard du système
d’aide internationale au "développement"
qui représente un très gros marché à
Nairobi [11].
Kah reste en effet très critique autant vis à vis
des pouvoirs publics — il ne vote pas et ne croit pas en la
sincérité et l’efficacité des politiciens
— mais aussi des représentants d’Organisations
Internationales et Non Gouvernementales qu’il a pu croiser
sur le terrain [12]. Il manifeste souvent en effet, au cours de
discussions spontanées et informelles, son énervement
ou sa suspicion à l’égard des observateurs extérieurs
venus à la rencontre des membres de l’association,
simplement pour prendre connaissance de leur travail, voire pour
tenter de mettre en place des partenariats. Son verdict est clair
: les membres de Maono ne veulent pas avoir à faire à
des prêcheurs de bonne parole qui, en s’autoproclamant
experts de l’aide humanitaire et sociale, se conduisent en
donneurs de leçon sur un terrain qu’ils prétendent
connaître mieux que ceux qui y sont nés, qui y vivent
et qui y travaillent quotidiennement depuis plusieurs années.
Son amertume reflète un décalage entre ses aspirations
et les situations qu’il a effectivement vécues. L’aspiration
à prendre part au jeu, à avoir les moyens de mettre
en œuvre des projets ; aspiration frustrée par l’impression
d’être toujours relégué à un poste
de "subordination", de "dominé", "d’exécutant"
en quelque sorte. Pourtant Kah se sent plus légitime que
quiconque pour traiter des problèmes qu’il analyse
dans son lieu de vie…
Il n’est pas le seul à incarner ce type de relation
"appel à contribution financière"/"suspicion"
évoquée plus haut. A Mathare 4B, nous avons rencontré
par l’intermédiaire de stagiaires aux Nations Unies
des résidents qui font vivre l’association MCEDO [13],
ayant pour vocation d’offrir des services publics minimum
aux autres habitants du quartier. Grâce à la contribution
financière des Nations Unies et d’ambassades, ils ont
construit une école, qui nécessite aujourd’hui
d’autres fonds pour fonctionner de manière indépendante,
c’est-à-dire pour générer des revenus
permettant au moins de payer les professeurs. Les jeux de rôle
entre stagiaires ONU et membres de l’association vont bon
train, tandis qu’en aparté, les uns dénoncent
la « fainéantise » et le « côté
filou » des autres, les autres reprochant aux uns «
de ne pas supporter de recevoir des conseils et recommandations
de la part d’Africains ». Bref.
On ne s’épargne donc pas les caricatures, d’un
côté comme de l’autre. Il est difficile d’adhérer
à 100% au discours de Kah, parce qu’on ne peut généraliser
les comportements et les actions menées par le personnel
humanitaire [14], qui parfois entrent en résonance avec ceux
des autochtones, et qui aboutissent à des avancées
aussi modestes que significatives. On ne peut nier non plus les
risques de détournement de fonds destinés à
des projets [15]. Reste que certaines caractéristiques du
milieu développementaliste oeuvrant à Nairobi posent
quand même quelques questions. A fortiori quand il vient à
être représenté sur le terrain par des occidentaux
qui, de postes en postes dans une visée carriériste,
ne passent qu’un temps de vie très court à Nairobi,
le jour dans les bidonvilles, le soir dans leur quartier bunkerisé
qu’ils ont regagné au volant de leur 4X4 tout puissant.
Le système des Nations Unies gagne la palme dans ce système
là [16]. On pourrait par exemple comparer l’argent
qu’il faut pour développer des projets de type de celui
de MCEDO, soit favoriser l’accès aux services publics
[17] et les frais de fonctionnement du personnel expatrié…
À se demander si une réduction de traitement ne permettrait
pas de vérifier qui a vraiment la fibre solidaire internationale…
Il ne s’agit pas d’aider des pays à «
se développer », sachant qu’ils ne sont pas arrivés
à cette situation économique et sociale tous seuls.
Et que leurs habitants les plus pauvres n’ont attendu personne
pour se débrouiller et s’en sortir au jour, le jour.
Et enfin parce que les programmes de développement sont loin
de toucher toutes les personnes qui en auraient potentiellement
besoin… Il s’agit plutôt de redistribuer des richesses,
à commencer par celles que les pays occidentaux continuent
d’exploiter dans les pays du sud au vu et au su de tous, sans
choquer grand monde.
[1] Selon le recensement de 1999 établi par les autorités
kenyanes, il y aurait 2.143.254 habitants. Ce chiffre semble sous-estimé
selon certains chercheurs, qui s’accordent autour de 3.000.000.
[2] Ici encore, les données publiques (rapport d’Octobre
1997 du Nairobi Settlements Coordination Comittee évaluant
à 55%) restent largement inférieures à celles
données par exemple dans l’éditorial du journal
Daily Nation du 29 juin 2001 (70%).
[3] Au sujet des enfants des rues, orphelins, qui s’organisent
en bandes pour survivre, lire l’article de Deyssi Rodriguez
Torres intitulé « à chacun son trottoir : l’appropriation
des espaces publics par les jeunes de Nairobi », in L’Afrique
orientale, Annuaire 2000, dir François Grignon & Hervé
Maupeu, Paris, L’Harmattan, pp. 325-350.
[4] Maono Cultural Group, plaquette de présentation.
[5] Il existe en effet énormément d’associations
à vocation similaire dans les quartiers informels de Nairobi.
Face à l’arène de l’offre d’aide
financière accordée par les organisations internationales
et ONG (des Nations Unies aux Fondations à vocation humanitaire,
en passant par les Unions d’Etat), toutes ne disposent pas
des mêmes ressources et donc des mêmes dispositions
à être reconnues dans cette arène. À
ce titre on peut comparer Maono à MYSA (Mathare Youth Sports
Association), association créée il y a vingt ans,
et qui emploie grâce au soutien régulier de fondations
occidentales une dizaine de salariés environ.
[6] « A city under siege, Formalised banditry and deconstruction
of modes of accumulation in Nairobi, 1991-2004 » in Nairobi
contemporain, 2006, dir Hélène Charton & Deyssi
Rodriguez Torres, Paris, Karthala, Nairobi, IFRA, pp 431-460.
[7] Mzungu, wazungu (singulier, pluriel). Mot swahili désignant
les occidentaux ou les « blancs » et qui signifie «
celui qui tourne », en référence aux premiers
explorateurs occidentaux qui allaient d’un endroit à
un autre, de conquête en conquête, ouvrant ainsi la
voie aux colons britanniques. Aujourd’hui le terme caractérise
assez bien la vie et le quotidien de bon nombre d’expatriés
au Kenya qui, après une semaine de travail à Nairobi,
profitent de leur week-end pour arpenter les divers paysages du
pays. Peu de Kenyans sont habitués à « bouger
» ainsi, ce que l’on peut expliquer d’une part
par un phénomène d’exclusion par les prix, mais
aussi par choix, lié peut-être à un fait culturel.
Les déplacements internes se résument en effet avant
tout au retour des habitants de Nairobi dans leur village d’origine,
à l’occasion d’événements particuliers,
pour retrouver leur famille.
[8] Le disque de Ukoo Flani Mau Mau a d’ailleurs été
produit par des Hollandais et a rencontré un certain succès
en Europe.
[9] Dans les représentations de Kah, « riche »
et « blanc » sont un pléonasme.
[10] 500Ksh=5.5€. Sachant que le salaire mensuel moyen équivaut
à 5000Ksh, cette mesure, qui ne prenait pas en compte l’impossibilité
des plus pauvres à accéder aux débats lors
du forum, a été vécue par Kah et ses amis comme
une véritable "exclusion par les prix" de ceux
dont les conditions de vie semblaient pourtant légitimer
a priori leur droit d’entrée au FSM.
[11] Nairobi accueille en effet, outre certains sièges internationaux
de principales agences des Nations Unies, (UnHabitat, UNEP, UNESCO…)
nombre d’organisations non gouvernementales qui oeuvrent dans
les pays voisins, Somalie, Soudan, Ethiopie… pays dont les
situations politiques permettent difficilement l’établissement
de représentations d’ONG et d’OI permanentes.
[12] L’ONG Oxfam a été citée à
maintes reprises dans son discours.
[13] Mathare Community Educational & Development Organization.
[14] En ville, en campagne, en situation d’urgence…
[15] Et cela ne semblera pas choquant, amoral ou anormal…
Les détournements de fonds sont pratiqués par nombre
de membres de la classe supérieure dans les pays du Nord
comme dans les pays du Sud. Comment s’étonner que cela
puisse arriver aussi parmi les classes les plus défavorisées
?
[16] Fonctionnaires internationaux très bien payés
— souvent plus que leurs collègues kenyans, surprotégés
(ne payant pas les taxes, et si le conjoint ne bosse pas mais qu’il
a suivi, c’est payé plus, et les études des
enfants sont prises en charge…)
[17] Services publics qui, a priori, ne verront pas le jour…
On ne peut seulement blâmer l’absence de volonté
politique de l’État kenyan, bien qu’elle soit
en partie réelle, ou dilapidée dans les réseaux
clientélistes et de redistribution… L’État
est aussi occupé à payer sa dette aux institutions
de Bretton Woods, et le dynamisme des travailleurs kenyans, dans
l’économie formelle ou informelle, ne peut pas faire
de miracles dans un contexte économique plutôt moyen.
Dans les bidonvilles, l’accès au logement, à
l’eau et à l’électricité, le ramassage
des ordures, quand il n’est pas absent ou illégal,
se privatise.
http://www.altermonde-levillage.com/spip.php
?article10806
samedi 7 juillet 2007
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