"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2015

Moteur de recherche
interne avec Google

La femme, objet et sujet[1]
Nadine Ferré


Le thème de la personne-objet, s'il n'est pas récent, se pose encore aujourd'hui, de façon très brutale, dans certains champs de la société humaine. Les affrontements politiques et économiques, entre autres, se font au-delà des individus, considérés non pas dans leur intégrité même, psychique, morale et physique, mais plutôt comme des êtres pour lesquels il est nécessaire de résoudre une situation. Tels sont par exemple les objectifs des organismes de régulation internationaux, ou encore ceux des gouvernements. Le rapport dominé/dominant est au fondement de ces pratiques ; les uns ayant le pouvoir, les autres étant ceux contre lesquels (" pour " lesquels) s'exerce ce pouvoir. Dans ce cadre, le dominé peut être perçu comme un possible objet pour tout ce qui est lié aux " règles ", aux images et aux représentations qui les distinguent. Or si l'homme en tant que genre masculin est bien sûr touché, la femme semble occuper ici une place primordiale en tant que support privilégié de valeurs et de pratiques, de normes sociales.

La question de la situation de la femme, entre objet et sujet, n'est donc certainement pas clos. La question est toujours de savoir quelle place occupe la femme dans nos sociétés, ce qui ne peut toutefois s'admettre dans une dichotomie totale entre objet et sujet.

Est-elle donc ce venter, signifiant à la fois matrice, contenu et femme[2], ou cet objet symbolique dont use, et abuse, le secteur publicitaire, ou bien cet objet politique ouvrant à des discours sur sa capacité à mettre des enfants au monde et par là-même sur le sens de l'avortement, ou encore cet " objet obscur de désir ", ou bien enfin l'objet reflétant les normes sociales d'une société... ? Elle est probablement tout cela à la fois, et plus encore.

Le champ du politique est un creuset d'exemples. Les idéologies extrémistes, religieuses ou non, nous offrent une palette de réactions face aux femmes, perçues comme vecteurs d'une position de repli idéologique sur soi. Ainsi le Front National en France met en exergue une logique naturaliste, en circonscrivant la femme dans son rôle de reproduction de la " race  ". Dans le même temps, un certain nombre d'acteurs de ce groupe politique sont des femmes, offrant par là-même une contradiction au discours dominant nationaliste.

Autre exemple, le champ de la religiosité politique inscrit la femme dans un rapport de représentation des normes sociales du groupe, ouvrant au rapport de dominée/dominant, et par là même à un rapport à la choséification, en tant que processus transformant l'individu en une chose, en un objet.

Ce qui est caractéristique de ce type d'attitudes est l'exclusion de la parole des personnes-objets, ici des femmes-objets ; une parole s'échappant des normes sociales du groupe dont les femmes souhaitent se faire entendre. Il n'est pas besoin d'aller très loin pour s'en rendre compte ; on peut en effet donner l'exemple du vote des femmes en Suisse comme celui du droit de la famille en Algérie.

Le politique n'est toutefois pas le seul domaine sur lequel s'exerce une certaine " discrimination " d'une des deux parties de la société humaine. On peut en effet observer que les femmes peuvent avoir des difficultés à pénétrer l'institution universitaire par les logiques d'exclusion mises en place, comme le montre l'enquête menée par deux scientifiques suédoises sur le MRC (organisme suédois de coordination de la recherche biomédicale). Christine Wenneras et Agnès Wold ont en effet réussi à démontrer, contre vents et marées, que " les évaluateurs ne peuvent juger le mérite scientifique indépendamment du sexe " en sur-évaluant le travail des hommes et sous-évaluant celui des femmes [3]. Le regard porté sur les femmes est ici assez proche de celui porté sur des choses, pour lesquelles on réalise l'équation valeur/utilité. Mais cette équation ne repose que sur des a priori par manque de connaissance des capacités et compétences des femmes, par l'inscription dans les mentalités d'un ensemble de représentations[4 ]

Ces quelques exemples posent le problème de l'imprégnation culturelle des rôles masculins et féminins. On peut en effet être étonné de la persistance d'images privant les uns et les unes de pratiques asexuées. Si le Mouvement de Libération des Femmes a beaucoup fait, s'il y a bien eu évolution des regards tant des femmes que des hommes, nous nous confrontons toutefois à un certain immobilisme (ou une avancée lente, selon le regard pessimiste ou optimiste) des représentations.

Pour répondre à cette interrogation, une des réponses que j'avancerai se situe sur le plan institutionnel. Chaque institution reproduit les normes, valeurs et pratiques sur lesquels elle repose, et ce par le biais des hommes et des femmes la constituant. On pourrait donc dire que toute institution produit des Hommes qui produisent l'institution. Cercle vicieux par excellence, cette logique explique la difficulté à s'extraire de modes de pensée ancestraux. Entre autres, une des difficultés pour les hommes est de reproduire à la fois les systèmes institutionnels, tout en voulant, pour un certain nombre, s'en libérer, mais toujours confrontés à une réalité, celle de la femme génitrice de l'humanité. Dès lors nombre de discours jouent sur cette approche naturaliste, qui donnent à établir une différence sociale reposant sur une différence biologique.

Nous nous retrouvons ici sur une autre problématique, celle que la femme est un corps. Or c'est ce corps qui est visé quand on évoque le biologique. Corps-plaisir, corps-reproducteur, corps-travail, corps-politique, le corps féminin apparaît d'autant plus visible que le corps masculin n'apparaît pas se distinguer. Corps-à-vendre, corps-à-prendre, corps-à-voler, le corps féminin se choséise.

C'est en effet par ce corps que l'homme essaie de jouer au possesseur. " Ayant des relations avec un individu tatoué, [la prostituée] se laisse graver le nom ou les initiales de l'amant. Lorsque l'amant ou le souteneur la marque par un tatouage, elle devient sa propriété, son bien propre. Désormais, il sera le seul à décider de son sort. "[5 ] Objet marqué, la femme devient ainsi unechose privée, destinée(s) à être niée(s) par quelqu'un qui se l'approprie... selon un processus par lequel l'être de l'objet est investi de toutes sortes de manières possibles par un sujet, qui le constitue en son objet propre " [6]. Le tatouage comme le viol sont dès lors parents dans le rapport au corps féminin qu'ont les hommes, mais aussi certaines femmes en tant que vecteurs des normes sociales initiées par le genre masculin. " Cicatrice, Mutilation, Souillure, Stigmate, Viol de la peau " [7], le tatouage rencontre en effet assez bien ce que représente le viol pour la femme comme pour l'homme, et ce dans un cadre normatif qui donne lobjet/corps touché dans une logique d'objet/corps taché. C'est ainsi que Simmel note que " si [la femme] tue par la suite le violeur..., son honneur n'est pas rétabli pour autant. Cela ne peut avoir lieu en général par rien de ce qu'elle fait - mais tout au plus par le fait qu'elle soit épousée par l'homme "[8. ] Objet-touché, objet-acheté. Dans ce cadre, il est intéressant de se poser un instant sur la coquetterie, pratique permettant à cet " objet " particulier d'être acheté, thème étudié en particulier par Simmel.

Le point de départ de Simmel pour nous parler de la coquetterie[9 ] est l'amour. Un amour où ici la femme est l'objet et l'homme est sujet. La réflexion de Simmel repose sur une des manifestations de l'amour : celle d'avoir ou de ne pas avoir. Ce qu'il s'agit d'avoir ici c'est une femme. Or la valeur d'un objet, donc de la femme, est liée à sa difficulté d'acquisition nous dit Simmel. La femme doit donc se faire désirer pour pouvoir être acquise par l'homme qui doit pouvoir mesurer le prix de son acquisition. Pour ce faire, la coquetterie peut apparaître comme un moyen. Toutefois, pour Simmel, si l'on considère que le fait de plaire est le moyen de la coquetterie, on confond la fin et le moyen ; le moyen est bien le fait de tout mettre en oeuvre pour plaire ; la finest " d'éveiller l'attirance et le désir " par le fait de donner ou de ne pas donner, de dire oui ou non (moyen). C'est donc par le moyen du Oui et du Non, par la possibilité du gain ou de la perte, que l'homme se rend compte du prix de l'objet de la femme, de la coquette. Concrètement c'est par un regard, furtif, et une démarche ondulatoire que le message du Oui ou du Non, du don ou du refus, se transmet. En fait, pour Simmel, " don et refus sont ce que les femmes ont complètement en leur pouvoir, et ce qu'elles sont seules à avoir complètement en leur pouvoir ", car ce sont elles qui choisissent ; " c'est l'achèvement du rôle sexuel qui échoit à l'élément féminin dès le règne animal : être l'élément qui choisit ". On est là en présence d'une position naturaliste, référence est même faite à Darwin.

Enfin la coquetterie se qualifierait par trois adjectifs : flatteuse (" tu serais certes à même de me séduire, mais je ne veux pas me laisser séduire "), méprisante (" je me serais bien laissé séduire, mais tu n'es pas à même de le faire "), provocante (" peut-être peux-tu me séduire, peut-être pas - essaie ! "). Ces qualifications sont également celles que pourraient rapporter des hommes sur le mode : elle me la joue, elle me provoque, elle veut jouer au chat à la souris (souvenons-nous que Simmel est un homme et qu'il analyse la coquette en tant qu'homme. Il peut être alors intéressant de se demander si une femme aurait fait la même analyse). Par ces adjectifs, on n'est pas loin des excuses ou de l'analyse des attitudes de la femme lors de certains viols (ceux s'exerçant lors de la conquête d'un territoire sont peut-être soumis à d'autres formes de logique).

Le problème posé par Simmel est " le dualisme entier de cette attitude [de coquette qui] n'est que la manifestation ou la technique empirique par laquelle se réalise un comportement complètement unitaire. " Ce caractère unitaire, total, de la femme entraînerait le sentiment, pour les hommes, d'une inaccessibilité, d'un comportement indéchiffrable. On pourrait dire d'une indépendance. Mais cette caractéristique proviendrait aussi du fait que les normes inscrites dans la société, normes tant des modes de vie que de la communication, sont pour beaucoup des normes masculines. Ainsi la raison pour laquelle la femme apparaît comme un mystère est le fait que la femme est appréhendée par le biais de normes masculines et de regards d'homme. Cette imprégnation masculine dans la société s'exerce tant vers les hommes que vers les femmes : les jugements des femmes sur les femmes se font également à travers des normes masculines, et donc pas essentiellement féminines. Cela va avec l'idée que l'homme peut avoir l'impression que, même lorsque la coquette lui a fait don d'elle-même, il y a toujours une partie d'elle qui lui échappe. Ainsi le viol n'est pas seulement le fait de forcer quelqu'un à lui donner une partie de soi physiquement, c'est aussi vaincre une entité considérée comme indépendante et qui ne se donne pas volontiers.

Le fait que l'homme accepte le jeu de la coquetterie comme une fin en soi le met en sécurité par rapport à la femme, et le rend ainsi plus sûr, nous dit Simmel. En même temps, c'est toujours la femme qui maîtrise le jeu, et l'homme entre dans un chemin qui peut le conduire à la fin originelle de la coquetterie, le don de soi. Les deux partenaires s'exercent ainsi dans un Art dont la femme est le maître, puisqu'elle en donne le rythme. Ainsi, de moyen, la coquetterie est devenue une valeur finale : " c'est son caractère de préalable, avec flottement et hésitation, qui est devenu son attrait définitif ".

La femme ne serait-elle donc que cette " chose solide ayant unité et indépendance et répondant à une certaine destination "[10] ? A lire Simmel, à s'interroger sur les normes sociales véhiculées par une partie importante de la société, on peut difficilement en douter. Et ce, en particulier si est précisé qu'" une personne aussi peut fonctionner comme objet privé pour une autre... toute entité, tout existant, chose ou personne, peut devenir " objet " dès lors qu'un sujet l'investit. "[11]

Toutefois on ne peut nier également que la femme, en tant qu'être humain, est sujet, c'est-à-dire un être pensant. Producteurs et produits de la société, nous exerçons tous des actions nous permettant de réaliser notre vie. La difficulté bien sûr est de rendre compte de nos volontés au sein de processus croisés de normes sociales, s'inscrivant dans nos corps et dans nos esprits. Dans ce cadre, on peut bien sûr se dire que, à maints égards, le genre masculin est un acteur dominant en ce qu'il se situe de façon prépondérante sur la " scène publique ". Est-ce à dire que le genre féminin serait le genre dominant de la " scène privée " ? Et que la " scène publique " dominerait la " scène privée " ? En fait les choses sont beaucoup plus compliquées qu'il n'y paraît dans la mesure où ces sphères, que sont le public et le privé, ont été élaborées par les hommes, et pérenniser historiquement. De fait, les normes sociales sont culturelles, et certainement pas naturelles.

Nadine Ferré


Notes.
[1] Un écrit se donne toujours dans un espace et un temps particulier ; chacun d'entre nous s'inscrivant dans un système de pensées, de comportements, et de caractéristiques, faisant le lien entre une époque et des perceptions. Quitte à prendre le risque d'un apparent narcissisme, il me semble utile, pour le lecteur, de savoir que la personne qui couche ces quelques mots sur un écran-papier est une jeune femme d'une trentaine d'année, thésarde et active professionnellement, confrontée donc à diverses pratiques, et dont le regard fut attiré par la sensation qu' " être une femme " singularisait fortement son image et sa manière d'être appréhendée par les hommes, bien sûr, mais aussi par les femmes.

[2] "A Rome, pères citoyens et cité des pères. (IIème siècle avant J.-C. - IIème siècle après J.-C.) " in Histoire de la famille, tome 1, Paris, Armand Colin, 1986, pp. 253-302.

[3] Article paru dans Libération, mardi 10 juin 1997, sous le titre " La recherche a un deuxième sexe ".

[4]Libération, " La recherche a un deuxième sexe, op. cit.. Questionnant leurs collègues sur l'écart de recrutement entre les hommes et les femmes, voici une es réponses donnée à Christine Wennegas et Agnès Wold : "Vous, vous êtes atypiques, mais  les femmes sont généralement moins motivées et moins productives. "

[5] Le monde contemporain du tatouage en France : une primitive modernité, thèse de sociologie, Nantes, 1997.

[6] " Les "objets privés" en ethnographie " in Noëlle Gérôme (ss. la dir.), Archives sensibles. Images et objets du monde industriel et ouvrier, Editions de l'ENS de Cachan, septembre 1995, pp. 238-244.

[7] Noëlla Saunier, ibid.

[8] "Ce qui est relatif et ce qui est absolu dans le problème des sexes " in Philosophie de la modernité, Paris, Payot, 1989 (1ère édition allemande, 1923), pp. 69-112.

[9] "La coquetterie " in Philosophie de la modernité, Paris, Payot, 1989 (1ère édition allemande, 1923), pp. 205-229.

[10] Le micro-poche Robert, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1992.

[11] Olivier Schwartz, ibid.


GRSS - 26 SEPTEMBRE 1997

Le lien d'origine : http://palissy.humana.univ-nantes.fr/LABOS/FUN/TXT/femobj.html

Le lien où sont répertoriés les articles des femmes de l'Université de Nantes sur les rapports sociaux de sexe :
http://palissy.humana.univ-nantes.fr/LABOS/FUN/