Le thème de la personne-objet, s'il n'est pas récent,
se pose encore aujourd'hui, de façon très brutale, dans
certains champs de la société humaine. Les affrontements
politiques et économiques, entre autres, se font au-delà
des individus, considérés non pas dans leur intégrité
même, psychique, morale et physique, mais plutôt comme des
êtres pour lesquels il est nécessaire de résoudre
une situation. Tels sont par exemple les objectifs des organismes de
régulation internationaux, ou encore ceux des gouvernements.
Le rapport dominé/dominant est au fondement de ces pratiques
; les uns ayant le pouvoir, les autres étant ceux contre lesquels
(" pour " lesquels) s'exerce ce pouvoir. Dans ce cadre, le
dominé peut être perçu comme un possible objet pour
tout ce qui est lié aux " règles ", aux images
et aux représentations qui les distinguent. Or si l'homme en
tant que genre masculin est bien sûr touché, la femme semble
occuper ici une place primordiale en tant que support privilégié
de valeurs et de pratiques, de normes sociales.
La question de la situation de la femme, entre objet et sujet, n'est
donc certainement pas clos. La question est toujours de savoir quelle
place occupe la femme dans nos sociétés, ce qui ne
peut toutefois s'admettre dans une dichotomie totale entre objet et
sujet.
Est-elle donc ce venter, signifiant à la fois matrice,
contenu et femme[2], ou cet objet
symbolique dont use, et abuse, le secteur publicitaire, ou bien cet
objet politique ouvrant à des discours sur sa capacité
à mettre des enfants au monde et par là-même sur
le sens de l'avortement, ou encore cet " objet obscur de désir ",
ou bien enfin l'objet reflétant les normes sociales d'une société... ?
Elle est probablement tout cela à la fois, et plus encore.
Le champ du politique est un creuset d'exemples. Les idéologies
extrémistes, religieuses ou non, nous offrent une palette de
réactions face aux femmes, perçues comme vecteurs d'une
position de repli idéologique sur soi. Ainsi le Front National
en France met en exergue une logique naturaliste, en circonscrivant
la femme dans son rôle de reproduction de la " race ".
Dans le même temps, un certain nombre d'acteurs de ce groupe politique
sont des femmes, offrant par là-même une contradiction
au discours dominant nationaliste.
Autre exemple, le champ de la religiosité politique inscrit
la femme dans un rapport de représentation des normes sociales
du groupe, ouvrant au rapport de dominée/dominant, et par là
même à un rapport à la choséification,
en tant que processus transformant l'individu en une chose, en un objet.
Ce qui est caractéristique de ce type d'attitudes est l'exclusion
de la parole des personnes-objets, ici des femmes-objets ; une parole
s'échappant des normes sociales du groupe dont les femmes souhaitent
se faire entendre. Il n'est pas besoin d'aller très loin pour
s'en rendre compte ; on peut en effet donner l'exemple du vote des femmes
en Suisse comme celui du droit de la famille en Algérie.
Le politique n'est toutefois pas le seul domaine sur lequel s'exerce
une certaine " discrimination " d'une des deux parties de
la société humaine. On peut en effet observer que les
femmes peuvent avoir des difficultés à pénétrer
l'institution universitaire par les logiques d'exclusion mises en place,
comme le montre l'enquête menée par deux scientifiques
suédoises sur le MRC (organisme suédois de coordination
de la recherche biomédicale). Christine Wenneras et Agnès
Wold ont en effet réussi à démontrer, contre vents
et marées, que " les évaluateurs ne peuvent juger
le mérite scientifique indépendamment du sexe " en
sur-évaluant le travail des hommes et sous-évaluant
celui des femmes [3]. Le regard porté sur les femmes
est ici assez proche de celui porté sur des choses, pour lesquelles
on réalise l'équation valeur/utilité. Mais cette
équation ne repose que sur des a priori par manque de connaissance
des capacités et compétences des femmes, par l'inscription
dans les mentalités d'un ensemble de représentations[4 ]
Ces quelques exemples posent le problème de l'imprégnation
culturelle des rôles masculins et féminins. On peut en
effet être étonné de la persistance d'images privant
les uns et les unes de pratiques asexuées. Si le Mouvement de
Libération des Femmes a beaucoup fait, s'il y a bien eu évolution
des regards tant des femmes que des hommes, nous nous confrontons toutefois
à un certain immobilisme (ou une avancée lente, selon
le regard pessimiste ou optimiste) des représentations.
Pour répondre à cette interrogation, une des réponses
que j'avancerai se situe sur le plan institutionnel. Chaque institution
reproduit les normes, valeurs et pratiques sur lesquels elle repose,
et ce par le biais des hommes et des femmes la constituant. On pourrait
donc dire que toute institution produit des Hommes qui produisent l'institution.
Cercle vicieux par excellence, cette logique explique la difficulté
à s'extraire de modes de pensée ancestraux. Entre autres,
une des difficultés pour les hommes est de reproduire à
la fois les systèmes institutionnels, tout en voulant, pour un
certain nombre, s'en libérer, mais toujours confrontés
à une réalité, celle de la femme génitrice
de l'humanité. Dès lors nombre de discours jouent sur
cette approche naturaliste, qui donnent à établir
une différence sociale reposant sur une différence
biologique.
Nous nous retrouvons ici sur une autre problématique, celle
que la femme est un corps. Or c'est ce corps qui est visé quand
on évoque le biologique. Corps-plaisir, corps-reproducteur, corps-travail,
corps-politique, le corps féminin apparaît d'autant plus
visible que le corps masculin n'apparaît pas se distinguer. Corps-à-vendre,
corps-à-prendre, corps-à-voler, le corps féminin
se choséise.
C'est en effet par ce corps que l'homme essaie de jouer au possesseur.
" Ayant des relations avec un individu tatoué, [la prostituée]
se laisse graver le nom ou les initiales de l'amant. Lorsque l'amant
ou le souteneur la marque par un tatouage, elle devient sa propriété,
son bien propre. Désormais, il sera le seul à décider
de son sort. "[5 ] Objet marqué, la femme devient ainsi
unechose privée, " destinée(s) à
être niée(s) par quelqu'un qui se l'approprie... selon
un processus par lequel l'être de l'objet est investi de toutes
sortes de manières possibles par un sujet, qui le constitue en
son objet propre " [6]. Le tatouage comme le viol sont dès
lors parents dans le rapport au corps féminin qu'ont les hommes,
mais aussi certaines femmes en tant que vecteurs des normes sociales
initiées par le genre masculin. " Cicatrice, Mutilation,
Souillure, Stigmate, Viol de la peau " [7],
le tatouage rencontre en effet assez bien ce que représente le
viol pour la femme comme pour l'homme, et ce dans un cadre normatif
qui donne lobjet/corps touché dans une logique d'objet/corps
taché. C'est ainsi que Simmel note que " si [la femme]
tue par la suite le violeur..., son honneur n'est pas rétabli
pour autant. Cela ne peut avoir lieu en général par rien
de ce qu'elle fait - mais tout au plus par le fait qu'elle soit épousée
par l'homme "[8. ] Objet-touché, objet-acheté.
Dans ce cadre, il est intéressant de se poser un instant sur
la coquetterie, pratique permettant à cet " objet "
particulier d'être acheté, thème étudié
en particulier par Simmel.
Le point de départ de Simmel pour nous parler de la coquetterie[9 ] est l'amour. Un amour où ici la
femme est l'objet et l'homme est sujet. La réflexion de Simmel
repose sur une des manifestations de l'amour : celle d'avoir ou de ne
pas avoir. Ce qu'il s'agit d'avoir ici c'est une femme. Or la valeur
d'un objet, donc de la femme, est liée à sa difficulté
d'acquisition nous dit Simmel. La femme doit donc se faire désirer
pour pouvoir être acquise par l'homme qui doit pouvoir mesurer
le prix de son acquisition. Pour ce faire, la coquetterie peut apparaître
comme un moyen. Toutefois, pour Simmel, si l'on considère que
le fait de plaire est le moyen de la coquetterie, on confond la fin
et le moyen ; le moyen est bien le fait de tout mettre en oeuvre pour
plaire ; la finest " d'éveiller l'attirance et le désir "
par le fait de donner ou de ne pas donner, de dire oui ou non (moyen).
C'est donc par le moyen du Oui et du Non, par la possibilité
du gain ou de la perte, que l'homme se rend compte du prix de l'objet
de la femme, de la coquette. Concrètement c'est par un regard,
furtif, et une démarche ondulatoire que le message du Oui ou
du Non, du don ou du refus, se transmet. En fait, pour Simmel, " don
et refus sont ce que les femmes ont complètement en leur pouvoir,
et ce qu'elles sont seules à avoir complètement en leur
pouvoir ", car ce sont elles qui choisissent ; " c'est
l'achèvement du rôle sexuel qui échoit à
l'élément féminin dès le règne animal
: être l'élément qui choisit ".
On est là en présence d'une position naturaliste, référence
est même faite à Darwin.
Enfin la coquetterie se qualifierait par trois adjectifs :
flatteuse (" tu serais certes à même de me séduire,
mais je ne veux pas me laisser séduire "), méprisante
(" je me serais bien laissé séduire, mais tu n'es
pas à même de le faire "), provocante (" peut-être
peux-tu me séduire, peut-être pas - essaie ! ").
Ces qualifications sont également celles que pourraient rapporter
des hommes sur le mode : elle me la joue, elle me provoque, elle veut
jouer au chat à la souris (souvenons-nous que Simmel est un homme
et qu'il analyse la coquette en tant qu'homme. Il peut être alors
intéressant de se demander si une femme aurait fait la même
analyse). Par ces adjectifs, on n'est pas loin des excuses ou de l'analyse
des attitudes de la femme lors de certains viols (ceux s'exerçant
lors de la conquête d'un territoire sont peut-être soumis
à d'autres formes de logique).
Le problème posé par Simmel est " le dualisme entier
de cette attitude [de coquette qui] n'est que la manifestation
ou la technique empirique par laquelle se réalise un comportement
complètement unitaire. " Ce caractère unitaire,
total, de la femme entraînerait le sentiment, pour les hommes,
d'une inaccessibilité, d'un comportement indéchiffrable.
On pourrait dire d'une indépendance. Mais cette caractéristique
proviendrait aussi du fait que les normes inscrites dans la société,
normes tant des modes de vie que de la communication, sont pour beaucoup
des normes masculines. Ainsi la raison pour laquelle la femme apparaît
comme un mystère est le fait que la femme est appréhendée
par le biais de normes masculines et de regards d'homme. Cette imprégnation
masculine dans la société s'exerce tant vers les hommes
que vers les femmes : les jugements des femmes sur les femmes se font
également à travers des normes masculines, et donc pas
essentiellement féminines. Cela va avec l'idée que l'homme
peut avoir l'impression que, même lorsque la coquette lui a fait
don d'elle-même, il y a toujours une partie d'elle qui lui échappe.
Ainsi le viol n'est pas seulement le fait de forcer quelqu'un à
lui donner une partie de soi physiquement, c'est aussi vaincre une entité
considérée comme indépendante et qui ne se donne
pas volontiers.
Le fait que l'homme accepte le jeu de la coquetterie comme une fin
en soi le met en sécurité par rapport à la femme,
et le rend ainsi plus sûr, nous dit Simmel. En même temps,
c'est toujours la femme qui maîtrise le jeu, et l'homme entre
dans un chemin qui peut le conduire à la fin originelle de la
coquetterie, le don de soi. Les deux partenaires s'exercent ainsi dans
un Art dont la femme est le maître, puisqu'elle en donne le rythme.
Ainsi, de moyen, la coquetterie est devenue une valeur finale : " c'est
son caractère de préalable, avec flottement et hésitation,
qui est devenu son attrait définitif ".
La femme ne serait-elle donc que cette " chose solide
ayant unité et indépendance et répondant à
une certaine destination "[10]
? A lire Simmel, à s'interroger sur les normes sociales
véhiculées par une partie importante de la société,
on peut difficilement en douter. Et ce, en particulier si est précisé
qu'" une personne aussi peut fonctionner comme objet privé
pour une autre... toute entité, tout existant, chose ou personne,
peut devenir " objet " dès lors qu'un sujet l'investit. "[11]
Toutefois on ne peut nier également que la femme, en tant qu'être
humain, est sujet, c'est-à-dire un être pensant.
Producteurs et produits de la société, nous exerçons
tous des actions nous permettant de réaliser notre vie. La difficulté
bien sûr est de rendre compte de nos volontés au sein de
processus croisés de normes sociales, s'inscrivant dans nos corps
et dans nos esprits. Dans ce cadre, on peut bien sûr se dire que,
à maints égards, le genre masculin est un acteur dominant
en ce qu'il se situe de façon prépondérante sur
la " scène publique ". Est-ce à
dire que le genre féminin serait le genre dominant de la " scène
privée " ? Et que la " scène publique "
dominerait la " scène privée " ? En fait les
choses sont beaucoup plus compliquées qu'il n'y paraît
dans la mesure où ces sphères, que sont le public et le
privé, ont été élaborées par les
hommes, et pérenniser historiquement. De fait, les normes sociales
sont culturelles, et certainement pas naturelles.
Nadine Ferré
Notes.
[1] Un écrit se donne toujours
dans un espace et un temps particulier ; chacun d'entre nous s'inscrivant
dans un système de pensées, de comportements, et de caractéristiques,
faisant le lien entre une époque et des perceptions. Quitte à
prendre le risque d'un apparent narcissisme, il me semble utile, pour
le lecteur, de savoir que la personne qui couche ces quelques mots sur
un écran-papier est une jeune femme d'une trentaine d'année,
thésarde et active professionnellement, confrontée donc
à diverses pratiques, et dont le regard fut attiré par la
sensation qu' " être une femme " singularisait fortement
son image et sa manière d'être appréhendée
par les hommes, bien sûr, mais aussi par les femmes.
[2] "A Rome, pères citoyens
et cité des pères. (IIème siècle avant J.-C.
- IIème siècle après J.-C.) " in Histoire
de la famille, tome 1, Paris, Armand Colin, 1986, pp. 253-302.
[3] Article paru dans Libération,
mardi 10 juin 1997, sous le titre " La recherche a un deuxième
sexe ".
[4]Libération,
" La recherche a un deuxième sexe, op. cit.. Questionnant
leurs collègues sur l'écart de recrutement entre les hommes
et les femmes, voici une es réponses donnée à Christine
Wennegas et Agnès Wold : "Vous, vous êtes atypiques,
mais les femmes sont généralement moins motivées
et moins productives. "
[5] Le monde contemporain
du tatouage en France : une primitive modernité, thèse
de sociologie, Nantes, 1997.
[6] " Les "objets privés"
en ethnographie " in Noëlle Gérôme (ss. la dir.),
Archives sensibles. Images et objets du monde industriel et ouvrier,
Editions de l'ENS de Cachan, septembre 1995, pp. 238-244.
[7] Noëlla Saunier, ibid.
[8] "Ce qui est relatif et ce
qui est absolu dans le problème des sexes " in Philosophie
de la modernité, Paris, Payot, 1989 (1ère édition
allemande, 1923), pp. 69-112.
[9] "La coquetterie " in
Philosophie de la modernité, Paris, Payot, 1989 (1ère
édition allemande, 1923), pp. 205-229.
[10] Le micro-poche Robert,
Paris, Dictionnaires Le Robert, 1992.
[11] Olivier Schwartz, ibid.
GRSS - 26 SEPTEMBRE 1997
Le lien d'origine : http://palissy.humana.univ-nantes.fr/LABOS/FUN/TXT/femobj.html
Le lien où sont répertoriés les articles des femmes
de l'Université de Nantes sur les rapports sociaux de sexe :
http://palissy.humana.univ-nantes.fr/LABOS/FUN/