"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2014

Moteur de recherche
interne avec Google
Foucault et la révolution iranienne

Origine : http://www.lescontemporaines.fr/?Foucault-et-la-revolution

18 juin 2009

Dans un livre paru en 2005 [1], Janet Afary et Kevin B. Anderson soutiennent que Foucault s’est montré très enthousiaste vis-à-vis de la révolution iranienne et expliquent cela par les constituants de son discours nietzchéen-heideggerien qui a tendance à privilégier les ordres sociaux traditionnels plutôt que la modernité prônée par les marxistes ou les libéraux. D’autres auteurs comme Bernard Ulmann [2] n’hésitent pas à rapprocher l’enthousiasme de Foucault de l’enthousiasme de Sartre pour la dictature communiste. Le problème est que si Foucault s’est intéressé de très près au phénomène révolutionnaire en Iran, donnant au Corriere della sera une série d’articles dont l’ambition – il faut le souligner – était journalistique, il ne s’est pas intéressé avec la même acuité aux conséquences politiques de la révolution. Autrement dit, Foucault n’a pas fait un travail d’historien du futur, selon sa propre expression mais une analyse de ce qui était en train de se passer. Dans ce contexte, peut-on lui reprocher un enthousiasme pour la révolution iranienne ? Si c’est le cas faut-il en conclure qu’il a soutenu, comme Sartre soutenait le communisme soviétique, un gouvernement islamique despotique ?

Nous sommes donc aller lire les articles que Foucault a écrit sur la révolution à la recherche de cette position enthousiaste vis-à-vis de la Révolution iranienne. Concrètement que lui est-il reproché ? De ne pas avoir prévenus des risques liberticides que faisaient planer une révolution islamique sur l’Iran en se laissant prendre par les événements, fascinés par la foule. Il est vrai que Foucault parle souvent de « volonté collective d’un peuple » et d’un même « souffle religieux » qui innervait les manifestants. Malgré cela, jamais Foucault n’a reconnu avoir soutenue un quelconque régime islamique despotique, ni même s’être laissé aveuglé par la fascination qu’exerçait sur lui les événements. Mieux encore : il a écrit d’autres articles pour s’expliquer, pour faire comprendre quel était l’objectif de son travail.

Nous allons donc voir ici ce que les critiques ont cru comprendre de Foucault et montrer pourquoi cela les a conduit à mal interpréter ce qu’il a fait lors de ses reportages sur l’Iran. Mais nous tenterons également de dégager les ambiguïtés qui parfois rendent les articles de Foucault susceptible d’une mauvaise interprétation. Pour cela nous allons tout d’abord faire une analyse historique de la révolution islamique, qui est précisément le type de travail que les lecteurs occidentaux attendaient de Foucault, mais dont justement il voulait s’écarter. Ensuite, nous montrerons en quoi le travail de Foucault en Iran se voulait d’abord journalistique et pour une part philosophique, davantage que sociologique ou historique, notamment en comprenant ce qu’il entend par les « reportages » d’idée, expression qu’il utilisait lui-même pour qualifier son travail. Enfin nous essaierons de défendre Foucault dans une apologie contre ses critiques qui disqualifient un peu rapidement un point de vue scientifique, rationnel et rigoureux en jouant sur des « effets d’opinion » et en évitant le véritable débat sur la méthode de Foucault qui pourrait créer des résultats plus riches : des « effets de savoir ».

I. Une histoire de la révolution

A. La révolution iranienne

En 1979 éclate la Révolution iranienne qui transforme l’Iran en république islamique : l’Iran devient une république théocratique islamique dirigée par l’Ayatollah Rouhollah Khomeiny. Auparavant l’Iran était une monarchie constitutionnelle autoritaire où régnait le Chah Mohammad Reza Pahlavi. Le gouvernement précédent était caractérisé par son allégeance vis-à-vis des occidentaux, et notamment des Etats-Unis grâce auxquels Pahlavi a pu parvenir au pouvoir en 1953.

Tout au long de l’année 1978, on assiste à une montée de l’opposition, principalement due à l’implication croissante des groupes islamiques contre le Chah. Michel Foucault se rendra en Iran vers la fin de l’année 1978, à deux reprises : du 16 au 24 septembre 1978 et deux mois plus tard du 9 au 15 novembre 1978. Durant ces deux séjours, Foucault commente pour le quotidien italien Corriere della sera la chute du Chah et ce qui lui parait fondamental : l’événement d’une révolte populaire.

On peut dater le début du soulèvement de la population à la suite de la répression d’une manifestation d’étudiants et de meneurs religieux dans la ville de Qom le janvier 1979. Cette manifestation fait suite à la parution dans un journal gouvernemental, d’un article injurieux envers l’imam Khomeyni, exilé depuis 1963, à Nadjaf, en Irak. Le Chah la réprime dans le sang en envoyant l’armée faisant ainsi plusieurs morts parmi les étudiants. Comme les coutumes chiites exigent un deuil de 40 jours en mémoire des morts, tout au long du mois de février, se tiennent des marches mortuaires qui sont aussi l’occasion de manifester contre le régime iranien en place. Le cycle de violence se perpétue et, à nouveau, l’armée tire dans la foule faisant des centaines de morts. Ce cycle ne s’interrompra plus jusqu’à l’exil du Chah en Egypte le 16 janvier 1979. Un autre événement va précipiter le soulèvement en masse de la population le 19 août 1978. Il s’agit de l’incendie du cinéma Rex de la ville d’Abadan qui fait 377 victimes. On y projetait le film montrant la contestation paysanne, film longtemps interdit. La population dénonce une provocation des services spéciaux.

Comme Paul Veyne, on peut distinguer ce qui relève des causes profondes et ce qui est plus propre aux causes superficielles. Les causes profondes sont le contexte politique : on a un gouvernement despotique, entretenant des relations étroites avec l’Occident, rongé par la corruption et qui se sert de sa police secrète, la Savak, pour terroriser la population. Face à cela, l’opposition est bigarrée : on compte des libéraux au sein du Front National iranien, des anarchistes et le parti communiste iranien. Il faut ajouter à cela la situation économique : l’Iran est riche grâce à son pétrole mais les bénéfices restent la propriété de grandes familles iraniennes. Les compagnies occidentales reversent au Chah les royalties de l’extraction du pétrole. On a ainsi progressivement l’émergence d’une bourgeoisie d’affaires qui développe des exigences politiques et économiques croissantes. A côté de cela, la population reste pauvre et la démesure du Chah attise la haine et le ressentiment, notamment lors de la célébration en octobre 1971 du 2500e anniversaire de la fondation de l’Empire Perse. Cette explication sociologique montre que c’est l’écart entre les catégories les plus favorisées et les parties les plus pauvres qui favorise le développement d’une opposition d’inspiration religieuse chiite et populaire remettant en cause les fondements libéraux du régime.

Les causes superficielles sont quant à elles, la succession d’erreurs stratégiques qui conduit le Chah à faire tirer systématiquement son armée sur les manifestants. Il faut dire que l’Iran ne dispose pas encore d’une police anti-émeute avec des lances à eau ou des grenades lacrymogènes. Un des points paroxystiques de cette surenchère de violence est le « vendredi noir ». Le 8 septembre 1978, lors d’une manifestation massive qui a lieu à Téhéran, le Chah, d’abord défavorable à l’usage de la répression violente, finit par décider de l’envoi de tanks, d’hélicoptères et de soldats pour réprimer le rassemblement. La manifestation se termine dans un bain de sang où règne la confusion la plus totale. On dénombre entre 2000 et 4000 victimes. Suite à cela, en octobre, une grève générale est décrétée. Elle paralyse l’économie, la plupart des industries étant fermées et les pétroliers étant bloqués dans le port d’Abadan. Il faut ajouter à cela les destructions par les manifestants de tout ce qui rappelle le Chah ou l’Occident, par exemple lors du « week-end de Téhéran » le 4-5 novembre, ainsi que l’inflation rampante. On comprend ainsi pourquoi l’économie iranienne est gravement mise à mal. Le gouvernement doit donc prendre des mesures drastiques d’austérité qui provoquent le gel des salaires et renforce ainsi le mécontentement. La classe ouvrière se joint aux étudiants et à la classe moyenne contre le régime.

Foucault ne s’inscrit pas dans cette analyse historique ou sociologique de la révolution iranienne, même si l’on peut expliquer sociologiquement le soulèvement iranien, ce n’est pas cet angle de vue qu’il privilégie. Olivier Roy a raison d’affirmer dans son article que « Foucault va à l’encontre des explications sociologiques de la révolution iranienne » [3]. Ce qui l’intéresse c’est la forme religieuse de la révolte. Cette forme n’a rien à voir avec les dogmes de la religion islamique qui seront ensuite reconvertie en idéologie politique par les mollahs. « La forme, c’est le rite » [4] selon Olivier Roy. Ce caractère rituel et répétitif de la révolte a beaucoup marqué Foucault : le soulèvement collectif en tant que résistance au pouvoir et à la politique exige de tenir un point de vue inédit sur ces événements.

Il faut souligner à ce propos que c’est en décembre 1978 que les protestations se font les plus virulentes, c’est-à-dire pendant le mois saint de Muharram, un des mois les plus importants pour les musulmans chiites (voir ci-dessous les origines religieuses de la révolution). Chaque jour, des manifestants sont tués et chaque lendemain la mobilisation augmente. Le 11 décembre, se déroulent des manifestations gigantesques à Téhéran et les mots d’ordre religieux deviennent de plus en plus politiques. Le 12 décembre, plus de deux millions de personnes défilent dans les rues de Téhéran pour protester contre le régime du Chah. Ce dernier, affaibli par la maladie et abandonné par les grandes puissances étrangères, vit retranché dans le palais du Niavaran. Face aux chaos qui ne cesse de s’accroître et contre l’avis des officiers de la Savak, le Chah ordonne que l’armée cesse de tirer dans la foule. Il joue alors sa dernière carte : la nomination de Shapour Bakhtiar au poste de Premier Ministre qui lui demande de quitter l’Iran pour une durée indéterminée afin de calmer la situation. Le 16 janvier 1979, le Chah d’Iran quitte son Palais du Niavaran pour gagner l’Egypte. Il y meurt en le 27 juillet 1980 sans avoir jamais pu reprendre le pouvoir.

Parallèlement, l’ayatollah Khomeyni mène de l’étranger une propagande qui reçoit un écho de plus en plus favorable dans la société iranienne. La situation économique et politique allant de mal en pis, le Chah est finalement contraint de renoncer au pouvoir et de partir en exil. Le 1er février 1979, Khomeyni en exil depuis 1964, est accueilli triomphalement à Téhéran. Il se rend ensuite au grand cimetière de Behesht-e Zahra (le Paradis de Zahra en Persan) où il fait un discours livrant sa vision du futur de l’Iran : un futur où l’Iran serait une république nationaliste, anticapitaliste, antisioniste, anti-impérialiste et islamique, dont la législation s’inspirerait de la charia. Une fois installé à Téhéran, dans l’école Alavi, l’ayatollah Khomeiny, crée un gouvernement provisoire alternatif car il estime que celui de Shapour Bakhtiar n’est pas légitime. L’Iran se retrouve ainsi avec deux gouvernements. Shapour Bakhtiar, à cause des appels à manifester faits par Khomeiny, ne peut pas tenir le pays, d’autant qu’il se refuse à employer la violence. Khomeiny de son côté, cherche à séduire l’armée pour éviter d’entrer en conflit avec elle. Certains sous-officiers se joignent à la révolution, particulièrement parmi les cadets de l’armée de l’Air, tandis que les dirigeants restent fidèles au gouvernement en place. Mais le 9 février 1979, les tensions internes à l’armée ne pouvant plus être contenues, un conflit armé éclate à la garnison Doshan Tappeh entre la Garde Impériale et les cadets.

La population sachant que des combats ont lieu au sein de l’armée retourne dans la rue et viole le couvre-feu en continuant à manifester la nuit. Finalement le 11 février, l’armée décide de rester neutre dans le conflit, ce qui signifie la victoire pour l’ayatollah Khomeiny. Il fait annoncer à la radio la victoire de la Révolution. Le soir du 11 février 1979, l’Ayatollah Khomeyni est au pouvoir : c’est la fin de l’Empire d’Iran et la chute du gouvernement de Shapour Bakhtiar. Le coup d’Etat de Khomeyni a réussi : l’armée se rallie à lui pendant que les forces révolutionnaires s’emparent des télévisions et des radios. L’Occident assiste interloqué à la mise en place d’un ordre qui lui semble d’un autre âge : le nouveau pouvoir va bâtir une société basée sur l’application stricte du Coran. Le 31 mars, la République islamique est adoptée par référendum.

B. Les raisons structurelles de la révolution

1. Les origines économiques et sociales

Dans une analyse historique et sociologique, la crise révolutionnaire s’explique surtout par l’échec d’un système de développement. Depuis les années 50, date de l’arrivée au pouvoir du Chah, jusqu’aux années 70, la société iranienne connaît des mutations majeures. L’une des plus importantes est surtout l’urbanisation et la désertification : en 1956, 56% de la population active vit de l’agriculture et de l’élevage, contre 34% seulement en 1976. Durant la même période la population est passée de 19 millions d’habitants à 33 millions. La production de pétrole a connu un développement extraordinaire passant de 31 millions de tonnes en 1951 à 294 millions en 1974. L’augmentation des revenus qui en a résultée a été mise au service d’une industrialisation rapide et d’une intégration accélérée de l’économie iranienne dans le marché mondial (ce qui peut expliquer en partie la mise en place d’un régime hostile aux valeurs de l’Occident).

Ce développement rapide bouleverse l’économie traditionnelle du pays. Jusqu’en 1962, l’agriculture était dominée par le féodalisme. La stagnation de la production agricole a conduit de nombreux ruraux à s’installer dans les quartiers pauvres des villes. Ces nouveaux citadins, souvent jeunes, alphabétisés et ambitieux, ont joué un rôle décisif lors des émeutes révolutionnaires. L’artisanat et le petit négoce connaissent également des changements majeurs. Les projets de développement grandioses mis en œuvre par le régime de Pahlavi (importation de produits fabriqués, augmentation rapide du commerce international) les placent dans une situation financière difficile. Ces petits commerçants au mode de vie simple, souvent rétifs à l’occidentalisation imposée par le Chah, se regroupent dans des associations religieuses, qui constitueront pendant la révolution, un réseau d’entraide efficace. Mais c’est surtout le clergé qui a vu son pouvoir réduit considérablement : dans les décennies précédant la révolution, la sécularisation accrue de l’enseignement et de la justice, la suppression à la suite de la réforme agraire de 1962 d’une grande partie de ses biens, n’est pas pour rien dans l’hostilité qu’il entretenait vis-à-vis du pouvoir.

Le Chah pouvait néanmoins compter sur la bourgeoisie d’affaire composée d’anciens féodaux reconvertis dans les activités lucratives du commerce international et la nouvelle classe moyenne composée de cadres et d’employés des industries et de l’administration, gagnés à l’occidentalisation. L’accroissement de la classe moyenne fut considérable durant les années du régime Pahlavi. Aussi, lors de la crise pétrolière en 1974-75 qui freina la croissance et la consommation, l’ébranlement du mode de vie de cette couche sociale eu des conséquences sur son engagement dans la révolution.

Toutes ces composantes s’unirent pour sanctionner une crise générale de la société iranienne qui s’aggrava avec les grèves et les révoltes à répétition. Mais il ne faut pas homogénéiser les différents courants et les diverses aspirations. L’unanimité pour revendiquer le changement disparut dès le renversement du Chah. Mais l’affrontement entre des tendances multiples fut progressivement éliminé par le nouveau régime de Khomeyni qui imposait une ligne dominante (« la ligne de l’imam ») affermissant ainsi ses positions dans les mois qui suivirent la Révolution.

2. Les origines culturelles et religieuses

Nous avons vu les éléments économiques et sociaux, mais il faut aussi procéder à une analyse en termes culturels afin de comprendre pourquoi les événements ont abouti à l’instauration d’une république islamique. Cette analyse culturelle est plus proche du travail réalisé par Foucault qui souligne à plusieurs reprises les contradictions entre l’archaïsme des valeurs modernes prônées par le Chah et la réalité culturelle de l’Iran très imprégnée par l’islam non seulement en tant que religion mais aussi et surtout comme mode de vie. Foucault a bien compris qu’on ne peut pas saisir le déroulement de la révolution islamique si on néglige les traditions culturelles et religieuses qui en formèrent l’armature et servirent à légitimer l’instauration du nouveau pouvoir. Mais Foucault à la différence de ce qu’on va lire ici n’analyse pas l’aspect culturel comme dépendant de causes sociologiques plus profondes. Ce qui l’intéresse c’est la façon dont un peuple va plonger au plus profond de sa culture pour s’opposer au pouvoir.

En effet, malgré un culte de la personne propre à tout régime despotique, le Chah ne parvint jamais à imposer sa légitimité culturellement au peuple iranien. Son idéologie reposait sur deux piliers principaux qui ne furent jamais intégrés par la population : l’occidentalisation comme vecteur de modernisation et l’aryanisme.

Tout d’abord, l’occidentalisation des modes de vie prônée par le haut, ne reçut d’écho favorable que parmi les couches privilégiées de la population urbaine. Nombreux ont été ceux qui dénoncèrent une aliénation culturelle sous les termes de « civilisation de la Peykan » (voiture fabriquée à partir de pièces britanniques) ou encore d’« ouestoxication » (Qarbzadegi, titre de l’ouvrage de Jabal al-Ahmad, paru dans les années 1960). Ainsi deux cultures coexistaient dans l’Iran prérévolutionnaire soutenues par des catégories sociales bien différenciées : la culture occidentalisée prenait surtout place dans les quartiers chics des villes et la culture traditionnelle et majoritaire était stigmatisée car considérée comme un frein à la modernisation du pays. La révolution iranienne en prônant une islamisation des modes de vie, une répression en matière de mœurs et la révolution culturelle ne faisait que répondre à une crise sociale plus profonde.

Ensuite l’empire iranien de Pahlavi reposait sur l’aryanisme, c’est-à-dire sur l’exaltation des origines aryennes, multimillénaires, de la monarchie et du peuple iranien. Cette thèse ne séduisit qu’une frange restreinte d’intellectuels iraniens. Elle revenait à minimiser une grande partie de l’histoire nationale et religieuse, celle d’un Iran gagné progressivement à l’islamisation depuis la conquête arabe au milieu du VIIe siècle. La mise en avant de nombreux symboles de la civilisation indo-européenne avaient pour but d’affirmer l’ancrage de l’Iran dans un passé grandiose et donc d’affirmer la singularité de l’histoire nationale par rapport aux autres pays arabes. Le terme d’Iran (« pays des aryens ») remplaça le terme de Perse, et on donna des noms aux nouvelles villes témoignant de l’« aryanité » de la nation, telle Aryashahr (« la ville aryenne »). Or pour la plupart des Iraniens, cette valorisation d’un passé préislamique n’avait pas beaucoup de sens. L’islam n’avait pas seulement des dimensions religieuses, mais charriait avec lui des coutumes et des habitudes culturelles bien trop ancrées dans le mode de vie iranien pour disparaître du jour au lendemain. L’islam a donc bénéficié d’une conjoncture où l’identité vécue des Iraniens semblait menacée.

La puissance mobilisatrice de l’islam repose aussi sur deux traditions principales qui sont propres au chiisme duodécimain, le courant musulman dominant en Iran. Il a un poids important dans l’instauration de la République islamique. On peut retenir de ce courant deux principes : le principe de l’emâmat et l’exaltation du martyrisme.

Le principe de l’emâmat affirme qu’il a existé douze imams qui ont pu exercer un pouvoir juste et légitime. Les onze premiers imams sont tous morts dans des circonstances tragiques. Le douzième, Mohamad, a disparu et son occultation dure encore. Le peuple est donc dans l’attente de la parousie de cet imam caché, et durant cette attente, toute forme de gouvernement est nécessairement imparfaite. Pour guider leurs actes et leurs décisions, les croyants doivent se conformer aux oulémas reconnus les plus justes. Ces oulémas sont considérés comme des sources d’imitation.

Avec l’institution du chiisme comme religion d’État au début du XVIe siècle, il a fallu adapter le problème posé par la vacance du pouvoir légitime. Les premiers souverains se revendiquèrent comme les descendants de la lignée imamite fondatrice du chiisme. Puis les monarques qui se succédèrent, s’entourèrent d’oulémas afin d’apporter une caution religieuse à leur régime. Même le dernier Chah, qui mettait en œuvre une politique de laïcisation, avait sa propre « coterie » d’oulémas, qui cautionnait le pouvoir impérial. Cette division du clergé s’explique par le fait qu’il n’y a jamais eut d’unanimité sur la conduite politique à préconiser en l’absence de l’imam caché. On trouve ainsi deux positions : pour certains, la vacance du pouvoir des imams doit inciter à une certaine indifférence à l’égard du politique (c’est le cas de Chariat Madari que rencontrera Foucault lors de son voyage en Iran) ; pour d’autres, comme l’ayatollah Khomeyni, le dogme de l’emâmat impose de contester les tenants d’un pouvoir illégitime pour les remplacer par des hommes supérieurs matérialisant la religion et étant des modèles. Mais il n’est écrit nulle part que le gouvernement devait être exercé par les clercs : c’est une innovation dans le chiisme duodécimain apporté par Khomeyni et ses partisans. La Constitution de la République islamique a entériné cette interprétation de l’ emâmat en institutionnalisant la « souveraineté du juriste théologien » : « En l’absence de l’imam du temps – que Dieu approche sa réapparition – dans la République islamique de l’Iran, la gestion et la direction de la communauté sont confiées à un docteur du dogme juste, vertueux, conscient de son temps, courageux, qui possède l’autorité et l’expérience, accepté comme guide (imam) par la majorité du peuple ». Les prérogatives de ce guide sont considérables : il commande les forces armées et peut révoquer le président de la République.

L’exaltation du martyre est un autre trait original du chiisme duodécimain ; elle trouve son origine dans le mythe de la passion du troisième imam des chiites : Hussein qui fut tué dans des circonstances atroces par les troupes du calife omeyyade Yazid, en 680, à Karbala (dans l’actuel Irak). La commémoration du supplice du « prince des martyrs » s’exprime à travers des rituels doloristes : des processions de pénitents se flagellant avec les paumes des mains, des chaînes ou encore se meurtrissant naguère le cuir chevelu avec un sabre, mais aussi des cantiques commémorant le drame de Karbala. L’observance de ces rituels de deuil et d’affliction est, pour les croyants, un moyen d’obtenir l’intercession du prince des martyrs et d’accéder ainsi, le jour de leur mort, au paradis. Cette tradition martyriste et les rituels qui lui correspondent, véritable ciment de la culture populaire, ont constitué l’armature symbolique et organisationnelle des événements révolutionnaires. Le mythe de Karbala qui oppose les bourreaux aux victimes et exalte le sacrifice de soi, a été tout à la fois une grille de lecture de la réalité socio-politique et un modèle d’action pour la lutte : dans les discours des leaders religieux, comme dans les slogans des manifestants, les protagonistes du « drame » révolutionnaire étaient identifiés à ceux du drame de Karbala. Le « vendredi noir » du 8 septembre 1978, des jeunes gens présentèrent leur poitrine nue aux balles des militaires, se sacrifiant à l’image de Hussein. Notons enfin que les grandes manifestations qui entraînèrent le départ du Chah épousèrent la forme et le rythme des processions rituelles traditionnelles (organisation, posture des participants, rythme des pas et des slogans) ; elles culminèrent au mois de moharram (nov.-déc. 1978), date où l’on « fête » traditionnellement le martyr de Hussein.

II. Un « reportage » d’idées

A. Foucault journaliste

C’est huit jours après le « vendredi noir » du 8 septembre 1978 que Michel Foucault arrive à Téhéran, soit le samedi 16 septembre 1978. Foucault accomplit ce voyage dans le cadre d’un projet journalistique. En mai 1978, l’éditeur italien Rizzoli, traducteur de Foucault, devenu actionnaire du grand quotidien Corriere della sera, demande au philosophe une contribution régulière sous forme de point de vue. Foucault ne souhaite pas faire un travail de chroniqueur ou de journaliste de bureau, il préfère aller voir directement sur le terrain pour réaliser un authentique travail journalistique. Il affirme qu’il « faut assister la naissance des idées et à l’explosion de leur force : et cela non dans les livres qui les énoncent, mais dans les événements dans lesquels elles manifestent leur force, dans les luttes que l’on mène pour les idées, contre ou pour elles » [5].

Foucault présente ce travail journalistique, qu’il souhaite également collectif, (il réunit autour de lui quelques philosophes comme Glucksmann ou Finkielkraut) comme une série de « reportages » d’idées. Contre ce qu’affirment les post-modernistes, à savoir la fin des grandes idéologies, Foucault prétend que « le monde contemporain (…) fourmille d’idées qui naissent, s’agitent, disparaissent ou réapparaissent, secouant les gens et les choses ». Mais la nouveauté est que cela se fait « à l’échelle mondiale et, parmi bien d’autres, des minorités ou des peuples que l’histoire jusqu’à aujourd’hui n’a presque jamais habitué à parler ou à se faire écouter » [6]. Il faut donc passer à une nouvelle façon de voir les idées. Elles ne dirigent pas des individus qui les reçoivent passivement : « ce ne sont pas les idées qui mènent le monde », mais c’est « le monde [qui] a des idées », ce sont les individus qui se servent de ces idées. La pensée est donc fondamentalement un outil que l’on doit associer à l’événement. Le sens des reportages d’idée est de lier « ce que l’on pense » avec « ce qui advient ». C’est pourquoi, conclut Foucault, « les intellectuels travailleront avec des journalistes au point de croisement des idées et des événements » [7].

Dès le lendemain de son arrivée, Foucault réalise un véritable travail de reporter. Il rencontre des membres de l’opposition démocratique, des militaires, des étudiants et des islamistes. Il parcourt les rues, prend des notes, questionne la population. Une semaine plus tard, il est de retour en Europe. Il rédige six articles pour le Corriere [8] et un article pour Le Nouvel Observateur [9] qui en reprend quelques éléments.

Le 7 octobre 1978, l’ayatollah Khomeyni s’installe à Paris après avoir passé quatorze ans d’exil en Irak. Michel Foucault parmi de nombreux autres journalistes cherche à entrer en contact avec lui afin de savoir ce que ce haut dignitaire religieux invoqué par son peuple en révolte, souhaite pour son pays. Dès cette époque Foucault comprend très bien que Khomeyni n’est pas que le nom d’un drapeau et que le religieux a des ambitions politiques : « toute l’agitation du week-end autour de la résidence à peine clandestine de l’ayatollah dans la banlieue de Paris, les allées et venues d’Iraniens ‘‘importants’’, tout démentait cet optimisme un peu hâtif ; tout prouvait qu’on croyait à la force du courant mystérieux qui passe entre un vieil homme exilé depuis quinze ans et son peuple qui l’invoque » [10].

Un mois plus tard son premier voyage, Foucault retourne à Téhéran du 9 au 15 novembre 1978. Bani Sadr, que Foucault va consulter juste avant son second départ raconte que Foucault « voulait comprendre comment pouvait se produire cette révolution qui se déroulait sans référence à une puissance étrangère et qui soulevait toute une nation malgré la distance qui sépare les villes, les difficultés de communication. Il voulait réfléchir à la notion de pouvoir » [11].

Cette fois-ci, il va voir des représentants de diverses catégories de travailleurs en grève comme des ouvriers du pétrole ou des privilégiés des classes moyennes. Au terme de cette série de « reportages », davantage sociologiques peut-être, du moins dans la méthode d’investigation, Foucault publie deux nouveaux articles dans le Corriere [12]. Dans ces articles, Foucault cherche les fondements de l’attachement charismatique de l’ayatollah à son peuple. Selon lui, « Khomeyni est le point de fixation d’une volonté collective », « ce n’est pas un homme politique : il n’y aura pas de parti Komeyni, il n’y aura pas de gouvernement Khomeyni » [13]. Un peu plus bas, il conclut néanmoins à propos du mouvement iranien : « c’est peut-être la première grande insurrection contre le système planétaire, la forme la plus moderne de révolte. Et la plus folle ». Sur ce point, on ne peut pas dire qu’il avait tout à fait tort.

Mais la controverse n’attend pas cette seconde série d’articles pour s’installer dans les journaux français. Le Nouvel Observateur publie la lettre d’une lectrice iranienne qui s’indigne de l’article paru le 16 octobre, « A quoi rêvent les Iraniens ? ». Cette lectrice exprime son désespoir face à l’idée d’un ‘‘gouvernement islamique’’ scandé par les manifestants. Elle critique ce retour aux sources populaires et à la spiritualité islamique en évoquant la situation en Arabie Saoudite qui tranche les mains et les têtes des voleurs et des amants et déplore que Foucault « semble ému par la ‘‘spiritualité musulmane’’ qui remplacerait avantageusement la féroce dictature affairiste aujourd’hui chancelante » [14]. Foucault répond à cette lectrice : « Puisqu’on a manifesté et qu’on s’est fait tué en Iran au cri de ‘‘gouvernement islamique’’, c’était un devoir élémentaire de se demander quel contenu était donné à ce terme et quelle force l’animait. J’ai indiqué, d’ailleurs, plusieurs éléments qui me semblent peu rassurants » [15]. Il reste dans une démarche où il décèle ce qu’il y a derrière l’idée de ‘‘gouvernement islamique’’ et qui justifie que l’on puisse risquer sa vie pour elle. Comme le journaliste, Foucault veut aller voir derrière cette idée pour comprendre la diversité des motifs qu’elle cristallise, pour comprendre au fond pourquoi des individus différents se retrouvent derrière cet appel à l’islam. Or ce qu’il remarque, c’est que les individus ont à la fois des visions hétérogènes de cet idéal quant à sa réalisation, mais quant à son souffle, quant à sa racine, c’est-à-dire l’opposition au régime du Chah, le soulèvement iranien est le fruit d’une volonté collective.

Quelques mois plus tard, le 1er février 1979 plus exactement, l’ayatollah Khomeyni part pour l’Iran. Foucault est présent à l’aéroport. Le 13 février, il donne un nouvel article au Corriere della sera [16]. Foucault s’interroge sur l’avenir de l’Iran : il veut « saisir ce qui est en train de se passer », et non pas faire « l’histoire du futur », ni « prévoir le passé » [17]. Les articles de Foucault décrivent une situation. Ils ne cherchent pas à prédire l’avenir. Comme le souligne D. Eribon dans son autobiographie, Foucault s’est laissé fasciné par la révolution iranienne, mais c’était le cas de tous les observateurs. « On a beaucoup parlé de l’engagement de Foucault ‘‘en faveur’’ de l’Iran. Mais peu nombreux sont ceux qui ont lu l’intégralité de ce qu’il a écrit. Car ces textes n’ont jamais été traduits » [18]. C’était du moins le cas jusqu’en 1994, date laquelle Gallimard réunit et publie les Dits et Ecrits de Michel Foucault. Or à la lecture de ces textes, on peut s’apercevoir que Foucault, même s’il ne portait pas dans son cœur le régime impérial du Chah d’Iran, il ne cédait pas non plus à l’optimisme d’un retour à la séparation du politique et du religieux une fois la révolution terminée. On peut effectivement parler d’une certaine fascination, mais pas d’un aveuglement. Comme le souligne son compagnon Daniel Defert, Foucault « scandalise en montrant que sous la subversion politique s’annonce un profond mouvement religieux » [19]. Eribon ajoute que Foucault ne fait que ce constat et qu’espérer un avenir différent pour l’Iran.

Peut-être alors faut-il voir le motif du scandale ailleurs. Foucault a voulu se faire journaliste-philosophe, or si on peut pardonner au journaliste de se laisser fasciner un temps par les événements et d’espérer en un avenir meilleur, ce manque de distance et de lucidité est impardonnable pour un philosophe. Deux journalistes : Claudie et Jacques Broyelle, dans « A quoi pensent les philosophes ? » [20] le rappelleront de manière acerbe à Foucault. Prenant son article « A quoi rêvent les Iraniens ? » à contre-pied, ils partent de la manifestation des femmes, le 8 mars 1979 à Téhéran où l’on entend scander « A bas Khomeyni ». Ces femmes protestent contre le port du voile obligatoire et contre les premières exécutions d’opposants par les groupes islamiques paramilitaires. Ces premières violences du gouvernement Khomeyni, sur fond d’une analogie entre les allégeances des intellectuels de gauches pour les régimes communistes, servent d’éléments à charge dans le procès de Foucault qu’on accuse un peu vite d’avoir soutenu aveuglement Khomeyni.

A ces journalistes Foucault refuse de répondre : d’une part, « parce que de « ma vie », je n’ai jamais pris part à une polémique. Je ne compte pas commencer maintenant » [21] et d’autre part, parce qu’on « me ‘‘somme de reconnaître mes erreurs’’ », ce qui sont des manières de faire inquisitoires, qui ne cherchent pas à comprendre mais à faire avouer pour condamner.

Foucault publie ensuite une lettre ouverte au Premier ministre du « gouvernement islamique », Mehdi Bazargan, dans laquelle il lui rappelle une discussion qu’ils ont eue. Foucault se souvient que le Premier ministre exprimait l’espoir de trouver dans l’Islam une garantie réelle des droits de l’homme et non pas seulement une excuse pour opprimer les individus.

La polémique prend fin par un long article publié le 11 mai 1979 dans Le Monde sous le titre « Inutile de se soulever ? ». Foucault y définit le rôle de l’intellectuel comme l’opposé du stratège, à savoir de celui qui justifie n’importe quels moyens pourvu qu’il parvienne à sa fin. Foucault veut partir des moyens, des outils, des idées dans leur dimension concrète, plurielle, singulière. Dans cette tâche, il est possible de perdre de vue les ruptures historiques et les limitations de la politique, mais l’enjeu est d’éviter de juger a priori, à partir de la catégorie dans laquelle s’insère un individu.

Il justifie ainsi son travail : « Intellectuel, je suis. Me demanderait-on comment je conçois ce que je fais, je répondrais : si le stratège est l’homme qui dit : ‘‘qu’importe telle mort, tel cri, tel soulèvement par rapport à la grande nécessité de l’ensemble et que m’importe tel principe général dans la situation particulière où nous sommes’’, eh bien il m’est indifférent que le stratège soit un politique, un historien, un révolutionnaire, un partisan du shah ou de l’ayatollah ; ma morale théorique est inverse. Elle est ‘‘antistratégique’’ : être respectueux quand une singularité se soulève, intransigeant quand le pouvoir enfreint l’universel. Choix simple, ouvrage malaisé : car il faut tout à la fois guetter, un peu au-dessous de l’histoire ce qui la rompt et l’agite et veiller un peu en arrière de la politique sur ce qui doit inconditionnellement la limiter. Après tout, c’est mon travail : je ne suis ni le premier ni le seul à le faire. Mais je l’ai choisi » [22].

Ainsi se termine l’aventure journalistique de Foucault. Il refusera par la suite de réitérer l’expérience à de très rares exceptions près. Le journalisme ne laisse pas de place pour l’amateurisme et Foucault dans son texte « Pour une morale de l’inconfort » [23] rend hommage à ceux qui maîtrise un métier qui consiste à remettre en cause des certitudes, sans renoncer à ses convictions.

B. Le premier voyage : du 16 au 24 septembre

C’est à partir d’août 1978 avec l’incendie du cinéma Rex d’Ababan que l’attention internationale est attirée par les événements d’Iran. Avant d’entreprendre son voyage, il a étudié la situation de l’Iran à travers les livres de Henri Corbin. Il connaît déjà les atrocités de la Savak pour être déjà intervenu en faveur des opposants iraniens. On ne peut donc pas le suspecter de dilettantisme.

Foucault arrive en Iran juste après les événements du « vendredi noir », l’armée a alors tiré sur la foule massée sur la place Djaleh faisant ainsi des milliers de morts. Fin septembre et début novembre : le pouvoir libère 1200 prisonniers politiques, l’université de Téhéran est occupée par des étudiants. Des émeutes et des fusillades éclatent un peu partout dans le pays.

« L’armée, quand la terre tremble » est le premier article publié par Foucault sur la révolution iranienne. Cet article s’ouvre sur un contraste. Après le tremblement de terre de 1968 et la destruction totale de la ville de Ferdows, la ville a été reconstruite à deux endroits différents : d’un côté l’administration en place a établi des plans officiels, de l’autre les artisans et les agriculteurs ont rebâti avec l’aide d’un religieux leur village. Ils lui ont donné comme nom : Islamieh.

On a là un exemple flagrant de la fracture politique qu’il existe entre les notables du ministère de l’Equipement et les gens du peuple dont les aspirations sont complètement ignorées par le pouvoir. Foucault compare ce tremblement de terre au désastre du « vendredi noir » lorsque « le sol de Téhéran a tremblé sous les chenilles des chars » [24]. Il continue ainsi : « La terre qui tremble et détruit les choses peut bien rassembler les hommes ; elle partage les politiques et marque plus nettement que jamais les adversaires » [25]. A quoi peut-on s’attendre ? A l’escalade de la violence : « le pouvoir croit possible de détourner vers les fatalités de la nature la grande colère que les massacres du vendredi noir ont figée en stupeur, mais n’ont pas désarmée. Il n’y réussira pas » [26].

Un peu plus loin, Foucault montre la complexité de la situation dans laquelle s’est enfermée le Chah. L’armée sur laquelle il s’appuie n’a pas de base sociale cohérente, elle n’aide pas non plus le développement économique du pays : « il n’existe pas en Iran de structure économico-militaire solide » [27]. De plus, les officiers supérieurs de l’armée dans l’opposition que rencontre Foucault font état de la difficulté de faire tirer des soldats iraniens sur d’autres Iraniens. L’armée a beau être anti-marxiste, elle sait bien que les Iraniens sur lesquelles elle a l’ordre de tirer, sont des « frères », des commerçants, des employés, des chômeurs. Certains soldats après avoir tirer le « vendredi noir » se sont ensuite suicidés.

La révolte se place sous le signe de l’islam. Or toute l’armée appartient à cet islam. Ainsi « les soldats et les officiers découvrent qu’ils n’ont pas devant eux des ennemis, mais au-dessus d’eux des maîtres » [28]. Cela ne signifie pas pour autant qu’elle va prendre le pouvoir. Foucault note avec justesse qu’elle est bien trop friable et divisée : « l’armée ne semble donc pas avoir en elle-même une force d’intervention politique (…). Elle peut ainsi permettre ou empêcher une solution. Elle ne peut en proposer ni en imposer une qu’elle aurait trouvée en elle-même » [29]. Foucault conclut que des deux clefs qui prétendent la faire tourner, la mieux ajustée n’est pas la clef américaine mais la clef islamique du mouvement populaire.

On voit dès ce premier article que l’intérêt de Foucault est focalisé sur la notion de pouvoir, sur la manière dont des individus choisissent à un moment donné de se révolter, ce que soulignait Olivier Roy. En revanche, on peut également souligner que Foucault ne néglige pas une analyse institutionnelle d’inspiration marxiste, puisqu’en étudiant la place de l’armée dans les institutions politiques, il cherche à savoir quels sont les acteurs qui peuvent peser dans le déroulement du conflit. Simplement, dans cette situation précise, il l’écarte au profit de la place plus centrale de l’islam.

Le deuxième article de Foucault s’intitule « Le chah a cent ans de retard » [30]. Il part de lieux communs occidentaux sur l’Iran : la crise de ce pays est souvent comprise comme une « crise de modernisation », la société traditionnelle n’arriverait pas à suivre la nécessaire modernisation, ce qui la conduirait à se replier sur son passé et ses croyances rétrogrades.

Foucault va interroger les Iraniens en partant de cette idée reçue, pour savoir ce qu’ils en pensent. En réalité, ce contre quoi les Iraniens se révoltent, c’est le régime impérial du Shah, régime caractérisé par trois éléments indissociables : la modernisation, le despotisme et la corruption. Dans son enquête il décèle quelque chose d’important : on n’a pas affaire en Iran à un rejet par des groupes retardataires d’une modernisation brutale, mais à un « rejet, par toute une culture et tout un peuple, d’une modernisation qui est en elle-même un archaïsme » [31]. Foucault continue dans la même page : « la modernisation comme projet politique et comme principe de transformation sociale est un Iran une chose du passé ».

Dans les révolutions traditionnelles, on constate une opposition entre différentes classes sociales. Or ce n’est pas le cas en Iran. On ne peut pas se contenter d’une analyse sociologique pour comprendre la révolution, parce qu’elle est l’expression de tout un peuple et de toute une culture. Le régime du Chah rend mécontents les grands propriétaires, comme les artisans et les petits commerçants, la classe riche comme la classe la plus défavorisée. Foucault place son analyse sur un plan culturel. L’échec du shah est en réalité l’échec d’un modèle : celui de la modernisation à l’européenne les pays islamiques. Le nationalisme développé par le régime, sous fond de mythification de la pureté aryenne, ne fait que célébrer la monarchie et non pas le peuple. Quant à la laïcité, elle s’oppose frontalement au fait que la religion chiite est le véritable principe de la conscience nationale. Ainsi, ces trois principes défendus par le régime : modernisation, nationalisme et laïcité trahissent les ambitions politique de la famille au pouvoir et ne sont pas au service de la population.

Cette famille est un tout petit clan de bénéficiaires qui exploite le pays pour son propre enrichissement. Elle se dote de sa police et de son armée, signe des contrats avec les Occidentaux. A l’origine, le Chah a pu s’installer au pouvoir grâce à l’appui des étrangers. Pour Foucault, on peut comprendre le peuple Iranien qui voit dans le régime Pahlavi un régime d’occupation, « un régime qui a la même forme et le même âge que tous les régimes coloniaux qui ont asservi l’Iran depuis le début du siècle » [32]. C’est pourquoi, il voit comme un archaïsme le projet de modernisation, il s’agit du « rêve vieillot » de vouloir ouvrir ce pays par la laïcisation et l’industrialisation, un rêve de colonisateur. On pourrait très vite mal interpréter ces termes, mais Foucault ne dit jamais qu’il faut renoncer à la modernisation ou à la laïcité, il dit qu’il faut renoncer à vouloir l’imposer de cette manière brutale et archaïque de colonisateur.

« Téhéran : la foi contre le chah » [33] est le troisième article de Foucault. Le titre proposé à l’origine par Foucault était celui de « Dans l’attente de l’Imam ». Il faisait référence au douzième imam de la tradition chiite (voir ci-dessus). Cet article porte l’empreinte de la rencontre que Foucault a fait de l’ayatollah Chariat Madari à Qom, le 20 septembre 1978. Religieux et philosophe, âgé alors d’un peu plus de 80 ans, ce haut dignitaire chiite était attaché à une conception spirituelle du chiisme qui ne pouvait pas revendiquer l’exclusivité du pouvoir temporel. Cet entretien convainquit Foucault que le pouvoir en Iran ne pouvait pas devenir théocratique. Chariat Madari s’opposa ensuite à Khomeyni en février 1979. Il finit ses jours en résidence surveillée.

L’article commence par remarquer l’importance de l’urbanisation ses dernières années : en dix ans, la population urbaine est passée de neuf à dix-sept millions. Cette urbanisation a conduit une grande partie des Iraniens, souvent les plus pauvres, a changé radicalement de mode de vie. L’administration les a coupé brutalement de leur existence traditionnelle. L’islam est donc devenu le moyen de retrouver une identité perdue. Il est très ancré dans la société iranienne : c’est lui qui depuis des siècles règle la vie quotidienne et les relations familiales. Il constitue une « valeur refuge » selon un sociologue Iranien que cite Foucault.

Après le « vendredi noir », il y a eu la commémoration religieuse. C’est un moment où les groupes s’unissent autour de l’islam. Il y a eu tout au long de l’année 1979, un cycle de violence, de deuils, de commémoration, puis à nouveau des révoltes. Devant cette violence politique du régime, la population se retrouve dans la religion, et c’est presque naturellement qu’elle réclame un « gouvernement islamique » car c’est tout ce qui lui reste.

Les mosquées jouent le rôle important de relais. Les mollahs dans leurs prêches parlent furieusement contre le Chah, les Américains et l’Occident. Ils appellent la population à lutter contre ce régime. Pour propager cet appel, ils utilisent des haut-parleurs dans la rue. Ils font également circuler des cassettes de leurs prêches à travers le pays.

Les Iraniens sont à 90% chiites. Selon l’emâmat, ils attendent le retour de l’imam pour qu’il fasse régner un ordre juste. Mais cela ne les empêche pas de se battre pour un bon gouvernement. Le chiisme à travers la religion donne aux Iraniens une ardeur politique. Ils doivent défendre la religion contre le pouvoir. Les religieux traduisent en réalité les colères et les aspirations de leur communauté. Il n’y a pas d’organisation hiérarchique de l’autorité religieuse, aussi quand ils dénoncent l’injustice, le peuple les écoute.

Cela ne signifie pas pour autant que les mollahs soient des révolutionnaires. Le chiisme n’est pas une idéologie qui traverse le peuple, elle n’est pas qu’un simple vocabulaire à travers lequel doivent passer les aspirations politique, mais elle est « la forme que prend la lutte politique dès lors que celle-ci mobilise les couches populaires » [34]. Elle est une « force » pour Foucault, c’est-à-dire une forme d’expression, une manière d’être ensemble, d’écouter et de parler : elle permet de se faire entendre des autres. En d’autres termes, l’Islam est une religion qui est une force irréductible au pouvoir de l’Etat. Elle a une autonomie spirituelle qui la distingue du temporel. En cela, elle peut être le réceptacle et le vecteur de la contestation.

Le quatrième article de Foucault s’intitule « Retour au prophète ». Il sera repris et augmenté de quelques ajouts dans l’article du Nouvel Observateur intitulé « A quoi rêvent les Iraniens ? » [35]. Foucault revient sur les enjeux géostratégiques : l’Iran est un enjeu important pour les Américains à cause du pétrole que son sol recèle. Mais il y aussi, en pleine guerre froide, la peur des Soviétiques.

Il fait ensuite allusion à sa rencontre avec Khomeyni qu’il a faite en France durant le moi d’octobre. Foucault a probablement été vivement impressionné par la personne du Chah : « voilà qu’hier, à Paris où il s’était réfugié et malgré bien des pressions, l’ayatollah Khomeyni a ‘‘cassé la baraque’’ » [36]. Il parle également d’une joute entre deux personnes : le roi et le saint. Pour l’opinion internationale, Khomeyni devient le porte-drapeau de la révolution. Mais Foucault comprend qu’il y a plus : tous les mouvements autour de l’ayatollah laisse penser qu’il se trame des enjeux politiques derrière les enjeux religieux.

La révolution iranienne pour beaucoup d’observateurs ne laissait pas paraître ce que les Iraniens voulaient réellement une fois le régime du chah tombé. Mais Foucault en se promenant à Téhéran et à Qom, en discutant avec des étudiants, des intellectuels et des religieux, note que ce que le peuple iranien veut, c’est moins la révolution que le « gouvernement islamique ». Or ce n’est pas un hasard car c’est exactement ce que demande l’ayatollah Khomeyni. L’islam chiite est particulier. L’Iran n’est pas arabe ni sunnite. C’est un pays donc moins sensible à l’islamisme ou au panarabisme a priori. Le terme « gouvernement islamique » est donc problématique. Foucault prétend que « personne, en Iran, n’entend [par gouvernement islamique] un régime politique dans lequel le clergé jouerait un rôle de direction ou d’encadrement » [37]. Le futur détrompera cette vision peut-être hâtive de l’indépendance du spirituel et du temporel en Iran, vision qui peut s’expliquer par l’entretien avec l’ayatollah Charriat Madari, qui comme on l’a dit, ne pense pas que le spirituel et le temporel aient intérêt à se chevaucher en Iran, mais que le clergé garde une fonction critique vis-à-vis du politique.

Par « gouvernement islamique », il faut entendre deux choses nous dit Foucault :

un idéal : revenir à ce qu’était l’islam au temps du prophète, mais aussi avancer vers un point lumineux où la fidélité au Coran pourrait se substituer au maintien de l’obéissance. Cela suppose une méfiance à l’égard du légalisme et une foi dans la créativité de l’islam ;

une volonté politique : la politisation de structures indissociablement sociales et religieuses, une ouverture de la politique à une dimension spirituelle.

Le « gouvernement islamique » comme idéal est plutôt le versant négatif de ces termes. Il recouvre les idéaux de la démocratie bourgeoise défendus par les philosophes des Lumières : la valorisation du travail, le respect des libertés, des décisions politiques prises à la majorité, de la liberté de critiquer ses gouvernants. Foucault ne dénigre pas les idéaux des Lumières, mais il sait ce qu’au nom de ces principes, l’Occident a colonisé, tué ou torturé : « on dit souvent que les définitions du gouvernement islamique sont imprécises. Elles m’ont paru au contraire d’une limpidité familière, mais, je dois dire, assez peu rassurante » [38]. Le mouvement qui souhaite donner aux structures traditionnelles de la société islamique un rôle permanent dans la vie politique n’est pas du tout du goût de Foucault, et ce bien avant l’arrivée de Khomeyni en Iran. Derrière cet idéal, se dissimule un moyen de maintenir en activité des foyers politiques qui se sont allumés dans les communautés religieuses pour résister au Chah. Foucault souligne qu’on a là le principe d’une création politique. L’avenir malheureusement de le démentira pas : c’est exactement une création politique que l’ayatollah Khomeyni réalise lorsqu’il fait inscrire dans la Constitution de la République islamique, la « souveraineté du juriste théologien ».

En revanche, le « gouvernement islamique » comme volonté politique est davantage valorisé par Foucault. Il désigne l’introduction dans la vie politique d’une « dimension spirituelle », c’est-à-dire « faire que cette vie politique ne soit pas, comme toujours, l’obstacle de la spiritualité mais son réceptacle, son occasion, son ferment » [39]. On est ici moins proche de Khomeyni que de Chariati, ce religieux qui a fait ses études en Europe et qui connaissait les mouvements du christianisme de gauche. Selon lui, le vrai sens du chiisme n’était pas à aller puiser dans l’environnement institutionnel du clergé chiite, mais « dans une leçon de justice et d’égalité sociale prônée déjà par le premier imam ». Foucault continue ainsi : « je me sens embarrassé pour parler du gouvernement islamique comme ‘‘idée’’ ou même comme ‘‘idéal’’. Mais comme ‘‘volonté politique’’, il m’a impressionné » [40]. Ce qui fascine Foucault, c’est la façon dont l’islam parvient à politiser les problèmes actuels et l’ouverture qu’il permet à une dimension spirituelle. C’est moins sa capacité à proposer un idéal politique, que sa capacité à faire apparaître le pouvoir dans sa dimension oppressive.

Mais cette volonté politique pose deux problèmes. Le premier est celui de son intensité : cette volonté peut-elle déboucher sur une véritable révolution ? Le second est celui de son enracinement : cette volonté peut-elle rester un principe permanent d’opposition au principe politique ?

Foucault ajoute que ce sont deux autres questions qui le préoccupent davantage, plus personnellement (i.e. pour son travail de philosophe). Le premier est de savoir comment cette volonté d’un « gouvernement islamique » doit être perçue : une réconciliation entre le pouvoir d’Etat et la religion, une contradiction ou bien le seuil d’une nouveauté. Le second est celui de savoir quel est le sens pour ces hommes de rechercher une spiritualité politique au risque de leur vie, recherche dont nous avons oublié la possibilité depuis la Renaissance et les grandes crises du christianisme. Foucault termine son article par une phrase qui semble assez ridicule aujourd’hui : « J’entends déjà les Français qui rient, mais je sais qu’ils ont tort » [41].

Le cinquième article suite au premier voyage de Foucault en Iran s’intitule « Une révolte à mains nues » [42], il est aussi le premier d’une nouvelle série de quatre articles commandés par le Corriere della sera. Il s’ouvre sur la spécificité historique et géographique de ce qui se passe en Iran. Historiquement, parce qu’on se trouve au XXe siècle et par conséquent pour renverser un régime, il faut des armes, toute une organisation et une préparation. Géographiquement, car nulle par ailleurs qu’en Iran, une révolte n’a été faite par un peuple sans appareil militaire, sans avant-garde ni parti politique. Même en 1968, on n’a pas connu quelque chose de similaire : car le peuple a ici un but politique immédiat, le renversement du Chah.

Foucault insiste ensuite sur la rapidité du cours des événements. Il détecte trois causes de l’accélération du mouvement qui sont autant de paradoxes :

la population s’oppose à mains nues à l’un des régimes les mieux armés du monde et à une police qui est l’une des plus redoutables, cela fait dire à Foucault que « plus la crise décisive approche, mois le recours aux armes devient possible. Le soulèvement de toute une société a étouffé la guerre civile » [43]. Les soldats n’osent plus tirer ;

la révolte s’est étendue sans amener de conflits entre les opposants du régime, les différentes classes sociales demeurent unies ;

l’absence d’objectifs à long termes n’est pas un facteur de faiblesse, bien au contraire : « C’est parce qu’il n’y a pas de programme de gouvernement, c’est parce que les mots d’ordre sont courts qu’il peut y avoir une volonté claire, obstinée, presque unanime » [44].

De manière générale, on peut remarquer un « état de grève par rapport à la politique ». Il faut comprendre cet état en deux sens : le refus de faire fonctionner le système en place, mais aussi le refus de débattre de ce que doit être la future constitution. On peut appeler cela, la technique du hérisson : tous les piquants sont dehors. Tout est fait pour que les questions politiques de donnent pas prise à un jeu politique : la volonté politique du peuple iranien est de ne pas donner prise à la politique.

Foucault en tire « une loi de l’histoire » : « plus la volonté d’un peuple est simple, plus la tâche des hommes politiques est complexe » [45]. La politique prétend être l’expression d’une volonté collective, or on voit ici que ce n’est pas le cas. La politique ne peut avoir prise que là où il y a une volonté multiple, hésitante ou confuse.

Au moment où Foucault écrit, deux solutions se présentent. La première est celle d’Ali Amini, premier ministre du Chah, qui propose un compromis : le Chah doit se retirer provisoirement du pouvoir et laisser la politique reprendre ses droits. L’autre est celle de Karim Sandjabi, leader du Front national, l’un des partis de l’opposition : il propose l’organisation d’un référendum sur le rejet de la dynastie. Mais une troisième voix pose problème : celle de Khomeyni et des religieux qui le suivent. Ils ont soutenu une volonté collective et ne souhaiteront certainement pas que celle-ci soit transformée en une coalition politique. Aussi Khomeyni propose un autre référendum qui porterait sur l’adoption d’un « gouvernement islamique ». Cette stratégie toute politique, vise à éviter que les politiques ne s’opposent aux religieux, l’islam faisant partie intégrante de la révolte, et à limiter par avance le jeu politique par une forme de gouvernement assuré par les religieux.

Dans tous les cas repère Foucault, on se situe à un moment charnière de la révolution : il s’agit de savoir de quelle manière la volonté collective va céder la place au politique. « C’est le problème pratique de toutes les révolutions, c’est le problème théorique de toutes les philosophies politiques » [46].

Le dernier article faisant suite au premier voyage de Foucault s’intitule « Défi à l’opposition » [47]. Il avait proposé deux titres : « L’ordre a ses dangers » ou « Le week-end de Téhéran ». Il s’agit des samedi 4 et dimanche 5 novembre pendant lesquels les étudiants brisèrent et brûlèrent tout ce qui symbolisait la dynastie Pahlavi et l’Occident.

Selon Foucault, deux événements ont préparé ce week-end :

l’opposition s’est regroupée derrière l’ayatollah Khomeyni : le dernier rempart à cela, Karim Sandjabi, leader du Front national, a finalement accepté de déclarer la monarchie du chah illégale et illégitime, laissant ainsi le chah sans soutien même dans l’opposition ;

la presse officieuse soviétique a estimé que la revendication d’un gouvernement islamique en Iran était « dangereuse », ce qui prive l’opposition des appuis de l’URSS et donne à Khomeyni un crédit supplémentaire.

Il se livre à un exercice de spéculation : selon lui c’est le Chah et les Américains qui ont fait le coup. Ils pensaient joué sur la peur d’une radicalisation du mouvement de la part des opposants modérés et ainsi faire ressentir le besoin du retour à l’ordre. Pour cela, ils ont introduit un jeu de concurrence entre les groupes étudiants les plus politisés et ceux qui sont les plus religieux, misant sur une sorte de défi entre le radicalisme révolutionnaire et le radicalisme islamique. Pour cette raison également, et malgré la violence des manifestants, l’armée n’est pas intervenue pour réprimer l’opposition. Le Chah est ainsi réapparu comme le maître de l’ordre, un peu comme De Gaulle en mai 68, lorsqu’il a fui à Baden-Baden pour laisser l’impression d’une vacance du pouvoir.

Malheureusement, le Chah a en face de lui les religieux, les mollahs et l’ayatollah, qui eux ont d’autres ressources pour se mobiliser que l’émeute. Le Chah peut maintenir l’ordre dans la rue, mais pas dans la société. Foucault conclut : « Le mouvement religieux qui a fini par absorber toute l’opposition politique pourrait bien briser l’unité apparente de l’armée et passer l’alliance avec l’une de ses fractions. L’ordre a de ces dangers » [48]. Et c’est exactement ce qu’il va se passer.

C. Le second voyage : du 9 au 15 novembre

« La révolte iranienne se propage sur les rubans des cassettes » [49] est un article rédigé par Foucault lors de son second séjour en Iran. La presse internationale s’était rendue à Abadan en quête d’une classe ouvrière organisée qui, à son tour, après l’armée dont l’Occident avait attendu ou craint une solution, pourrait faire la décision.

Foucault commence par mettre en avant les fêtes du Moharram qui commencent le 2 décembre. Ces fêtes comme on l’a vu, mettent en avant l’exaltation du martyr, aussi il faut s’attendre à un regain de violence car c’est le moment « où les foules sont prêtes à avancer vers la mort dans l’ivresse du sacrifice » [50].

En prévision de cet événement, la solution s’est durcie et le 5 novembre, les militaires sont arrivés au pouvoir. La position de l’armée est délicate : elle doit investir le pays avec suffisamment de force pour limiter les effets du Moharram, mais elle doit rester mesurée pour éviter l’explosion du désespoir. Ce changement de cap a été suggéré par un petit lobby composé d’un général, d’industriels et de politiciens, non seulement parce que le Moharram arrive, mais aussi parce que les grèves s’étendent à tout le pays.

Foucault va étudier « sociologiquement » ces mouvements de grève en comparant ceux des privilégiés que sont les employés d’Iran air, avec ceux des ouvriers d’Abadan, pour finalement montrer que ce mode d’analyse n’est pas le bon. Il remarque en effet qu’il ne s’agit pas d’une question d’argent. Les ouvriers de la raffinerie ont reçus durant l’année une série de primes importantes. Quant aux pilotes d’Iran air, ils ne peuvent pas se plaindre de leur salaire. Par prudence, suppose Foucault, aucun ne réclame le départ du Chah, même si tous le désirent profondément. Ce qu’ils veulent, « c’est l’abolition de la loi martiale, la libération de tous les prisonniers politiques, la dissolution (…) de la Savak, la condamnation de ceux qui ont volé ou torturé » [51]. En réalité, la revendication ultime de la fin du régime impérial chacun considère que « c’est au peuple tout entier de la formuler » [52]. La révolution du régime n’est donc pas une revendication de classe, il s’agit d’une revendication populaire et nationale : « ils ne forment pas une grève générale, mais chacun s’assigne une fonction nationale » [53]. C’est moins pour paralyser l’Iran qu’ils font grève que pour défendre leur pays. Finalement, la revendication ultime du changement de régime n’est pas assumée par les grévistes mais elle est déléguée à l’ayatollah : « il suffit pour le moment que le vieux saint en exil à Paris le demande pour eux, sans défaillir » [54]. Cette délégation et ce nationalisme permettent la solidarité entre les individus. Ils permettent de transcender les inégalités sociales pour se retrouver unis dans un homme, une religion et une nation. Ce nationalisme explique aussi la xénophobie croissante au sein des groupes contestataires.

On a deux raisons principales à la vigueur du mouvement : d’une part grâce aux organisations locales clandestines et d’autre part grâce au point de cohésion hors du pays et du jeux politique interne à l’Iran qu’apporte Khomeyni. Que ce soient les ouvriers d’Abadan ou les pilotes d’Iran air, un homme et un seul conserve la confiance des Iraniens : Khomeyni. Le charisme de ce chef religieux qui demande de façon inflexible le départ du chah s’explique « dans l’amour que chacun nourrit individuellement pour lui » [55].

Le durcissement du régime du à l’arrivée des militaires dans les sphères du pouvoir n’a fait qu’attiser la révolte. La Savak, qui cherche à provoquer les manifestants pour leur attribuer ensuite les destructions, ne fait que souffler sur les braises en suscitant de nouvelles explosions comme celles qui ont eu lieu lors du week-end de Téhéran. L’armée elle-même doit intervenir pour amener les ouvriers de force au travail : mais elle ne peut pas les contraindre à travailler. La censure a été rétablie, laissant la place libre tout un réseau d’information qui s’est construit pendant les quinze ans d’obscurantisme du régime. Les cercles d’intellectuels, les téléphones, les cabinets d’avocat, mais surtout les cassettes sur lesquelles sont enregistrés les sermons et qui sont ensuite diffusés des terrasses des maisons, tout cela agit comme des contre-pouvoirs.

Les cassettes sont un élément clef de ces cellules de base de l’information : d’un côté le mollah fabrique devant les journalistes la vérité internationale de la grève mettant l’accent sur les revendications économiques, de l’autre il enregistre la vérité iranienne où tous les motifs sont uniquement politiques. Pour Foucault ces cassettes sont « l’instrument par excellence de la contre-information » [56]. Elles se trouvent facilement dans tout le pays, dans certaines rues des enfants marchent avec un magnétophone qui fait hurler les voix des mollahs.

Le dernier article de la deuxième série commandée à Foucault s’intitule « Le chef mythique de la révolte de l’Iran » [57]. On peut noter que Foucault souhaitait dans un premier temps intituler son article « La folie de l’Iran ». L’article s’ouvre sur un constat : la crise s’est étendue au pays tout entier. On assiste à un « rejet global » du régime, tout est remis en question : le développement économique, la domination étrangère, la modernisation, la dynastie, la vie quotidienne et les mœurs. Le pays n’a jamais été colonisé, mais a toujours été propice à des influences diverses, notamment de la part des Etats-Unis. Les partis politiques se sont inscrits dans des dépendances vis-à-vis de l’extérieur : le parti communiste est lié à l’URSS, le Front national ne fait rien sans l’accord des Américains. Ce qui fait dire à Foucault que « les partis politiques ont été victime de ‘‘dictature de la dépendance’’ qu’était le régime du chah » [58]. S’il n’y a pas eu de colonisateur occupant en Iran, il y a eu en revanche une armée nationale et une police considérable, ce qui a empêché les groupes politico-militaires opposés à la mise sous tutelle de l’Iran d’imposer leurs vues. Pour cette raison : « le rejet du régime est en Iran un phénomène de société massif » [59]. Il n’est pas pour autant confus, c’est ce qui fait sa force et la puissance de son extension à l’ensemble des catégories sociales du pays. Ainsi « aucun parti, aucun homme, aucune idéologie politique ne peuvent pour le moment se vanter de représenter ce mouvement. Personne ne peut prétendre en prendre la tête. Il n’a dans l’ordre politique aucun correspondant ni aucune expression » [60]. Ce mouvement n’est pas politisable, du moins pour l’instant.

Or « le paradoxe est qu’il constitue pourtant une volonté collective parfaitement unifiée » [61]. Même si ce pays est très étendu et très divisé géographiquement, notamment à cause de grands plateaux désertiques, on trouve néanmoins dans cette contestation une « formidable unité ». Cette volonté collective transcende les clivages sociaux. Elle veut une chose : le départ du Chah, mais qui signifie aussi tout le reste, à savoir : la fin de la dépendance, de la Savak, de la corruption, de la résurgence de l’islam, de la redistribution des revenus pétroliers, de nouveaux rapports avec l’Occident, bref un autre mode de vie. Si cette volonté collective va s’hétérogénéiser lorsqu’il va être question de politique, tant qu’on en restera à ce simple soulèvement au pouvoir, elle demeurera homogène.

Foucault compare la révolte iranienne à mai 68 : les Iraniens veulent tout. Mais si en mai 68, on parlait d’une libération des désirs, en décembre 78, ce sont des hégémonies planétaires dont on veut s’affranchir. Cet affranchissement n’est pas politique : qu’ils soient libéraux ou marxistes, les partis politiques apparaissent toujours soumis à ces hégémonies, mais c’est un affranchissement de la politique dont il s’agit.

Le rôle mythique de Khomeyni vient de cette troisième voie espérée en Iran. Khomeyni est un leader religieux qui de part l’attachement personnel et intense qu’il suscite détient un véritable poids politique. Pour Foucault le lien de ce personnage à son peuple tient à trois choses :

- il n’est pas là : il est en exil depuis 15 ans et ne veut revenir en Iran qu’une fois le Chah parti ;

- il ne dit rien : à part non au Chah, au régime et à la dépendance ;

- il n’est pas un homme politique : « il n’y aura pas de parti de Khomeyni, il n’y aura pas de gouvernement Khomeyni » [62].

Comme on l’a vu, c’est sur ce dernier point Foucault commet une erreur, puisqu’il y aura bien un gouvernement Khomeyni, après la proclamation de la République islamique. Son erreur est qu’il ne pense pas que Khomeyni puisse être tenté par abuser de son pouvoir politique du fait de son aura religieuse. Il reste persuadé qu’il existe une sphère spirituelle autonome qui n’a rien à gagner à se mêler de politique. Cela on peut l’attribuer à son entretien avec Chariati. On peut également le soupçonner de christocentrisme : on voit qu’il se laisse tromper par une conception occidentale du pouvoir religieux, de la séparation entre le spirituel et le temporel, alors que l’islam est une religion ayant avant tout une forte dimension politique. Dès son origine, l’islam n’a pas eu d’autres objectifs que l’expansion politique de la religion musulmane. L’aspect religieux de l’islam s’est donc généralement doublé d’un aspect politique, offensif et impérialiste jusqu’au début des Temps modernes, défensif et anti-impérialiste face aux Occidentaux depuis la fin du XIXe siècle.

On peut néanmoins rapprocher cette analyse du chef charismatique de La Société contre l’État de Pierre Clastres [63] qui montre que le chef charismatique est le point virtuel où se focalise l’image qu’une société « primitive » a d’elle-même dans la négation du pouvoir politique. Comme Clastres, Foucault décrit la révolte d’une société contre son État. Khomeyni incarne parfaitement ce chef invisible, silencieux et religieux. Mais le religieux et le politique vont de pair dans le chiisme : affirmer la religion, c’est une façon d’affirmer le politique. En ce sens, vouloir séparer un souffle religieux au sein d’une volonté collective et une volonté politique toujours particulière repose sur une vision partielle de l’islam chiite. Toute aussi partielle, que l’analyse sociologique rejetée par Foucault, qui s’empêche de saisir la dimension subjective du soulèvement.

Foucault termine son article en définissant la révolution au sens littéral comme « une manière de se mettre debout et de se redresser » [64]. Selon lui, ce n’est pas de cela dont il s’agit en Iran. On assiste plutôt une insurrection d’hommes non armés qui souhaitent soulever le poids de l’ordre du monde entier. Il fait ainsi preuve d’une plus grande lucidité politique lorsqu’il déclare que « c’est peut-être la première grande insurrection contre les systèmes planétaires, la forme la plus moderne de la révolte et la plus folle » [65]. Le peuple iranien ne veut pas seulement l’élimination du Chah. Il veut quelque chose de plus qui met dans l’embarras les hommes politiques. Ce mouvement pose un problème politique car il est traversé par le souffle d’une religion, une religion moins préoccupée par l’au-delà que par « la transfiguration de ce monde-ci » [66].

Si la religion veut agir dans ce monde, cela signifie que la religion a déjà ses réponses politiques toutes prêtes. Il est curieux que Foucault fasse ici ce constat clairvoyant sans pour autant en tirer des conclusions sur les dangers réels que pose une religion à vocation politique. Mais on peut néanmoins nuancer cet étonnement. D’une part Foucault parle d’une forme de révolte folle, qui échappe aux calculs de la politique, mais pas de la religion. Le peuple iranien n’est pas en attente de politique, mais de religion politique : c’est cela que Foucault qualifie de folie. D’autre part, en tant que journaliste, Foucault veut saisir ce qui est en train de se passer, il ne cherche pas à se faire le prophète de ce qui va arriver, ni à chercher dans le passé ce qui pourrait indiquer un possible danger de cette insurrection. Or ce qui est en train de se passer, c’est l’aspiration de tout un peuple à soulever le poids d’un ordre du monde qu’on leur impose et qu’ils subissent. Foucault souhaite respecter et saisir cette volonté collective dans son indétermination. Il donne davantage une photographie du présent qu’une histoire du futur. C’est pourquoi il n’insiste pas sur les dangers potentiels d’un mouvement animé par un souffle religieux. Ce mouvement, au moment où il le photographie, il ne l’analyse pas en terme de politique : sa réalité est d’être encore indéterminé politiquement, rejetant même le politique. Le prix à payer pour la vérité journalistique d’un événement est celui ex post de la vérité historique : pour voir et comprendre le présent, il faut mettre de côté ce qui va ou peut arriver.

D. Après la révolution du 11 février 1979

Suite à la révolution iranienne du 11 février 1979, Foucault publie dans le Corriere della sera du 13 février 1979, un dernier article qui s’intitule « Une poudrière appelée islam » [67].

Foucault commence par dire que les événements précédents le 11 février 1979 ne peuvent pas réellement entrer sous la catégorie de révolution. Il a fallu attendre des barricades, des réserves d’armes pillées et l’invasion du conseil des ministres par la foule pour que l’histoire pose « au bas de la page le sceau rouge qui authentifie la révolution » [68]. On assiste ainsi à un changement de décor, la politique reprend ses droits ainsi que la lutte des classes et l’organisation par le parti des masses populaires.

Foucault fait ensuite le bilan de ses articles : il a montré que le Chah était politiquement mort, que l’armée n’était pas suffisamment homogène pour constituer une force politique indépendante et que la religion ne ferait aucun compromis mais serait une force contre un régime, un mode de vie et un ordre du monde.

Ce qu’on voit apparaître à présent nous dit Foucault, c’est « la stratégie du mouvement religieux » [69]. L’histoire donne aux événements une nouvelle dimension : les longues manifestations parfois sanglantes mais toujours répétées étaient « autant d’actes juridiques et politiques » [70]. Les partis politiques, les Américains et l’armée ont finalement été contournés. Une scission dans l’armée a conduit une de ses parties à rejoindre l’ayatollah et à distribuer des armes à la foule. Le clash a ensuite été rapide : alors qu’on risquait une guerre civile, l’état-major a compris qu’une part importante de ses troupes ne lui obéissait plus, et qu’elle disposait d’arsenaux suffisamment abondant en armes pour les distribuer à des milliers de civils. Cela a conduit à un ralliement en bloc à l’ayatollah. Les chefs religieux ont ensuite demandé à ce qu’on rende les armes.

C’est à présent que les tractations politiques vont commencer. L’armée va retrouver un rôle majeur et ses différents courants vont se disputer le rôle de faire tenir le régime. Les marxistes-léninistes vont garder leurs armes pour peser dans le jeu politique.

Foucault souligne le résultat, rare au XXe siècle, auquel ce mouvement est parvenu : « un peuple sans armes qui se dresse tout entier et renverse de ses mains un régime ‘‘tout puissant’’ » [71]. On voit que Foucault, malgré les événements récents, continue à placer le soulèvement populaire au cœur de son analyse. Il ne le mythifie pas mais lui restaure sa véritable force. Il lui donne également un véritable poids dans la politique internationale : il a bouleversé « l’équilibre stratégique mondial » [72]. Sa force réside dans sa singularité, ce qui peut lui permettre également de s’étendre à d’autres pays du Moyen-Orient. « Comme mouvement ‘‘islamique’’, il peut incendier toute la région, renverser les régimes les plus instables et inquiéter les plus solides ». Car l’Islam n’est pas seulement une religion, mais « un mode de vie, une appartenance à une histoire et à une civilisation », c’est pourquoi il « risque de constituer une gigantesque poudrière, à l’échelle de centaines de millions d’hommes. Depuis hier, tout Etat musulman peut être révolutionné de l’intérieur, à partir de ses traditions séculaires » [73]. La révolution a montré que c’était l’islam qui était la source d’une redéfinition radicale des modes de vie. C’est à partir de cette période que Foucault va aller réinterroger les textes chrétiens des premiers siècles. Peut-être que la révolution iranienne lui a donné des idées pour chercher comment l’Occident, à son tour, pourrait se révolutionner de l’intérieur, à partir de ses traditions séculaires.

La conclusion de Foucault montre que l’islam est une force de mobilisation. Il fait cette hypothèse – qui aujourd’hui trouve une résonance dans l’actualité – d’un mouvement palestinien dont les dimensions ne seraient pas seulement politiques et juridiques (défendant les droits du peuple palestinien) mais qui bénéficierait du « dynamisme d’un mouvement islamique » [74]. Le moins que l’on puisse dire est que ce genre de conclusion, même si elle n’est pas fausse, fait quand même froid dans le dos, lorsqu’elle n’est pas entourée d’inquiétudes qui semblent ici plus qu’ailleurs, parfaitement légitimes.

III. Apologie de Michel Foucault

A. Une fausse polémique

Malgré un manque de prise de précautions, nécessaires lorsque l’on s’adresse à un public qui n’est pas familiarisé avec le discours propre à un champ scientifique, Foucault a été attaqué, il nous semble, injustement. Même si comme on a pu le voir, il ne prend pas parti de manière explicite contre le mouvement religieux, même s’il reste dans le descriptif et pas assez dans le prescriptif (ce dont on attendrait de la part un philosophe, mais qu’on aurait tôt fait de lui reprocher), il fait néanmoins un travail sérieux de journaliste et publie des articles bien informés et souvent très lucide sur la situation iranienne.

On a parlé, après la publication de ces articles, d’une polémique sur l’analyse de Foucault au sujet de l’Iran. Or Foucault n’a jamais voulu entrer dans ce jeu médiatique de la polémique. Il détestait profondément ces techniques d’inquisiteur qui consistait à faire avouer une faute en usant de stratagèmes perfides. Tout juste il répondra à une lectrice iranienne de manière succincte, afin qu’on ne fasse pas d’amalgame entre l’islam et le fanatisme religieux.

Un texte néanmoins est intéressant pour comprendre non seulement la méthode déroutante utilisée par Foucault, mais également les ressorts de la critique qu’il a essuyé par la suite. Il s’agit d’un entretien avec P. Blanchet et C. Brière publié sous le titre « L’esprit d’un monde sans esprit » [75]. A partir de ce texte, le critique Bernard Ulmann attribue des expressions ou des explications à Foucault empruntés à Claire Bruière et à Pierre Blanchet. Ainsi il conclut dans son article que « M. Foucault n’est après tout ni le premier ni le dernier des intellectuels occidentaux à entretenir quelques illusions sur les lendemains d’une révolution, que ce soit celle d’octobre 1917, celle des Œillets du Portugal, ou celle qui jeta à bas le trône des Pahlavi » [76].

Dans cet entretien, « L’esprit d’un monde sans esprit », c’est C. Brière qui commence par se demander pourquoi elle s’est laissée envoûter par la Révolution iranienne. Il faut rappeler qu’elle était avec P. Blanchet la correspondante de Libération en Iran. Or dans ce livre que ces deux journalistes ont écrit, Iran : la révolution au nom de Dieu, ils se montrent très enthousiastes vis-à-vis de la révolution, alors qu’au même moment, les premières exécutions d’opposants au nouveau régime de Khomeyni sont connues en Occident.

Foucault déplace tout de suite la question de C. Brière, préférant se demander pour commencer : « qu’y a-t-il donc d’un peu agaçant dans ce qui s’est passé en Iran pour toute une série de gens de gauche ou de droite ? » [77]. Pour l’Iran remarque Foucault, il n’y a justement pas eu de sympathie immédiate. Le mouvement iranien a provoqué un certain agacement. Par exemple, la révolte islamique a été qualifiée par certains journaux occidentaux comme « fanatique ».

Derrière cette irritation, on trouve un étonnement, voire un malaise qui surprend notre mentalité politique. Ce malaise est lié à notre entente courante du terme révolution. Pour nous, une révolution se caractérise par deux dynamiques :

une dynamique sociale : une contradiction interne à la société avec une opposition entre différentes classes ;

une dynamique politique : la présence d’une avant-garde, d’une classe, d’un parti ou d’une idéologie politique.

Ce qui agace en Iran, c’est qu’on ne retrouve aucune de ces deux dynamiques. On a un mouvement révolutionnaire qui n’exprime ni une lutte des classes, ni un parti ou une idéologie politique.

Les deux auteurs soulignent ensuite que lorsqu’on parle de révolution, on entend ce terme ordinairement comme un progrès. Or selon eux, le phénomène religieux remet en question cette idée. Il existe une ambiguïté entre la personne qui utilise le nom de Khomeyni comme un symbole, et celle qui l’utilise en tant que religieux convaincu. Il faut donc faire attention aux jeux de langage, c’est-à-dire selon ce concept de Wittgenstein, qu’il faut prêter une attention à la situation de l’énoncé.

Foucault répond en citant le livre de François Furet, Penser la révolution [78]. François Furet fait une distinction qui permet de débrouiller ce malaise dans lequel on se trouve face à une révolution atypique. Il distingue en effet deux choses :

l’ensemble des processus de transformation économique et sociale commençant avant la révolution de 1789 ;

la spécificité de l’événement révolutionnaire : c’est-à-dire ce que les gens éprouvent au fond d’eux-mêmes, ce qu’ils vivent, le théâtre révolutionnaire qu’ils fabriquent.

Pour l’Iran, c’est cette distinction que Foucault a appliquée. On a une société iranienne avec ses contradictions qu’il s’agit de prendre en compte. Mais l’événement révolutionnaire en tant qu’expérience intérieure et communautaire tout en s’articulant sur la lutte des classes, ne la manifeste pas de façon transparente. La position historique de la religion vis-à-vis de la politique en Iran n’a pas le rôle d’une idéologie qui sert à masquer les contradictions afin d’assurer une union sacrée entre des intérêts divergents. Le rôle de l’islam est d’être « le vocabulaire, le cérémonial, le drame temporel à l’intérieur duquel on pouvait loger le drame historique d’un peuple qui met son existence en balance avec celle de son souverain » [79].

Pierre Blanchet dit avoir été frappé par le fait que cette révolution correspondait au soulèvement de toute une population. Foucault renchérit en disant que cet événement révolutionnaire a fait apparaître quelque chose de rare dans une histoire : une volonté absolument collective. Foucault pensait qu’il ne s’agissait que d’un concept philosophique, que la volonté collective n’existait pas. Or il en a fait l’expérience en Iran : il a expérimenté la volonté collective d’un peuple. Cette volonté, Khomeyni par son sens politique, a su lui donner une cible : le départ du Chah. Il ne s’agit pas simplement d’un regain de nationalisme, même si le sentiment national très fort des Iraniens est une composante du refus radical qui s’exprimait. Une composante plus essentielle est le refus par un peuple de tout ce qui avait constitué jusque là son destin politique.

La suite de l’entretien est très intéressante car c’est Pierre Blanchet qui fait une comparaison avec la Révolution culturelle chinoise. Il était alors avec Claire Brière en Chine et déclare avoir eu « le sentiment qu’il y avait le même type de volonté collective » [80]. Mais ils s’apercevront ensuite d’avoir été berné. En conséquence, il faut éviter de s’émerveiller sur ce qui se passe en Iran. D’autant que Pierre Blanchet remarque une analogie entre le charisme de Khomeyni et celui de Mao Tsé-toung. Mais pour Foucault il faut faire une différence entre la Révolution culturelle et la Révolution islamique : si dans la première, il avait une lutte au sein du parti entre certains éléments et la population, dans la seconde ce n’était pas le cas, le seul affrontement était celui d’un peuple entier contre le pouvoir. Les manifestations, dans leur répétition permanente, avaient un sens intense, il s’agissait de manifestations au sens strict : « un peuple, inlassablement, rendait manifeste sa volonté » [81]. On peut trouver un lien dans ces manifestations entre l’action collective, le rituel religieux et l’acte de droit public. Foucault définit ainsi ce mouvement dans sa spécificité : « un acte, politique et juridique, collectivement accompli à l’intérieur des rites religieux – un acte de déchéance du souverain » [82]. C’est cela qui a fasciné Foucault avant tout dans la Révolution iranienne, le fait qu’il se trouvait devant l’expérience d’une volonté collective, voire générale qui luttait contre son souverain : c’était la population contre la raison d’Etat. Or si on lit les cours au Collège de France intitulés Sécurité, Territoire, Population, c’est exactement ce sur quoi Foucault travaille, et notamment l’analyse de la nouvelle naturalité de cette population que les gouvernants doivent prendre en compte comme objet d’une science politique.

Pierre Blanchet nuance un peu cette idée d’une volonté collective car il y avait derrière ce nom scandé par les manifestants : « islam ! », une multiplicité d’individus différents : des intellectuels, des étudiants, des couches moyennes qui ne voulaient pas aller trop loin et des éléments plus radicaux. Cette hétérogénéité Foucault ne la nie pas. Simplement, il concentre son regard sur le phénomène le plus important, à savoir le phénomène révolutionnaire en Iran. On a l’un des pays les mieux armés du monde, avec une police violente que les Etats-Unis soutiennent, qui a de fortes ressources en pétrole et dont pourtant, le peuple se soulève, affronte sans arme les mitrailleuses, alors même que les difficultés économiques n’étaient pas suffisamment importantes pour justifier une telle révolte. Ce qui intéresse Foucault c’est de savoir pourquoi à un moment donné des gens se lèvent et disent que ça ne va plus. Or selon lui, « l’âme du soulèvement » iranien est cette idée que non seulement il faut changer ce régime corrompu et dépendant de l’extérieur, mais aussi qu’il « nous faut nous changer nous-mêmes » [83], c’est-à-dire changer de mode de vie et de manière d’être. La religion a été la garantie pour les Iraniens de pouvoir changer radicalement leur subjectivité. Le chiisme distingue l’obéissance externe au code et la vie spirituelle profonde. Le changement de subjectivité pouvait s’opérer à travers l’islam, à l’intérieur de la pratique traditionnelle de l’islam qui constituait leur identité. Ainsi ils ont vécu la religion islamique comme une force révolutionnaire.

« Il y avait autre chose que la volonté d’obéir plus fidèlement à la loi, continue Foucault, il y avait la volonté de renouveler leur existence tout entière en renouant avec une expérience spirituelle qu’ils pens[ai]ent trouver au cœur même de l’islam chiite. On cite toujours Marx et l’opium du peuple. La phrase qui précède immédiatement et qu’on ne cite jamais dit que la religion est l’esprit d’un monde sans esprit. Disons donc que l’islam, cette année 1978, n’a pas été l’opium du peuple, justement parce qu’il a été l’esprit d’un monde sans esprit » [84]. Parce que le régime du chah laissait place à la corruption, à la soumission de l’Iran vis-à-vis de l’étranger, à la répression violente de la population, bref parce que ses principales caractéristiques étaient le cynisme et la vénalité, le peuple allant plonger dans ses racines les plus profondes, dans la religion islamique, a eu un sursaut moral, un besoin de réintroduire de la spiritualité et de la morale dans un monde qui en manquait.

C’est ce phénomène révolutionnaire que Foucault tente de saisir qui la fasciné. Il voit dans ce sursaut une lumière qui finira par s’éteindre dès que le politique reprendra ses droits, qu’il faudra à nouveau faire des compromis. Simplement ce qu’il faut mettre en avant, c’est qu’en amont du politique, il n’y a pas eu une alliance entre différents groupes politiques, ni entre deux classes sociales, mais il y a eu un phénomène collectif qui a traversé le peuple en son entier. Chaque Iranien qui défilait dans les rues était double : d’un côté, il avait son calcul politique et de l’autre c’était un Iranien soulevé contre son roi. Ces deux éléments ne se recoupent pas selon Foucault. Claire Brière appuie cette idée en soulignant que les Kurdes, pourtant sunnites, se revendiquaient Iraniens.

Pierre Blanchet fait ensuite une remarque intéressante : il émet l’hypothèse que le régime de Khomeyni devienne une république islamique autoritaire, et en ce cas souligne-t-il « on risque de voir de curieux retours en arrière » [85]. Il existe une ambivalence dans ce mouvement et le retour politique de Khomeyni : on peut dire que Khomeyni va chercher à détruire ses opposants et qu’ainsi il ne respecte pas la volonté d’une partie de sa population comme les marxistes, les partisans du Front national ou l’intelligentsia. Mais tout en étant vrai ce sera aussi faux. La bonne analyse du phénomène révolutionnaire iranien est celle qui n’essaye pas de décomposer ce phénomène en ses éléments constituants, celle qui essaie « de le laisser comme une lumière dont on sait bien qu’elle est faite de plusieurs rayonnements. C’est là le risque et l’intérêt de parler de l’Iran » [86], précise Foucault. Foucault vise explicitement les historiens qui pose un regard a posteriori sur les événements et négligent ainsi les subjectivités, comme par exemple cette Iranienne des beaux quartiers qui au contact de couches plus défavorisées ressent en elle monter un élan mystique, une émotion profonde. « Tout cela, regrette Foucault, deviendra un jour, aux yeux des historiens, le ralliement des classes supérieures à une gauche populaire, etc. Ce sera une vérité analytique » [87].

Au fond, si on devait trouver une origine à la controverse de Foucault sur l’Iran, on peut la trouver ici. Que fait Foucault ? Alors qu’on s’attendrait à avoir un schéma analytique d’une réalité déjà constituée, ce que donne ordinairement les historiens, Foucault nous donne à voir un présent qui est vécu subjectivement à la fois dans l’indétermination des événements et l’intensité des émotions. L’analyse de Claire Brière qui suit vient appuyer ce propos en montrant que les journalistes occidentaux avaient souvent une logique qu’ils plaquaient sur les événements, ce qui les empêchait de saisir la spécificité du mouvement. Par exemple, ils s’attendaient tous logiquement que le quarantième jour de deuil suivant le « vendredi noir », soit le jour d’un deuil très profond et douloureux. Or de nombreux magasins étaient ouverts et les gens n’avaient pas l’air endeuillé. Les Iraniens ont en fait repris leur souffle pour relancer le mouvement de façon plus intense. Elle compare le mouvement à un « rythme trépidant » : « le mouvement obéissait à un rythme qu’on pourrait comparer à celui d’un homme – ils marchaient comme un seul homme – qui respire, qui se fatigue, qui reprend son souffle, qui repart à l’attaque, mais vraiment avec un souffle collectif » [88]. C’est ce souffle collectif que le travail journalistique de Foucault tentait probablement de saisir et non pas une quelconque vérité analytique.

Foucault fait ensuite une remarque à propos de l’utilisation de l’arme du pétrole. Or il remarque que la grève et ses tactiques ne sont pas le fruit de calculs politiques faits à l’avance. Tout s’est fait sur place, par les ouvriers entre eux qui se sont coordonnés et qui ont fait circuler l’information de ville en ville. C’était au fond moins une grève que l’affirmation que le pétrole appartenait aux Iraniens et non pas au Chah : « c’était une grève de réappropriation nationale » [89].

Claire Brière souligne ensuite la contrepartie odieuse de l’unicité. Face à une volonté commune aussi puissante, il y a un conformisme qui s’en dégage, et on fait la chasse à celui qui n’est pas conforme. Ainsi pendant la révolution, il y a eu des actes et des propos antisémites et xénophobes virulents. L’unicité d’un mouvement fait sa force, mais sa faiblesse est de ne pas tolérer la moindre petite différence. Toute différence le menace, ce qui rend son intolérance nécessaire.

Foucault termine par une synthèse de l’entretien. Selon lui, l’intensité du mouvement iranien vient de deux choses :

une volonté collective politiquement affirmée ;

la volonté d’un changement radical dans l’existence.

Cette double affirmation prend appui sur des institutions qui portent une part de nationalisme et de chauvinisme. Elle ne peut pas faire autrement, car elles ont une force d’entraînement grande pour les individus. Face à un pouvoir aussi féroce, on ne peut pas partir de rien, ni être seul. Il reste un autre enjeu tout aussi important selon Foucault : savoir si ce mouvement unitaire va être capable de dépasser ces choses sur lesquelles il s’est appuyé. Ce mouvement va-t-il pouvoir effacer ces limites ou va-t-il les renforcer ? De nombreux Iraniens espèrent un retour de la laïcité et de pouvoir retrouver la vraie révolution. Ce que veut conserver Foucault de ce mouvement c’est le « tout autre chose » [90] vers quoi les Iraniens ont souhaité allé.

On voit par cet entretien que Foucault voulait s’intéresser à la révolution comme mouvement unitaire. Ce n’est pas la République islamique son objet d’étude, mais la Révolution islamique. Il faut bien faire la différence entre le processus et le résultat et ne pas juger ex post un événement qui était en lui-même riche de potentialités. A l’issue de cette discussion, on ne peut pas dire que Foucault s’est laissé berné par des illusions, au même titre que Sartre, qui en 1954 soutient que « la liberté de critique est totale en URSS » [91]. Foucault n’est pas un idéologue, mais un diagnosticien : il analyse ce qui se passe dans une société. Autrement dit, c’est un historien du présent : avec la même rigueur que l’historien, il ne juge pas positivement ou négativement un phénomène : il l’étudie pour lui-même. Mais contrairement à l’historien du passé, il ne dresse pas de schéma analytique de ce phénomène, il en trace le portrait en respectant sa dynamique propre, sa qualité d’événement ainsi que les subjectivités qui en sont à l’origine. Tout phénomène présent possède une potentialité et une singularité qu’il s’agit de conserver si l’on veut être au plus près de son sens et ne pas négliger la complexité de ses dimensions.

B. La réponse de Foucault

Suite à la (mauvaise) critique de cet entretien par Bernard Ulmann, journaliste de L’express, Foucault publie un ultime article le 11 mai 1979 dans Le Monde afin d’éviter de laisser planer le doute sur son travail journalistique.

Cet article s’intitule « Inutile de se soulever ? » [92]. Il commence par la mise en parallèle de deux phrases : l’une d’un manifestant Iranien de l’été 1978 qui se dit près à mourir pour le départ du Chah, l’autre de Khomeyni de l’été 1979 qui déclare que l’Iran doit saigner pour que la révolution soit forte. Ce qu’il faut éviter, c’est l’amalgame : juger le manifestant à partir des événements présents. Il ne faut pas condamner l’ivresse de la première phrase par l’horreur de la seconde.

Foucault le répète : si les soulèvements appartiennent à l’histoire, ils lui échappent. Aucun pouvoir ne peut avoir prise sur le mouvement d’un homme ou d’un peuple qui, estimant le pouvoir injuste, se révolte au risque de sa vie. « L’homme qui se lève est finalement sans explication » [93]. Il y a chez Foucault une mystique du soulèvement, quelque chose qui échappe à la raison. Il est irrationnel de préférer le risque de la mort à la certitude de l’obéissance. On peut lui reprocher cette mystique, mais pas de se prononcer en faveur de la République islamique.

Cette irrationalité du soulèvement est le point d’ancrage de toutes les formes de libertés qui sont acquises ou réclamées, un point d’ancrage qui est plus solide encore que la revendication des droits naturels. Derrière toute forme de pouvoir, il y a une possibilité pour que celui-ci n’agisse plus et que les hommes se soulèvent au mépris de leur propre vie.

Les soulèvements prennent facilement leur expression et leur dramaturgie dans les religions parce qu’ils sont à la fois en dehors et dans l’histoire. Les promesses de l’au-delà et l’attente du sauveur ont constitué pendant des siècles une façon de vivre les soulèvements.

Depuis la Révolution de 1789, on a considéré la révolution comme un soulèvement qui s’ancre dans une histoire rationnelle et maîtrisable. Elle a été le lieu d’une polarisation des espoirs. On lui a donné une légitimité, on a fait la critique de ses bonnes ou de ses mauvaises formes. Or Foucault veut en revenir à ce qui fait l’« énigme du soulèvement » [94]. Ce qu’il cherchait en Iran ce n’était pas les « raisons profondes » du soulèvement, mais « la manière dont il était vécu, (…) comprendre ce qui se passait dans la tête de ces hommes et de ces femmes quand ils risquaient leur vie » [95].Les Iraniens inscrivaient leur haine et leur volonté de renverser le régime dans une histoire rêvée à la fois religieuse et politique. Le rythme des manifestations épousait le rythme des cérémonies religieuses. Ce rythme renvoyait à une dramaturgie intemporelle où le pouvoir était toujours maudit. On a ainsi eu au XXe siècle, une superposition entre le religieux et le politique qui est assez proche de ce l’Occident a connu lorsqu’il a voulu inscrire les figures de la spiritualité sur le sol de la politique. En muselant le politique, le régime du Chah a acculé les révoltés à s’appuyer sur la religion.

L’élément religieux ne pouvait pas s’effacer au profit d’idéologies moins « archaïques », et ceci pour plusieurs raisons selon Foucault : un mouvement au succès rapide, un clergé dont l’emprise sur la population est forte et un contexte stratégique vis-à-vis des pays musulmans voisins. Ainsi les contenus imaginaires de la révolte ne se sont pas dissipés après la révolution. Ils ont été transposés sur la scène politique où on avait à la fois l’espoir formidable de faire de l’islam une grande civilisation et des formes atroces de xénophobie virulente, le problème de l’impérialisme et l’assujettissement des femmes.

Foucault insiste sur le fait qu’il ne faut pas confondre la spiritualité dont se réclamaient ceux qui allaient mourir et le gouvernement sanglant d’un clergé intégriste. On ne peut pas appliquer à la révolution iranienne cette « loi » des révolutions, selon laquelle la tyrannie était en puissance dans le cœur des manifestants. Les religieux iraniens instrumentalisent le mouvement pour donner une légitimité à leur gouvernement. En disqualifiant le mouvement, on lui fait subir la même violence que les mollahs dans le sens où, à chaque fois, on raisonne selon la peur de cet événement révolutionnaire. Il est donc important de faire ressortir ce qu’il y a de non réductible dans un tel mouvement et de menaçant pour tout despotisme, qu’il soit celui d’un chah ou celui d’un ayatollah.

Foucault s’explique dans cet article de ses positions : il n’a pas changé d’avis, simplement on peut être contre les tortures de la Savak sous le régime du Chah, et contre les violences politiques des mollahs sans remettre en cause le phénomène révolutionnaire en tant que tel. On ne fait pas la morale à quelqu’un qui risque sa vie contre un pouvoir en lui disant a posteriori qu’il est responsable du résultat, et que par conséquent il est inutile de se soulever au motif que ce sera toujours la même chose. On peut avoir raison ou tort de se révolter, mais quand on se soulève, il ne faut pas oublier qu’on a en face de soi une subjectivité qui s’introduit dans l’histoire et lui donne son souffle.

Cette subjectivité on la retrouve à plusieurs niveaux. « Un délinquant met sa vie en balance contre des châtiments abusifs ; un fou n’en peut plus d’être enfermé et déchu ; un peuple refuse le régime qui l’opprime. Cela ne rend pas innocent le premier, ne guérit pas l’autre, et n’assure pas au troisième les lendemains promis. Nul, d’ailleurs, n’est tenu de leur être solidaire. Nul n’est tenu de trouver que ces voix confuses chantent mieux que les autres et disent le fin fond du vrai. Il suffit qu’elles existent et qu’elles aient contre elles tout ce qui s’acharne à les faire taire, pour qu’il y ait un sens à les écouter et à chercher ce qu’elles veulent dire » [96]. C’est une question de réalité plus que de morale : « tous les désenchantements de l’histoire n’y feront rien : c’est parce qu’il y a de telles voix que le temps des hommes n’a pas la forme de l’évolution, mais celle de l’« histoire », justement » [97]. On a au début de la phrase une analogie curieuse : le peuple qui se soulève est comparé au délinquant et au fou. Selon Olivier Roy, le peuple « envoie le pouvoir à la nudité de sa seule force » [98]. Le révolutionnaire tout comme le fou et le délinquant, au moment où il se soulève, n’est pas porteur d’un ordre nouveau mais il dénude le pouvoir et le fait apparaître tel qu’il est. On a donc ici le principe de la subjectivité, une subjectivité qui est une réalité dont il faut tenir compte, car elle est historique et non pas biologique. Le temps humain est un temps spécifique, différent du temps de la nature. Il est une durée, une temporalité historiale pour reprendre les mots de Heidegger.

Mais il y a également un second principe qui est celui de l’exercice du pouvoir. Le pouvoir n’est pas par nature un mal selon Foucault. Simplement « le pouvoir, par ses mécanismes, est infini » [99]. Cela ne signifie pas qu’il est tout-puissant, mais que pour le limiter, les règles ne sont jamais assez rigoureuses : il faut toujours lui opposer des lois infranchissables et des droits sans restriction.

Foucault termine par donner une définition de l’intellectuel dont nous avons parlé plus haut : l’intellectuel a pour rôle de porter une attention à la singularité qui se soulève. L’intellectuel n’est pas celui qui spécule sur les idées et qui en oublie les individus. L’intellectuel est celui qui porte attention aux individus inscrit dans le concret d’une situation, qui se trouvent dans l’événement, toujours un peu au-dessous l’histoire (dont ils n’ont pas encore le déroulement chronologique) et un peu en arrière de la politique (dont ils n’ont pas encore toutes les clefs pour limiter inconditionnellement le pouvoir).

Epilogue

Pour terminer notre travail sur les relations entre Foucault et l’Iran nous pouvons mobiliser un dernier texte publié dans Le Nouvel Observateur [100] le 14 avril 1979. Il s’agit d’une « Lettre ouverte à Mehdi Bazargan ». Le 5 février 1979, Mehdi Bazargan a été chargé par Khomeyni de constituer un gouvernement. Le 7 février, un gouvernement islamique était proclamé. Le 17 commençaient les premières exécutions d’opposants par des commandos se réclamant de Khomeyni.

Mehdi Bazargan a rencontré Foucault en septembre 1978. Il représentait le médiateur entre le courant laïque des défenseurs des droits de l’homme et les religieux. Il fut lui-même en 1977 le fondateur du Comité de défense des libertés et des droits de l’homme en Iran. Il finit par démissionner de son poste suite à la prise d’otage de l’ambassade américaine à Téhéran par les étudiants khomeynistes.

Foucault s’adresse à lui en tant que responsable du gouvernement islamique. Il souhaite lui rappeler la discussion qu’ils ont eu ensemble en septembre. Mehdi Bazargan lui faisait alors part de son espoir de trouver dans l’islam une garantie réelle pour des droits de l’homme. Il en donnait trois raisons :

une dimension spirituelle : le gouvernement islamique ne désigne pas un gouvernement de mollahs mais la volonté d’un peuple de vivre autrement ;

une dimension historique : la force historique de l’islam le rend davantage capable de garantir des droits que le socialisme ou le capitalisme, plus récents (Foucault fait une précision importante : il s’agit de se défier du raccourci qui tendrait à déclarer tout gouvernement parce qu’il est islamique, essentiellement mauvais : le terme gouvernement est à lui seul suffisamment suspicieux pour qu’on éveille sa vigilance quelque soit le qualificatif ajouté après : démocratique, socialiste, libéral ou populaire) ;

une dimension morale : en fondant un gouvernement sur l’islam, on laisse possible une critique du gouvernement au nom de la religion, on a l’idée d’une sorte de désobéissance civile inscrite non pas dans la loi du pays mais dans la religion que le gouvernant partage avec les gouvernés. Foucault précise qu’il accorde beaucoup d’importance à cette idée. Non pas parce qu’il croit en la capacité des gouvernants à moraliser leurs actions, mais parce que le peuple, au nom des devoirs fondamentaux que nul gouvernement ne peut nier, peut leur imposer de respecter leurs devoirs.

Les rapports que partagent un peuple avec ceux qui les gouvernent sont primordiaux : le soulèvement du peuple, comme le moment où la puissance publique s’abat sur un individu sont fondamentaux. Le pouvoir en jugeant ses ennemis, s’offre au jugement du peuple. Dans un procès, la puissance publique se montre sans masque. Pour se faire respecter, elle doit se montrer respectueuse, en tout cas si le droit dont elle se prévaut est bien un droit qui défend le peuple et non qui le soumet au joug du souverain. Tout gouvernement doit accepter de se soumettre au jugement de tout homme dans le monde car « gouverner n’est pas un droit convoité, mais un devoir extrêmement difficile » [101]. Foucault conclut sur une espérance : un peuple qui s’est libéré avec tant de force du joug qu’on lui imposait ne doit pas avoir à le regretter.

En conclusion, on peut dire que cette lettre ouverte exprime une certaine déception vis-à-vis de la révolution islamique, qui est le corrélat logique de l’espoir qu’il y avait placé. Mais cet espoir est aussi la preuve de sa prudence et de son esprit d’ouverture face aux potentialités de cette révolution. On ne peut pas lui reprocher d’avoir été attentif à ces voix qui se soulevaient et de ne pas avoir condamner une révolution dont on ne pouvait pas prévoir l’issue. Cependant on peut être mal à l’aise lorsqu’il parle d’une « énigme du soulèvement », car en restaurant cet aspect ésotérique, il s’empêche de saisir le danger du mélange politique et religion, révolte et mystique. En voulant s’aménager une pierre de touche pour penser autrement, il réintroduit de la mystique là où l’on pourrait rechercher d’autres types d’explications. Si son analyse aide à saisir les raisons superficielles, au niveau de l’engagement de l’individu et ainsi de comprendre le mouvement dans sa globalité et dans son rythme, le prix à payer est la réintroduction du mythe et du grand récit dans la compréhension des acteurs. Foucault produit une analyse qui réintroduit le soupçon du mythe et du grand récit dans le champ du savoir, c’est-à-dire qu’il reconduit à traiter le mythe et le grand récit comme ayant une effectivité moderne. C’est d’ailleurs le trait souvent gênant des analyses culturalistes, qui croyant se défaire du grand récit, en reconstituent un autre selon les mêmes logiques.

L’autre reproche que l’on peut faire à Foucault est qu’il ne prend peut être pas suffisamment de précautions lorsqu’il avance dans son raisonnement. Il faut en effet distinguer deux choses : ce qui produit des « effets de savoir » et ce qui engendre des « effets d’opinion » [102]. L’analyse de Foucault est pertinente au niveau du savoir. En revanche, elle passe mal dans l’opinion, justement parce qu’elle requalifie le mythe, le grand récit, la religion positivement. Bien sûr cette requalification est faite avec de nombreuses subtilités intellectuelles, et un effort de déplacement des méthodes traditionnelles somme toute louable. Mais la publication espacée en plusieurs articles dans des journaux d’opinions se prête mal à ce genre d’exercice. Foucault a très bien compris cela, c’est pour cette raison d’ailleurs que sa tentative journalistique s’arrêtera là. Sa plus grande qualité est aussi peut-être ce qui l’a desservi dans cette controverse, à savoir son sérieux.

Nicolas Rouillot

Bibliographie

Afary, Janet et Anderson, Kevin B., Foucault and the Iranian Revolution. Gender and the Seductions of Islamism. Chicago et Londres, The University of Chicago Press, 2005, 346 p.

Cavazzini A. (dir.), Michel Foucault : L’Islam et la révolution iranienne, Mimesis, « La rose de personne », 2006.

Clastres P., La société contre l’Etat, Minuit, coll. « Critique », 2004.

Didier E., Michel Foucault, Paris, Flammarion, 1984.

Foucault M., Sécurité, territoire, population, Cours au Collège de France, 1977-1978, Paris, Gallimard, Le Seuil, 2004.

Foucault M., Dits et écrits, tome II, 1976-88, Quarto Gallimard, 2001.

Furet F., Penser la révolution, Paris, Gallimard, 1978.

Lanchet P. et Brière C., Iran : la révolution au nom de Dieu, Paris, Seuil, 1979.

Roy O., « L’énigme du soulèvement. Foucault et l’Iran » in Vacarme n°29, automne 2004.

Ulmann B., « Iran, la vengeance du prophète » in L’express, n°1449, 20/04/1979.

Notes

[1] Afary, Janet et Anderson, Kevin B., Foucault and the Iranian Revolution. Gender and the Seductions of Islamism. Chicago et Londres, The University of Chicago Press, 2005, 346 p.

[2] Ulmann B., « Iran, la vengeance du prophète » in L’express, n°1449, 20/04/1979.

[3] Roy O., « L’énigme du soulèvement. Foucault et l’Iran » in Vacarme n°29, automne 2004. http://www.vacarme.eu.org/article13...

[4] Ibid.

[5] Dits et écrits, tome II, texte n°250, « Les ‘‘reportages’’ d’idées », p. 707.

[6] Ibid.

[7] Ibid.

[8] Foucault M., « L’armée. Quand la terre tremble » (Corriere della sera du 28/09/1978), « Le Shah a cent de retard » (Corriere della sera du 01/10/1978), « Téhéran : la foi contre le Shah « (Corriere della sera du 08/10/1978), « Retour au prophète » (Corriere della sera du 22/10/1978), « Une révolte aux mains nues » (Corriere della sera du 05/11/1978), « Défi à l’opposition » (Corriere della sera du 07/11/1978).

[9] Foucault M., « A quoi rêvent les Iraniens ? » (Le Nouvel Observateur du 16/10/1978).

[10] Dits et Ecrits, tome II, texte n°245, « A quoi rêvent les Iraniens ? », p. 690.

[11] Eribon D., Michel Foucault, Flammarion, 1989, p. 304.

[12] Foucault M., « La révolte iranienne se partage sur les rubans des cassettes » (Corriere della sera du 19/11/1979), « Le Chef mythique de la révolte » (Corriere della sera du 26/11/1978).

[13] Foucault M., « Le Chef mythique de la révolte », Dits et Ecrits, texte n°253, p. 716.

[14] Eribon (op. cit.) reprend une partie de la lettre adressée à Foucault dans son livre p. 305. Notre citation est extraite de la présentation du texte n°251, « Réponse de Michel Foucault à une lectrice iranienne », parue dans les Dits et Ecrits, tome II, p. 708. Pour consulter la lettre d’une lectrice iranienne, cf. « Une iranienne écrit », Le Nouvel Observateur du 06/11/1978. La réponse de Michel Foucault est parue la semaine suivante dans Le Nouvel Observateur du 13/11/1978.

[15] « Réponse de Michel Foucault à une lectrice iranienne », op. cit.

[16] « Une poudrière appelée islam » (Corriere della sera du 13/02/1979). Voir Dits et Ecrits, tome II, texte n°261.

[17] Dits et Ecrits, tome II, texte n°253, « Le chef mythique de la révolte de l’Iran », p. 714.

[18] Eribon D., Michel Foucault, op. cit., p. 306.

[19] Cité par Eribon, op. cit., p. 307. Defert D., Quelques repères chronologiques, in Michel Foucault, une histoire de la vérité, éd. Syros, 1985, p. 114.

[20] Broyelle C. et J., « A quoi rêvent les philosophes ? », Le Matin, n°646, 24/03/1979, p. 13.

[21] « Michel Foucault et l’Iran », Le Matin, n°647, 26/03/1979, p. 15. Cf. Dits et Ecrits, tome II, texte n°262, p. 762.

[22] Dits et Ecrits, tome II, texte n°269, « Inutile de se soulever ? », p 794.

[23] Dits et Ecrits, tome II, texte n°266, p. 783.

[24] Dits et Ecrits, tome II, texte n°241, « L’armée, quand la terre tremble », p. 664.

[25] Ibid.

[26] Ibid.

[27] Ibid., p. 666.

[28] Ibid., p. 667.

[29] Ibid. p. 668-669.

[30] Dits et Ecrits, tome II, texte n°243, « Le chah a cent ans de retard », p. 679.

[31] Ibid., p. 680.

[32] Ibid., p. 683.

[33] Dits et Ecrits, tome II, texte n°244, « Téhéran : la foi contre le chah », p. 683.

[34] Ibid., p. 688.

[35] Dits et Ecrits, tome II, texte n°245, « A quoi rêvent les Iraniens ? », p. 688.

[36] Ibid., p. 690.

[37] Ibid., p. 691.

[38] Ibid., p. 692.

[39] Ibid., p. 693.

[40] Ibid., p. 694.

[41] Ibid.

[42] Dits et Ecrits, tome II, texte n°248, « Une révolte à mains nues », p. 701.

[43] Ibid.

[44] Ibid., p. 702.

[45] Ibid.

[46] Ibid., p. 704.

[47] Dits et Ecrits, tome II, texte n°249, « Défi à l’opposition », p. 704.

[48] Ibid., p. 706.

[49] Dits et Ecrits, tome II, texte n°252, « La révolte iranienne se propage sur les rubans des cassettes », p. 709.

[50] Ibid.

[51] Ibid., p. 711.

[52] Ibid.

[53] Ibid.

[54] Ibid.

[55] Ibid., p. 712.

[56] Ibid., p. 713.

[57] Dits et Ecrits, tome II, texte n°253, « Le chef mythique de la révolte de l’Iran », p. 713.

[58] Ibid., p. 714.

[59] Ibid., p. 715.

[60] Ibid.

[61] Ibid.

[62] Ibid., p. 716.

[63] Clastres P., La société contre l’Etat, Minuit, coll. « Critique », 2004.

[64] Ibid.

[65] Ibid.

[66] Ibid.

[67] Dits et Ecrits, tome II, texte n°261, « Une poudrière appelée islam », p. 759.

[68] Ibid.

[69] Ibid., p. 760.

[70] Ibid.

[71] Ibid., p. 761.

[72] Ibid.

[73] Ibid.

[74] Ibid.

[75] Dits et Ecrits, tome II, texte n°259, « L’esprit d’un monde sans esprit », p. 743. Ce texte a été publié in Lanchet P. et Brière C., Iran : la révolution au nom de Dieu, Paris, Seuil, 1979.

[76] Ulmann B., « Iran, la vengeance du prophète », op. cit.

[77] Dits et Ecrits, tome II, texte n°259, « L’esprit d’un monde sans esprit », p. 743.

[78] Furet F., Penser la révolution, Paris, Gallimard, 1978.

[79] « L’esprit d’un monde sans esprit », op. cit., p. 746.

[80] Ibid., p. 747.

[81] Ibid.

[82] Ibid.

[83] Ibid., p. 749.

[84] Ibid.

[85] Ibid., p. 751.

[86] Ibid.

[87] Ibid, p. 752.

[88] Ibid.

[89] Ibid., p. 753.

[90] Ibid., p. 755.

[91] « La liberté de critique est totale en URSS et le citoyen soviétique améliore sans cesse sa condition au sein d’une société en progression continuelle » déclarait Sartre en 1954, de retour d’URSS, dans Libération.

[92] Dits et Ecrits, tome II, texte n°269, « Inutile de se soulever ? », p. 790.

[93] Ibid., p. 791.

[94] Ibid., p. 792.

[95] Ibid.

[96] Ibid., p. 793.

[97] Ibid., p. 794.

[98] Roy O., « L’énigme du soulèvement. Foucault et l’Iran », op. cit.

[99] Ibid.

[100] « Lettre ouverte à Mehdi Bazargan », Le Nouvel Observateur, n°753, 14-20/04/1979, p. 46. Cf. Dits et Ecrits, tome II, texte n°265, p. 780.

[101] Ibid., p. 782.

[102] Eribon D., Michel Foucault, op. cit., p. 310.