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origine : http://www.la-presse-anarchiste.net/spip/spip.php?article1677&lang=fr
Les révolutions sociales ne sont pas « faites »
par des partis, des groupes ou des cadres ; elles sont 1e résultat
de contradictions et de mouvements historiques de fond qui activent
des segments importants de la population. Elles arrivent non seulement
(comme l’a déclaré Trotsky) parce que les «
masses » trouvent intolérable la société
où elles vivent, mais aussi à cause des tensions qui
se produisent entre l’existant et le possible, entre «
ce qui est » et « ce qui pourrait être ».
La misère en elle-même ne cause pas les révolutions
; en fait, elle produit le plus souvent une démoralisation
anomique, ou pis, une lutte privée, individuelle pour la
vie.
La révolution russe de 1917 pèse sur l’esprit
des vivants comme un cauchemar parce qu’elle a été
dans une large mesure le produit des « conditions intolérables
» liées à une guerre impérialiste dévastatrice.
Ce qu’elle a pu posséder de rêves fut pulvérisé
par une guerre civile encore plus sanglante, par la famine et par
la trahison. Ce qui est sorti de la révolution n’était
pas les ruines du vieux monde mais celles des espoirs qu’on
pouvait nourrir d’en créer un nouveau. La révolution
russe fut un misérable échec ; elle ne fit que remplacer
le tsarisme par le capitalisme d’État [1]. Les bolcheviques
devinrent par la suite les victimes tragiques de leur idéologie
et par milliers payèrent de leur vie les purges des années
trente. Prétendre tirer la vérité seule et
unique de cette révolution de la pénurie est ridicule.
Ce que nous pouvons apprendre des révolutions passées,
c’est ce que toutes les révolutions ont en commun et
leurs limites rigides par rapport aux énormes possibilités
qui s’offrent maintenant à nous.
Le fait marquant des révolutions passées, c’est
qu’elles commencèrent de manière spontanée.
Que l’on examine les premières phases de la révolution
française de 1789, les révolutions de 1848, la Commune
de Paris, la révolution de 1905 en Russie, le renversement
du tsar en 1917, la révolution hongroise de 1956, la grève
générale de 1968 en France, les débuts sont
généralement les mêmes : une période
de ferment qui explose spontanément en un soulèvement
de masse. Le succès du soulèvement dépend de
sa résolution et de la capacité de l’État
à utiliser sa puissance armée. En fin de compte, le
soulèvement réussit si les soldats passent au peuple.
Le « glorieux parti », quand il y en a un, est invariablement
en retard sur les événements. En février 1917,
l’organisation bolchevique de Petrograd s’opposa aux
ordres de grève à la veille même de la révolution
qui était destinée à renverser le tsar. Par
bonheur, les travailleurs ignorèrent les « directives
» bolcheviques et se mirent en grève quand même.
Au cours des événements qui suivirent, personne ne
fut plus surpris par la révolution que les partis «
révolutionnaires », y compris les bolcheviques. D’après
le leader bolchevique, Kaiourov : « On ne reçut aucune
initiative directrice du Parti… le comité de Petrograd
avait été arrêté, et le camarade Chliapnikov,
représentant du comité central, se montra incapable
de fournir des directives pour la journée suivante. »
Ce fut peut-être une chance : avant l’arrestation du
comité de Petrograd, son évaluation de la situation
et le rôle qu’il joua furent si piteux que si les travailleurs
l’avaient suivi, il est douteux que la révolution aurait
commencé à ce moment-là.
On pourrait raconter des histoires semblables à propos des
soulèvements qui précédèrent 1917 et
de ceux qui suivirent. Parlons du plus récent : le soulèvement
étudiant et la grève générale de mai-juin
1968 en France. On a tendance à oublier opportunément
qu’il y avait, à ce moment-là, à Paris,
près d’une douzaine d’organisations étroitement
centralisées de type bolchevique. Ce qu’on mentionne
rarement, c’est que pratiquement tous ces groupes. d’avant-garde
affichèrent une attitude dédaigneuse vis-à-vis
du mouvement étudiant jusqu’au 7 mai, date à
laquelle commencèrent les combats de rue. Les JCR furent
une exception notoire, et ils se contentèrent essentiellement
de suivre les initiatives du Mouvement du 22 mars [2]. Jusqu’au
7 mai, tous les groupes maoïstes considéraient le soulèvement
étudiant comme périphérique et sans importance.
La FER, trotskiste, le trouvait « aventuriste » et,
le 10 mai, ils tentèrent de faire quitter les barricades
aux étudiants ; bien entendu, le parti communiste joua complètement
le rôle de traître. Bien loin de guider le mouvement
populaire, il en fut le captif d’un bout à l’autre.
La plupart de ces groupes bolcheviques devaient manipuler cyniquement
les assemblées étudiantes de la Sorbonne dans le but
de les « contrôler » y introduisant ainsi un climat
de dissension qui a contribué à leur démoralisation.
Finalement, et pour comble d’ironie, tous ces groupes bolcheviques
caquetaient à l’unisson sur la nécessité
impérieuse d’une direction centralisée quand
le mouvement populaire s’écroula, un mouvement apparu
malgré leurs directives et souvent contre elles.
Toutes les révolutions et tous les soulèvements dignes
d’intérêt sont non seulement magnifiquement anarchiques
dans leur phase initiale mais aussi spontanément créateur
de modes de gestion révolutionnaire qui leur conviennent.
Dans l’histoire des révolutions sociales, ce sont les
sections parisiennes de 1793-1794 qui en fournissent l’exemple
le plus remarquable [3]. Les conseils ouvriers ou « soviets
» , créés en 1905 par les travailleurs de Petrograd
représentent un autre mode de gestion révolutionnaire
qui nous est plus familier. Bien que moins démocratique que
les sections, le conseil ouvrier devait réapparaître
dans un certain nombre de révolutions qui suivirent. Les
comités d’usine des anarchistes espagnols de 1936 en
sont un autre exemple. Enfin, les sections réapparaissent
sous la forme d’assemblées étudiantes et de
comités d’action lors du soulèvement et de la
grève généralisée à Paris (en
mai-juin 68) [4].
Il faut se demander quel est le rôle du parti révolutionnaire
dans ce genre d’événements. Au début,
comme nous l’avons vu, il a tendance à jouer un rôle
inhibiteur plutôt qu’un rôle d’avant-garde.
Là où il exerce son influence, il tend à ralentir
le déroulement des événements plutôt
que de « coordonner » les forces révolutionnaires.
Ceci n’est pas un accident. Le parti est organisé selon
des lignes hiérarchiques qui reflètent la société
même à laquelle il prétend s’opposer.
Malgré ses prétentions théoriques, c’est
un organe bourgeois, un État en miniature, doté d’un
appareil et d’un cadre dont la fonction est de prendre le
pouvoir, pas de le dissoudre. Enraciné dans la période
pré-révolutionnaire, il assimile toutes les formes,
les techniques et la mentalité de la bureaucratie. Les membres
sont formés à l’obéissance, aux préconceptions
d’un dogme rigide, ils ont appris à révérer
la « direction ». À l’inverse, la direction
du parti est formée à l’école du commandement,
de l’autorité, de la manipulation et de l’égomanie.
La situation est encore pire lorsque le parti prend part au jeu
électoral. À cause des exigences de la campagne électorale,
le parti est obligé de copier dans leur totalité les
formes bourgeoises existantes ; il acquiert même l’attirail
d’un parti électoraliste. Ce fait devient déterminant
quand le parti acquiert du matériel d’imprimerie, un
éventail étendu de périodiques qu’il
contrôle, un siège coûteux et lorsqu’il
secrète un appareil de permanents rétribués
— c’est-à-dire une bureaucratie et les investissements
matériels qui l’accompagnent.
Au fur et à mesure que le parti grandit, la distance qui
sépare la direction de la base croît immanquablement.
Ses chefs deviennent des « personnalités » et
perdent le contact avec la vie réelle de la base. Les groupes
locaux, qui appréhendent leur véritable situation
beaucoup mieux que n’importe quel chef lointain, sont obligés
de subordonner leur compréhension aux directives venues d’en
haut. La direction, à qui fait défaut toute connaissance
directe des problèmes locaux réagit avec une lenteur
et une prudence exagérées. Bien qu’elle prétende
posséder une « vue globale des choses » et une
compétence théorique supérieure, la compétence
de la direction a tendance à diminuer en raison de la proximité
du sommet de la hiérarchie. Plus on est près du niveau
où les véritables décisions sont prises, plus
le processus de décision est conservateur, plus elles sont
prises en fonction d’intérêts bureaucratiques
et étrangers au parti, plus les préoccupations de
prestige et de stabilité remplaçant la créativité,
l’imagination et un dévouement désintéressé
aux objectifs révolutionnaires.
Aussi, plus le parti recherche l’efficacité dans la
hiérarchie, les cadres et la centralisation, moins il devient
efficace d’un point de vue révolutionnaire. Tout le
monde marche au pas, mais les ordres sont généralement
incorrects, surtout quand les événements s’accélèrent
et prennent des tournants inattendus, comme cela arrive au cours
de toutes les révolutions. Le parti n’est efficace
qu’à un seul point de vue, il réussit très
bien à modeler la société à sa propre
image hiérarchique si la révolution réussit.
Il recrée la bureaucratie, la centralisation et l’État.
Il suscite les conditions qui justifient cette sorte de société.
Alors, au lieu de dépérir, l’État sous
le contrôle du « glorieux parti », préserve
soigneusement les conditions mêmes qui rendaient indispensable
l’existence d’un État et d’un parti pour
le « sauvegarder ».
Par ailleurs, le parti est extrêmement vulnérable
en période de répression. Il suffit à la bourgeoisie
de capturer sa direction pour détruire pratiquement tout
le mouvement. Ses chefs en prison ou cachés, le parti est
paralysé ; la base habituée à l’obéissance
n’a plus personne à qui obéir. Elle a tendance
à patauger. La démoralisation s’installe rapidement.
Le parti se décompose, non seulement à cause du climat
dépressif mais aussi à cause de la pauvreté
de ses ressources intérieures.
La description ci-dessus n’est pas un ensemble d’affirmations
hypothétiques ; c’est un portrait composé de
traits caractéristiques de tous les partis marxistes de masse
depuis le siècle passé : sociaux-démocrates,
les communistes et le parti trotskyste de Ceylan (le seul de son
espèce). Les « expliquer » en disant que tous
ces partis ont cessé de prendre au sérieux leurs principes
marxistes ne sert qu’à camoufler une autre question
: pourquoi cet abandon ? La vérité est que tous ces
partis ont été cooptés par la société
bourgeoise parce qu’ils étaient organisés bourgeoisement.
Ils portaient en eux, dès leur naissance, le germe de la
trahison.
Le parti bolchevique échappa à ce sort entre 1904
et 1917 pour une seule et unique raison ; il était illégal
pendant le plus gros des années qui précédèrent
la révolution. Comme il était continuellement dispersé
et reconstitué, il ne réussit jamais, jusqu’à
sa capture du pouvoir, à se cristalliser en une machine complètement
centralisée, bureaucratique et hiérarchique. De plus,
il était infesté de factions. Un intense climat fractionnel
persista jusqu’en 1917 et à la guerre civile. La direction
bolchevique était néanmoins d’ordinaire extrêmement
conservatrice, chose que Lénine eut à combattre jusqu’en
1917, d’abord par ses efforts de réorientation du comité
central contre le gouvernement provisoire (le fameux conflit sur
les « Thèses d’avril »), plus tard en le
poussant à l’insurrection, en octobre. Dans les deux
cas, il dut menacer de démissionner et de porter ses vues
devant la base.
En 1918, les querelles (des factions) au sujet du traité
de Brest-Litovsk s’aggravèrent tellement que les bolcheviques
en vinrent presque à se scinder en deux partis, en guerre
l’un contre l’autre. Les groupes d’opposition,
à l’intérieur du parti bolchevique comme les
démocrates centralistes et l’Opposition ouvrière
se livrèrent d’amers combats jusqu’à 1919
et 1920, sans parler de l’opposition qui se développa
au sein de l’Armée rouge à propos de la propension
de Trotsky à tout centraliser. La centralisation complète
du parti bolchevique, l’arrivée à « l’unité
léniniste » comme on l’appellera plus tard ne
se fit qu’en 1921, date à laquelle Lénine réussit
à persuader le 10e Congrès du parti de bannir les
factions. La plupart des Gardes blancs alors écrasés
et les interventionnistes étrangers avaient retiré
leurs troupes de Russie.
On n’insiste pas assez sur le fait que les bolcheviques centralisaient
d’autant plus leur parti, qu’ils étaient plus
coupés de la classe ouvrière. On a rarement étudié
ce rapport (de la centralisation à l’isolement) dans
les milieux léninistes plus récents, bien que Lénine
lui-même fût assez honnête pour admettre qu’il
existait. La révolution russe n’est pas seulement l’histoire
du parti bolchevique et de ses sympathisants. Sous le vernis des
événements officiels décrits par les historiens
soviétiques, il y eut une évolution plus fondamentale
: le mouvement spontané des ouvriers et paysans révolutionnaires
qui devait se heurter violemment aux pratiques bureaucratiques des
bolcheviques. En février 1917, au renversement du tsar, les
ouvriers de presque toutes les usines de Russie organisèrent
spontanément des comités d’usine qui prétendirent
contrôler une partie de plus en plus importante du processus
industriel. En juin 1917, se tint à Petrograd une conférence
des comités d’usine de toutes les Russies qui réclame
« l’organisation d’un contrôle ouvrier total
sur la production et la distribution ». Les comptes rendus
léninistes de la révolution russe mentionnent rarement
les motions de cette conférence malgré l’alignement
de celle-ci sur les bolcheviques. Trotsky, qui appelle ces comités
« les représentants les plus directs et les plus indiscutables
du prolétariat », en traite de manière superficielle
dans sa massive histoire de la révolution en trois volumes.
Pourtant, ces organes spontanés d’autogestion étaient
tellement importants que pendant l’été 1917,
Lénine, craignant de ne pas gagner les soviets à sa
cause, était prêt à larguer le slogan : «
Tout le pouvoir aux soviets » en faveur de : « Tout
le pouvoir aux comités d’usine ». Ceci aurait
projeté les bolcheviques dans une position complètement
anarcho-syndicaliste bien qu’il soit douteux qu’ils
y seraient restés bien longtemps.
À la révolution d’Octobre, tous les comités
prirent le contrôle de leurs usines et de tout le processus
industriel, après avoir expulsé la bourgeoisie. Le
fameux décret de Lénine du 14 novembre 1917, acceptant
la notion de contrôle ouvrier, ne fit qu’entériner
le fait accompli ; les bolcheviques n’osèrent pas dès
ce moment-là s’opposer aux ouvriers. Ils commencèrent
cependant immédiatement à rogner le pouvoir des comités
d’usine. En janvier 1918, à peine deux mois après
avoir « décrété » le contrôle
ouvrier, les bolcheviques faisaient passer l’administration
des usines des mains des comités à celles des syndicats
bureaucratiques. L’histoire selon laquelle les bolcheviques
auraient patiemment expérimenté le contrôle
ouvrier et l’auraient trouvé « inefficace »
et « chaotique » est un mythe. Leur « patience
» ne dura que quelques semaines. Non contents de terminer
le contrôle ouvrier direct quelques semaines après
le décret du 14 novembre, ils abolirent le contrôle
par les syndicats peu de temps après l’avoir établi.
Dès l’été 1918, pratiquement toute l’industrie
russe était placée sous une direction de type bourgeois.
Comme le déclare Lénine : « La Révolution
exige… dans l’intérêt du socialisme même
que les masses obéissent sans question à la volonté
unique des directeurs du processus de production ». On accusa
le contrôle ouvrier d’être non seulement «
inefficace », « chaotique » et « malpratique
», mais encore « petit bourgeois » !
Le « communiste de gauche » Osinsky dénonça
amèrement ces affirmations mensongères et mit ainsi
en garde le parti : « Le socialisme et l’organisation
socialiste doivent être construits par le prolétariat
lui-même sous peine de n’être pas construits du
tout et d’aboutir à la construction du capitalisme
d’État ». Dans l’ « intérêt
du socialisme », le parti bolchevique évinça
le prolétariat de tous les domaines conquis par celui-ci
grâce à sa propre initiative et à ses propres
efforts. Le parti ne coordonna ni ne dirigea la révolution,
il la domina. Le contrôle ouvrier d’abord, puis celui
des syndicats furent remplacés par une hiérarchie
très étudiée, aussi monstrueuse que n’importe
quelle structure pré-révolutionnaire. Comme les années
qui suivirent devaient le démontrer, la prophétie
d’Osinsky se transforma brutalement en une amère réalité.
La lutte pour l’hégémonie entre les bolcheviques
et les « masses » russes ne se limitait pas aux usines.
Elle fit son apparition à la campagne comme à la ville.
Le déferlement de la guerre paysanne avait porté le
mouvement ouvrier. Contrairement aux rapports léninistes,
l’effet de ce flot agraire ne se limita pas à la redistribution
de la terre en parcelles privées. En Ukraine, les paysans,
influencés par les milices anarchistes de Nestor Makhno établirent
une multitude de communes rurales selon le principe communiste :
« De chacun selon ses capacités, à chacun selon
ses besoins ». Ailleurs, dans le Nord et en Asie soviétique,
plusieurs milliers de communes s’organisèrent en partie
sur l’initiative de la Gauche socialo-révolutionnaire
et dans une large mesure sous l’impulsion du collectivisme
traditionnel du village russe : le mir. Il importe peu que ces communes
aient été nombreuses ou qu’elles aient embrassé
un nombre plus ou moins vaste de paysans ; c’étaient
d’authentiques organisations populaires, le noyau d’un
esprit moral et social qui s’élevait bien au-dessus
des valeurs déshumanisantes de la société bourgeoise.
Dès le début, les bolcheviques virent les communes
d’un mauvais œil ; ils finirent par les condamner. Pour
Lénine, la forme favorite, la forme « socialiste »
de l’entreprise agricole était la ferme d’État
: littéralement, l’usine agricole dont l’État
possède la terre et le matériel, nomme la direction
qui engage des paysans sur la base d’un salaire horaire ou
journalier. On retrouve dans l’attitude des bolcheviques,
vis-à-vis du contrôle ouvrier et des communes agricoles,
l’esprit essentiellement bourgeois et la mentalité
de leur parti, esprit et mentalité émanant non seulement
de leurs théories mais du mode d’organisation de celui-ci.
En décembre 1918, Lénine déclenche une attaque
contre les communes sous prétexte qu’on forçait
des paysans à en faire partie. En fait, l’organisation
de cette forme communiste d’autogestion ne donna lieu qu’à
peu, sinon pas, de coercition. Robert G. Wesson, qui étudia
dans le détail les communes soviétiques conclut que
« ceux qui entrèrent dans les communes durent le faire
dans une large mesure de leur propre gré ». Les communes
ne furent pas supprimées, mais on découragea leur
extension jusqu’au moment où Staline les fondit dans
les opérations de collectivisation forcées des années
20 et 30.
Dès 1920, les bolcheviques étaient isolés
de la classe ouvrière et de la paysannerie russes. L’élimination
du contrôle ouvrier, la suppression de la Makhnovtchina [5],
le climat politique contraignant, le gonflement de la bureaucratie,
l’écrasante pauvreté matérielle héritée
des années de guerre civile, étaient cumulativement
cause d’une profonde hostilité contre le régime
bolchevique. Avec la fin des hostilités, un mouvement nouveau
émergea des profondeurs de la société russe,
mouvement pour une « troisième révolution »,
pas pour une restauration du passé mais pour la réalisation
ardemment désirée des objectifs de liberté
économique et politique qui avaient rallié les masses
autour du programme bolchevique de 1917. Ce mouvement nouveau trouva
sa forme la plus consciente dans le prolétariat de Petrograd
et les marins de Kronstadt. Il se trouva aussi une expression au
sein du parti : le progrès de la tendance anarcho-syndicaliste
dans les rangs bolcheviques mêmes atteint un tel point qu’un
bloc oppositionnel ainsi orienté gagne 124 sièges
à une conférence provinciale de Moscou contre 154
aux partisans du comité central.
Le 2 mars 1921, les « marins rouges » de Kronstadt
entrèrent en rébellion ouverte sous la bannière
de la « Troisième Révolution des Travailleurs
» [6]. Les libres élections aux soviets, la liberté
de parole et de la presse pour les anarchistes et pour la gauche
socialiste, des syndicats libres et la libération de tous
les prisonniers politiques appartenant à des partis socialistes
formaient le centre du programme de Kronstadt. La révolte
fut qualifiée de « complot de gardes blancs »
en dépit du fait que la grande majorité des membres
du parti communiste de Kronstadt se joignirent aux marins en tant
que communistes, dénonçant les chefs du parti comme
traîtres à la révolution d’Octobre. Robert-Vincent
Daniel remarque, dans son étude des mouvements bolcheviques
d’opposition, que « Les communistes ordinaires étaient
si peu sûrs… que le gouvernement ne se servit d’eux
ni pour l’assaut de Kronstadt ni pour maintenir l’ordre
à Petrograd où se trouvait le principal espoir de
soutien de Kronstadt. Le plus gros des troupes utilisées
était composé de tchéquistes et d’élèves-officiers
des écoles militaires de l’Armée rouge. L’assaut
final fut conduit par les plus hauts dignitaires du parti. On envoya
de Moscou à cet effet un groupe important de délégués
du 10e Congrès du Parti ». La faiblesse interne du
régime était telle que son élite devait faire
elle-même les sales boulots.
Encore plus significatif que la révolte de Kronstadt fut
le mouvement de grèves qui se développa parmi les
ouvriers de Petrograd, et qui déclencha le soulèvement
des marins. L’histoire léniniste ne relate pas ces
événements d’importance capitale. Les premières
grèves éclatèrent à l’usine Troubotchny
le 23 février 1921. En quelques jours, le mouvement balaya,
une usine après l’autre, jusqu’à la fameuse
usine Poutilov, « le creuset de la révolution ».
Les ouvriers exprimèrent des exigences économiques,
mais aussi politiques, anticipant en cela l’action que devaient
mener les marins de Kronstadt quelques jours plus tard. Le 24 février,
les bolcheviques décrétèrent l’état
de siège à Petrograd et arrêtèrent les
« meneurs », réprimant à l’aide
d’élèves-officiers les manifestations ouvrières.
En fait, les bolcheviques ne se contentèrent donc pas de
réprimer une mutinerie de marins, ils écrasèrent,
par la force armée, la classe ouvrière elle-même.
C’est à ce moment que Lénine exigea qu’on
bannisse les factions du parti communiste russe. La centralisation
du parti était maintenant complète et la route préparée
pour Staline.
Nous avons exposé ces événements en détail
parce qu’ils mènent à une conclusion que notre
dernière vague de marxistes-léninistes essaie d’éviter.
Le parti bolchevique atteignit son plus haut niveau de centralisation,
non pas pour mener à bien une révolution ou pour réprimer
la contre-révolution des Gardes blancs, mais pour réaliser
sa propre contre-révolution contre les forces sociales mêmes
qu’il prétendait représenter. Les factions furent
interdites et un parti monolithique créé non pas pour
empêcher une restauration capitaliste, mais pour contenir
un mouvement de masse des travailleurs en faveur de la démocratie
soviétique et de la liberté sociale. Le Lénine
de 1921 s’opposait ainsi au Lénine de 1917. Par la
suite, Lénine ne devait plus que patauger lamentablement.
Cet homme, qui cherchait avant tout à ancrer les problèmes
de son parti dans les contradictions sociales, finit par jouer à
une véritable « loterie » organisationnelle dans
un dernier effort pour stopper la bureaucratisation qu’il
avait lui-même créée. Il n’est rien de
plus tragique, ni de plus pathétique, que les dernières
années de Lénine. Paralysé par un ensemble
simpliste de formules marxistes, il ne sait penser qu’en termes
de contre-mesures organisationnelles. Il propose la création
d’une Inspection des ouvriers et des paysans pour corriger
les déformations bureaucratiques qui sévissent au
sein du parti et de l’État. Cet organisme tombe entre
les mains de Staline et devient lui-même bureaucratique. Lénine
suggère alors de réduire l’importance de l’Inspection
et de la fondre à la Commission de contrôle. Il propose
d’élargir le comité central. Tel organisme doit
être agrandi, tel fondu à un autre, un troisième
doit être modifié ou aboli. Cet étrange ballet
organisationnel continuera jusqu’à sa mort ; comme
si le problème pouvait être résolu par des moyens
organisationnels. Comme l’admet Mosche Lewin, un admirateur
évident de Lénine, le leader bolchevique « approchait
les problèmes de gouvernement comme un chef d’exécutif
d’esprit élitiste. Il n’appliquait pas les méthodes
de l’analyse sociale à sa politique de gouvernement
et se contentait de considérer celle-ci purement sous l’angle
des méthodes d’organisation ».
S’il est vrai que dans les révolutions bourgeoises,
« les phrases dépassent le contenu », dans la
révolution bolchevique la forme remplace le contenu. Les
soviets remplacèrent les travailleurs et leurs comités
d’usine, le parti remplaça les soviets, le comité
central remplaça le parti, et le bureau politique remplaça
le comité central. Autrement dit, les moyens remplacèrent
la fin. Cette incroyable substitution du contenu par la forme est
l’un des traits caractéristiques du marxisme-léninisme.
En France, pendant les événements de mai-juin 1968,
toutes les organisations bolcheviques étaient prêtes
à détruire l’assemblée étudiante
de la Sorbonne afin d’augmenter leur influence et leur nombre.
Leur préoccupation principale n’était pas la
révolution ou les authentiques structures sociales créées
par les étudiants, mais l’accroissement de leurs partis.
Aux États-Unis, la relation entre PL et SDS est de même
nature.
La prolifération de la bureaucratie, en Russie, n’aurait
pu être stoppée que par des forces sociales vivantes.
Si le prolétariat et la paysannerie russes étaient
parvenus à augmenter le domaine de l’autogestion par
le développement de comités d’usine stables,
de communes rurales et de soviets libres, il est possible que l’histoire
du pays aurait pris une tournure radicalement différente.
On ne peut pas douter que l’échec des révolutions
socialistes en Europe, après la Première Guerre mondiale,
ait abouti à l’isolement de la révolution russe.
La pauvreté matérielle de la Russie et la pression
du monde capitaliste qui l’encerclait militaient clairement
contre le développement d’une société
libertaire, socialiste. Mais il n’est pas évident que
la Russie devait suivre la voie du capitalisme d’État.
Contrairement à ce qu’attendaient Lénine et
Trotsky, la révolution fut vaincue par des forces internes
et non par une invasion d’armées étrangères.
Si le mouvement de fond avait réussi à restaurer les
conquêtes initiales de la révolution de 1917, une structure
sociale diversifiée et pluraliste aurait pu se développer,
basée sur le contrôle ouvrier de l’industrie,
sur une libre économie paysanne en agriculture et sur l’interaction
vivante des idées, des programmes et des mouvements politiques.
Au minimum, la Russie n’aurait pas été emprisonnée
dans les chaînes du totalitarisme et le stalinisme n’aurait
pas empoisonné le mouvement révolutionnaire mondial
préparant ainsi la route du fascisme et de la Seconde Guerre
mondiale.
La nature du parti bolchevique devait prévenir une telle
évolution, malgré les « bonnes intentions »
de Lénine et de Trotsky. En détruisant le pouvoir
des comités d’usine dans l’industrie, en écrasant
le Makhnovtchina, les ouvriers de Petrograd et les marins de Kronstadt,
les bolcheviques garantissaient pratiquement le triomphe de la bureaucratie
russe sur la société russe. Le parti centralisé,
une institution totalement bourgeoise, devint le refuge de la contre-révolution
sous sa forme la plus sinistre. C’est là qu’était
la contre-révolution cachée qui se drapait dans le
drapeau rouge et la terminologie de Marx. En dernière analyse,
ce n’est ni une « idéologie » ni une «
conspiration de Gardes blancs » que les bolcheviques réprimèrent
en 1921, mais le combat fondamental mené par le peuple russe
pour se libérer de ses fers et saisir le contrôle de
sa propre destinée [7]. Pour la Russie cela signifiait le
cauchemar de la dictature staliniste ; pour la génération
des années trente, l’horreur du fascisme et la trahison
des partis communistes en Europe et aux États-Unis.
Notes
[1] C’est un fait que Trotsky n’a jamais compris. Il
n’a jamais poursuivi jusqu’à ces conclusions
logiques son concept du « développement combiné
». Il comprit que la Russie tsariste, le dernier-né
en matière d’évolution bourgeoise à l’européenne,
devait acquérir les formes les plus avancées d’industrie
et de classes sociales au lieu de récapituler tout le processus
de l’évolution bourgeoise depuis le début. Il
négligea de considérer la possibilité que la
Russie, déchirée par de terribles bouleversements
intérieurs, soit en avance sur l’évolution capitaliste
européenne. Hypnotisé par la formule : « propriété
nationalisée = socialisme », il fut incapable de discerner
que le capitalisme monopoliste a tendance à s’amalgamer
à l’État sous l’impulsion de sa propre
dialectique interne.
Les bolcheviques ayant éliminé les formes traditionnelles
de l’organisation sociale bourgeoise (qui continuent à
constituer un frein au développement du capitalisme d’État
en Europe et en Amérique) préparèrent involontairement
le terrain pour un développement « pur » du capitalisme
d’État par lequel l’État finit par devenir
la classe dominante. En l’absence de l’aide d’une
Europe technologiquement avancée, la révolution russe
passa à la contre-révolution intérieure ; la
Russie soviétique se transforma en un capitalisme d’État
qui ne bénéficie pas « au peuple tout entier
». L’analogie faite par Lénine entre le «
socialisme » et le capitalisme d’État devint
une terrifiante réalité sous Staline.
Malgré son fond humaniste, le marxisme fut incapable de
saisir à quel point sa conception du « socialisme »
se rapproche d’une étape plus avancée du capitalisme
: le retour au néo-mercantilisme à un niveau plus
élevé de développement industriel. L’incapacité
à comprendre cette évolution est source de confusion
théorique dévastatrice au sein du mouvement révolutionnaire
contemporain, comme en témoignent les scissions provoquées
par cette question dans le mouvement trotskiste.
[2] Le Mouvement du 22 mars joua au cours des événements
le rôle de catalyseur mais pas celui de direction. Il ne «
commandait » pas, il instiguait laissant les événements
se dérouler selon leur propre logique. C’est cette
attitude qui a permis aux étudiants de continuer sur leur
lancée ; elle était indispensable à la dialectique
du soulèvement car sans elle, il n’y aurait pas eu
les barricades du 10 mai qui déclenchèrent à
leur tour la grève généralisée des travailleurs.
[3] Voir « The Forms of Freedom », in Murray Bookchin
« Postscarcity Anarchism ».
[4] Avec une sublime arrogance, partiellement explicable par leur
ignorance, un certain nombre de groupes marxistes baptisent «
soviets » pratiquement toutes ces formes d’autogestion
(de gestion révolutionnaire). Cette tentative de rassembler
toutes ses formes sous une même rubrique n’est pas seulement
trompeuse mais aussi délibérément obscurantiste.
Le véritable soviet était, en fait, la moins démocratique
de ces formes révolutionnaires et les bolcheviques l’utilisaient
astucieusement pour transférer le pouvoir à leur propre
parti. Le soviet n’était pas basé sur la démocratie
directe comme les sections de 93-94 ou comme les assemblées
de Paris en Mai 68. Il n’était pas basé non
plus sur l’autogestion économique comme les comités
d’usine des anarchistes espagnols. Le soviet était
en fait un parlement de travailleurs organisé hiérarchiquement,
tirant son mandat des usines, plus tard des unités militaires
et des villages paysans. Malgré son caractère de classe,
le congrès des soviets était un organisme territorial
dont la structure différait peu de celle de la chambre des
députés ; il abandonna rapidement son pouvoir à
un exécutif composé de bolcheviques. En résumé,
les soviets constituaient un état par-dessus la classe ouvrière,
et non pas de la classe ouvrière.
[5] Voir Archinov : « l’Histoire du mouvement makhnoviste
» (Ed. Belibaste).
[6] Voir la publication des « Isvestia de Kronstadt »
(Ed. Belibaste).
[7] En interprétant ce mouvement fondamental des ouvriers
et des paysans russes comme une série de « conspirations
de Gardes blancs », « d’actions de résistance
des koulaks » et « de complots du capitalisme international
», les bolcheviques s’abaissèrent à un
niveau théorique extraordinairement bas et ne réussirent
qu’à se tromper eux-mêmes. La dégradation
spirituelle du parti qui s’ensuivit devait le préparer
à la politique de la police secrète, à la calomnie
dirigée contre les personnes, aux procès de Moscou
et à l’annihilation du cadre vieux bolchevique.
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