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Origine : http://infokiosques.net/spip.php?article=155
Origine http://infokiosques.net/imprimersans2.php3?id_article=155
À PROPOS DE L’INSECURITE
Gérard Delteil
La question de "l’insécurité" a
été au cœur des récentes campagnes électorales
et reste un thème porteur, aussi bien pour les médias
que pour le gouvernement et les politicien-ne-s de droite et de
gauche - même si ceux et celles de gauche sont devenu-e-s
un peu moins "sécuritaires" depuis qu’elles
et ils ont perdu leurs places au gouvernement. On peut affirmer,
sans exagérer, que l’idéologie sécuritaire
a contaminé la quasi totalité de la classe politique,
y compris dans une certaine mesure l’extrême gauche
quand elle aborde la question. On a pu ainsi entendre par exemple
Arlette Laguiller déclarer à la fête de Lutte
Ouvrière que "moins d’impôts, c’était
moins de policiers de proximité" et aussi réclamer
des "voitures plus puissantes" pour les policier-e-s.
Ces propos ont été repris dans l’hebdomadaire
L.O. Quant au Parti communiste, il réclame depuis longtemps
davantage de moyens pour la police et, dans les municipalités
gérées par le PCF, il est fréquent que des
campagnes soient menées pour revendiquer l’implantation
d’un nouveau commissariat ou l’augmentation des effectifs.
Mythes, fantasmes et réalité
D’une part, il faut rappeler que les chances d’être
tué-e ou blessé-e à l’occasion d’une
agression sont infimes. On ne compte que quelques centaines de crimes
de sang par an, la plupart commis dans l’univers familial
ou (moins nombreux) dans le cadre de règlements de comptes
de la pègre, alors que les victimes d’accidents de
la route, d’accidents du travail ou tout simplement d’accidents
domestiques se comptent par dizaines de milliers. On a au moins
200 ou 300 fois plus de chances d’être tué-e
ou blessé-e en prenant son volant ou en effectuant un travail
dangereux que de prendre un coup de couteau ou de recevoir une balle.
Pourtant les campagnes pour la sécurité routière
ou pour le respect par les entreprises des règles élémentaires
de sécurité sont infiniment plus discrètes.
Pour ce qui est de se faire détrousser, en dehors de quelques
professions très exposées comme les bijoutier-e-s,
les convoyeurs/euses de fonds ou les bureaux de change, force est
de constater aussi que le simple fonctionnement du système
social spolie bien davantage de personnes que les braqueuses et
les voleurs. L’effondrement du cours des actions de Vivendi
et de France Telecom a fait perdre beaucoup plus d’argent
aux petit-e-s épargnant-e-s et salarié-e-s de ces
entreprises que ne leur en ont soustrait les petits voleurs, casseuses
et pickpockets en tous genres... Il n’y a aucune commune mesure
entre les conséquences des actes de délinquant-e-s
en col blanc du genre de Jean-Marie Messier et compagnie et ceux
des voleurs et voleuses à la tire.
Les restructurations, délocalisations et licenciements
entraînent chaque année de graves difficultés
pour des dizaines de milliers de familles et plongent une partie
d’entre elles dans la misère. Cette insécurité
sociale a des conséquences incomparables avec celles de la
délinquance. II est clair qu’en mettant en avant l’insécurité
liée à la délinquance, les médias et
la classe politique cherchent à faire oublier la véritable
insécurité, qui est essentiellement d’origine
sociale. Il s’agit de détourner l’attention des
victimes de cette insécurité : les classes populaires.
On désigne un bouc émissaire aux difficultés
de la population : la jeunesse pauvre, en particulier celle d’origine
immigrée, de la même façon que, par le passé,
on a désigné les juifs, les juives et les étranger-e-s.
Viols, " tournantes " et pédophiles
Les agressions sexuelles ont fait l’objet elles aussi de
campagnes médiatiques qui contribuent à entretenir
cette psychose sécuritaire. Il est très difficile
d’établir l’importance numérique de ces
agressions et de savoir si elles sont en progression. D’une
part, les statistiques ne sont guère fiables, d’autre
part l’augmentation des viols déclarés correspond
en grande partie à une modification (positive) de l’état
d’esprit des femmes qui hésitent beaucoup moins à
porter plainte. Enfin et surtout, contrairement aux mythes, la plupart
des "viols en réunion" ne sont pas commis dans
les caves des cités de banlieue, mais à... la fin
des bals de campagne, comme le constate le sociologue Laurent Muchielli.
Les actes de pédophilie ont également connu une
publicité énorme au cours de ces dernières
années, avec souvent une tendance à mettre sur le
même plan viols d’enfants, attouchements sexuels, homosexualité,
pornographie, etc. L’objectif implicite de ces campagnes est
de rallier l’unanimité quasi totale de la population,
toutes catégories et classes sociales confondues, contre
les "monstres", comme on l’a vu en Belgique avec
les "marches blanches" ou en Angleterre avec les campagnes
de dénonciation. Encore un dérivatif habile aux problèmes
des classes populaires, qui n’est pas sans rappeler l’utilisation
de l’affaire Jack l’éventreur au 19ème
siècle. Ces campagnes font bonne mesure de la réalité,
à savoir que l’immense majorité des agressions
sexuelles contre les enfants sont commis... au sein des familles
voire dans les pensionnats religieux, et non par des monstres machiavéliques
pilotant des réseaux internationaux.
Comment faire reculer l’insécurité
?
En dépit des exagérations politiciennes et médiatiques,
il n’en reste pas moins qu’il serait stupide de nier
l’existence d’une petite délinquance et de comportements
asociaux qui sont très difficiles à supporter au quotidien
et dont sont victimes les catégories sociales les plus démunies.
Ces comportements sont liés pour l’essentiel à
la déliquescence sociale consécutive au chômage,
à la disparition des associations et organisations populaires,
à l’absence de perspective, au développement
d’un individualisme exacerbé engendré par un
système qui fait en permanence l’apologie de la compétition,
de la réussite et du fric. Il est facile de stigmatiser les
jeunes qui refusent des sous-emplois durs et mal payés, ne
s’intéressent qu’aux vêtements et objets
de marque, et qui, pour certain-e-s, préfèrent le
"petit business" voire le trafic de drogue au travail,
mais leur individualisme et leur égoïsme ne sont que
le produit de l’individualisme et de l’égoïsme
des classes privilégiées. Celles-ci voudraient bénéficier
des avantages d’une société inégalitaire
et brutale qui leur permettrait de bénéficier d’une
main d’oeuvre taillable et corvéable à merci,
de jouir paisiblement de leurs richesses au milieu d’un océan
de pauvreté sans en subir les conséquences inévitables,
elles rêvent de pauvres respectueux/ses et soumis-es. Notons
toutefois qu’elles s’accommodent beaucoup mieux de toutes
les formes de révolte individuelle et de délinquance
(qui nuit surtout aux autres pauvres) que de la lutte collective
contre l’inégalité.
Néanmoins, ce constat ne peut suffire à convaincre
les gens qui, à tort ou à raison, de façon
exagérée ou non, se considèrent comme victimes
de l’insécurité et/ou de l’incivilité
quotidienne. Ces gens, y compris et surtout les travailleurs et
travailleuses aux revenus modestes, contraint-e-s de résider
dans des cités plus ou moins délabrées, attendent
des solutions immédiates à leurs problèmes.
La police facteur d’insécurité
Notons d’abord que l’augmentation de la répression
et des effectifs des forces de police, même de "proximité",
est la pire des réponses. La France est le pays qui, en Europe,
compte déjà le plus grand nombre de flics par tête
d’habitant-e derrière l’Irlande... La police
est d’ailleurs, dans bien des cas, un élément
d’insécurité pour une partie de la population
et en particulier des jeunes qui sont traité-e-s comme des
suspect-e-s : rafles, contrôles au faciès et au look,
insultes etc. On notera que, dans aucun pays du monde, la police
n’est capable de venir à bout de la délinquance
et surtout ne "protège" la partie la plus démunie
de la population - ce qui n’est pas sa fonction, contrairement
à ce qu’on cherche à nous faire croire.
Tout au plus réussit-elle à faire régner
l’ordre dans les centres des villes et les quartiers chics,
c’est à dire, dans une certaine mesure, à protéger
les privilégié-e-s des exactions commises par les
démuni-e-s. Le Brésil en donne un bon exemple où
dans les favelas, la police se comporte le plus souvent comme un
gang en concurrence avec d’autres pour racketter la population.
Si nous n’en sommes pas là dans les cités de
banlieue (bien qu’il y ait des cas de racket, d’exactions
et de viols commis par des policier-e-s - sans compter les "bavures"
sanglantes), il n’en reste pas moins que les opérations
de "reconquête" de ces territoires par "l’État
de droit" (pour reprendre le langage politicien) s’apparentent
souvent à une guerre larvée contre la jeunesse et
les classes dangereuses, voire à une guerre coloniale de
basse intensité, comme on vient de le voir à Dammarie-les-Lys
(où la police a envahi le siège d’une association,
investi des immeubles pour arracher des banderoles, etc.). Encore
ces opérations se produisent-elles en période de paix
sociale relative, mais on imagine la forme qu’elles prendraient
face à des mouvements sociaux collectifs. Les travailleuses
et les travailleurs de ces cités qui réclament davantage
de policier-e-s - et les militant-e-s de gauche voire d’extrême-gauche
qui cautionnent cette revendication quand ils ou elles n’en
sont pas à l’initiative - ne réalisent pas que,
non seulement ces policier-e-s ne les protégeraient pas,
mais seraient en face d’elles et d’eux dans les luttes,
comme on le voit déjà régulièrement
lors des expulsions de locataires sans ressources ou de salarié-e-s
occupant leur entreprise. Un encadrement policier généralisé
de la population engendrerait un flicage et un fichage non moins
généralisés qui seraient utilisés contre
toute tentative de résistance, de lutte contre l’exploitation
et de lutte pour l’amélioration des conditions de vie.
II faut donc avoir l’honnêteté de dire qu’IL
N’EXISTE PAS DE REMÈDE MIRACLE à la petite délinquance
et à l ’incivilité, ni une présence policière
renforcée, ni même l’augmentation du nombre d’enseignant-e-s,
d’éducateurs et d’éducatrices. La prévention
trouve elle aussi ses limites dans une société en
voie de désagrégation.
La solution est entre les mains de la population elle-même
: un exemple concret au Chili
L’insécurité réelle et le sentiment
d’insécurité ne peuvent reculer qu’avec
le changement des mentalités et des relations au sein de
la population. Ce changement ne peut pas être imposé
artificiellement de l’extérieur par des policiers ou
des éducateurs. Il ne peut provenir que de l’organisation
de la population pour la lutte en vue d’obtenir de meilleures
conditions de vie. Des organisations de lutte - qu’il ne faut
évidemment pas confondre avec des milices de beaufs faisant
régner l’ordre à coup de battes de base ball
et de fusils à pompe - permettraient à la fois d’établir
un rapport de force de nature à dissuader les « vrais
» délinquants très minoritaires de continuer
à importuner leurs voisins et de donner des perspectives
aux jeunes désoeuvrés prêts à basculer
dans la petite délinquance. Celle-ci est en en effet le fruit
du recul voire de la disparition de l’espoir de changement
collectif. Avec la renaissance de cet espoir, elle diminuerait.
Au début des années quatre-vingt-dix, dans un pays
comme le Chili, pourtant plus pauvre que la France, on a pu voir
un exemple d’une situation de ce genre dans la poblacion de
La Victoria. Dans cette commune très pauvre d’une vingtaine
de milliers d’habitants, dirigée par une « junte
» regroupant différentes organisations de gauche et
d’extrême-gauche, le rapport de forces entre militants
et délinquants locaux avait pratiquement éliminé
tout acte de délinquance locale. J’ai par exemple pu
parcourir la poblacion pendant plusieurs jours, chargé d’appareils
photos qui auraient en tout autre circonstance suscité des
convoitises bien compréhensibles, sous la seule « protection
» d’une frêle jeune femme appartenant à
une famille de militants respectés. Depuis, la situation
s’est hélas inversée, et la politique des gouvernements
qui se sont succédés au Chili est parvenu à
réaliser un objectif que la dictature de Pinochet n’avait
jamais pu atteindre : briser le moral de la population qui est retombée
dans l’individualisme. En même temps que s’effondraient
les organisations nées de la lutte contre la dictature, la
délinquance et la drogue connaissaient un développement
considérable. La solution est donc entre les mains de la
population qui, en s’organisant, a la possibilité de
changer radicalement les relations au sein des cités populaires
les plus concernées par la petite délinquance. Il
est vrai que la plupart des gens n’ont pas aujourd’hui
envie d’entendre ce langage, et encore moins de s’organiser,
beaucoup préfèrent s’en remettre à l’Etat
et à la police, car ils ont cessé de croire à
la possibilité de transformer la société et
de jouer eux mêmes un rôle actif dans cette transformation
- les partis de gauche portent d’ailleurs une large part de
responsabilité dans ce recul. Mais expliquer cela et favoriser
cette organisation de la population, c’est tenir le langage
de la vérité et oeuvrer pour un changement social
radical, seul susceptible de mettre fin au fléau de la petite
délinquance comme de bien d’autres maux.
[L’éditeur de cette brochure n’est pas convaincu
que les groupes de sécurité communautaire, tels que
celui que M.Delteil raconte de Victoria, ou ceux qui existent au
Chiapas, constituent une alternative idéale à la police.
Malgré tout, ils ont le mérite d’ouvrir la réflexion
et de nous rappeler que différents systèmes restent
à inventer pour faire face aux agressions tout en s’éloignant
du registre de la répression. Médiations, solidarités
collectives, techniques de résolutions de conflits non-violentes,
techniques d’auto-défense... D’autres pistes
existent déjà, pendant que d’aucun-e-s vont
jusqu’à poser la question du principe même de
la punition. Lire à ce sujet Pourquoi faudrait-il punir,
de Catherine Baker (Tahin Party, 2004), ou Déviance en société
libertaire (ACL, 2000).]
LE MYTHE DE L’INSECURITE (OU COMMENT ON CONSTRUIT
DES CLASSES DANGEREUSES)
Article paru dans la revue No Pasaran, 2003
Pierre Tévanian, professeur de philosophie à Drancy
(93), co-auteur avec Sylvie Tissot de Stop quelle violence ? L’esprit
frappeur, 2001, et du Dictionnaire de la lepénisation des
esprits (nouvelle édition revue, corrigée et actualisée),
L’esprit frappeur, 2002. Auteur du Racisme républicain,
L’esprit frappeur, 2002
Il existe aujourd’hui un consensus sur " l’explosion
de la violence chez les jeunes de banlieue " et sur le "
laxisme de la justice " face à cette violence, ou du
moins sur son " inadaptation " aux nouvelles générations
de délinquant-e-s. Plutôt que de dénoncer au
coup par coup les mesures brutales qui sont prises depuis plusieurs
mois au nom de ce discours, il vaut mieux prendre le problème
à la racine et déconstruire ce qu’il faut bien
appeler le mythe de l’insécurité.
Il est en effet crucial de ne pas céder sur ce point :
l’insécurité telle qu’elle est problématisée
dans le débat public est un mythe. II est indispensable de
ne pas se laisser entraîner, comme l’ensemble de la
classe politique l’a fait naguère sur " le problème
de l immigration " (1), dans l’illusion que l’insécurité
dont on nous parle est une " réalité " incontestable
et que seules peuvent être contestées les solutions
les plus radicales que nous proposent les démagogues. Il
faut enfin résister au discours d’intimidation qui
est désormais omniprésent et qui consiste à
dire que si l’on se permet de mettre en doute la réalité
des diagnostics catastrophiques, c’est qu’on est angélique,
coupé-e des réalités en général
et des classes populaires en particulier - de ce qu’on appelle
désormais " la France d’en bas ".
Car le " problème de l’insécurité
" est bel et bien un mythe, même si, comme tout mythe,
il mobilise des éléments de vérité,
en particulier des faits divers dramatiques. En effet, la manière
dont ces faits divers sont présentés, mis en scène,
coupés de leur contexte et réinterprétés,
est mensongère. C’est ce que s’efforcent de montrer
les remarques qui suivent.
1. Le mythe des " chiffres qui parlent d’eux-mêmes
" (2)
La thèse selon laquelle la " violence des jeunes "
connaît une expansion sans précédent, justifiant
une " adaptation " de la réponse politique dans
le sens d’une plus grande " fermeté ", se
fonde en grande partie sur une instrumentalisation des chiffres
de la délinquance. Or, les chiffres ne parlent jamais d’eux-mêmes.
Ils demandent à être interprétés, et
surtout lus de manière critique, en s’interrogeant
notamment sur leur mode de fabrication. Car on l’oublie souvent
: les chiffres publiés et abondamment commentés chaque
année sont des chiffres produits par la police et la Justice,
qui reflètent donc au moins autant la réalité
de l’activité policière que celle des faits
de délinquance. En effet, plus les forces de police sont
mobilisées sur une forme particulière de délinquance,
plus elles contrôlent, plus elles interpellent, et plus elles
enregistrent une part importante de la réalité. Parmi
les exemples les plus parlants, on peut évoquer le cas du
viol, des violences sexuelles incestueuses ou plus largement des
violences sur enfant qui ont lieu essentiellement dans l’espace
familial. Si les chiffres ne cessent d’augmenter, c’est
avant tout parce que ces formes de violence n’étaient
quasiment pas enregistrées il y a quelques décennies,
puisque la police mais aussi l’ensemble de la " société
civile " n’en faisait pas une préoccupation importante.
Il en va de même pour toutes les formes de délinquance
: c’est avant tout la focalisation du débat public
et de l’activité policière sur la " délinquance
de rue " qui fait augmenter les chiffres de la petite délinquance
en général et de la délinquance des mineur-e-s
en particulier. Il y a un exemple qui illustre parfaitement l’effet
d’optique que peuvent produire les statistiques : c’est
celui de l’outrage à agent. Les outrages à agent
sont en effet l’une des infractions qui contribue le plus
à faire augmenter les chiffres de la délinquance.
Il est certes probable que les tensions, les conflits et donc les
échanges de " mots " avec les forces de police
soient réellement en augmentation (pour des raisons sur lesquelles
il faudra revenir) ; mais il faut également souligner d’une
part que la " susceptibilité " des agent-e-s de
police augmente elle aussi, et que le " seuil " au-delà
duquel un mot de travers devient un " outrage " semble
de plus en plus bas ; d’autre part que les situations propices
au conflit et à " l’outrage " sont artificiellement
créées par la multiplication, ces dernières
années, des contrôles d’identité ou des
opérations " coup de poing " dans des situations
où aucune infraction n’a été commise.
Les tribunaux voient ainsi défiler des jeunes qui n’avaient
commis aucun délit avant l’intervention de la police,
et que cette intervention a amenés à commettre un
" outrage " (3).
Mais l’exemple le plus frappant est sans doute celui de
la " toxicomanie ". Les infractions liées à
l’usage, à la cession ou au trafic de stupéfiants
sont en effet les infractions qui font le plus gonfler les chiffres
de la délinquance. Or, comme le rappelle Laurent Mucchielli,
lorsqu’on regarde de près les données enregistrées
dont on dispose, on s’aperçoit qu’il s’agit,
dans la quasi-totalité des cas, de faits ayant trait à
la consommation ou à la vente de petites quantités
de drogues douces (cannabis ou herbe essentiellement). Ces infractions
qui font tellement gonfler les chiffres correspondent par conséquent
à des comportements dont on sait par ailleurs, par des enquêtes
sociologiques, qu’ils sont depuis les dernières décennies
en train de se banaliser et qu’ils concernent une minorité
de plus en plus importante, et cela dans tous les milieux sociaux.
Or, il est une autre information que nous donne la lecture des
chiffres de la délinquance : c’est que les personnes
mises en cause pour possession de petites quantités de drogues
douces sont quasi-exclusivement des personnes jeunes, de sexe masculin
et issues des classes populaires. On le voit : au lieu de "
laisser parler d’eux-mêmes " les chiffres, au lieu
plutôt de leur faire dire ce qu’ils ne disent pas ("
les jeunes sont devenus des sauvages "), on peut en tirer quelques
enseignements précieux ; mais cela suppose qu’on tienne
compte des biais, et qu’on croise les chiffres de la police
ou de la justice avec d’autres données. Ce qu’on
découvre alors, dans le cas de la " toxicomanie ",
c’est qu’un comportement comme la consommation et la
revente de drogue douce, également répandu dans tous
les milieux sociaux, ne mène devant les tribunaux qu’une
petite partie des personnes concernées : les " jeunes
des banlieues ". Ce qu’on découvre, en d’autres
termes, c’est que nous avons bien affaire, en la matière,
à une justice de classe. S’interroger ainsi sur la
genèse des chiffres, et sur les chiffres comme indicateurs
d’un choix politique, nous amène finalement à
découvrir une autre omission : lorsqu’on assimile la
réalité de la délinquance à la seule
délinquance enregistrée, on occulte du même
coup la partie non-enregistrée ou sous-enregistrée
de la délinquance et de la violence. En effet, partout où
l’investissement de la police et de la justice est nul, faible
ou en baisse, les chiffres sont par la force des choses nuls, faibles
ou en baisse : nous montrons par exemple, dans notre livre Stop
quelle violence ?, que la délinquance patronale (par exemple
le non-respect du code du travail) est de moins en moins contrôlée,
et que moins de 1 % des infractions constatées par les inspecteurs
ou inspectrices du travail aboutissent à des condamnations
en justice (des condamnations dérisoires qui-plus-est).
Il en va de même pour ce qui concerne la discrimination
raciste à l’embauche ou au logement : aucune augmentation
spectaculaire ne peut être constatée si l’on
se réfère aux données du ministère de
la justice (on reste depuis de nombreuses années à
moins d’une dizaine de condamnations par an), pour la simple
raison qu’aucune volonté politique, et par conséquent
aucun investissement policier ou judiciaire, n’existe en la
matière. Il existe pourtant une multitude d’indicateurs,
autres que policiers ou judiciaires, qui permettent d’affirmer
que la discrimination est une forme de délinquance particulièrement
répandue (4). Quant à la violence de la chose, et
sa gravité, elle n’est pas à démontrer.
Mais de cette violence-là, peu d’élu-e-s se
préoccupent.
2. " La violence " : une catégorie d’amalgame
Une règle élémentaire de méthode veut
qu’on commence toujours par définir les termes qu’on
utilise. C’est précisément ce que se gardent
bien de faire les journalistes et les élu-e-s qui partent
en croisade contre les " violences urbaines " et "
l’insécurité ". Ces derniers font en effet
comme si le sens des mots " violence ", " délinquance
" et " insécurité " allait de soi,
comme si ces mots étaient interchangeables et comme s’ils
étaient tous synonymes de : jeune homme basané vêtu
d’une casquette insultant une vieille dame avant de lui voler
son sac...
Or, " violence " n’est pas synonyme de "
délinquance " : il existe des formes de délinquance
qui sont peu ou pas du tout violentes, et ce sont justement celles-là
qui contribuent à faire augmenter le chiffre global de la
délinquance : l’outrage à agent, par exemple,
ne peut pas sérieusement être considéré
comme un acte très violent. Et la consommation de cannabis
encore moins. Inversement, les formes de délinquance les
plus violentes, comme les homicides volontaires, ne sont pas en
hausse (ils stagnent autour de 600 cas par an - soit : pas plus
que les décès causés par des accidents de travail,
et dix à vingt fois moins que les décès par
accident de la route ou par suicide). Ni les homicides volontaires
commis par des mineur-e-s (autour de trente cas par ans). Ni les
homicides commis contre des policier-e-s.
Par ailleurs, il y a des formes diverses de violence, plus ou
moins graves, et plus ou moins légitimes. Quoi de commun
entre un vol à l’arraché, une injure, une gifle,
un meurtre, un viol, et une émeute consécutive à
une " bavure " policière ? Quel intérêt,
pour la compréhension de ces phénomènes, de
les ranger tous sous la même catégorie générique
? Aucun. Le seul intérêt de cette catégorie
d’amalgame, " la violence ", c’est qu’elle
permet d’imposer sans le dire une thèse implicite :
la thèse selon laquelle il existe une réalité
homogène, " la violence ", qui commence dès
le premier mot de travers, dès la première "
incivilité ", et qui se poursuit inéluctablement,
si on n’y prend garde, dans une escalade qui culmine avec
la criminalité organisée et l’homicide. En d’autres
termes : lorsqu’on se refuse à distinguer entre délinquance
et violence, ou entre différents types et degrés de
violence, on aboutit très facilement à la " théorie
de la vitre cassée " et à la doctrine de la "
tolérance zéro ".
3. Le mythe de l’âge d’or
Les discours catastrophistes sur l’explosion de la violence
des jeunes reposent également sur une amnésie plus
ou moins volontaire : pour pouvoir affirmer que nous vivons une
période de déferlement sans précédent
de la violence, il faut au préalable avoir bien oublié
ce qu’il en était réellement de la violence
dans le passé.
Or, si l’on se réfère sérieusement
à toutes les sources qui sont à notre disposition
sur le passé comme sur le présent, forme de délinquance
par forme de délinquance, on s’aperçoit qu’il
existe aujourd’hui des formes nouvelles de délinquance
et de violence, ou du moins des formes de délinquance et
de violence qui semblent actuellement en augmentation (par exemple
les caillassages de bus, les outrages à agent et plus largement
les conflits avec les institutions, ou encore la consommation de
cannabis), mais que ces formes de délinquance sont les moins
violentes, et qu’inversement les formes les plus violentes
(comme les homicides volontaires, les homicides commis par des mineur-e-s
ou les viols collectifs) ne sont pas en augmentation (5). L’âge
d’or dont nous parle le nouveau sens commun sécuritaire
fut en réalité une période où le risque
de se faire tuer était bien supérieur à ce
qu’il est aujourd’hui. À ceux qui nous accusent
d’être angéliques, il faut donc répondre
que ce sont eux qui ont une vision angélique du passé.
4. La logique du bouc émissaire
Il est un autre mensonge, l’un des plus répandus
et des plus pervers, qui consiste à évoquer des faits
réels, mais en prétendant, sans la moindre preuve,
que les jeunes de banlieue en ont le monopole. C’est ainsi,
par exemple, qu’on parle des " tournantes ", et
plus largement des formes plus ou moins agressives de sexisme ;
c’est ainsi également qu’on parle de l’antisémitisme.
Dans tous les cas, le discours dominant a ceci de pervers qu’il
pointe du doigt des problèmes bien réels, dont la
gravité est indiscutable, mais qu’il oublie de dire
que les problèmes en question concernent en réalité
l’ensemble de la société française, et
qu’aucune donnée empirique ne permet d’affirmer
que la jeunesse des banlieues est davantage en cause que le reste
de la société (6).
5. La " marque du négatif " (7)
Le tableau que la majorité des dirigeant-e-s politiques
et des grands médias dressent de la banlieue et des jeunes
qui y vivent est également mensonger parce qu’un certain
nombre de réalités y sont absentes. En effet, si le
mot " violence " renvoie de manière automatique
à la banlieue et à ses " jeunes ", qui semblent
de ce fait en avoir le monopole, la réciproque est vraie
: les mots " jeunes ", " banlieue ", et "
jeune de banlieue " renvoient automatiquement au mot "
violence ", comme si, en banlieue, ou du moins chez ces jeunes,
il n’y avait que de la violence.
Or, il se passe beaucoup de choses en banlieue, qui ne se résument
pas à l’incendie d’une poubelle, au vol d’une
voiture ou au règlement de compte entre cités. Parmi
les problèmes que vivent les habitant-e-s de la banlieue,
et dont les élu-e-s et les grands médias parlent moins
volontiers que de la " violence des jeunes ", il y a aussi
des violences autrement plus graves et plus fréquentes, qui
sont commises par l’entreprise ou par l’institution,
et qui frappent au premier chef ces jeunes qu’on stigmatise
et qu’on accuse : chômage, précarité,
discriminations, brutalités policières ... (8)
Il y a aussi en banlieue un potentiel énorme, rarement
reconnu : une vitalité, des solidarités et des formes
de vie sociale, culturelle et politique qui s’inventent (9),
dans l’indifférence générale des élu-e-s
et des grands médias. Il est extrêmement important
de le rappeler, car le plus souvent, les mieux intentionné-e-s
tentent de défendre les jeunes de banlieue en les réduisant
au statut de victimes. Mis à part la violence, admettent-ils
ou elles d’un commun accord avec leurs adversaires "
sécuritaires ", " il n’y a rien " (10).
Un nouveau sens commun progressiste, alimenté par certains
sociologues, décrit la banlieue comme un " désert
", un " no man’s land ", où vivent des
jeunes qui " ne sont uni-e-s que par la galère, la désorganisation
et la rage ". On parle également d’anomie, d’absence
de repères et d’absence de conscience politique...
Cette vision misérabiliste est non seulement fausse, mais
aussi inopérante pour contrer l’offensive sécuritaire
que nous affrontons aujourd’hui : tout au plus permet-elle
de modérer la peur et la haine ; ce qu’elle laisse
en revanche intact, c’est le mépris des " jeunes
de banlieue ".
6. L’oubli de l’origine
Ce qui engendre le mépris, et donne une apparence de réalité
à l’image du jeune de banlieue comme corps furieux,
" sauvage " ou " dé-civilisé ",
c’est aussi l’oubli, ou plutôt le refoulement
de l’origine des phénomènes de délinquance
ou de violence. On peut le constater à propos de la petite
délinquance : on a assisté, ces dernières années,
de manière plus ou moins consciente et délibérée,
à la mise à l’écart des enseignements
que nous apporte la sociologie sur la corrélation forte existant
entre origine sociale et incarcération (la population carcérale
est une population plus jeune, plus masculine et d’origine
plus pauvre que la moyenne). Dans les grands médias, les
sociologues ont peu à peu cédé la place à
de nouveaux " expert-e-s " : des psychologues qui dépolitisent
la question en rattachant " la violence " en général
à la nature humaine et au " besoin d’agression
" ou au " manque de repères ", voire à
la " carence d’éducation ", ou des entrepreneurs/euses
en " sécurité publique " comme le très
influent Alain Bauer, qui a réussi à publier un Que
sais-je ? sur les " violences urbaines ", et dont le moins
qu’on puisse dire est qu’il est juge et partie... (11)
Il en va de même si l’on considère les émeutes
urbaines, apparues au début des années 90. Ces émeutes
que la classe politique, les grands médias et les sociologues
les plus médiatisé-e-s ont unanimement présentées
comme des poussées de fièvre nihiliste, " aveugle,
auto-destructrice et sans objet " (12), dépourvues de
toute dimension politique, de toute dimension revendicative et de
toute rationalité, ces émeutes qu’on présente
aujourd’hui comme les preuves irréfutables d’un
manque d’éducation ou d’humanité, ont
toutes eu pour événement déclencheur la mort
violente d’un jeune, le plus souvent issu de l’immigration,
le plus souvent au cours d’une intervention policière.
Par conséquent, indépendamment de tout jugement moral
ou de toute considération de stratégie politique,
force est d’admettre que ces émeutes ont une rationalité
et une dimension politique, et qu’elles constituent une forme
de résistance. Si, en plus de cette anamnèse quant
à l’élément déclencheur des émeutes,
on remonte plus loin, si l’on se souvient qu’au début
des années 80, des événements du même
type (les crimes racistes et sécuritaires) (13) avaient été
pour beaucoup dans le déclenchement de la Marche des Beurs
et de Convergence 84, si l’on se souvient que tous les moyens
politiques non-violents avaient alors été mobilisés
(la prise de parole publique, la manifestation, la marche pacifique,
mais aussi le recours aux tribunaux pour juger les crimes policiers)
(14), si l’on se souvient qu’alors des promesses avaient
été faites par les autorités, et si l’on
se souvient enfin que durant les années qui ont suivi, rien
n’est advenu (hormis des non-lieux, du sursis ou des acquittements
de policier-e-s assassin-e-s), alors les " explosions "
de Vaulx-en-Velin, Sartrouville, Mantes-la-jolie ou Dammarie-les-Lys
à la suite d’une mort violente d’un jeune du
quartier apparaissent tout à coup bien moins imprévisibles,
bien moins irrationnelles et même bien moins illégitimes.
Alors, surtout, loin de témoigner d’un ensauvagement
de la jeunesse des banlieues, ces émeutes témoignent
au contraire de l’existence d’un souci de la vie d’autrui,
d’une mémoire et d’une incapacité à
se résigner face à l’injustice, qui sont la
marque même de l’humain.
7. Le legs colonial
Parmi les ressorts du consensus sécuritaire que nous affrontons
aujourd’hui, bien d’autres pistes mériteraient
d’être explorées, en particulier du côté
du passé colonial et des représentations qui se sont
forgées et transmises durant cet épisode " épique
". En effet, tant du point de vue des représentations
que des dispositifs politiques et policiers qui se mettent en place
aujourd’hui, la filiation est évidente : si l’on
parle aussi facilement de " reconquête territoriale ",
d’espaces " décivilisés ", de "
sauvageons ", de " défaut d’intégration
" ou de " défaut d’éducation ",
si l’on parle aussi facilement de " nécessaire
adaptation " de " notre dispositif pénal "
à des populations radicalement différentes des "
blousons noirs de jadis ", vivant " en dehors de toute
rationalité ", c’est que ce vocabulaire, et le
regard qui le sous-tend, n’ont rien de nouveau. C’est
le même vocabulaire et le même regard qui ont eu cours
il y a plusieurs décennies, lorsqu’il s’est agi
d’inventer un discours sur " l’indigène
" - dont les " jeunes de banlieue " sont en grande
partie les descendant-e-s.
Et c’est également dans le passé colonial
qu’il faut aller chercher si l’on veut comprendre la
genèse des dispositifs d’exception qui se mettent en
place ou se renforcent dans les banlieues : qu’il s’agisse
du couvre-feu, de la " guerre préventive " que
constituent les contrôles policiers à répétition
(ou les dispersions intempestives dans les halls d’immeuble)
ou qu’il s’agisse de la pénalisation des parents
pour les fautes des enfants, nous avons affaire à des pratiques
qui violent un certain nombre de principes fondamentaux (comme le
principe de la présomption d’innocence ou celui de
la responsabilité individuelle), et qui par conséquent
apparaissent comme des anomalies au regard d’une certaine
tradition du Droit français, mais qui ne tombent pas du ciel.
Si l’on se réfère à l’autre tradition
française, à la part d’ombre que constitue le
droit d’exception qui s’est inventé et expérimenté
dans les colonies françaises, alors le " tournant sécuritaire
" auquel nous assistons aujourd’hui perd beaucoup de
sa nouveauté ou de son " originalité " (15).
En guise de conclusion
Le travail de déconstruction que nous venons d’esquisser
est nécessaire, mais pas suffisant. Il laisse en effet de
côté d’autres points sur lesquels il faudrait
s’interroger, et sur lesquels nous avons proposé ailleurs
quelques analyses (16). En particulier, une fois établi le
caractère fondamentalement mythique du discours dominant
sur la violence et l’insécurité, il reste à
s’interroger sur les raisons de son succès : comment
un discours aussi grossièrement mensonger, bête et
méchant a-t-il pu s’imposer dans des franges aussi
larges de l’opinion ? On se contentera ici de dire qu’à
notre sens, le Front national est sans doute l’un des grands
bénéficiaires de la dérive sécuritaire,
mais qu’il est loin d’en être l’acteur principal.
Il y a une responsabilité écrasante du reste de la
classe politique, de gauche comme de droite, ainsi que des grands
médias.
Une autre question qui ne doit pas être perdue de vue est
celle des effets concrets de cette dérive sécuritaire.
On le perçoit sans doute plus clairement aujourd’hui,
mais ce n’est pas nouveau ; les discours s’accompagnent
d’actes, qu’ils suscitent ou qu’ils légitiment
après-coup, et ces actes sont criminels. D’abord parce
que les discours et les pratiques sécuritaires produisent
une partie des maux qu’ils prétendent déplorer
et combattre : ils sèment la méfiance, la peur, le
repli sur soi, l’individualisme, la haine et la division,
et donc suscitent ou entretiennent les tensions les plus stériles
et les plus dangereuses. La prolifération de discours stigmatisant
la banlieue entretient non seulement le racisme et le mépris
de classe, mais elle sème également la peur, la haine
et le mépris au sein même des classes populaires :
entre adultes et " jeunes ", entre " bons "
et " mauvais parents ", entre filles et garçons,
entre Français-es " de souche " et " immigré-e-s
" ou encore entre " bons " et " mauvais immigrés
"...
La logique du bouc-émissaire est aussi dommageable pour
l’ensemble de la société : en entretenant l’illusion
que l’égoïsme, l’individualisme, la dépolitisation
ou encore le sexisme, l’homophobie et l’antisémitisme
n’existent qu’en banlieue, le moins que l’on puisse
dire est qu’on n’incite pas les classes moyennes et
supérieures à traiter ces problèmes qui sont
aussi les leurs, et qu’on réserve de ce fait aux femmes,
aux homosexuel-le-s ou aux juifs/ves de très déplaisantes
surprises.
Mais si le discours et les pratiques sécuritaires pourrissent
l’ensemble des rapports sociaux, on ne peut pas nier malgré
tout que ceux qui en subissent le plus directement et le plus brutalement
les conséquences sont les " jeunes de banlieue ",
en particulier ceux et celles qu’on qualifie d’ "
issus de l’immigration ". D’abord parce qu’on
est en train de briser des jeunes en les envoyant en prison ou en
" centre fermé ". Ensuite parce que la focalisation
sur les " violences et incivilités " dont certains
de ces jeunes se rendent coupables constitue une formidable puissance
d’occultation et de diversion : occupé-e-s à
se défendre ou à se faire oublier un peu, il leur
est plus difficile que jamais de faire entendre leur voix, leur
avis et leurs griefs contre une société qui leur impose
le chômage, la précarité, le racisme et la discrimination.
Enfin parce que le consensus sécuritaire se traduit par une
légitimation et une banalisation (voire une légalisation
de fait) des violences institutionnelles les plus illégitimes
(et théoriquement illégales), en particulier les abus
policiers : contrôles à répétition, contrôles
au faciès, fouilles humiliantes, passages à tabac,
usages abusifs de la procédure d’ " outrage ",
et même homicides. Par légalisation de fait, il faut
entendre ceci : en septembre 2001, le policier Hiblot, qui avait
abattu le jeune Youssef Khaif, en fuite à bord d’une
voiture, d’une balle dans la nuque tirée à plus
de douze mètres, a été purement et simplement
acquitté.
Reste enfin une ultime question, la plus urgente : comment résister
?
Notes - bibliographie
1) Cf. P Tévanian, S. Tissot, Dictionnaire de la lepénisation
des esprits, L’esprit frappeur, 2002
2) L’analyse qui suit fait référence aux données
chiffrées citées et analysées par Laurent Mucchielli
dans Violence et insécurité. Mythes et réalités
dans le débat français, La découverte, 2001
3) Cf. L. Bonelli et G. Sainati, La machine à punir, L’esprit
frappeur 2001 et C. Schouler, Vos papiers ! Que faire frace à
un contrôle d’identité, L’esprit frappeur,
2001
4) Sur ce point, cf. P. Tévanian, Le racisme républicain,
Réflexions sur le modèle français de discrimination,
L’esprit frappeur, 2002, ch. V
5) Cf. L. Mucchielli, Violence et insécurité. Mythes
et réalités dans le débat français,
La découverte, 2001
http://www.laurent-mucchielli.org
6) Nonna Mayer a par exemple montré que les enquêtes
d’opinion contredisent la thèse de la nouvelle "
judéophobie ", élaborée par Pierre-André
Taguieff et relayée par de nombreux médias : les idées
antisémites ne sont pas, comme le prétend Pierre-André
Taguieff, dominantes dans les milieux d’extrême gauche
et dans la jeunesse issue de l’immigration maghrébine
; elles restent, aujourd’hui comme par le passé, présentes
dans l’ensemble de la société française,
avec des " pics " à la droite de la droite, dans
les franges de l’opinion qui manifestent par ailleurs un très
fort rejet de l’immigration maghrébine : en 2000, les
sondé-e-s qui approuvent l’énoncé "
les Juifs sont trop nombreux en France " (soit 20% des sondé-e-s)
approuvent à 97% l’énoncé " il y
a trop d’Arabes " Cf. N. Mayer, Le Monde, 04/04/2002.
7) Formule empruntée à Albert Memmi, dans son Portrait
du colonisé, Gallimard, 1955
8) Cf. P. Tévanian, S. Tissot, Stop quelle violence ?,
L’esprit frappeur, 2001, M. Rasjfus, Bavures et La police
et la peine de mort, L’esprit frappeur, 2002.
9) Cf. D. Lepoutre, Cœur de banlieue, Odile Jacob, 1998,
et surtout S. Bouamama (dir. ), Contribution à une mémoire
des banlieues, Volga éditions, 1994
10) F. Dubet, La galère, Fayard, 1987
11) Sur ce personnage, et son œuvre, cf. L. Mucchielli, Violence
et insécurité. Mythes et réalités dans
le débat français, La découverte, 2001
12) F. Dubet, " Violences urbaines ", Cultures et conflits,
n°6, 1992
13) Cf. Bouzid, La marche, Sinbad, 1983, Convergence 84, Ruée
vers l’égalité, Mélanges, 1984, et S.
Bouamama, Vingt arts de marche des beurs, Desclée de Brouwer,
1994.
14) Cf. MIB, " Justice en banlieue " http://mibmib.free.fr
15) Cf. P. Tévanian, " Les logiques néocoloniales
dans la perception et la gestion politique des "quartiers sensibles"
", à paraître.
16) Cf. P. Tévanian, S. Tissot, Stop quelle violence ?,
L’esprit frappeur, 2001
LE COÛT D’ETAT SECURITAIRE
Olivier, juin 2002, Texte paru dans Un autre monde (n` 1), bulletin
publie et diffusé par le Collectif autonome de Lille. Puis
republié dans Courant Alternatif, octobre 2002.
"L’ordre sécuritaire en voie de réalisation
est l’incarnation du nouvel âge des sociétés
démocratiques. Il trouve sa source en amont dans les mutations
du mode de régulation du système capitaliste, et relève
en aval, d’un processus poussé de technicisation des
mécanismes de pouvoir. Du point de vue étatique, le
passage du fordisme au post-fordisme peut être en partie appréhendé
comme un remodelage fonctionnel en profondeur, assimilable à
une substitution partielle de l’Etat social en Etat pénal
"
Revue No Pasaran hors-série n°1 : "Spécial
sécuritaire, la guerre Permanente"
"Ainsi, dérégulation sociale, montée
du salariat précaire (...) et regain de l’Etat punitif
vont de pair : la "main invisible" du marché du
travail précarisé trouve son complément institutionnel
dans le "poing de fer" de l’Etat qui se redéploie
de sorte à juguler les désordres générés
par la diffusion de l’insécurité sociale."
Loïc Wacquant "La Machine à punir", Pratique
et discours sécuritaires, Paris, 2000.
En moins d’une génération, la protection des
personnes, de leurs biens et de l’information a émergé
comme un enjeu central dans le débat politique et les pratiques
sociales de prévention de l’insécurité.
L’industrie et le commerce des équipements et des services
de protection se sont en effet épanouis en Europe et en France
depuis une vingtaine d’années, au point d’atteindre
désormais un seuil de viabilité économique
très honorable. L’époque à la charnière
des années 80 et 90 voit s’opérer un tournant
dans la conception des pouvoirs publics à l’égard
du secteur privé, à la faveur notamment de la délégation
interministérielle à la ville, qui va influer à
terme sur les politiques publiques de sécurité. Nous
verrons que cette évolution peut-être reliée
au décollage des entreprises de surveillance à distance,
en terme de chiffres d’affaires.
Menottage médiatique
Le virage sécuritaire en France est marqué par le
colloque intitulé "des villes sûres pour des citoyens
libres", tenu à Villepinte à la fin octobre 1997.
La sécurité devient la seconde priorité de
l’action du gouvernement.
Celui-ci favorise la dérive sécuritaire en s’appuyant
sur la médiation d’experts qui ne sont pas neutres...
Dans "La machine à punir", Pierre Rimbert nous
explique que : "depuis le retour de la gauche au pouvoir en
1997, une poignée d’expert-e-s multiplient les interventions
médiatiques et disséminent leurs idées dans
un nombre croissant d’instances et d’ouvrages... : les
nouveaux managers de l’insécurité ont proposé
une gamme de prestations intellectuelles parfaitement ajustée
aux attentes journalistiques".
C’est déjà en ce sens qu’avait été
fondé en 1989, l’IHESI, l’Institut des Hautes
Etudes de la Sécurité Intérieure. Placée
sous l’autorité directe du ministre de l’Intérieur,
cette structure rassemble tous les personnels politiques, policiers
et administratifs. L’institut génère une offre
de financement (contrats de recherche, attribution de prix de thèse)
et propose des débouchés : organisation de colloques,
diffusion des travaux grâce à d’importants moyens
éditoriaux, parmi lesquels trois collections d’ouvrage
et une revue, les Cahiers de la sécurité intérieure.
L’Institut devient le centre de gravité scientifique
sur les questions de violence intérieure. Le discours sécuritaire
devient omniprésent et dominant.
Sur le même plan, le Que sais-je ? intitulé "Violence
et insécurité urbaines" se vend à 15 000
exemplaires, c’est un best-seller. L’un de ses auteurs
est Alain BAUER. Présenté comme un universitaire,
il est en fait PDG d’une société privée
de sécurité. En 2000, il devient le nouveau chef de
la principale loge maçonnique française, le Grand
Orient de France. Dans le Monde du 18 mars 2000, G. Courtois écrit
que : "cette loge n’est qu’un syndic de puissant-e-s
qui a sombré parfois dans le bain de l’affairisme,
et que ce nouveau chef est un opportuniste complexe et redouté,
un cynique talentueux aimant le pouvoir et l’argent".
Bauer a adhéré au PS à l’âge de
15 ans. En 1982, il est un des principaux responsable de l’UNEF-ID
et de la MNEF. II est proche de Emmanuel Valls qui est depuis 1997
membre du cabinet de Lionel Jospin. En 1993, il rejoint la Science
Application International, une énorme compagnie privée
de recherche et d’expertise qui travaille pour les entreprises
privées et les autorités fédérales américaines
sur les questions de sécurité nationale, dont le chiffre
d’affaire se compte en milliards de dollars et qui emploie
plus de 40 000 personnes. Bauer devient son vice-président
pour l’Europe et crée en 1994 à Paris sa propre
société privée de conseil en sécurité
: AB Associates.
Le credo est clair : "La France a peur de ses cités,
vidéosurveillance et police municipale se vendent bien. Chez
AB Associates, c’est de 100 000 à 900 000 francs l’audit.
Les mairies socialistes passent commande. En effet, les contrats
locaux de sécurité initiés en 1997 par Jean-Pierre
Chevènement sont dans le droit fil de cette tendance lourde,
au prix de dérives électoralistes inquiétantes
: nombre de communes caractérisées par leur franche
tranquillité n’en ont pas moins pris en marche un train
qui procure des retombées locales intéressantes en
termes de communication politique et d’emploi (emplois-jeunes).
"
Chaque création d’un CLS a été précédée
d’un audit, résultat des magouilles entre les gourous
sécuritaires et le gouvernement. La première s’appelle
Vitrolles... Villeneuve d’Ascq fait partie des villes qui
ont passé commande. Cela explique peut-être la mise
en place d’une vidéo-surveillance au sein de la Fac
de Lille III... Tourcoing et Roubaix ont également passé
commande. Déjà importantes en 95, les affaires s’envolent
depuis 97, date de l’arrivée au pouvoir des socialistes
et de la mise en place des contrats locaux de sécurité.
Les marchand-e-s de sécurité ont un bel avenir.
Droit de flicage
Sur un autre plan, l’évolution juridique témoigne
d’une entente élargie entre l’État et
les entreprises sur les procédures d’encadrement sécuritaire.
La jurisprudence évolue : les notions "d’obligation
de conseil" pour installation d’alarmes apparaissent.
Le décret du 26 novembre 1991 sanctionne les défaillances
du télé-surveilleur. On entre ainsi dans un mécanisme
de validation du rôle de premier alerteur, dévolu aux
télé-surveilleurs privés. Leur rôle auprès
des pouvoirs publics est ainsi légitimé. Un partenariat
public/privé est en marche.
La loi d’orientation et de programmation du 21 janvier 1995
institue une nouvelle ère où la confiance envers le
secteur privé devient ouvertement affichée par des
pouvoirs publics qui admettent désormais que certaines prestations
de la sécurité privée participent à
la coproduction de la sécurité collective. L’arrivée
au pouvoir du gouvernement socialiste en juin 1997 consacre cette
orientation.
En 1997, trois nouveaux décrets montrent que désormais
les professions particulièrement exposées à
des risques de prédation doivent se protéger par elles-mêmes
en faisant appel aux ressources du marché : banquier-e-s,
bijoutier-e-s, pharmacien-ne-s, commerçant-e-s, garagistes
et parkings privés, exploitant-e-s de manifestations sportives
et culturelles de plus de 1500 personnes, etc. La récente
loi du 16 novembre 2001 sur la sécurité quotidienne
franchit un pas supplémentaire, puisqu’elle consacre
une extension des pouvoirs des agent-e-s privé-e-s en matière
d’inspection des bagages à main et de palpation de
sécurité.
Le texte obéit à trois objectifs : Mieux définir
les tâches de prévention des atteintes aux biens et
aux personnes de la part des entreprises de surveillance-gardiennage,
transports de fonds, protection physique des personnes et recherche
privée, pour peu qu’elles aient un but commercial.
Redéfinir la mission de sécurité des services
internes des entreprises publiques, en réglementant à
part le statut des agent-e-s de sécurité de la SNCF
(1500 agent-e-s de la SUGE) et de la RATP (780 agent-e-s du GPRS
). Élargir le contrôle de l’administration sur
le professionnalisme et la moralité des dirigeant-e-s et
celle des employé-e-s. Au nom de la sécurité,
l’Etat s’apprête à réglementer davantage
le secteur privé, par exemple sous la pression du lobby des
convoyeurs et convoyeuses de fonds, confronté-e-s à
des actes de grand banditisme, les donneurs ou donneuses d’ordre
devraient être incité-e-s à aménager
leurs locaux pour assurer la sécurité des convoyeuses
et convoyeurs lors des phases de transferts sensibles.
Ces éléments s’inscrivent dans une nouvelle
phase de consolidation de l’emprise du secteur privé
dans la régulation des désordres urbains par l’État,
lequel entend jouer dans sa structuration sur un clavier plus large
que par le passé, dans le but d’en amener les diverses
composantes à participer aux logiques de "coproduction"
à son seul profit.
Surveillance sans limite
Nous assistons ainsi à une "libéralisation"
du secteur sécuritaire. Un article de l’Humanité
du 09 juin 2001 indiquait qu’il existait en France 1 million
de caméras. L’immense majorité est implantée
dans des espaces privés ouverts au public (banques, bijouteries,
pharmacies... etc). A la fin 2000, pourtant, le nombre total de
systèmes ayant obtenu une autorisation préfectorale
était de 41 180. Ce qui fait que pour la majorité
elles sont hors-la-loi.
En ce qui concerne les municipalités, le développement
date du début des années 90, quand des caméras
vidéos sont installées à Levallois. P. Balkany
y installe le premier laboratoire de vidéo-surveillance avec
l’appui de Pasqua. Une centaine de caméras envahit
la ville en 93. II est prévu de les remplacer par 40 caméras
"haute technologie" pour un coût de 800 000 euros.
Aujourd’hui, les caméras à reconnaissance faciale
font leur apparition sur le marché des illusions sécuritaires.
Les nouveaux arguments de vente ne manquent pas dans ce secteur.
Le phénomène n’ira qu’en s’amplifiant,
notamment depuis 1997. Prenons l’exemple lyonnais. Cette année-là,
Maurice Charrier, maire communiste de Vaux-en-Velin en installe
une bonne dizaine. En 2000, Gérard Collomb en installe 12
dans le quartier de la Duchère. En 2001, la municipalité
lyonnaise passe commande à Sony pour 50 caméras, coût
: 13 millions de francs. La TLC, les transports lyonnais s’y
mettent également : "On est passé de 100 à
180 caméras dans le métro, uniquement sur les quais,
298 caméras quadrillent le tram, tant sur le quai que dans
les rames (...) nous allons équiper en caméras une
centaine de bus, soit 10% du réseau" note-t-on à
la TLC.
Le département des Hauts-de-Seine entend placer l’ensemble
de ses 87 collèges sous vidéo-surveillance d’ici
à 2 ans. Le coût est de 5,5 millions d’euros.
Dans l’agglomération strasbourgeoise, l’équipement
des bus et des rames de tramway se poursuit pour un coût estimé
à 1,72 millions d’euros. La commune de Mantes-la-Jolie,
gérée par le très chiraquien et promu nouvelle
star médiatique Pierre Bédié, a financé
son système de surveillance par des fonds européens
Urban, censés être consacrés à la réhabilitation
sociale des quartiers en difficulté. A Agde, 18 caméras
pour un coût de 177 000 euros, à Mulhouse, plus de
215 caméras réparties entre les entrées d’immeubles
et les bus... Mais parmi ce palmarès des villes sécuritaires,
la palme revient sans doute à Conségules dans les
Alpes-Maritimes où le maire veut installer un système
de vidéo-surveillance pour protéger ses... 59 habitants
!!!En fait, l’on sait très bien que la vïdéo-surveillance
ne résout aucun problème et ne fait au mieux que les
déplacer.
Suite au 11 septembre, l’envolée du secteur sécuritaire
se précise : le secteur de la high-tech dédié
à la sécurité est l’un des seuls à
avoir profité d’un vaste mouvement de spéculation
sur le Nasdaq. Et les hausses à trois chiffres ont été
légion. La crainte sécuritaire a également
profité à Iridium, une compagnie de téléphonie
qui était au bord de la faillite. La société
Quadrant Australia, dont les actifs ont une valeur de 5,5 milliards
de dollars, y a investi 25 millions de $. Le ministère de
la Défense américain a déboursé 72 millions
de $. La société est également en passe de
décrocher des marchés avec les compagnies aériennes
qui cherchent un moyen de surveiller ce qui se passe à l’intérieur
de leurs avions.
La surveillance, c’est aussi le développement du
fichage. D’une portée internationale, les fichiers
que se constituent entreprises et gouvernements ont une valeur marchande
croissante.
En France, sous le prétexte de la menace terroriste, le
gouvernement vote en urgence des mesures sécuritaires et
entérine la surveillance et l’accès aux données
de communication téléphoniques et internet, y compris
cryptées. La perte de contrôle des juges sur les procédures
de décryptage, la remise en cause du droit à l’anonymat
et la confidentialité des échanges, laisse libre champ
à des pratiques arbitraires et discriminatoires.
En effet, l’interception légale des télécommunications
entre dans une nouvelle ère. Le 31 août 2001, les membres
de l’institut européen de standardisation des télécommunications
ont voté un standard relatif aux interceptions "légales".
II s’agit de la conception d’une interface unique, une
sorte de mode opératoire technique permettant aux forces
de l’ordre et aux services de renseignement de pratiquer des
écoutes sur tous les réseaux téléphoniques,
et ce, en temps réel. En Europe, ce sont donc tous les acteurs
de l’industrie des télécoms qui posent les dernières
pierres d’un vaste système d’écoute simplifié
et harmonisé. Erich Moechel, un journaliste autrichien spécialiste
de la surveillance des réseaux explique : " c’est
pour remplir ces conditions (de standardisation) que les opérateurs
vont devoir dépenser le plus d’argent". Le groupe
de protection des personnes à l’égard du traitement
des données à caractère personnel stigmatisait
cette résolution : "Ce texte fait état de la
volonté de mettre au point des mesures techniques d’interception
des télécommunications, en concertation avec des États
non soumis aux exigences de la Convention européenne des
droits de l’homme. "
En la matière, les accords de coopération policière
se nouent dans l’opacité. A l’origine du malaise
: Enfopol. Ce groupe de travail dont l’existence a été
dévoilée en 1998 par Telepolis, un journal allemand,
réunit des responsables des ministères de l’intérieur
européens et vise à mettre en place un espace dans
lequel les procédures judiciaires préalables aux écoutes
transfrontalières seraient "allégées".
Du boom du marché de l’emploi sécuritaire
à la culpabilisation généralisée
La tendance depuis une vingtaine d’années est de
développer les effectifs de police et leurs outils techniques,
de créer de nouveaux regroupements d’agent-e-s et de
nouveaux échelons de décision. En se bureaucratisant
toujours davantage, la Police s’est éloignée
de son rôle préventif et de proximité. Face
à cette dégénérescence policière,
on voit les municipalités, les grands organismes logeurs,
les sociétés de transports, les commerces et grands
magasins recruter massivement sur contrats précaires des
jeunes pour exercer cette présence que les fonctionnaires
publics/ques n’assurent plus guère. On crée
un prolétariat de néo-surveillance.
Une revue d’effectifs nous donne le tableau suivant : Police
Nationale : 144 000 fonctionnaires Gendarmerie : 100 000 fonctionnaires
Salarié-e-s exerçant des activités de sécurité
physique des biens et des personnes : 100 000 en 2000, chiffre qui
ne fait que gonfler et qui est encore plus élevé si
l’on prend en compte le fort turn-over qui existe sur ces
emplois. Les nouveaux adjoints et nouvelles adjointes de sécurité,
emplois-jeunes recrutés pour 5 ans, qui sont au nombre de
25 000. A cela s’ajoute également le développement
des polices municipales dont les effectifs sont en constante augmentation
(environ 20 000 agents). Ainsi, on se rend compte que malgré
qu’elles soient en constante augmentation, les polices d’État
sont de plus en plus doublées de polices privées de
plus en plus pléthoriques.
Après avoir obtenu de nouveaux gilets pare-balles suite
aux manifestations policières de 2001, voilà que le
nouveau ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy annonce
l’acquisition de flash-balls pour équiper les patrouilles
de Police. La distinction entre la guerre intérieure que
souhaite mener le nouveau gouvernement dans les fameuses "banlieues"
et la guerre extérieure comme l’intervention en Afghanistan
contre les réseaux terroristes d’AIQuaida (qui fut
qualifiée d’opération policière) apparaît
de plus en plus ténue. Villepinte, qui fut le lieu du colloque
où les socialistes ont officialisé leur virage sécuritaire,
accueille, du 17 au 21 juin 2002, le salon international de la défense
terrestre et aéroterrestre, un grand supermarché de
l’armement en sorte. Un ami iranien arrivé récemment
en France se demandait si le pays n’était pas en guerre,
en observant militaires et flics qui traînent un peu partout
sur le territoire.
On assiste donc à un renouvellement militaro-sécuritaire
des plus inquiétant. Ce qui est d’autant plus inquiétant,
c’est que cette dérive touche de plus en plus notre
quotidien. C’est un discours de peur généralisé
qui s’installe notamment grâce à une large propagande
(médias, école), mais c’est surtout une surveillance
et un contrôle toujours plus poussés de nos consommations
et nos productions. Au supermarché, on ausculte nos comportements
de consommateurs ou de consommatrices pour les conditionner davantage.
Des fichiers se constituent au moindre de nos achats.
Sur le lieu de travail inexorablement les employé-e-s contrôlent
leurs collègues et s’auto-contrôlent. Chez Danone,
des cahiers de délation sont dûment remplis par les
employé-e-s. Les Musées nationaux utilisent, outre
la vidéosurveillance sur les sites de travail, des faux clients
et des fausses clientes pour surveiller les caisses ainsi que des
fausses et faux touristes pour démasquer les voleurs/euses
de portefeuilles. De plus en plus d’employé-e-s sont
embauché-e-s sous condition de démasquer des collègues
piquant dans la caisse ou dans le stock de matériel. Dans
les nouveaux emplois du tertiaire, les employé-e-s sont le
plus souvent surveillé-e-s par des caméras ou par
la télématique. Les déplacements sont contrôlés
avec l’instauration de badgeuses, de pointeuses, de cartes
magnétiques et de digicodes.
Au-delà des intérêts des marchand-e-s de sécurité,
où se trouvent également en jeu deux des principaux
marchés mondiaux que sont les drogues et les armes, l’orientation
actuelle répond au souci principal du capital : établir
une société de contrôle.
II s’agit d’un effort pour ajuster les mécanismes
de pouvoir qui encadrent l’existence des individus, d’un
affinement des appareils qui prennent en charge et mettent sous
surveillance nos conduites, nos identités, nos gestes et
activités. Ainsi, un univers capitaliste individualiste et
cloisonné s’immisce au quotidien, nous rapprochant
chaque jour des pires régimes totalitaires ou des meilleurs
romans de science-fiction. Un univers où la séparation
entre les individus est le corollaire de la marchandisation de l’anonymat,
où toute initiative autonome devient potentiellement réprimable,
où toute la vie se réduit à une posture mercantile
dans un système contraignant qui oblige ou qui élimine.
Face à ce système illusoire qui de façon contradictoire
promet la réussite à la plus serviable et au plus
guerrier, tout en recherchant le consensus, il nous faut incarner
un autre monde. Un monde où s’exprime un désir
commun de liberté, où l’entraide et la solidarité
supplantent la volonté de dominer orchestrée par quelques-un-e-s
.
REPRESSION DES ROMS ET DES ROMNIS
Xavier Rothéa, qui mène depuis plusieurs années
des recherches universitaires sur l’histoire contemporaine
des populations romanies, a écrit un petit livre paru chez
carobella ex-natura (Lyon 2003), intitulé France, pays du
droit des Roms ? Il y développe, entre autres intéressantes
analyses, l’application des dernières lois sécuritaires
aux Roms. Voici quelques extraits féminisés.
Les Roms et les Romnis
(...) Il serait idiot, et même dangereux, de vouloir définir
les Roms et les Romnis selon des caractéristiques physiologiques
ou morales innées. Nous ne pouvons que rejeter ces classifications
issues des théories racistes ou plutôt " ethno-différentialistes
". Pourtant certaines caractéristiques prétendues
propres aux Rom-ni-s sont fréquemment avancées. Il
semble admis enfin, et pas partout ni par tou-te-s, que les Rom-ni-s
ne soient pas tou-te-s des " voleurs/euses de poules "
ou des " voleurs/euses d’enfants blond-e-s ", les
idées reçues s’adaptent aux changements d’époque
et aujourd’hui le terme de " trafiquant-e " a souvent
remplacé les deux premiers. Malgré cela certains stéréotypes,
tout aussi faux mais parfois plus positifs restent attachés
aux Rom-ni-s : un don pour la musique, un goût pour la liberté
(qui ne l’a pas ?), un irrésistible besoin de voyage,
une incapacité à vivre selon les normes des non-Rom-ni-s
(notamment pour la scolarisation des enfants) et parfois même
un don pour la voyance. Que de fantasmes reportés sur une
population dans un mélange de fascination ambiguë et
de répulsion !
Pourtant, pas plus que les Africain-e-s n’ont de "
don " particulier pour la danse, les Rom-ni-s n’ont de
" don " pour la musique. Les Rom-ni-s n’ont pas
non plus un besoin " physique " de voyage et de liberté,
en tout cas pas plus que tout un-e chacun-e. La musique ou le voyage
peuvent effectivement occuper une place importante, voire essentielle,
chez certaines familles mais cela s’explique par des processus
historiques, économiques et culturels qui n’ont rien
à voir avec une présumée " nature "
propre aux " Tsiganes ". (...)
[Il n’est] pas surprenant de lire dans le même quotidien
de virulentes attaques contre des " gens du voyage " aux
pages " faits divers " et, plus loin, dans les pages "
culture " du même journal, l’éloge de la
virtuosité des artistes " tsiganes ". Négatifs
ou " positifs ", ces préjugés participent
au même enfermement des Rom-ni-s dans un rôle social
dont on ne souhaite pas les voir sortir.
La pratique du nomadisme, présente ou passée, réelle
ou supposée puisque, rappelons-le, 90% des Rom-ni-s européen-ne-s
sont sédentaires, et l’absence d’un pays "
de référence " qui serait revendiqué,
induisant chez les populations environnantes l’idée
que les Rom-ni-s sont partout et toujours des immigré-e-s,
sont les points de départ de toutes les élucubrations
antirom-ni-s. (...)
L’anti-romisme institutionnel
Il est (...) intéressant de noter qu’il n’existe
pas de singulier à " gens du voyage ". Comme si
l’ensemble des individus de ce groupe correspondaient tous
aux mêmes caractéristiques et qu’un fait imputable
à l’un d’entre eux pouvait être reproché
à tous. Lorsque le préfet de Vaucluse déclare
lors d’une conférence de presse en 2002 : " ils
vivent à nos crochets, de la rapine aussi, tout le monde
le sait ", il ne fait qu’exprimer un sentiment largement
partagé. (...) Pour preuve, ce sondage réalisé
par la commission consultative des droits de l’homme en 1991
sur la question " des sentiments personnels à l’égard
des différents groupes ". Les " Tsiganes, Gitans
et gens du voyage " se classent à la deuxième
place des groupes suscitant l’antipathie, avec 41% contre
49% pour les Maghrébin-e-s. Par contre, ils/elles n’arrivent
qu’en quatrième position des groupes perçus
comme victimes du racisme. (...)
Un " ennemi commun ", rien de tel pour renforcer les
liens entre un-e édile et ses administré-e-s. C’est
ce qu’a compris l’adjoint " chargé de la
communication et de la sécurité " au maire d’Ostwald
lorsqu’il adresse, le 30 Août 2002, la lettre suivante
à ses concitoyen-ne-s :
" Madame, Monsieur, Plusieurs des habitants des 15, 17 et
19 rue de XXX ont eu le bon réflexe civique de me signaler
lundi 23 Août 2002 au matin qu’un véhicule haut
de gamme, type " gens du voyage ", est venu repérer
le champ en face de vos immeubles. J’ai immédiatement
fait benner de la terre au niveau de l’accès possible
à ce champ. Pour plus de protection, je vous suggère
de garer vos véhicules pendant quelques temps le long de
la rue, ce qui rendra l’accès quasi impossible au champ.
Il faut, dans l’intérêt de tous, éviter
à tout prix un campement à cet endroit, car vous savez
comme moi, que si les gens du voyage viennent une première
fois, ils reviendront régulièrement. N’hésitez
pas non plus à me signaler des faits que vous pourriez observer,
et dans cette attente, je vous adresse mes meilleures salutations.
"
Il n’est pas rare que les maires utilisent les pétitions
ou les manifestations d’habitant-e-s de leurs communes pour
justifier leurs décisions ou appuyer leurs demandes d’expulsion
des " gens du voyage ". Cela peut parfois prendre des
proportions inquiétantes. Une quarantaine de maires lorrain-e-s
ont ainsi menacé en Août 2000 de boycotter le référendum
sur le quinquennat si un rassemblement évangéliste
de 40000 " gens du voyage " à Chambley devait être
maintenu.
De telles prises de position de la part des autorités contribuent
encore une fois à pérenniser les sentiments et les
démonstrations antiroms, comme ce fut le cas en juin 2002
dans la commune du Tremblay-sur-Mauldre lorsqu’une soixantaine
de manifestant-e-s ont obligé une quarantaine de caravanes
à quitter le stade de la commune, avant d’en bloquer
l’accès par des tracteurs et des voitures. [En 2002
une manifestation d’étudiant-e-s des universités
de Grenoble protesta contre les Roms installé-e-s sur l’énorme
campus de (st) Martin d’Hères, commune PCF, qui fit
recours aux forces de police pour les expulser].
L’hostilité se nourrit aussi de la répétition
de l’affirmation que les Rom-ni-s ne travaillent pas, se payent
de somptueuses voitures et ne payent aucune facture aux collectivités.
Rappelons tout de même que le stationnement dans les aires
aménagées est payant, de manière à couvrir
les frais d’entretien et de fonctionnement des sites. Rappelons
également qu’une berline et une caravane de luxe, que
ne possèdent pas tous les " gens du voyage ", loin
de là, avoisinent ensemble les 50000 à 60000 euros,
ce qui ne représente dans l’absolu qu’un très
modeste appartement à Paris. Il ne semble pas que l’on
ait mobilisé les Groupes d’intervention régionaux
pour vérifier les revenus et les activités de toutes
les personnes ayant acquis un logement à ce prix. Mais la
présumée absence de contraintes des " gens du
voyage " les transforme aux yeux de beaucoup en " parasites
sociaux ". (...)
La LSI
La LSI apparaît comme la concrétisation d’un
vieux désir des pouvoirs publics, jamais encore pleinement
assouvi, celui de la mise en place des moyens d’un véritable
contrôle socio-spatial au détriment des populations
itinérantes. Ces mesures sont paradoxalement un moyen de
faire respecter la loi Besson dans ce qu’elle a de volonté
de surveiller et de cantonner le nomadisme aux endroits prévus
à cet effet. Endroits ne répondant pas toujours (...)
aux nécessités du mode de vie itinérant. Mais
après tout, qu’importent ces nécessités
aux pouvoirs publics puisque ceux-ci refusent, bien souvent, d’admettre
que les activités professionnelles de ces populations sont
bien réelles, et les soupçonnent de ne vivre que de
larcins et de trafics. Le ministre de l’intérieur lui-même
ne déclara-t-il pas devant la commission des lois : "
Comment se fait-il que l’on voit dans certains campements
tant de si belles voitures, alors qu’il y a si peu de gens
qui travaillent ? " Méconnaissance noyée dans
les préjugés ou argumentation politique inscrite dans
une logique de criminalisation ? En entretenant les idées
reçues, les autorités ravivent un processus de marginalisation
qui, à l’inverse du but officiellement poursuivi, peuvent
effectivement n’offrir que la " délinquance "
comme moyen de survie. (...)
La lutte contre les déplacements des pauvres " d’ailleurs
" se double de celle contre les pauvres " d’ici
". La libre circulation serait-elle réservée
aux touristes, aux hommes et aux femmes d’affaires, aux marchandises
et aux capitaux ? (...)
Il n’est nullement question de nier les activités
délictueuses ou criminelles de certaines personnes itinérantes.
Comme dans toute catégorie de population en situation de
marginalisation et de précarisation, la délinquance
visible ( en opposition à une délinquance invisible
ou en " col blanc ") est une réalité bien
présente. Marcel Courthiade, un des responsables de l’Union
Romanie Internationale et professeur de romani à l’INALCO,
apporte sur ce point quelques éclaircissements :
" Il semble impossible de nier que la délinquance
est plus élevée chez les Roms que dans l’ensemble
de la population : l’impartialité du raciste consiste
à livrer des chiffres sans commentaire. Or dans certains
pays des recherches plus honnêtes ont été effectuées
et il est apparu que le degré de délinquance est exactement
le même chez les Roms et chez les non-Roms si l’on considère
les deux populations par classe sociale équivalente. [...]
Le double malheur des Roms est de se trouver presque en totalité
dans les classes les plus défavorisées et les plus
violentes ". (...)
Cent cinquante Roms de Roumanie installé-e-s à Montreuil
et un collectif de soutien ont (...) appelé à une
fête de solidarité le samedi 8 février 2003
:
" Parce que Sarkozy a choisi d’en faire les boucs émissaires
de sa politique sécuritaire ; parce que les charters n’ont
jamais rien réglé en terme d’immigration ; parce
que la communauté européenne feint d’admettre
la Roumanie dans le cercle des pays démocratiques et leur
refuse le droit d’asile territorial ; parce que les Roms de
Roumanie n’ont aucun avenir en Roumanie ; parce que leur passeport
est confisqué par l’Etat roumain pour cinq ans à
leur retour ; parce que l’Etat roumain leur promet la prison
s’ils se livrent à la mendicité ; et parce qu’ils
fuient les discriminations roumaines et retrouvent la répression
française et européenne... Grande fête de solidarité
avec les Roms de Roumanie ! "
Xavier Rothéa, La France, pays des droits des Roms ? Gitans,
" Bohémiens ", " gens du voyage ", Tsiganes...
face aux pouvoirs publics depuis le XIXème siècle.
Ed. Carobella ex-natura, 12 rue du gazomètre, 69003 Lyon
(carobella@free.fr ), 124 pp., février 2003
Collectif
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