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Origine : http://www.freud-lacan.com/articles/article.php?id_article=00621
Nous ferons ici (1) l’hypothèse que nous assistons
depuis une - ou tout au plus deux - dizaine d’années
à une mutation inédite de l’organisation du
lien social. Ce serait cette subversion sans précédent
à quoi nous pouvons attribuer la responsabilité de
la perte des repères à laquelle nous assistons, de
même que les difficultés de réajustement dont
nous avons sans cesse des échos au travers des avatars de
la vie collective.
Identifier la structure de cette mutation devrait nous permettre
d’éviter aussi bien le mirage des lendemains qui chantent
que l’illusion pessimiste de ceux qui voient dans nos changements
les signes de notre décadence. Nous pensons en effet qu’optimisme
et pessimisme sont aujourd’hui deux belvédères
cyclopéens qui restent en-deça des enjeux que nous
avons à prendre en compte, faute de quoi nous resterons sans
moyens pour relever le défi auquel notre monde nous convoque.
Car - et c’est une première remarque - cette mutation
est d’abord un fait dont nous pouvons bien sûr nous
tenir pour responsables, dans la mesure où elle est la suite
logique d’une évolution dans nos propres fonctionnements
collectifs, amorcée depuis maintenant plusieurs siècles,
mais dont il faut surtout repérer le caractère acéphale,
car elle n’est pas tributaire d’une quelconque volonté
délibérée. Nous tenterons en revanche de faire
percevoir à quel point cette mutation contamine l’ensemble
du champ social et, faute d’être identifiée laisse
par exemple les enseignants mettre en cause les parents et vice
versa, alors qu’ils sont tous deux emportés par elle,
ceci n’empêchant d’ailleurs nullement certains
de profiter habilement de cette nouvelle donne pour en faire une
modalité de fonctionnement économique et une abondante
source de profits.
Une seconde remarque s’impose pour indiquer que si nous évoquons
ici le terme presque galvaudé - tant il est utilisé
- de mutation, c’est en référence à la
théorie des catastrophes, où la mutation procède
non d’une coupure radicale, mais résulte surtout du
cumul de changements minimaux entraînant subitement la transformation
complète de la perception. Il n’empêche qu’en
fin du compte, cette mutation opère, et le changement de
perception est à ce point important et déterminant
que nous pouvons le comparer, par exemple, au déplacement
de lecture qu’a entraîné le fait de prendre en
compte que c’était la terre qui tournait autour du
soleil et non l’inverse.
Une troisième remarque préliminaire pour préciser
en quoi tout ceci concerne le psychanalyste. Il pourrait en effet
ne pas aller de soi que, quittant ainsi le cabinet et sa pratique
du divan, ce prétendu spécialiste de la psyche - de
l’inconscient et du transfert - extrapole ses concepts pour
appréhender ce qui se passe dans la société
qui est la sienne.
Les réserves ne manqueront dès lors pas, certaines
d’ailleurs justifiées et méritant notre attention,
d’autres, en revanche, davantage signes de frilosité,
visant dès lors surtout à mettre du plomb dans l’aile
à ce qui pourrait venir déranger les habitus de penser.
Néanmoins, en quelques mots, précisons à cet
égard deux points d’une importance majeure.
D’abord, que ce qui autorise l’analyste à s’intéresser
autrement à cette question du social, c’est sans aucun
doute le fait de constater que si Freud avait une conception, dont
nous pouvons dire dans l’après coup qu’elle était
celle d’un inconscient familial - oedipien -, Lacan nous a
amenés à repérer en quoi la découverte
de Freud était pure et simple conséquence du fait
que nous sommes des êtres parlants - des parlêtres,
comme il le disait. Ceci aboutit à lire l’inconscient
dans un registre beaucoup large que celui de la famille. Nous pouvons
ainsi le suivre lorsqu’il avance que « l’inconscient,
c’est le social ». Mais, si tel est le cas, il va alors
de soi que nous sommes contraints à prendre la mesure de
cette mutation du lien social, puisque les changements qui opèrent
à l’intersection de la singularité subjective
et du social ne peuvent qu’avoir des effets sur la construction
de la subjectivité et donc, évidemment, sur la clinique.
Ensuite, que si la psychanalyse a la prétention de lire
l’appareil psychique, elle ne peut exclure d’appréhender
comment et en quoi une société quelconque interfère
- ou pas - dans la construction de ce dit appareil. Avançons
ici simplement que chaque société a toujours eu la
charge de construire la fiction qui soutient chacun de ses membres
dans la possibilité de transmettre les conditions nécessaires
pour pouvoir y prendre sa place. Ainsi, les rituels de passage à
l’âge adulte n’ont jamais eu d’autre fonction
que d’instituer des moments où chaque sujet, individuellement,
se voyait reconnu dans son trajet par l’organisation collective
à laquelle il appartenait. Nous verrons comment il n’est
pas impossible que notre société se dispense de cette
tâche et contrevienne de ce fait à ce dispositif séculaire.
Tentons maintenant d’articuler cette mutation. Nous avancerons
la thèse selon laquelle nous assistons effectivement, et
bien qu’elle se passe majoritairement à notre insu,
à une mutation inédite du lien social, dans la mesure
où celui-ci était organisé par la présence,
à tous les endroits du système, d’une position
d’extériorité, d’une place d’exception,
d’une transcendance. Que ce soit l’Etat, le chef, le
père, le roi, le président, le maître..., ce
qui caractérisait l’organisation collective d’hier,
- et sans bien sûr annuler les modifications considérables
qui ont prévalu aux grands changements sociaux enregistrés
dans l’Histoire -, c’était la permanence de la
reconnaissance collective - par le collectif aussi bien que par
chacun de ses membres - d’une place différente, extérieure
à l’ensemble, et prévalente de ce fait, conférant
donc les oripeaux de l’autorité à celui ou celle
qui occupait cette place, et lui assurant d’emblée
la légitimité. Celle-ci allait donc de soi, même
si le fait d’occuper cette place pouvait être l’objet
de litiges incessants. .
Nous dirions volontiers avec Marcel Gauchet (2) que nous avons
quitté, au cours de cette dernière décennie,
un modèle de société où la place d’extériorité
- la transcendance - était inscrite - soit parce qu’elle
était en conformité avec le modèle religieux
de l’hétéronomie, soit parce que, bien que ce
modèle fût combattu et en déclin, la place restait
encore inscrite, vu que son empreinte continuait à persister
suffisamment dans le collectif. Nous sommes aujourd’hui, en
revanche, passés - sans rupture apparente, presqu’insensiblement
- à un fonctionnement collectif qui s’est émancipé
de la référence à une position d’extériorité
ou de transcendance, signant ainsi ce que d’aucuns ont appelé
“l’acte de décès d’une société
hiérarchique” (3).
Un tel mode de fonctionnement porte évidemment à
conséquences. Ce n’est pas le lieu ici de les décrire
exhaustivement. Mais indiquons simplement que, de ce fait, c’est
la différence de places elle-même qui apparaît
comme devenue incongrue. Si d’emblée la lecture de
l’organisation sociale ne reconnaît plus comme allant
de soi l’existence d’une place transcendante, toute
position qui prétendrait relever de cette place et s’en
légitimer se trouve évidemment devenue obsolète.
Mais dans un second temps, c’est tout discernement entre des
places différentes - qui risquerait toujours d’impliquer
un tant soit peu une hiérarchie - qui se voit invalidé.
Cette fin de la transcendance n’est pas pour autant synonyme
d’anomie, car nous pouvons repérer que c’est
un autre régime symbolique de la vie collective qui est en
train de se constituer aujourd’hui. En effet, dans le même
mouvement, se substitue au régime d’hier un autre type
de lien social. Pour saisir la structure de ce changement, nous
proposons de reprendre le paradoxe de Russell, et d’avancer
que nous sommes passés d’un mode de fonctionnement
qui se présentait comme consistant et incomplet, pour nous
organiser selon un régime qui se veut complet et qui est
de ce fait inconsistant.
Rappelons rapidement que jusqu’à Gödel, tous
les scientifiques croyaient pouvoir mettre le monde en théorèmes,
en raisonnements sans faille, comme on pratique en mathématique
ordinaire. Mais en 1931, Gödel démontre, d’une
part, qu’il se peut que, dans certains cas, on puisse démontrer
une chose et son contraire, ce qu’il définit par inconsistance,
d’autre part qu’il existe des vérités
mathématiques qu’il est impossible de démontrer,
et c’est alors l’incomplétude.
Russell, quant à lui, s’est intéressé
à la contradiction que génère la théorie
des ensembles, et plus particulièrement de l’ensemble
de tous les ensembles qui ne se contiennent pas eux-mêmes.
Ainsi en est-il de la phrase bien connue selon laquelle “tous
les crétois sont des menteurs”. Si Epiménide
qui la prononce est lui-même un crétois, il faut en
tirer la conclusion qu’il est un menteur, mais alors quelle
valeur a la phrase qu’il a énoncée ? Ce que
ce type de paradoxes a fait émerger, c’est que nous
devions faire forcément un choix entre un ensemble consistant
mais qui supposait l’incomplétude, puisqu’un
de ses éléments devait en être exclu, (Epiménide
ne peut être un menteur lorsqu’il prononce la formule),
ou un ensemble complet mais alors frappé d’inconsistance,
dans lequel des vérités se contredisent radicalement.
(Epiménide est un menteur selon la formule, mais il n’est
pas un menteur quand il l’énonce). Choix forcé
donc entre incomplétude et consistance d’une part,
ou complétude et inconsistance d’autre part, voilà
ce que nous assène la logique moderne et son étude
des paradoxes.
Signalons surtout qu’il n’y a pas d’autre manière
de sortir de ce paradoxe qu’en passant à un système
méta, qu’en se situant dans un domaine où l’on
parle des éléments du domaine sans être dans
le domaine lui-même, ce que Russell a appelé sa “théorie
simple des types”. Ce point est évidemment essentiel,
puisque cette sortie obligée démontre la nécessité
d’une extériorité, fut-elle seulement potentielle,
au travers d’une incontournable hiérarchisation des
niveaux logiques pour sortir le paradoxe de l’impasse. Autrement
dit, du seul point de vue logique, une transcendance s’avère
toujours nécessaire.
Profitons de cette mise à plat pour situer l’enjeu
de notre mutation inédite : le passage d’une société
hiérarchique - donc consistante mais incomplète, puisqu’elle
tire sa consistance de son incomplétude, de la place du chef,
du maître, du roi, du père, de l’état,
en un mot de la place de l’exception - à une organisation
sociale qui, au contraire, prétend à la complétude,
mais au prix de l’inconsistance. Une telle mutation n’a
été possible que, précisément, parce
que nous nous sommes émancipés de la transcendance
substantielle - religieuse - et c’est bien dans ce mouvement
que s’est accomplie la démocratie.
Entendons-nous bien, il ne s’agit pas tant d’un choix
délibéré, que de la conséquence d’un
choix forcé : tant que nous avons poursuivi le dialogue avec
la place de l’exception - soit parce que nous étions
dans un régime où le religieux organisait le social,
soit parce qu’accomplissant le travail de nous en libérer
- nous reconnaissions toujours l’existence de cette extériorité,
nous entérinions de nous trouver dans un monde marqué
par l’incomplétude. Mais lorsque nous nous sommes vraiment
émancipés de cette transcendance, lorsque tous les
membres se sont libérés de cette hétéronomie,
lorsque toute référence au religieux est devenue strictement
privée, nous avons - fût-ce à notre insu - basculé
dans un monde sans extériorité, donc organisé
de manière complète et inconsistante.
C’est dans ce passage que nous identifions la mutation inédite
de l’être ensemble, auquel nous sommes aujourd’hui
confrontés. Et c’est ce changement de régime
symbolique qui bouleverse entièrement nos repères
traditionnels. Ainsi, par exemple notre représentation de
la manière de décider n’est plus du tout la
même qu’hier. Il allait en effet de soi que c’était
à partir de cette position d’extériorité,
soi-disant évidente mais en tout cas reconnue par tous, à
partir de ce point exogène, autrement dit, de la place de
l’exception, que la décision était prise. Pour
le dire de manière imagée, il allait de soi que le
commandement venait d’en haut ou d’ailleurs (évoquons
ici un régime symbolique essentiellement vertical). Aujourd’hui,
au contraire, on estime que la décision doit venir d’une
confrontation des avis, d’une discussion entre les protagonistes,
après échanges entre les interlocuteurs (donc un régime
symbolique horizontal). Ce n’est donc plus ce qui est à
l’extérieur qui a la préséance, mais
c’est la totalité de l’ensemble lui-même
qui doit prévaloir.
C’est donc toute la représentation de la vie collective
qui a basculé. Celle-ci ne se soutient plus d’un ordre
préétabli qui transmet des règles, mais d’un
ordre qui doit émerger des partenaires eux-mêmes. On
voit d’ailleurs d’emblée l’intérêt
de cette mutation : les acteurs sont impliqués, ils ne sont
plus seulement des assujettis, mais peuvent davantage s’engager
comme sujets, et le savoir propre à chacun peut contribuer
à la réalisation du projet collectif. Mais on peut
aussi voir d’emblée une difficulté : comment
concilier tous ces avis singuliers, et forcément différents,
comment faire pour que tous ces particularismes marchent encore
de concert. Il ne devra dès lors pas nous étonner
que, dans un tel régime, l’individualisme soit prévalent,
ce qui devra simplement être lu comme la conséquence
logique de cette mutation, sans aucune volonté délibérée
et sans un quelconque voeu moral.
Ce qui donc caractérise la mutation du lien social, c’est
qu’à partir de la disparition de la transcendance religieuse,
tout se passe comme si nous nous étions émancipés
de toute transcendance. Or, nous venons de voir que celle-ci, paradoxalement,
n’est pas tributaire seulement de son lien au religieux, mais
qu’elle est toujours nécessaire d’un seul point
de vue logique.
Avant d’aller plus loin dans les conséquences que
cette mutation entraîne, prenons un moment le temps de voir
comment elle se présente à nous et comment elle contamine
l’entièreté du champ social. Nous avons déjà
évoqué que la fin d’un lien social organisé
autour d’une place d’exception implique le démenti
de la différence des places. En effet, celle-ci ne se justifie
plus dans un monde où l’on pense s’être
émancipé de toute transcendance. De la même
façon, est frappée de soupçon toute loi qui
devrait valoir pour tous, d’un devoir qui va de soi à
partir d’une position d’hétéronomie. Ceci
introduit une subversion sans précédent qu’il
faut bien distinguer d’un changement de figure d’exception.
Ainsi, par exemple, passer d’un roi à un président
n’est pas un mince changement mais, il n’a rien à
voir avec passer d’un groupe avec chef à un groupe
sans chef. Mais cela va bien au-delà de ces figures connues.
Prenons par exemple la règle qui valait pour tous les médecins,
selon laquelle ce dernier se consacrait sans aucune ambiguité
au maintien de la vie. A partir du moment où l’euthanasie
prend droit de cité et ne constitue plus en soi une transgression
- et ceci se passe dans les esprits bien plus que seulement dans
les textes légiférants - se voit complètement
ébranlé le recours à cette valeur commune.
Le médecin, toujours au service de la vie, se voit, du seul
fait d’accepter la possibilité de l’euthanasie,
pouvoir devenir un tueur. Entendons-nous bien, il ne s’agit
pas ici de discréditer cette modification éventuelle
de la loi, mais de prendre la mesure du raz de marée que
provoque l’introduction de ce changement, et de constater
qu’il constitue un véritable retournement anthropologique.
Car de ce fait, plus de possibilité de faire appel à
ce qui va de soi, à ce qui hier déterminait ce qu’on
appelait “le bon sens”. Tout doit être renégocié
et est chaque fois susceptible d’être être remanié.
Donc, plus de temporalité non plus pour décanter et
pour constituer un socle tiers auquel les interlocuteurs peuvent
se référer, sans passer pour exercer arbitrairement
leur autorité, et donc passer pour autoritaires. Dans un
tel contexte, chacun ne peut, au mieux, que tâcher de se constituer
sa propre tiercéïté. Nous n’aurons plus
dès lors à nous étonner de ce que, par exemple,
aller au tableau noir pour y réciter sa leçon ne fasse
plus l’arrière-plan qui va de soi dans les rapports
entre l’enseignant et l’élève. En revanche,
la formule de plus en plus utilisée “mais de quel droit
me demandez-vous cela?” adressée par l’enseigné
à l’enseignant, relève tout à fait logiquement
de cette nouvelle donne.
Remarquons aussi qu’en lisant cette mutation comme un changement
de régime symbolique, nous réfutons d’emblée
la lecture - que l’on dit habituellement et à tort,
de droite - qui conclut à l’évolution vers l’anomie,
autrement dit, à notre décadence. Et que nous ne partageons
pas plus pour autant la lecture - soi-disant de gauche - selon laquelle
il suffira de s’affranchir davantage de l’hétéronomie
pour atteindre un supplément de justice et de démocratie,
car ce serait méconnaître que cette mutation génère
une confusion inédite.
En effet, le passage du modèle vertical au modèle
horizontal - pour le dire ici très rapidement - précisément
peut être lu de deux façons différentes : soit
comme la fin pure et simple de la place de l’extériorité
et de toute hiérarchie, soit comme la fin d’une des
manières possibles - même si le fait qu’elle
était la seule en vigueur jusqu’à une période
très récente pouvait laisser croire qu’il n’en
existait pas d’autre - de rendre présente et d’occuper
cette place d’extériorité. Autrement dit, il
pourrait y avoir différents niveaux d’extériorité,
comme, pour Russell, il y avait à distinguer des “types”
pour sortir de son paradoxe.
Si l’on refuse de se poser cette question, la suite est évidemment
simple. En effet, il s’agit alors purement et simplement de
poursuivre le mouvement d’émancipation, d’accomplir
jusqu’à son terme la libération du modèle
antérieur. Mais, au contraire si une extériorité
en recouvrait une autre, si la hiérarchie du patriarcat n’avait
été qu’une des manières d’actualiser
la place de l’extériorité ou de la transcendance,
mais que celle-ci restait un invariant logiquement nécessaire,
l’interrogation quant à l’avenir demeurerait
entière et ne pourrait aucunement se régler par une
telle volonté libertaire.
Cette question est donc corrélée à celle de
savoir si le trait qui caractérise le modèle que nous
quittons - une place d’exception qui permet à la collectivité
d’exister ensemble - est un irréductible nécessaire
pour l’existence du lien social. Mais si, comme nous le pensons,
ce trait s’avérait nécessaire, reste la question
de savoir si le régime de la société hiérarchique
modelé sur la religion monothéïste serait le
seul susceptible de lui donner sa place. Ne serait-il pas plutôt
simple contingence historique ?
Nous pouvons donc lire cette mutation de deux façons différentes,
l’une qui va introduire une confusion majeure, l’autre
qui nous ouvre une nouvelle voie. Reprenons pour bien nous faire
entendre : nous étions dans un monde de verticalité,
dont la pyramide hiérarchique était le paradigme ;
la norme était hétérogène, transcendante,
donc donnée de l’extérieur, et ce système
était toujours incomplet, mais c’est ce qui lui donnait
sa consistance. La modernité nous a mis en mesure de démasquer
le caractère fictif d’une telle organisation : tout
cela n’était qu’une fiction, c’était
un stratagème grâce auquel nous avons pu fonctionner,
mais ce n’était jamais qu’un stratagème.
Les effets de cette destitution induite par la modernité
ne nous ont pas atteints d’emblée ; il a fallu plusieurs
siècles pour que cette nouvelle donne marque l’ensemble
des individus et aboutisse à ce que la place d’extériorité
ne dispose plus de sa légitimité spontanée.
De ce fait, aujourd’hui, c’est un lien social nouveau,
organisé seulement à partir des sujets eux-mêmes
et des interactions entre eux, qui se met en place, essentiellement
horizontal. Mais on peut le lire de deux façons : on peut
dire que cette horizontalité qui est en train d’émerger
s’émancipe complètement de la verticalité,
ou au contraire que cette horizontalité prédomine
désormais mais continue à se référer
à une verticalité, sous une autre modalité
que celle substantielle et déterminante de la référence
à la tradition de la société théologico-politique.
La première lecture – horizontalité complètement
émancipée de la verticalité – ne laisse
d’autres conséquences que de poursuivre sans fin l’effort
démocratique en visant la fin de toute différence
des places - la dissolution de la hiérarchie - ou de se lamenter
de ce dont nous ne disposons plus comme hier - ceux qui crient à
la décadence. La seconde, elle, ne va pas élider la
différence des places, même si elle n’accepte
plus de reproduire purement et simplement les places d’antan
et la façon dont elles étaient occupées ; elle
s’autorise par exemple, à exiger de ceux qui l’occupent
de ne pas se considérer pour autant hors la loi.
La première lecture, nous l’appellerons la lecture
de l’extériorité absente, perdue ou à
disparition programmée, et, du coup, nous nous apercevons
que se retrouvent du même côté ceux qui croient
qu’elle est perdue, les pessimistes, et ceux qui croient qu’elle
est à perdre, à faire disparaître, les optimistes.
La seconde lecture, en revanche, accepte et souligne la façon
différente dont il nous faut désormais prendre en
compte la différence des places. Nous l’appellerons
l’extériorité située.
Car - nous ne pouvons le démontrer ici, ce serait trop vaste,
mais c’est précisément le socle de la découverte
freudienne telle que l’a relue Lacan - c’est du fait
du langage, donc de ce qui nous caractérise spécifiquement
comme êtres humains qu’il y a, et l’incomplétude
incontournable, et la différence des places. Le fait que
la fiction - religieuse en l’occurrence - par laquelle le
social d’hier en a figuré la nécessité
soit périmée, ne fait pas disparaître pour autant
ni l’incomplétude, ni l’existence de la différence
de places. Simplement, c’est la façon dont hier elle
était organisée qui est aujourd’hui devenue
obsolète.
Autrement dit, pour faire face à la grande confusion dans
laquelle nous sommes, et à ses effets délétères,
il ne s’agit pas de regretter la transcendance disparue, pas
plus que de promouvoir la disparition de toute transcendance, mais
il s’agira plutôt de substituer à une transcendance
substantielle une transcendance seulement logique, reconnue comme
irréductible - un imminimisable minime minimum disait Becket
- parce qu’elle tient à notre aptitude à la
parole.
Par contre, si nous confondons ces deux manières de lire
la mutation d’aujourd’hui, si nous pensons que la fin
d’un régime symbolique incomplet va nous autoriser
à ne plus transmettre ni la nécessité de l’incomplétude
ni la nécessité de la différence de places,
nous invalidons – et c’est bien ce qui se passe souvent
aujourd’hui – tout qui occupe la place de l’exception,
en l’occurrence, aussi bien les parents, les éducateurs,
les enseignants que les directeurs ou les politiques. Et n’est-ce
pas la difficulté actuelle : toutes ces personnes ne sont
plus reconnues comme pouvant légitimement occuper cette place.
Difficulté qui tient à cette lame de fond qui a subverti
notre perception de la nécessité d’une transcendance,
fût-elle immanente. Et ne croyons pas que ceci ne concerne
que les chefs, n’a d’effets qu’auprès de
ceux qui ont les oripeaux habituels de l’autorité…
Un exemple tout à fait banal : une jeune mère, son
enfant dans les bras, affirmait récemment qu’elle savait
bien qu’il fallait le frustrer, qu’il ne fallait pas
tout lui donner, mais en même temps, comme elle le nourrissait,
à chaque fois qu’il pleurait, elle se demandait s’il
ne fallait pas quand même pas lui donner… Question tout
à fait commune, mais en même temps, question dans laquelle
toute sa singularité était engagée ; mais curieusement,
ce qui prenait le dessus n’était pas le fait de savoir
à quoi elle se référait, elle, et comment,
déjà très tôt, elle pouvait transmettre
à son enfant la supportabilité de ne pas être
rassasié immédiatement, comment, en l’entourant
de ses mots et de sa voix, elle pouvait le lui faire entendre. Ce
n’était pas ça qui lui importait, ce qui comptait,
c’était de savoir si elle devait être frustrante
ou pas. Ce qui n’est absolument pas l’enjeu ! L’important
aurait été pour elle de retourner à son savoir
propre pour être capable de faire entendre à cet enfant
que, bien sûr, il avait des raisons de pleurer, puisque il
devait avaler la couleuvre de la déception fondamentale attenante
à sa condition d’humain, mais qu’elle était
aussi là pour lui témoigner que ce n’était
pas pour autant mortel ! Que même au contraire, c’est
ce qui lui permettrait de désirer… Sur cette affaire,
cette jeune mère a une longueur d’avance sur son enfant,
mais encore faut-il qu’elle se la reconnaisse comme légitime.
C’est pourquoi, en tout état de cause, il nous faut
prendre la mesure de ce symptôme inédit dans l’histoire,
à savoir l’émergence d’une génération
de parents qui ne se sentent plus la légitimité de
prescrire une perte de jouissance - une soustraction toujours nécessaire
- à leurs enfants, qui se trouvent dans le malaise - ou l’impossibilité
- à faire accepter par leur enfant une limite à leur
toute-puissance. Autrement dit, lorsqu’ils soutiennent et
la différence des places et l’irréductible incomplétude.
Bien sûr, le cas de figure n’est pas généralisable,
mais il est suffisamment fréquent que pour qu’il doive
être reconnu. En une génération, nous avons
vu émerger dans les consultations des parents qui ne s’autorisent
plus à dire “Non” à leurs enfants, non
pas un “Non” qui seulement interdit, mais un “Non”
qui, du fait d’interdire, autorise et ouvre à du possible.
En revanche, ils se voient de plus en plus mis à mal du fait
de ne pouvoir être des pourvoyeurs pour leurs enfants. Le
tableau est sans aucune trace d’antécédent dans
l’Histoire, et suffisamment représentatif aujourd’hui
que pour être épinglé.
Nul doute que si nous voyons aujourd’hui des enseignants
en difficulté dans l’exercice de leur autorité
ou des parents en attente du consentement de leurs enfants pour
leur poser des interdits, c’est parce que la reconnaissance
symbolique de leur légitimité ne leur est plus spontanément
fournie par le social, et cela à cause de cette mutation
que nous indiquons ; il ne leur reste alors qu’à se
tourner vers la reconnaissance toute imaginaire venant de ceux à
qui ils sont censés interdire, ce qui bien sûr pose
quelques problèmes.
Par ailleurs, du côté des enfants, des futurs sujets
eux-mêmes, tout se passe comme si, pour ancrer la limite,
ils ne pouvaient plus compter sur l’interdit qui leur vient
d’ailleurs, sur l’arrimage de ce “Non!”
dans le social, dans l’Autre du corps social. Au mieux, il
ne leur reste alors qu’à s’interdire, mais ce
“Non!” par ailleurs pleinement justifié qu’ils
s’infligent à eux-mêmes, n’en reste pas
moins éminemment précaire, puisque son destin n’a
pas été retiré de leurs mains. Il persiste
en leur seul pouvoir et, à ce titre, est toujours susceptible
d’être remis en question, si pas désavoué,
et donc sans cesse à réinscrire. Leur “Non!”
reste non seulement comme toujours à refaire, mais à
répétitivement refonder, dans un contexte social où
tout fondement est discrédité comme vestige métaphysique.
C’est en ce sens que nous pouvons dire que le futur sujet
est laissé en plan par la carence du social à rendre
visibles les conditions nécessaires de son fonctionnement
symbolique.
Le risque, dans un tel contexte, c’est que l’enfant
ne soit ni poussé, ni aspiré à grandir psychiquement,
encore moins à prendre sa place dans le social comme homme
ou comme femme.
Si en revanche, nous ne faisons pas cette confusion, nous pouvons
alors repérer que la légitimité de pouvoir
se soutenir d’une différence de places et d’introduire
l’incomplétude ne tient ni au patriarcat, ni au système
social dans lequel nous fonctionnons, mais tient au fait que nous
sommes des êtres parlant. Ce qui a évidemment de tout
autres conséquences et je pense que nous devons à
Lacan d’avoir repéré qu’à cet égard,
l’inconscient freudien qui reste un inconscient familial,
est insuffisant à rendre compte de ce qui se passe. Si les
conséquences de tout ce que Freud a découvert ne sont
rien d’autre que des conséquences du fait que nous
sommes des êtres parlants, cela nous restitue la légitimité
pour intervenir comme nous le pouvons et le devons à cet
endroit : rappeler que la différence des places et la perte
de jouissance - l’incomplétude - sont toujours de mise,
même si désormais elles sont davantage le résultat
d’une procédure qui doit profiter de l’interaction
de ceux qui y sont confrontés, là où hier il
suffisait d’endosser les habitudes de la tradition.
Car, reste la question cruciale de Kant de savoir à quel
moment un homme est mûr pour la liberté. Nous voudrions
ainsi amener pour conclure, que s’il s’agit, dans l’éducation,
d’éducare, d’ex-ducere, de conduire au dehors,
si à cet égard, la légitimité de la
différence des générations a toujours sa place,
et cela au-delà de la mutation du social, s’il est
toujours nécessaire d’être engagé comme
adulte dans sa parole, il nous faut bien reconnaître que la
démocratie trop vite et mal comprise rabote ce dispositif
lorsqu’elle fait tout dépendre de la négociation
! Si nous poussons la confusion induite par la mutation du lien
social, si nous vivons la complétude et annulons toute transcendance,
fût-elle seulement logique, il n’y aura effectivement
plus de raisons de considérer qu’il y ait une différence
de places entre les parents et les enfants. Nous pouvons penser
alors sur quel terrain extrêmement dangereux nous risquons
de nous trouver. C’est pourquoi sans doute la question de
l’éducation va devoir reprendre aujourd’hui une
connotation politique parce que, spontanément, nous ne voyons
pas comment nous allons échapper à cette confusion,
ce qui ne peut qu’avoir des effets délétères
sur la possibilité même de l’éducation,
pour des motifs qui ne tiennent nullement, comme certains tendent
à le croire, à l’émergence de mauvais
parents, mais à la mutation de la structure du lien social
que nous venons de décrire. Raisons purement logiques, étant
donné que ceux qui devraient pouvoir prendre appui sur la
reconnaissance collective de l’incomplétude et de la
différence des places se retrouvent orphelins de l’appui
du social et, de ce fait, ne savent plus d’où ils auraient
la légitimité qui leur permette de tenir leur place.
Or, c’est un point nodal parce que dans la structure, c’est
le même point - cette nécessité de l’incomplétude
- qui fonde aussi bien l’appareil psychique du sujet que la
vie collective. Sans consentement à la perte et à
la différence de places, au nom de quoi y aurait-il une vie
collective ? Et s’il n’y a pas de perte, il n’y
a pas de possibilité de singularité subjective non
plus !
Nous ne pouvons donc pas traiter de la même façon
des sujets virtuellement déjà construits et des enfants
pas encore sujets. Si l’enjeu de la démocratie –
bien pensée cette fois-ci – est effectivement de mettre
tout le monde au travail dans la possibilité d’échanger,
d’interagir, d’intervenir, il s’agit aussi de
reconnaître qu’il y a une place logique d’exception
irréductible, et que celle-ci n’est pas périmée
du fait que la tradition patriarcale d’hier n’est plus
là pour la transmettre. Bien au contraire, il s’agit
toujours, au-delà des procédures d’échanges
mises en place par les procédures démocratiques, de
reconnaître la nécessité de cette transcendance
immanente, ainsi que la nécessité que quelqu’un
puisse, à cette place d’exception, engager sa singularité
sans honte ni gloire. D’où que l’éducation
doit assumer la mise en place de cette nécessité logique
pour lui permettre d’avoir encore un droit de cité
dans la vie collective d’aujourd’hui. Car, si c’est
à partir de cette incomplétude que singulier et collectif
opèrent, il faut prendre la mesure de ce que le processus
y est différemment agencé : dans le collectif, il
est supposé acquis, tandis que pour le singulier, c’est
la tâche de l’éducation de permettre à
l’enfant de l’acquérir. Mais quand vient à
manquer collectivement la reconnaissance de l’incomplétude,
c’est évidemment la légitimité de sa
transmission qui est remise en question, et c’est alors l’éducation
elle-même, dans sa tâche spécifique, qui risque
de passer à la trappe.
Devons-nous dire de ce fait - pour reprendre la formule de Malraux
dans les Antimémoires - qu’il n’y a plus de grandes
personnes ? Lacan avait épinglé du terme d’
« enfant généralisé » ce trait
qui caractérisait déjà notre monde. Il n’y
a plus de grandes personnes, parce que la Grande Personne a disparu.
Entendons ici évidemment les effets de la mort de Dieu sur
le lien collectif, sur la fiction qui a organisé la vie collective
pendant des siècles. Aujourd’hui, ce n’est pas
que nous assistions à l’émergence d’une
nouvelle fiction, c’est que nous assumons les conséquences
de ce que la structure - et non son contenu - de la fiction a été
démasquée. Mais la fin de la fiction, si elle prive
les sujets d’un appui conséquent, elle n’autorise
pour autant nullement de déclarer la tâche de l’éducation
obsolète. Cette dernière reste entièrement
de mise, puisque ce qui la légitime, ce ne sont pas les fictions
d’hier, mais ce à quoi ces fictions avaient la charge
de donner forme, à savoir les contraintes logiques du langage
que nous habitons. Voilà d’ailleurs pourquoi nous soutiendrons
volontiers qu’il s’agit là de notre responsabilité
politique de psychanalyste.
1. Article publié in numéro spécial du CREAI,
Centre interrégional pour l’enfance et l’adolescence
inadaptée Provence, Alpes, Côte d’azur et Corse,
consacré à "Le lien social en question",
novembre 2003.
2. M. GAUCHET, La religion dans la démocratie, Gallimard,
1998 et La démocratie contre elle-même, Gallimard 2002.
3. P. ROSANVALLON, I. THERY, et al., France : Les révolutions
invisibles, Calmann-Levy, 1998
Origine : http://www.freud-lacan.com/articles/article.php?id_article=00621
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