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Origine : http://www.globenet.org/archives/web/2006/www.globenet.org/horizon-local/dial/2124.html
Nous proposons exceptionnellement à nos lecteurs un article
qui dépasse le cadre événementiel immédiat,
tout en permettant de plonger au coeur même de la réalité
de nos sociétés. Alors que tout au long de l'année
nous signalons de nombreux évènements en Amérique
latine, il est bon qu'un cadre plus global de compréhension
soit offert afin de pouvoir mieux situer ces divers évènements
et en comprendre les raisons. C'est ce que nous offre avec maîtrise
et clarté l'un des membres du Comité international
de patronage de DIAL, Jacques Chonchol, chilien, ancien ministre,
professeur émérite de la Sorbonne.
Texte paru dans Reflexión y liberación n° 29,
1996 (Santiago, Chili).
Chaque époque a connu une pensée socio--économique
dominante. Parallèlement à une certaine vision marxiste
de la société qui, durant une grande partie de ce
siècle, a régné sur de vastes régions
du monde (URSS, pays d'Europe de l'Est, Chine, Vietnam, Cuba, etc.)
et qui subsiste aujourd'hui encore, surtout en Asie, avec des ajustements
importants, a prévalu en Occident une vision capitaliste
des sociétés, liée aux grandes transformations
socio-économiques apportées par la révolution
industrielle.
Mais si l'on observe globalement l'évolution du monde au
cours de ce siècle, comme l'a fait récemment le grand
historien anglais Eric Hobsbawmm1, on la voit divisée en
trois grandes phases. Une époque de catastrophes qui va de
1914 à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ensuite une
période de 25 à 30 années d'une extraordinaire
croissance économique et de transformations sociales qui
ont probablement changé la société humaine
plus profondément que toute autre période équivalente
de l'histoire et qui peut être considérée comme
un âge d'or. Finalement, la troisième phase s'étend
du milieu des années 70 jusqu'à ce jour et peut être
considérée comme une nouvelle phase de décomposition,
d'insécurité et de crise, et, en certains lieux du
monde tels que l'Afrique, l'ancienne URSS et les anciens pays socialistes
de l'Europe, de véritable catastrophe.
D'un capitalisme contrôlé par l'État...
Pendant l'âge d'or qui s'étend de la fin de la Seconde
Guerre mondiale au milieu des années 70, les idées
socio-économiques dominantes en Occident sont, comme l'a
très bien montré l'économiste français
Michel Albert2, celles d'un capitalisme contrôlé par
l'État. Toutes les réformes visent à corriger
les excès du marché et à tempérer les
violences du capitalisme. L'État apparaît comme le
refuge contre l'arbitraire et l'injustice et c'est lui qui, sous
la pression des luttes sociales, intervient sous forme de lois et
décrets pour humaniser la dureté du capitalisme par
la législation du travail, l'augmentation continue de la
pression fiscale et les systèmes de redistribution. L'État
non seulement établit les règles du fonctionnement
de la société, mais encore, sous l'influence des idées
keynésiennes agit sur l'économie pour assurer le plein
emploi.
...à un "capitalisme à la place de l'État"
Cependant, depuis quelques années, avec le développement
de la crise,
l'État n'apparaît plus pour la pensée dominante
actuelle comme un protecteur, mais comme un parasite, un frein,
un poids mort. Nous sommes entrés dans ce que Michel Albert
appelle la phase du "capitalisme à la place de l'État".
Les principes de base sont ceux du néolibéralisme
et se résument en peu de mots : le marché est bon,
l'État est mauvais. Alors que la protection sociale était
considérée comme un critère de progrès
dans la société, on la dénonce, aujourd'hui,
comme un encouragement à la paresse et un obstacle à
l'effort. Alors que l'impôt était considéré
comme un moyen essentiel pour concilier développement économique
et justice sociale, il est aujourd'hui accusé de freiner
l'action des plus dynamiques, des plus entreprenants. Il faut réduire
l'impôt et le champ des lois sociales, et déréglementer,
c'est-à-dire faire reculer l'État sur toute la ligne
pour que le marché puisse libérer les énergies
créatrices de la société. Dans la majorité
des pays, on prétend aujourd'hui que, ni sur le plan économique,
ni sur le plan social, l'État ne doit plus intervenir. Il
faut privatiser et livrer au jeu du marché la santé,
l'éducation, l'information.
Le "capitalisme à la place de l'État",
avec la globalisation de l'économie et surtout des finances,
a créé un désordre financier, économique
et spéculatif dont les conséquences sont énormes
et que personne ne semble plus pouvoir contrôler. Dans cette
nouvelle phase, apparaissent de nouveaux maîtres du monde.
Ce phénomène a été très bien
analysé par Ricardo Petrella, Jacques Decornoy, Frédéric
Clairmont, John Cavanagh et quelques auteurs dans une édition
récente du Monde diplomatique 3.
À partir d'une économie organisée au niveau
de la planète sur la base des capitalismes nationaux se produit
une mondialisation caractérisée par la libéralisation
des marchés, la déréglementation et les privatisations
de secteurs entiers des économies nationales. Avec cette
évolution, la maîtrise de l'économie mondiale
change de nature et présente une nouvelle physionomie.
Le pouvoir se situe de moins en moins dans la propriété
d'éléments matériels (terre, ressources naturelles,
machines) et se fonde désormais sur la maîtrise de
facteurs immatériels (connaissance scientifique, haute technologie,
information, communication, publicité, finances). L'économie
se dématérialise. Signe de cette dématérialisation
: parmi les 20 premières entreprises industrielles du monde
figurent actuellement 6 sociétés du secteur micro-électronique
et informatique, alors qu'aucune d'entre elles n'en faisait partie
il y a 20 ans. Autre signe de cette dématérialisation
: on ne transporte plus de billets de banque ou de lingots, on envoie
des messages digitaux qui remplacent la monnaie. Les relations financières
deviennent des transferts d'information. La nouvelle monnaie est
de nature informationnelle.
Un double glissement : de la politique à l'économie,
de l'économie aux finances
La structure des pouvoirs émergents fait apparaître
une organisation du monde dominée par de nouvelles oligarchies,
constituées par des élites et des groupes sociaux
qui ont acquis un pouvoir de décision ou de contrôle
au-dessus de tous les pouvoirs légitimes, politiques et sociaux
au sein des Etats nationaux. La dynamique de ces oligarchies obéit
à une pure logique de conquête, la soi-disant obligation
de la compétitivité mondiale qui se transforme en
impératif moral. Cela provoque en outre la généralisation
de pratiques illégales conduisant à la criminalisation
croissante de l'économie.
Depuis la non-convertibilité du dollar en 1971 jusqu'à
la cessation de la guerre froide à la fin des années
80, le système mondial s'est vu soumis à une extraordinaire
accélération de l'histoire, amplifiée par les
nouvelles technologies de l'information et de la communication.
Les conséquences en sont nombreuses :
Premièrement, la croissance d'un marché mondial
de capitaux et de services financiers qui échappent complètement
au contrôle des gouvernements. On estime à 1 200 milliards
de dollars le montant des capitaux qui circulent en permanence en
fonction des variations des taux de change, ce qui ouvre un champ
sans bornes à la spéculation financière. Hier
contrepartie de biens réels, les flux financiers deviennent
autonomes, s'hypertrophient, imposent leur logique à l'ensemble
du système économique et l'orientent sur des chemins
qui ne sont plus ceux de la création de richesses, l'amélioration
de la condition humaine ou la mise en valeur des espaces. Nous assistons
à un double glissement réducteur : de la politique
à l'économie et de l'économie aux finances
Selon la Banque des règlements internationaux, les transactions
sur le marché des changes représentent aujourd'hui
50 fois le montant des échanges de biens et services. Ces
mouvements s'inspirent d'une logique de mise en valeur d'un patrimoine
financier sans grande relation avec les impératifs du développement
économique.
Deuxièmement. La mondialisation du capital a accéléré
l'internationalisation des investissements et, en conséquence,
du système productif, en même temps que s'intègrent
par grandes régions les flux commerciaux. A son tour, par
la voie de la croissance externe, a été stimulée
la mondialisation des entreprises, des stratégies et des
marchés : investissements directs à l'étranger,
délocalisations, fusions, alliances entre les entreprises.
Ainsi chaque groupe industriel et financier important met en oeuvre
aujourd'hui une stratégie concernant toutes les régions
du monde. Par ailleurs, la nécessité où se
trouvent les entreprises en voie d'internationalisation d'avoir
un accès facile au marché financier mondial a amplifié
la capitalisation boursière. La tendance dominante est la
multinationalisation de l'actionnariat. En même temps, les
groupes industriels se sont convertis en groupes financiers qui
décident et arbitrent en permanence l'usage des capitaux
engagés dans les diverses activités de leurs filiales.
Plus de 90% des 37 000 firmes transnationales, et de leurs 206
000 filiales à l'étranger, qui dominent l'économie
mondiale sont contrôlées à partir des pays développés.
Les 100 plus importantes firmes pèsent d'un poids prépondérant
sur tous les plans (influence de toute sorte dans leur pays d'origine
comme à l'extérieur, capacité d'investir, maîtrise
technologique, propriété de brevets, etc.), et dans
tous les secteurs de pointe elles établissent actuellement
leur pouvoir et organisent les monopoles de demain.
C'est de ces pouvoirs qu'il s'agit quand les chiffres statistiques
abstraits indiquent les flux d'investissements ou de désinvestissements
en tel ou tel pays ou région. Ces mêmes pouvoirs sont
ceux qui agissent quand, en quelque endroit du monde, s'impose le
dogme de la privatisation.
C'est ouvertement, publiquement, au profit de ces pouvoirs que
dans le dernier quart de siècle on a cherché à
ajuster, à modeler les économies, les échanges,
les législations nationales et le droit international.
Troisièmement. L'abdication du pouvoir politique est quasi
total. Des mégasystèmes mondiaux, toujours au service
des intérêts immédiats des groupes financiers
privés, apparaissent dans le domaine des transports (avion,
automobile), des communications (télévision, banques
d'images, réseaux informatiques, services aux entreprises),
de la science et de la recherche (espace, programmes sur la génétique
humaine, fusion nucléaire, etc.).
Si l'on observe que les pouvoirs publics nationaux ont vu depuis
les années 80 s'affaiblir leur capacité et leur volonté
d'intervention au service de l'intérêt général,
on en déduit évidemment que, dans le nouveau monde
qui se forme, les réseaux de groupes financiers-industriels
sont devenus l'acteur principal des politiques économiques.
Les nouveaux maîtres du pouvoir
Jamais, dans l'histoire de l'humanité, les maîtres
du monde n'avaient été si peu nombreux. Dans le champ
de l'information et de la communication ce sont à peine quelques
centaines de personnes : présidents et membres des comités
de direction d'un petit nombre d'entreprises des secteurs de l'électronique,
de l'informatique, des télécommunications, de la radio-télévision,
de la presse et de l'édition, de la distribution et des loisirs.
Un quart de ces personnes est localisé en Europe, autant
en Asie et le reste aux États-Unis.
Étant donné les alliances qui se nouent entre elles,
on peut estimer qu'une dizaine de réseaux mondiaux plus ou
moins intégrés, constituent de véritables machines
de guerre dont la finalité exclusive est la conquête
et la maîtrise de nouveaux marchés.
Ces conquistadors profitent de l'appui et de la collaboration
de quelques groupes sociaux.
Premièrement les inventeurs et les experts de la techno-science
(scientifiques, chercheurs, ingénieurs, intellectuels) qui
légitiment l'esprit de conquête au nom des progrès
techniques incorporés dans les nouveaux produits et services
lancés sur le marché. Ce groupe social s'élargit
aux dimensions du monde.
Second allié naturel des nouveaux maîtres du monde
: la techno-bureaucratie nationale et internationale, les dirigeants
publics de haut niveau chargés de la définition des
règles de fonctionnement et du contrôle des moyens
mis en oeuvre.
Finalement nous trouvons un troisième groupe relativement
hétérogène en apparence : les concepteurs d'idées,
de symboles, de discours, les représentants des moyens d'information
et de ceux de l'éducation supérieure.
Les financiers
Dans cet univers des nouveaux maîtres du pouvoir, les financiers
constituent une catégorie à part pour laquelle la
conquête de l'univers correspond à une logique de rapine
: la terre et ses marchés se sont transformés en un
espace de profits sans frontières et la moisson devient,
peu à peu, une véritable razzia. La dimension de leurs
activités signifie que les intérêts et les conditions
de vie de centaines de millions de personnes en sont affectés.
Rien ne justifie ni ne légitime les dévastations sociales,
politiques et culturelles, irréparables qu'ils commettent.
Depuis la libéralisation des mouvements de capitaux réalisée
dans les années 80, ces pillages sont devenus possibles du
fait de l'abandon des mécanismes de contrôle public,
le maintien du secret bancaire et la création et la prolifération
des paradis fiscaux qui progressivement deviennent le point de départ
des razzias et les abris pour le butin.
La criminalisation de l'économie
La criminalisation de l'économie mondiale est en marche.
Le trafic illégal d'armes et de drogue (ce dernier, avec
une valeur au détail avoisinant les 500 milliards de dollars
annuels dépasse maintenant le commerce pétrolier et
occupe le deuxième rang mondial, dépassé seulement
par le commerce des armes), les formes maffieuses de production,
l'évasion fiscale, la double comptabilité et les caisses
noires des entreprises, se sont répandus avec une énorme
rapidité, grâce à la mondialisation des systèmes
de production, de transport, d'information, de communication, et
à la libéralisation dans la sphère financière.
Cela signifie-t-il que les nouveaux maîtres du monde sont
devenus incontrôlables ? Évidemment non, si la volonté
politique s'exerce en la matière. Les remèdes existent
et les possibilités d'action sont nombreuses. Les premières
mesures qui s'imposent d'urgence concernent le rétablissement
des contrôles nationaux et internationaux ainsi que la fixation
d'un impôt mondial sur les mouvements de capitaux, tel que
l'a proposé le Prix Nobel d'Économie, le Nord-Américain
James Robin, qui, reprenant une vieille idée de Keynes, préconise
l'établissement d'un impôt sur toutes les transactions
en devises. Selon Robin, avec un taux minimum de l'ordre de 0,5%
on augmenterait sensiblement le coût de la spéculation
sans décourager les opérations commerciales ou les
mouvements de capitaux non spéculatifs. À cela il
faudrait ajouter, bien entendu, l'élimination du secret bancaire
et des paradis fiscaux, la lutte coordonnée contre la spéculation
et l'évasion fiscale et la mise en route d'actions internationales
du type "Mains propres" telles que celle que mène
actuellement l'Italie.
Les conséquences sociales de la libéralisation
sans contrôle de l'économie
Quelles ont été les conséquences sociales de
cette libéralisation de l'économie associée
à une réduction de la protection des travailleurs?
Chômage
Dans les 25 pays les plus riches du monde (ceux de l'OCDE), il
y avait, en 1994, 36 millions de chômeurs. Les emplois qui
ont pu être créés ont été de très
faible productivité et se sont accompagnés d'une diminution
des salaires réels. Dans les dix dernières années,
les 500 plus grandes entreprises du monde ont licencié en
moyenne 400 000 salariés par an malgré la forte augmentation
de leurs bénéfices.
Baisse des salaires
Entre 1977 et 1992, la productivité moyenne des travailleurs
nord-américains a augmenté de 30%, alors que le salaire
moyen s'est réduit de 13%. Logique implacable : quelle que
soit l'augmentation de la productivité les salaires baisseront
s'il y a abondance de travailleurs se disputant des emplois qui
se raréfient. Une telle abondance est provoquée par
la mondialisation dont bénéficient les firmes établies
aux États-Unis.
Pauvreté et exclusion
Le mécanisme de la pauvreté et de l'exclusion, lié
à ce néolibéralisme dominant n'est plus un
mystère pour personne. D'une part, l'exacerbation de la concurrence
internationale conduit à de nombreuses restructurations industrielles,
au licenciement de travailleurs, à l'augmentation du chômage
et de la durée pendant laquelle les travailleurs restent
sans emploi, à la modernisation technologique qui multiplie
les inadaptés aux nouveaux modes de production. D'autre part,
les systèmes de protection sociale deviennent de plus en
plus inadéquats face à l'accroissement de la pauvreté,
quand ils ne sont pas réduits par les gouvernements préoccupés
par les équilibres macro-économiques. Lorsque les
deux processus se combinent et que se désagrègent
les solidarités, basées sur la famille, le quartier
ou le village, l'exclusion gagne du terrain. En 1992, dans les douze
pays de la CEE, il y avait 50 millions de pauvres, parmi lesquels
10 millions en Grande-Bretagne (18% de la population de ce pays).
Aux États-Unis, 1% des familles les plus riches accaparait
en moyenne 70% des revenus familiaux entre 1977 et 1989. Les 20
% les plus riches s'octroyaient plus de 100% de croissance aux dépens
des 40% les plus pauvres. Dans leur livre America. What went wrong
?, résultat d'un travail de deux ans dans cinquante villes
de seize Etats, Donald Barnett et James Steele affirment : "Les
politiques de Reagan et de Bush ont accéléré
le démantèlement de la classe moyenne nord-américaine.
On ne trouve que deux précédents similaires, en 1913,
quand le mécontentement a conduit à adopter le premier
impôt progressif sur le revenu, et en 1933, lorsque la crise
a conduit au New Deal."
La situation en Amérique latine
Quant à l'Amérique latine, les disparités
dans la distribution des revenus augmentent, ainsi que la pauvreté
et l'exclusion. En 1970, 113 millions de Latino-Américains
vivaient dans une situation de pauvreté, c'est-à-dire
que leurs revenus n'étaient pas suffisants pour satisfaire
leurs besoins essentiels. Cela représentait 40 % de la population
à cette époque. En 1980 leur nombre s'était
élevé à 136 millions (41 %) et en 1990 à
196 millions (46 %) ?
Malgré les signes d'une reprise de la croissance économique
enregistrés au début des années 90, la majorité
des pays latino-américains a accusé, sur le plan social,
un ralentissement ou un recul qui accentua les effets de la pauvreté,
surtout dans les zones urbaines. Le défi de la réduction
de la pauvreté auquel sont affrontés actuellement
les pays de la région est d'une dimension considérable
si l'on tient compte du nombre plus important des foyers affectés
mais aussi des écarts sensibles de revenus que présentent
ces foyers par rapport aux minimums fixés pour le seuil de
pauvreté. En 1992, le revenu moyen par tête des foyers
pauvres des zones urbaines d'Argentine et d'Uruguay était
environ 25 % inférieur au niveau du seuil de pauvreté.
Dans cinq pays (Chili, Costa Rica, Mexique, Paraguay et Venezuela),
le revenu par tête de ces foyers était environ 40 %
plus bas que le niveau de ce seuil et en quatre pays (Bolivie, Colombie,
Honduras et Panama), il était entre 45 % et 55 % plus faible4.
Devant ces résultats il convient alors de se demander si
l'idéologie dominante à l'heure actuelle et les politiques
qui s'en inspirent sont les plus adéquates pour apporter
des solutions au problème social qui affecte une immense
fraction de l'humanité, et la réponse nous paraît
à l'évidence négative.
En mars 1995 s'est tenue à Copenhague la Conférence
mondiale sur le développement social, organisée par
les Nations Unies. Ses résultats semblent avoir été
extraordinairement insuffisants au regard de la crise généralisée
qui affecte aujourd'hui l'humanité. Cette crise touche quasiment
tous les pays de ce qui est appelé le tiers monde, ceux de
l'Europe de l'Est et de l'ancienne URSS, et même les pays
industrialisés.
D'innombrables programmes d'ajustement structurel
Dans le cas du tiers monde, les anciens pays pauvres, victimes
du sous-développement de leur système de production,
ont été rejoints par les nouveaux pauvres, victimes
d'une approche mimétique de la modernité qui a consisté
à transférer en les copiant les technologies les plus
modernes des pays industrialisés. En outre, les pays pauvres
se sont vus sévèrement affectés par les problèmes
de la dette qui sont loin d'être résolus et par les
politiques d'ajustement structurel qui leur ont été
imposées pour y faire face. Depuis 1980, plus de 60 pays
ont dû se plier à 566 programmes d'ajustement structurel
ou de stabilisation économique.
Au Mali, par exemple, après douze années d'ajustement
structurel et de dévaluation, le coût de la vie a augmenté
de 117%. Au Mexique, après 13 ans de la même médecine,
20% de la population active est au chômage, 40% est sous-employée
et plus de la moitié vit en dessous du seuil de pauvreté.
En Amérique latine, après la mise en oeuvre des programmes
d'ajustement structurel des années 80, le nombre des pauvres
est passé de 136 à 196 millions.
Et, malgré tous les efforts, le poids de la dette globale
des pays en développement a continué à s'accroître,
passant de 658 milliards de dollars en 1980 à 1770 milliards
en 1993.
En outre, l'ouverture sans limites des frontières, qui
leur a été imposée, a intensifié le
processus de dualisation de leurs économies et de leurs sociétés
et, en augmentant les exclusions, elle menace de créer un
véritable système d'apartheid social5.
L'ex-URSS et les pays de l'Est devront faire face à un
triple défi : stabiliser leur économie, créer
l'ensemble des institutions nécessaires au fonctionnement
d'économies de marché et procéder à
une restructuration en profondeur de leur appareil de production
pour augmenter leur efficacité et leur compétitivité
sur les marchés internationaux. Ces transformations ne paraissent
pas possibles sans des coûts sociaux élevés,
mais le choix d'une stratégie inspirée par l'illusion
de pouvoir implanter instantanément le capitalisme et le
règne souverain du marché a augmenté brutalement
le coût social. La dégradation des relations sociales,
la détérioration des services de santé, d'éducation
et de sécurité sociale, l'apparition d'un chômage
structurel considérable et difficile à résorber,
la vulnérabilité à l'égard des politiques
de choc représentées par l'ouverture trop brusque
de leur économie, la permissivité à l'égard
des pratiques d'un capitalisme sauvage, constituent des facteurs
qui viennent peser très négativement sur le processus
de transformation.
Enfin, la crise sociale paraît s'être installée
aussi d'une façon permanente dans les pays capitalistes industrialisés,
après environ trois décennies d'un progrès
économique et social particulièrement accéléré.
Un système social à vitesse variable
Dans ce contexte, voilà ce que préconise l'idéologie
dominante, avec la même recette pour tous : ouvrir les frontières
au commerce et aux finances internationales sans aucune sauvegarde
ou avec le minimum de protection, déréglementer au
maximum tous les systèmes institutionnels et les législations
du travail établis antérieurement pour protéger
les travailleurs, privatiser toutes les activités économiques
et sociales dans lesquelles l'État conserve encore une capacité
d'intervention, faire que la compétitivité et la concurrence
règnent sur toute la planète et constituent l'instrument
par excellence de résolution des problèmes de plus
en plus aigus d'environnement, de démographie, de gestion
économique et sociale, qui affectent l'ensemble des pays,
et donner au marché le rôle unique et exclusif de répartition
des ressources, de régulation et d'organisation de la société.
Si ces critères venaient à s'imposer, la ségrégation
géographique, le chômage, la précarité
du travail et les diverses exclusions devenues endémiques
qui en sont la conséquence, s'aggraveront encore davantage.
Nous entrerons dans un système social à vitesses variables
dans lequel seule une minorité s'enrichira toujours plus
pour aboutir à des formes de consommation de plus en plus
sophistiquées, pendant que les grandes majorités manqueront
de l'essentiel.
L'actuel ministre du travail du Président Clinton le disait
déjà en 1991, à propos des États-Unis,
principal centre du capitalisme international6. Alors que 80% de
la force de travail constituée par les ouvriers de la production
courante et des services personnels s'appauvrit, les 20% restants
constitués par les chercheurs, les ingénieurs, les
informaticiens, les avocats des grandes compagnies, les conseillers
financiers ou fiscaux, etc., s'enrichissent de plus en plus.
S'il en est ainsi dans le centre du capitalisme mondial, il est
facile de deviner ce qui se passe et ce qui se passera dans le reste
du monde qui entend copier le modèle néolibéral.
Une économie "contre la société"
Ceci nous conduit à poser un problème de fond, qui
est de définir la base d'un nouvel humanisme pour la politique
actuelle : le système économique tel qu'il fonctionne
n'oeuvre pas en faveur de la société mais contre elle.
La vision néolibérale, dominée par une conception
exclusivement économiciste, individualiste et anhistorique,
nous entraîne peu à peu vers une crise sociale généralisée,
et si nous ne voulons pas aboutir à un désastre social,
il nous faut rapidement changer les orientations et le modèle
de l'économie.
C'est ce qu'ont décrit avec beaucoup de clarté les
sociologues Bernard Perret et Guy Roustang dans un ouvrage récent7.
L'économie n'est pas orientée naturellement vers
le progrès de la culture. Il faut cesser de considérer
que la subordination croissante de la culture et de la politique
à l'économie est un fait naturel qui provient d'une
nécessité supérieure de la société.
De moyen, l'économie est devenue finalité. Ce que
Georg Simmel, philosophe et sociologue allemand du XIX° siècle
notait déjà en 1890 à propos de l'argent quand
il disait que "celui-ci se trouvait totalement libéré
de ce qui advenait par lui et à travers lui", pourrait
s'étendre aujourd'hui au développement économique
proprement dit. Nous n'en sommes pas loin quand l'on constate à
quel point la qualité s'est ramenée à la quantité,
le fatalisme des chiffres qui caractérise la passion pour
l'argent s'est étendu à l'ensemble des données
et indicateurs représentatifs de l'activité économique.
Les sociétés modernes sont orientées vers
la recherche d'une croissance sans fin de la production et de la
consommation. Aussi bien les politiques publiques que la multitude
des choix individuels sont sous l'influence de cette orientation
fondamentale. Il ne s'agit pas d'une option raisonnée qui
serait le résultat d'une discussion argumentée entre
les citoyens, mais d'une norme qui s'impose à tous. La force
de l'approche économique réside dans le fait qu'elle
permet d'éluder tout débat sur les finalités.
Son fondement exclusif est l'idée non discutée que
la satisfaction des besoins individuels constitue une finalité
légitime et suffisante pour la société et qu'il
est possible de les satisfaire en produisant toujours davantage.
Cette logique utilitariste transcende toute considération
d'ordre social, politique ou culturel.
Rien ne serait pire pour un tel système économique
qu'un consommateur sobre sans grands désirs de consommation.
Ce serait un désastre aussi bien pour les entreprises que
pour les finances publiques et l'emploi. Il y a ici un fait qui
nous permet de voir la difficulté de modifier l'orientation
globale de notre civilisation qui recherche uniquement le maximum
de croissance et de consommation.
Si l'on veut inciter la société à se définir
autrement que comme un simple accessoire par rapport au marché,
il faut, avant toutes choses, mettre en lumière les racines
anthropologiques de la frénésie de consommation.
Nos sociétés sont enfermées dans un cercle
vicieux dont elles ne semblent pas avoir conscience : c'est au nom
de la concurrence internationale et finalement au nom des nations
en tant que communautés historiques qu'il leur est demandé
de s'adapter aux conditions de l'économie moderne. Mais ce
processus d'adaptation fait courir le risque, si l'on ne cherche
pas le moyen d'y échapper, de provoquer de l'intérieur
une destruction de leur vitalité culturelle, qui est finalement
la seule chose qui pourrait donner du sens à leur lutte (...)
L'exclusion augmente pour la majorité
Il semble aujourd'hui que l'on veuille faire de la compétitivité
le critère essentiel de la qualité d'une société,
bien que l'on déclare aussi que la compétitivité
doit se conjuguer avec la solidarité et que la lutte contre
l'exclusion sociale est une condition essentielle pour le succès
économique.
Mais la stricte vérité est que le succès
économique est de plus en plus réservé à
quelques-uns et que l'exclusion augmente pour la majorité.
Mesurons simplement le phénomène en termes de revenu,
ainsi que le système néolibéral a l'habitude
de le faire : en 1960 les 20 % les plus riches de l'humanité
recevaient 70 % du PIB global et en 1990 ce pourcentage avait augmenté
à 82,7%. Simultanément les 20 % les plus pauvres avaient
vu baisser leur part de 2,3 % à 1,3 % et les 60 % restants
n'avaient droit qu'à 16 %. Cela signifie que le sommet de
la pyramide avait en 1960 un revenu 30 fois supérieur à
celui des 2 % les plus pauvres et qu'en 1990 il était devenu
60 fois plus élevé.
La nécessité d'un nouvel humanisme
Disons que, dans cette situation et considérant les menaces
qu'un marché sans contrôle et une quête de la
compétitivité à tout prix font peser sur la
culture et sur l'environnement, il est impossible d'accepter que
ce soit les consommateurs dans leur liberté soi-disant totale
qui orientent la production et il est impossible d'admettre que
le respect de la démocratie interdise d'intervenir. Sachant
que le pouvoir politique intervient constamment, que ce soit pour
réglementer l'usage de la propriété immobilière
qui détermine un certain type d'urbanisme, pour décider
les investissements en infrastructures de transports qui viennent
favoriser l'automobile privée au détriment des transports
collectifs, pour fixer un cadre juridique aux communications audiovisuelles
ou pour éviter l'épuisement de certaines ressources
naturelles ou l'augmentation de la population, etc., le rôle
de l'État et des services publics est essentiel pour l'orientation
de la société. Il est inquiétant que le désir
de rendre ces services publics plus efficaces se confonde parfois,
dans un raisonnement à courte vue, avec la volonté
de faire des économies sur leur fonctionnement ou celle de
leur appliquer la logique du marché.
Ainsi se présente un vaste champ de réflexion et
de débat pour concevoir un nouvel humanisme adapté
aux réalités présentes. Et il est urgent de
déployer de grands efforts en ce sens.
Traduction DIAL (L. et M. Lesay)
Titre et sous-titres de DIAL. En cas de reproduction, mentionner
la source DIAL.
DIAL - numéro 2124
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DIAL
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Horizon Local 1997
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