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Multiplicité des luttes contre militance unitaire
Jenny de Wervicq

Origine : http://www.revuedroledepoque.com/articles/n15/wervicq.pdf

"N'imaginez pas qu'il faille être triste pour être militant, même si la chose qu'on combat est abominable. C'est le lien du désir à la réalité (et non sa fuite dans les formes de la représentation) qui possède une force révolutionnaire."
Michel Foucault, Dits et Ecrits III

Militer c'est séparer l'action politique de soi. C'est aussi déléguer son pouvoir à des représentants, se conformer à un discours dilué ou au contraire toujours plus pointu, c'est agir dans un cadre imposé par le rôle que l'on tient en tant que militant ou militante dans cette société où la surprise n'a pas sa place. J'y oppose la vie même, sous toutes ses formes. Il s'agit là de relier intelligence rationnelle et corps sensible.

Le programme : vivre avant tout, ne pas être morne spectateur ou spectatrice de sa propre vie, avec ses désirs, ses possibles, ses expériences et frustrations. Et comme ce monde n'est pas supportable, agir, avec les moyens que l'on jugera les plus efficaces en fonction du but à atteindre, et également en fonction de ses possibilités (libertés à prendre) du moment.

Agir dans le cadre de sa vie ; ne pas séparer son activité militante, comme un monde à part, le mardi à la "réu" et le samedi à la "manif", sagement rangée, classée. Mais plutôt déborder, lier. Ce système n'a pas à être accompagné, sous couvert de pichenettes ou grains de sable dans l'engrenage, par une bonne conscience judéo-chrétienne (ou trotsko-caritative) à la ATTAC, il mérite seulement d'être détruit. Mais ne nous laissons pas abattre d'avance par l'énormité de son emprise. Des solutions existent, adaptées à chacun et chacune : individuelles, collectives, il s'agira de les inventer ou des les attraper si elles passent à notre portée.

Ça commence dur. Je ne veux faire aucune concession, mais je ne veux pas non plus dénoncer celles et ceux qui essayent de faire des choses, même si elles me paraissent insatisfaisantes, pour le moins. Au coeur du militantisme, j'y ai été, mais après des années où il a pris pour moi des formes différentes, à des niveaux de responsabilité différents, j'ai pu en tirer un bilan critique, bien que les mots me manquent encore pour tenter d'expliquer précisément mon sentiment. C'est un survol que je présente ici, à la première personne, car je ne représente que moi-même. A la critique, feront suite quelques exemples de réalisations qui me semblent aller au-delà du militantisme, encourageantes pour la construction d'un monde de personnes qui cultivent leur autonomie commune de pensée et d'action.

Avant de raconter ces expériences mettant en jeu nos vies dans la lutte, dans la vie, essayons de voir en quoi le militantisme peut être limitantisme, en prenant comme exemple édifiant "la manif".

La manifestation unitaire est épatante. Elle est le symbole de "l'activisme", cet anglicisme apparu récemment qui, à l'instar du mot "genre" mettant en avant le rôle social assigné aux sexes biologiques, marque précisément celui assigné aux militants et militantes. D'autres diront qu'"activisme" a été créé dans le but de marquer une différentiation entre "militantisme" qui définirait plutôt une façon traditionnelle de faire de la politique dans les grosses organisations, et une façon plus légère, disponible, internationale, avec le développement des nouvelles technologies de la communication et des transports rapides, moins liée à des structures hiérarchisées et immuables. Pour moi, activisme et militantisme se ressemblent en bien des aspects, surtout dans l'oubli de soi au privilège de "la cause", passant par un discours non expérimenté par celles et ceux qui le portent, la recherche de la mobilisation de masse et de l'impact médiatique. Encore que par leur mobilité et leur ouverture accrue, les activistes recherchent de nouvelles formes de luttes, moins symboliques, basées sur la vie quotidienne et volontairement déroutantes parfois. Ces formes-là les détachent des façons traditionnelles de faire de la politique.

La préparation

Des militants et militantes réunis constatent que "rien ne va plus", et décident d'appeler à manifester, afin de créer un rapport de force. Alors la course commence, il va falloir que l'actualité soit assez porteuse pour susciter l'intérêt de la population, créer des synergies militantes et ratisser large. Le nombre sera recherché, plus que la pertinence des formes d'actions.

La rédaction du tract d'appel

Un accord entre toutes les personnes qui représentent des organisations, partis, syndicats, associations doit être trouvé, au risque d'aboutir à un texte d'appel basé sur le plus petit dénominateur commun. Personne ne s'y retrouvera vraiment, mais tout le monde un peu, et ce sera suffisant. Car l'enjeu sera important, comme il l'est à chaque fois : on ne pourra perdre ni temps ni énergie sur des broutilles. Le texte se finira au petit matin pourtant, après des négociations âpres entre représentants, portant non pas sur des positions individuelles et argumentées, mais sur des positions de principe, idéologiques, rhétoriques, trop générales pour être défendables véritablement.

Le tract, une fois imprimé en milliers d'exemplaires, sera diffusé par les petits soldats des organisations signataires, avec beaucoup de coeur à l'ouvrage. Faut-il rappeler que "militaire" et "militant, militante" viennent de la même racine latine? Ils et elles se lèveront tôt, resteront des heures dans le froid sur les marchés de leurs quartiers, essayeront d'être présents aux endroits où "le monde" sera, prendront le risque d'invectives à leur encontre dans la plus grande solitude. Les militants sont seuls face au reste du monde lorsqu'ils diffusent des tracts. Ils sont hors du temps et de l'espace en réalité, comme en suspension dans ce temps qui n'existe qu'en rapport à l'échéance de la manifestation. Ils se sentent renforcés malgré tout par ce papier en bas duquel tant de signatures d'organisations leur rappellent la justesse de leur combat, ne pensant qu'à "la manif", ce moment qui consacrera leur gloire et qui marque un repère dans leur agenda collectif et individuel. Ce qui est souvent reproché aux élections dans les sondages d'opinion, c'est ce côté "rien avant, rien après". Même s'il y a plus d'occasions de manifester que d'élections, l'effet existe également. Le militant, la militante vivent pour les manifs.

Dans les organisations

Chaque organisation se prépare à aller manifester: "Je serai la plus belle pour aller danser" pourrait décrire l'agitation observable quelques jours avant la manifestation elle-même. En même temps que de montrer son désaccord par rapport à une politique, chacune de ces organisations va vouloir tirer son épingle du jeu : les slogans choisis pour inscrire sur les banderoles, ou à scander, doivent refléter l'image que l'organisation veut montrer d'elle - souvent: jeune, au moins contemporaine ; rebelle, au moins contestataire ; à la page et pertinente. Les slogans sont des phrases restrictives, contenant des mots d'ordre, et contenantes tout court. Pas de débordement. Il s'agira de se répartir les rôles et surtout de les respecter : la personne qui tiendra le mégaphone, pour amplifier les slogans et donner une impression massive ; la personne qui conduira le camion bardé d'affiches marquant un peu mieux le territoire de chaque organisation dans le cortège ; les personnes qui tiendront la banderole, martyrs pour la cause ; les personnes qui formeront le "service d'ordre", cette organisation dans l'organisation maintenant la cohérence du groupe défilant, et son homogénéité.

Le défilé

Lors d'une manif, on marche beaucoup, on s'arrête beaucoup aussi, on attend. Quoi, on ne sait jamais vraiment bien, mais il y a cette inertie due à un grand groupe qui se déplace. On prend son mal en patience. On crie aussi, ces slogans choisis, sélectionnés avec soin, repris en choeur le plus fort possible, comme si le volume sonore était proportionnel à l'honnêteté des propos et à la volonté du groupe de les voir se réaliser. Peut-on penser que les militants soient naïfs au point de croire que le Président de la République, les députés, les ministres entendront le message délivré par la manifestation. Les badauds sur les trottoirs, seront-ils touchés par ces mots scandés, souvent incompréhensibles ? Alors on peut se demander quel sens a cette marche collective, qui se parle à elle-même, dont on sort fatigué et souvent aphone. Quelle expression politique est ici en jeu, si ce n'est une habitude qu'il est difficile de changer et dont seules les personnes qui effectuent un "travail militant" peuvent se contenter.

Une maniaquerie étrange génère l'ordre du cortège. L'oeil non averti peut avoir l'impression d'un joli défilé bigarré, mais c'est de luttes qu'il est constitué. Pour savoir qui serra dans "le carré de tête", qui se retrouvera en queue, qui serra devant qui. Ce sont ce genre de choses qui intéressent au premier plan les représentants des organisations. C'est à cela que l'on peut voir lesquelles ont le plus de poids dans telle ou telle lutte, telle ou telle conjoncture sociopolitique. Les médias seront juges. La valse des sigles et des symboles (sur autocollants, drapeaux, affiches, badges ou même dessinés sur les fronts) y contribuera.

La solidarité entre les organisations est un voeu pieu. Il y a même des heurts parfois si l'agencement ne convient pas. Quel étonnement alors de voir tel trotskiste-léniniste se battre avec tel ex-mao-écologiste qui bat le pavé pour la même cause. Et que faire face au "black block", ces personnes qui n'ont pas voulu participer au spectacle déprimant de l'organisation de cette manifestation, mais ne restent pas, néanmoins, les bras croisés. Le parcours "Bastille-Nation", dans le bon ordre, est là déjoué par des gens parfois masqués, qui sortent des sentiers battus et rebattus et passent à l'action directe contre les symboles de l'oppression qu'ils choisissent sur le parcours. Ce "bloc noir" ne peut être défini par des revendications, encore moins des slogans, ni une quelconque forme de représentation. Ce sont des gens qui n'ont que leurs corps comme dernier rempart à opposer aux dominations et exploitations du système capitaliste. Les formes d'actions ont quelque chose de spectaculaire, mais les dommages économiques sont réels, pour saborder à une échelle abordable tous les dispositifs capitalistes ; leurs symboles seront la plupart du temps la cible : banques, agences d'intérim, publicités, institutions, multinationales. Le risque pris est énorme dans un contexte de sécurisation de tout le territoire et de militarisation, car c'est la guerre civile qu'ils font exister, c'est une réelle opposition qu'ils mettent en lumière. Même si individuellement les manifestants peuvent leur reconnaître un certain courage, l'organisation et le bon ordre de la manifestation ne peuvent les supporter. Un front commun est vite fait, et les inconvenants sont dénoncés et expulsés. C'est le seul moment de solidarité observable entre organisations. Sinon, il s'agit de crier plus fort et d'être plus nombreux et visible.

La fin

"La manif" laisse derrière elle son cortège de papiers gras, de camions poubelles effaçant aussi vite qu'elles sont apparues les traces de mécontentement dans la rue. Cortège fermé par des voitures de policiers gardant sur les manifestants un oeil de bienveillance paternaliste, attendant de voir la manifestation dégénérer, pour pouvoir "casser du gauchiste". Et les manifestants de se croire en sécurité, tout en ressentant un certain malaise de les voir également ouvrir la marche, leur volant un peu de leur révolte.

Je ne crois pas, ou plus, aux grandes manifestations qui n'ont d'unitaire que le nom. Les luttes sont parcellaires, et même, répondent elles aussi à des modes : chaque année apparaît un thème - soutien aux personnes sans papiers, anti-nucléaire, politiques sociales anti-sociales, statut des intermittents du spectacle à protéger, pour l'école publique, contre la guerre... - aussitôt balayé pour laisser place à un autre. Les professionnels de la politique ont pour rôle d'essayer de définir à l'avance le thème qui sera central chaque année et de "placer" leur lutte. Paul Mattick fait part de son analyse, en 1949 : "Au sein du capitalisme, aucune organisation ne peut durablement faire preuve d'un anticapitalisme intransigeant. L'"intransigeance" est le fait d'une activité idéologique limitée et l'apanage de sectes et d'individus isolés. Lorsqu'elles veulent acquérir une importance au niveau de la société globale, les organisations doivent se rallier à l'opportunisme tant pour affecter le processus de la vie sociale que pour atteindre leurs objectifs propres. (...) Il apparaît à l'examen, même superficiel, que toute organisation importante, quelle que soit son idéologie, contribue à maintenir le statu quo ou, dans le meilleur des cas, promouvoir un développement des plus limités, dans le cadre des conditions générales caractérisant une société déterminée à une époque donnée." [1] Je ne crois à aucune communication possible par le biais de messages portés lors de manifestations ou actions d'ampleur. Autant avec l'objet combattu et ses représentants (institutions, pouvoirs, capitalisme) qu'avec "les gens", "la société civile" ou "l'opinion publique", la communication est, à mon avis, un leurre, car les interlocuteurs potentiels n'existent pas comme interlocuteurs, ce sont des constructions sociales, assises de l'emprise du pouvoir. La manifestation joue pourtant un rôle que je pourrais qualifier de positif : elle permet aux manifestants défilant sous des bannières différentes de se rencontrer. Elles peuvent donc contribuer à lier des personnes désireuses de changements véritables. Mais les organisations en tant que telles ne sont plus une force, une dynamique qui dépasse le cadre individuel, elles s'imposent au contraire comme représentations, garantes d'un idéal qui supplante les subjectivités, les contradictions, les lignes de fuite. La communication militante a cela de dérisoire qu'elle existe prétendument pour appuyer ou formuler des revendications populaires ou corporatistes, mais le discours ne fait finalement que s'entretenir lui-même. Les militants parlent aux militants, sans désir réel de communication. Lorsqu'ils mettent en scène un débat, trop souvent sous la forme d'"intervenants" experts assis à une table sur une tribune, s'adressant à un public de militants avertis et convaincus déjà, la carence de débat, de contradiction se fait sentir. Et dans bien des organisations, on peut entendre ou lire dans les publications internes la volonté de débat, d'auto-analyse. La revendication, typiquement, n'est pas l'amorce d'un dialogue, d'une discussion, c'est une intervention, presque publicitaire, qui ne peut être satisfaisante pour qui veut trouver des solutions et échanger sur la misère de ce monde, de ce désert.

Je crois néanmoins à l'expression collective, à des "manifestations" de joie, de colère. Sans passer par des médiations quelconques, sans préméditation ni planification à long terme, sans rôle auquel se conformer, des dizaines ou des centaines de personnes se retrouvant dans la rue et définissant au sein de cette assemblée des objectifs communs me paraît être une forme plus pertinente, et témoignant d'affects réels. Non pas que je fasse nécessairement l'apologie de l'urgence, mais les possibles changements ainsi amorcés seront vécus durablement dans leur chair par les participants et participantes. Pas de voitures- balais, mais au contraire la surprise du type d'action, du faire ensemble, pour les dominants aussi bien que pour les participants eux-mêmes, recouvrant un peu de leur pouvoir de décision, leur autonomie. C'est une question de stratégie. Les organisations sont un changement d'échelle dans la perception des problèmes sociaux, économiques, politiques, mais également dans leur résolution. Littéralement, cette échelle nous dépasse. C'est d'ailleurs une position confortable pour les militants : l'objet combattu n'est pas à portée de main, l'organisation devient l'intermédiaire, permettant ainsi de ressasser un discours idéal sur le monde tel qu'il devrait être, sans commencer à l'appliquer. "Un autre monde est possible" disent les alter-mondialistes. "Mais on l'attend", pourrait-on rajouter. Que peut-on espérer atteindre si l'on ne se sent pas en mesure de le faire soi-même ? Et qui le fera à notre place, alors ? Dis.eugene a écrit sur IndyMedia, le site de l'actualité sans journalistes : "Pas plus tard. Maintenant. Parce que la vie, c'est toujours maintenant. Quand on fait, c'est toujours maintenant. Quand on éprouve, c'est toujours maintenant. Quand on désire, c'est toujours maintenant. Quand on est, c'est toujours maintenant." [2] Le fait de se revendiquer "citoyen" ou "citoyenne" participe de cette même logique de ne pas prendre à bras le corps ce qui ne nous convient pas, de faire confiance à l'institution pour la réalisation de nos rêves, de s'en remettre à elle pour la résolution des conflits. Or, l'institution a toujours un train de retard par rapport à l'évolution de la société, ce n'est pas elle qui impulse les améliorations de nos conditions de vie, c'est toujours la lutte qui les a arrachées, bravant la légalité. La citoyenneté, dans un monde où aucune règle n'a été choisie par nous qui les subissons, ne peut être qu'une revendication digne d'un chant du cygne : la dernière avant la fin, notre fin. "Citoyen", cette dérisoire abstraction de l'impuissance" [3]. On peut penser que l'activité militante implique de n'éprouver sa puissance qu'au coup par coup, au gré des manifestations, campagnes ou actions, au prix de retourner chaque fois à une impuissance de fond. Comme s'il fallait bien toujours des organisations représentant les contestataires au côté des systèmes, sociétés, politiques contestés, pour rétablir l'équilibre. Dans L'Homme unidimensionnel, Herbert Marcuse explique ainsi l'intégration de la contestation au système, favorisant ainsi sa croissance, le légitimant même.

Aujourd'hui, le système capitaliste est mondial, le contrôle et la répression le rejoignent. Il s'agit d'inventer de nouveaux lieux de la subversion, se faire confiance, à soi et aux autres, pour constituer une grande force traversée d'affects et de sensibilités différentes et engagées sur une même voie, c'est-à-dire partagées, et changer la donne. Dans toutes les "grosses organisations", interlocutrices privilégiées du pouvoir et de l'Etat, se trouvent des individus ou des collectifs locaux qui n'ont pas trouvé d'autre cadre de rencontres et d'actions que ces organisations. Mais ils sont prêts à prendre le risque de voler de leurs propres ailes et rejoindre la nuée de celles et ceux appelés avec dédain, ou plus souvent mépris, les "non-organisés". C'est- à-dire sans structure apparente, mais décidés à en découdre avec le pouvoir et le système en place. Dans cette nébuleuse, fourmillante de petits projets et animée d'une grande fougue, des modes de vie sont expérimentés. Voici quelques petites recettes à combiner, des ingrédients plutôt. A chacun de trouver la bonne dose.

Réfléchir et se réfléchir, à la manière d'un Descartes, est une étape importante pour déconstruire ce qui à l'air d'être "naturel", qu'on ne peut remettre en cause. Jusqu'au plus profond de nous, sondons nos êtres en essayant de nous poser des questions, si ce n'est d'y répondre. Par exemple, quel besoin assouvit-on en allant travailler ? Le travail a un rôle social indiscutablement, mais pour quelle société passe-t-on sa vie à la gagner, se lève-t-on le matin et part-on en vacances quelques semaines par an ? Aussi bien que nous pouvons questionner la société et ses implications dans nos vies, le terrain du "privé" est riche de remises en causes possibles. Qu'est-ce que l'amour ? Pourquoi le couple ? Lorsque la norme est le patriarcat et l'hétérosexualité, immiscée dans nos moindres actes ou paroles, la liberté de pensée semble difficile à conquérir. Il y a d'autres angles, géographique par exemple, concernant la forme d'habitat et d'être ensemble qui nous conviendrait le mieux, liée à un certain rapport à la propriété privée, la propriété d'usage, l'attachement à nos biens. Tout peut être questionné, tant que l'on considère que cela nous concerne : par exemple, encore, qu'attend-t-on des experts, de la science, de l'industrialisation ? Pourquoi l'école ? Qui croire ? Pourquoi faire ?

Dans ce questionnement, il faut lire une indistinction entre ce qui est appelé normalement "politique" et "culturel". Tenter d'y répondre et de multiplier les questions nous rappelle la complexité de ce monde, l'intensité de vie que nous voulons atteindre. Le politique et le culturel sont une seule et même chose qui cherche sa synthèse dans une nouvelle forme, comme le "privé" et le "public", l'"archaïque" et l'"avant- gardiste". Le monde que nous construisons a déjà trop sévèrement souffert de distinctions entièrement créées pour nous empêcher d'être des êtres complets, par ce système qui croit sur nos seules forces restées vives après l'épuisement au travail et l'assouvissement de nos rêves de consommation.

Pour trouver une cohérence entre nos idéaux et nos vies, nous sommes libres d'essayer tous les jours de nous comporter comme ce que l'on considère juste : mettre en pratique nos utopies, en faits. Le quotidien, bien en amont de l'actualité journalistique ou militante, sera le cadre temporel de notre lutte. Même les actions collectives seront vécues comme un tout, la préparation comprenant discussions et moments de vie commune étant aussi importante que le résultat attendu, car un processus d'échange aura été mis en place. La vie rêvée que l'"on" nous propose (avoir une maison individuelle, aller pointer et fonder une famille) n'est pas obligatoirement proscrite. Mais si c'est cela que nous choisissons, faisons-le en connaissance de cause. Ce n'est pas un nouveau prosélytisme qui se dessine ici, mais pour sortir du système capitaliste, et contribuer à son effondrement, car c'est bien de cela qu'il s'agit, il faut se donner les possibilités de changer ses habitudes. Préférer le vol au travail pour gagner de l'argent pour acheter des choses, et préférer auto- produire, fabriquer et mettre en commun que de voler, par exemple. Comme ces espaces laissés en friche, tels que des maisons abandonnées ou des territoires sentimentaux, annihilés par la culture de masse, les loisirs et le bonheur obligatoire, dans ce monde où "tout va pour le mieux". Quels fabuleux terrains d'aventure à explorer.

C'est dans le cadre de l'existant que nous agissons, l'histoire, les luttes passées, l'effondrement de la gauche. A une militance unique organisée autour des organisations, s'oppose aujourd'hui une lutte multiforme, à dimensions multiples, d'apparence fragmentaire mais qui peut s'adapter, s'agencer pour être efficace. L'efficacité sera accrue si nous nous réapproprions les savoirs anciens, des usages médicinaux des plantes sauvages aux techniques de construction en passant par l'art de raconter, et de les partager. Ainsi qu'écrire des textes avec des amis, faire des revues, des affiches, des poèmes, faire parler les murs de nos villes, en cultivant l'anonymat. Un texte non signé distribué lors d'une manifestation, par exemple, est toujours troublant pour un militant, qui cherchera à savoir qui ou quelle organisation a écrit ce texte, avant même de s'intéresser au contenu. La signature est un gage de conformité, encore que le nom d'une personne inconnue apaisera le militant sans pour autant lui enlever de l'idée qu'une personne seule n'est représentative de rien, et donc ses idées indignes d'intérêt (ou alors qu'il doit bien se cacher quelqu'un de connu derrière un surnom).

S'approprier les techniques nouvelles comme l'internet, et proposer librement par ce biais des textes d'analyses, des guides pratiques, d'auteurs contemporains ou décédés, ouvrant des pistes de réflexions, c'est ce que proposent celles et ceux qui font le site http://www.infokiosques.net. Sur ces pages virtuelles, on trouve les publications d'infokiosques, que l'on pourrait comparer à des maisons d'éditions non institutionnelles, sans subventions, sous formes de brochures facilement reproductibles en photocopies. Les textes proposés sont historiques et, par la perspective qu'ils ouvrent, donnent des outils pour la compréhension du monde actuel, ou écrits par des contemporains, qui lancent par le biais de ces brochures des débats, analysent, proposent. Les brochures font inventer un mode de diffusion, de prise en compte dans les réflexions : les textes sont assez courts et abordables par toutes et tous, donnant éventuellement envie de creuser le sujet et lire l'oeuvre complète ou des textes plus longs s'y rapportant. Elles peuvent aussi favoriser l'acte d'écriture d'une ou plusieurs personnes en réponse à un de ces textes, qui circulera par le même biais. Les infokiosques font humblement avancer la pensée et permettent de découvrir des champs théoriques ou pratiques que seule l'intelligence collective peut mettre en oeuvre.

Un autre genre de mise en commun peut être vu dans les "zones de gratuité", ces espaces délimités au sein de lieux occupés sans droit ni titre - les squats - , de cours d'immeubles, maisons collectives ou fermes coopératives, où l'on peut déposer tout ce dont on n'a pas usage, qu'on a envie de partager, ou qu'on a trouvé dans la rue mais "qui peut toujours servir". On y trouve donc des objets, que l'on peut prendre sans jugement aucun, mais aussi un type de relation non-marchande, loin de la charité [4]. Les zones de gratuité ne sont pas le lieu du "10% gratuit", c'est une tentative de partage réel tendant à remplacer le système marchand. Même si elle a ses faiblesses, elle interpelle celles et ceux qui ne pensaient pas que ce soit possible de ne pas acheter ses vêtements ou sa nourriture, et pose frontalement la question de notre rapport aux objets. On y voit même souvent des gens qui hésitaient depuis des semaines à porter leurs "choses" à un centre Emmaüs, ne voulant pas qu'elles soient réinjectées dans un système où elles seront évaluées, étiquetées et revendues. Parce que ces "choses" ont une histoire, et savoir que leur histoire continuera avec une autre personne sans que l'argent ne soit un passage obligé est agréable.

Comme partage de l'espace, et son appréhension différente de l'habitude, on peut parler des dérives, cette pratique inspirée des expériences situationnistes de se promener sans but et de se laisser traverser par le monde environnant, les rencontres, les curiosités, le temps qu'il fait. Les dérives peuvent être vécues en solitaire ou en groupe. On peut les pimenter de quelque règle, marcher à l'envers, prendre la rue qui monte le plus à chaque fois, faire durer chaque pas le plus longtemps possible, pour créer un rapport avec les personnes croisées sur le chemin. On peut ensuite se raconter ce qu'on a vécu, le raconter à d'autres, inviter ses amis à dériver, prenant la ville comme terrain de jeu, théâtre de nos vies.

J'espère en parlant de cela ouvrir le "réseau" à de nouvelles personnes, leur donner envie de faire de même ou d'inventer un militantisme qui n'a plus grand-chose à voir avec la forme traditionnelle, plutôt que d'enfermer ces initiatives dans le domaine des "objets d'étude", dans un dossier, dans un tiroir. Ces petites choses invitent tout un chacun à penser par soi-même et à préférer ne pas subir mais choisir, rejoindre et construire ces "autres mondes possibles". Où est la solution, existe-t-elle seulement ? Pour sortir du militantisme de réaction et passer à l'action, pour laisser les revendications aux organisations qui existent afin de légitimement les porter, et réfléchir ensemble, ne dirions-nous pas "nous avons commencé" ?


1 Traduit de Spontaneity and organisation, Left, août 1949, n° 152, par Serge Bricianer et extrait de Intégration capitaliste et rupture ouvrière, Paris, E.D.I, 1972

2 - http://paris.indymedia.org/

3 - Théorie du Bloom, Tiqqun, La Fabrique, 2000, p. 40

4 - Sur les zones de gratuité, voir EcoRev n° 11, été 2003, http://www.ecorev.org