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Origine : message mail sur une liste militante
Je ne pense pas que nos modèles complexes fonctionnent
comme des moteurs à pistons et à explosion, avec des
gens qui seraient les pistons et d'autres qui serviraient simplement
de carburant et d'énergie. Je ne pense pas que le modèle
énergétique du travail soit le bon : du muscle consommé,
bon à prendre puis à jeter, qui produit simplement
de la valeur. Aujourd'hui la création de richesses s'opère
par la coopération, l'échange, la communication. Et
c'est en vue de mieux pomper ces vraies ressources que le capitalisme
est en train d'essayer de s'organiser. Donc cela veut dire que l'on
se trouve face à un champ de ressources, intellectuelles,
pratiques, subversives, beaucoup plus large.
Nous avons rencontré Yann Moulier Boutang pour la première
fois il y a deux ans, pendant les élections législatives
: comme nous, il avait signé le manifeste Nous sommes la
gauche. Cette drôle d'irruption, au centre même de l'espace
politique, d'une gauche lasse de s'entendre qualifier de "
morale " ou de " sociale ", Yann la poursuit, à
sa manière : au seuil des élections européennes,
il vient de rallier les Verts, dont il fait le pari qu'ils sauront,
eux, porter en haut les revendications nées en bas - celle
en particulier dont il est, avec son ami Toni Negri, l'un des principaux
théoriciens : un revenu garanti pour tous.
Aujourd'hui, nous sommes peut-être plus pessimiste que lui
sur la capacité de la gauche officielle à nous représenter.
Il n'empêche : il partage avec nous une envie d'en découdre
nourrie aux luttes minoritaires.
Soixante-huitard sans remords, engagé de longue date auprès
des sans-papiers et des chômeurs, animateur de la revue Futur
Antérieur et biographe d'Althusser, il fait partie de ces
savants trop rares qui manifestent sans minauder, et de ces politiques
précieux qui n'ont pas échangé l'optimisme
de la volonté contre le pessimisme de l'intelligence.
Son dernier ouvrage en témoigne. La thèse de cette
incroyable " économie historique du salariat bridée
" [1], fabriquée à partir d'une analyse des migrations
de main-d'ouvre, est simple et nous plaît : les fugitifs font
le monde. Le ressort réel de l'histoire du capitalisme, nous
dit-il, c'est la capture sans cesse à recommencer, par les
chaînes ou par le salaire, d'une fuite jamais interrompue,
loin des plantations ou hors de la " société
du travail " : celle de l'esclave, du vagabond, du RMIste ou
de l'intermittent du spectacle ; celle, par extension, des minorités
indociles aux étalons majoritaires. La nôtre, quoi.
Vacarme : Dès l'introduction de votre ouvrage, vous exposez
votre thèse centrale : dans l'histoire du capitalisme, le
contrôle des fuites des travailleurs serait le ressort de
la constitution du salariat.
yann moulier-boutang : Dans le champ de l'économie orthodoxe,
c'est une idée qui peut paraître un peu scandaleuse.
Et pourtant, il y a des tas de choses qui, en économie, ont
été découvertes comme ça. Ce que Keynes
a vraiment apporté à l'analyse économique,
c'est de s'être rendu compte que les fuites dans le système,
et le contrôle de ces fuites, constituaient une partie tout
à fait décisive de la régulation économique.
Je pense que pour la régulation du travail en général
il en va de même : faute de s'être penché sur
la porosité du système, faute de s'intéresser
aux absentéismes, aux démissions, aux refus d'embauche,
etc., on n'arrive à comprendre ni comment ce système
se met en place, ni surtout - et c'est cela qui m'intéresse
- comment il se désarticule, se détruit partiellement
ou se métamorphose en autre chose. Il ne faut jamais regarder
seulement la partie émergée de l'iceberg : les formes
institutionnalisées, ou la parole des gens, la manière
dont ils prennent la parole, en supposant que, lorsqu'ils ne disent
rien, ils n'agissent pas. C'est au contraire l'interprétation
des silences qui m'intéresse : saisir les silences, les refus
et les fuites comme quelque chose d'actif.
Dans nos démocraties relativement sophistiquées,
l'idée que le conflit fait partie de la société
est habituellement admise. Mais on traite du conflit comme un simple
signal qu'un petit quelque chose ne va pas : au fond, les conflits
rendraient un service au système, lui permettant une autorégulation
permanente. Ce sont, dit-on, des soupapes de sécurité.
À mon sens, cette vision fonctionnaliste est fausse, parce
qu'antisubjective. Quand les gens refusent quelque chose, il y a
une positivité. Cette positivité n'est pas seulement
constitutive des sujets, qui se définissent souvent dans
un mouvement de refus, mais elle est aussi terriblement efficace
sur le système, et infléchit son évolution.
C'est-à-dire qu'au fond le capitalisme ne s'exerce pas sur
une matière informe qui lui résisterait plus ou moins.
Je ne pense pas que nos modèles complexes fonctionnent comme
des moteurs à pistons et à explosion, avec des gens
qui seraient les pistons et d'autres qui serviraient simplement
de carburant et d'énergie. Je ne pense pas que le modèle
énergétique du travail soit le bon : du muscle consommé,
bon à prendre puis à jeter, qui produit simplement
de la valeur. Aujourd'hui la création de richesses s'opère
par la coopération, l'échange, la communication, et
c'est en vue de mieux pomper ces vraies ressources que le capitalisme
est en train d'essayer de s'organiser. Donc cela veut dire que l'on
se trouve face à un champ de ressources - intellectuelles,
pratiques, subversives - beaucoup plus large. En cela, je m'inscris
en faux face à ce qu'est devenu le marxisme vulgaire, réduit
à une idéologie de la protestation, et même
de la seule protestation subalterne. En réalité, ce
système n'arrive à bouger, à se donner des
règles et à se transformer que dans la mesure où
il répond et réagit à des actes : des discontinuités,
des événements, l'inscription d'un sujet qui va se
définir précisément par la fuite. C'est un
postulat de minoritaire : ceux qui n'ont pas le pouvoir ne sont
pas nécessairement extérieurs à la détermination
du pouvoir ; ils parviennent à le modifier très profondément.
Il s'agit donc de lire le capital dans les mouvements du travail,
plutôt que de lire le travail dans les interstices d'un capital
qui définirait tout (la rationalité, la norme, les
grandes transformations), et ne laisserait place qu'à la
contestation de l'esclave ou à la protestation fonctionnelle
du salarié, lesquelles aboutiraient simplement à davantage
de rationalisation capitaliste. En fili-grane, il y a la question
de la liberté. Pour Marx, le capitalisme a cette particularité,
par rapport aux systèmes précédents, d'inscrire
la liberté dans son équation initiale, dans sa structure
même. Or je ne pense pas que ce soit le cas : la liberté
sort de la libération, et la libération est première,
elle arrive avant le capitalisme. Le capitalisme comme avatar et
contrôle de la libération : c'est la thèse générale
de mon livre.
Vacarme : L'autre scandale, c'est cette continuité que vous
tracez, dès le titre de votre livre, entre l'esclavage et
le salariat : le salariat serait une ruse du capitalisme, non pas
pour libérer les esclaves, mais pour empêcher leur
fuite. D'où une nouvelle histoire des luttes du travail :
à la limite, vous substituez l'esclave en fuite à
l'ouvrier en grève.
Y.M.-B. : Le mouvement ouvrier n'est pas indifférent à
l'esclavage : après tout, l'abolition du salariat, conçu
comme esclavage, a figuré dans ses statuts pendant des années,
et n'a été supprimée que très tardivement.
Pourtant, Marx traite de l'esclavage comme d'une page de la préhistoire
du capitalisme, comme d'un moment dans l'accumulation primitive
du capital, avant cette origine absolue qu'il situe en 1789, ou
à la formation d'une classe ouvrière. Or, si l'on
fait remonter, comme Wallenstein ou Braudel, la formation du capitalisme
vers le XIVe ou le XVe siècle, on réintègre
brutalement l'esclavage dans cette histoire-là. Cela transforme
notre vision de l'économie politique traditionnelle. Par
exemple, on peut lire la construction de la valeur-travail chez
Ricardo, Marx et dans toute l'économie comme une théorisation,
non du travail libre, mais de l'escla-vage. Quelle économie
s'est construite par référence à la reproduction
du travailleur, au calcul de la valeur- travail, au fait que tout
échange se ramène à un équivalent homme-travail,
sinon l'économie de plantation ? Dans celle-ci, et en l'absence
de rente foncière (puisque la terre ne valait rien), toute
marchandise était exprimée en équivalent homme-sucre
ou homme-café, à un niveau mondial. L'esclavagiste
et le planteur calculaient le prix de l'achat de l'esclave, sur
le cycle de vie de l'esclave : ils savaient ce qu'ils attendaient
de la durée moyenne de travail ; ils calculaient la reproduction
des esclaves, incluaient les frais d'élevage et s'assuraient
un droit de propriété sur cette reproduction, etc.
C'est la seule économie qui réalise vraiment la valeur-travail.
En d'autres termes, le capitalisme n'a pas institué d'emblée
le marché libre du travail : il a d'abord inventé
le marché de l'esclavage, la répartition des serfs,
la subordination de la liberté à la propriété.
Le point intéressant, c'est qu'au moment où l'économie
politique commence à penser cette économie de la valeur-travail,
tout est en train de s'écrouler.
Haïti, l'île qui produisait la moitié du sucre
au monde, a initié une décolonisation qui va prendre
deux siècles, a viré les Blancs et a fichu par terre
l'économie de l'esclavage. Entre 1791 et 1796, c'est fait
: Toussaint Louverture défait Napoléon Bonaparte.
L'économie de plantation est redoutablement efficace ; le
problème, c'est qu'elle est instable. Si le capitalisme abandonne
l'esclavage comme perspective stratégique, c'est que son
existence même est menacée par l'instabilité
du marché qu'il a mis en place : s'il n'y avait pas eu l'insurrection
de la Jamaïque en 1833, le Parlement anglais n'aurait jamais
aboli l'esclavage. Les luttes des esclaves dans les deux siècles
qu'a duré l'esclavage moderne valent dix fois les luttes
de la classe ouvrière : elles sont plus violentes, plus virulentes,
plus déstabilisantes que le système du mouvement ouvrier.
L'insurrection de la Jamaïque, ce sont des dizaines de milliers
de morts, comme la Commune.
Vacarme : En inversant comme vous le faites le rapport entre le
capitalisme et la libération, le capitalisme étant
une riposte, un contrôle de la libération, plutôt
que l'inverse, vous fournissez aux « dominés »
que nous sommes censés être une position plus joyeuse,
moins déprimante que celle que nous réservent les
éditoriaux d'Ignacio Ramonet : se dire que le capital nous
court après, c'est quand même moins désolant
que de se dire qu'il nous surplombe.
Y.M.-B. : Il faut lutter contre l'idée que l'on est face
à un processus massif dont il n'y a rien à faire et
qu'on subit, en protestant.
Effectivement, nous sommes face à une véritable falaise
de domination. Mais que font les gens quand ils affrontent cela
? Ils s'en vont, ils fuient. Et cette fuite est active, ce n'est
pas un moindre être. Cela va de pair avec le fait qu'il y
a des choses minoritaires qui ont une influence extraordinaire.
L'une des illusions du transformisme démocratique est de
penser que la majorité va changer les choses. Alors qu'il
y a quelquefois des mouvements minoritaires qui introduisent des
ruptures, des fractures, des lignes de fuite, qui sont aussi des
lignes de construction.
Par ailleurs, je pense qu'il y a une grande ambiguïté
sur la critique de la pensée unique et du libéralisme.
D'abord, il y a une sous-évaluation, typiquement française,
de ce que fut le libéralisme politique. Si le libéralisme
mondial a triomphé, jusqu'à avoir la peau de la grande
utopie communiste, ce n'est par parce qu'il était plus efficace.
C'est parce qu'en même temps il laissait une place aux libérations,
tirait sa substance même de la poussée libératrice.
Évidemment, il l'a travestie, l'a tournée à
son profit ; c'est comme de la lutte. D'autre part, et cela rejoint
ce que je disais sur l'esclavage, dire que le capitalisme se définit
par le marché est une erreur grossière. Le capitalisme
ne tend pas au marché ; c'est un système de régulation
auquel il recourt quand il pense arriver à contrôler
les choses, mais qu'il remercie brutalement quand ce marché
le menace. Par exemple, quand le libéralisme à tout
crin fait peser, comme aujourd'hui, un risque massif sur le système,
un spéculateur comme Soros se convertit à la taxe
Tobin, dit que le capitalisme va droit dans le mur, etc. Le capitalisme,
c'est donc moins le marché poussé à son extrême
qu'un mécanisme de contrôle qui, à certains
moments, utilise les canaux du marché.
Ce qui me gêne, dans la vision « Monde diplomatique
» du capitalisme, c'est qu'on oublie cette espèce de
combat d'ombres ; on oublie que le libéralisme tirait le
peu de force qu'il avait, quand il en a eu, des luttes de libération.
L'histoire marche des deux côtés. Aujourd'hui encore,
si le capitalisme ne peut plus exercer son contrôle qu'à
travers la monnaie, les flux financiers, etc., c'est parce qu'il
est en butte à une énorme crise interne - crise de
légitimation, crise du salariat, etc. On ne peut réduire
cela à la description d'une machine infernale, sans provoquer
la passion triste du renoncement ou de la protestation exaspérée,
sans susciter une forme de démobilisation. Car le coup de
génie de la mondialisation, du point de vue capitaliste,
c'est précisément cette démobilisation générale
: on ne sait plus à qui on s'adresse. Plus de patron à
séquestrer ou contre lequel aller taper - les rouages sont
devenus invisibles, ils sont dans la société.
C'est la règle du jeu : le capitalisme ne va pas offrir
sur un plateau une Bastille pour qu'on puisse la prendre et le faire
chuter ! Il faut donc analyser sérieusement cette invisibilisation
des rapports de pouvoir et de domination. Mais, et même s'il
y a énormément de choses justes dans la lutte contre
le libéralisme sauvage, il ne faut pas laisser au capitalisme
le marché, ni le libéralisme dans ce qu'il comporte
de libération.
Scission Vacarme : Vos histoires de fuite et de capture peuvent
intéresser des gens qui ne sont ni économistes, ni
familiers de cette tradition marxiste dans laquelle vous vous inscrivez
: des malades du sida en butte au pouvoir médical, des pédés
confrontés à l'étalon hétérosexuel,
des usagers de drogue harcelés par les psychiatres et les
flics, etc., même si ce sont là des luttes qui ne se
formulent pas comme anticapitalistes, qui n'entrent pas directement
dans le champ du travail. Cela veut-il dire que votre réflexion
dépasse le cadre d'une économie générale
du travail ?
Y.M.-B. : Je ne pense pas, tout d'abord, que l'on puisse faire
une économie générale du travail en s'arrêtant
au travail, parce que le travail est un avatar du sujet. Quand le
sujet est rabattu sur le travail, c'est déjà foutu.
Je vais prendre ce fameux exemple du maître et de l'esclave.
Dans cet affrontement, l'esclave est l'incarnation du travail, de
la force, face à un maître qui semble ne pas faire
grand-chose, comme un gros chat qui dort.
Mais ce qu'a fait le maître, c'est de rabattre l'inscription
du sujet sur le seul travail : il ne tient plus en face de lui qu'une
marionnette d'esclave, une poupée qui travaille. Il a normé
le champ, et les dés sont pipés d'avance.
Derrière cette réduction du sujet au travail, il
y a une grande peur de la révolte de l'esclave. Cela se voit,
par exemple, dans la chasse aux esclaves marrons avec battue, meutes
de chiens, etc. Ce type de comportements barbares, ce n'est pas
simplement la perversité de quelques maîtres, c'est
aussi le fait que les maîtres ont une peur des esclaves absolument
colossale. Des métiers sont interdits aux esclaves, comme
la pharmacie, par peur de l'empoisonnement. Quand un esclave s'enfuit,
on a peur que tous en fassent autant. Les esclaves, c'est la richesse
: quand on fait venir un banquier pour emprunter, le prêt
est gagé sur les têtes d'esclaves. Or les têtes
s'en vont ! Il faut donc, avant tout, normer le champ, évacuer
les désirs minoritaires, pour n'avoir plus en face de soi
que des marionnettes bien sages, qui vont épargner pour racheter
leur affranchissement, ou réclamer, comme aujourd'hui, des
augmentations de salaire ou des stocks-options.
Il s'agit précisément pour les minorités de
rompre avec cette partie de marionnettes. Cette rupture suppose
d'abord que les gens déterminent leurs objectifs, leurs positions
et leurs besoins, tout seuls, en autonomie. Et pour qu'ils arrivent
à cela, il faut qu'ils fassent scission, qu'ils se retirent
entre eux et déterminent le terrain commun sur lequel ils
vont édifier quelque chose. À la fameuse thèse
fusionnelle « Français-immigrés, même
combat », je dis non. Parce qu'un Blanc national a ses papiers
d'identité.
L'immigré, il faut qu'il acquière la liberté
; il doit d'abord la conquérir.
De même, pour les minorités sexuelles : il faut, pour
rendre l'interaction possible, acquérir sa liberté,
par rapport à soi-même, par rapport à son désir
et par rapport à la société. Il est impossible
à un homme, à un blanc, à un « national
», à un hétérosexuel, à un majoritaire,
de co-déterminer, de co-gérer la définition
du contenu de la liberté des femmes, des Noirs, des Amérindiens,
des étrangers, des homosexuels, des minoritaires. La démocratie
véritable commence avec ce préalable ; après
on peut discuter, on compose les forces et les résultantes
s'ensuivent. Ce principe de composition des forces différentielles
(on le trouve admirablement exprimé dans les analyses que
Gilles Deleuze faisait du concept de multitude que Negri a tiré
de Spinoza dans l'Anomalie sauvage) est la figure réelle
de la démocratie par rapport au modèle contractualiste
républicain qui s'appuie sur une conception dialectique,
unitaire, majoritaire et finalement répressive.
Je crois que les discussions sur la parité, sur le PaCS
ou sur le foulard islamique ont montré l'émergence
d'une conception des sujets infiniment moins lugubre que l'abstraction
du citoyen qui doit s'auto-flageller, se nier dans la détermination
concrète de ses affects, de sa communauté, pour se
soumettre à l'existence du citoyen, ce citoyen qui n'est
que l'envers du travailleur asservi. Faute de cette éthique
de la diversité, on a le quiproquo d'une gigantesque entourloupe
de normalisation et d'assimilation, au nom de laquelle le sujet
va se réprimer, accepter et intérioriser la loi ;
le problème est qu'alors il ne va ni se libérer, ni
libérer les autres ou le groupe dans lequel il est.
Mais je crois qu'il faut aller plus loin : la figure du travailleur
abstrait doit elle aussi connaître cette scission féconde.
Prenons les luttes de chômeurs. Avec Laurent Guilloteau, avec
d'autres, nous avons défendu la création des premiers
collectifs chômage apparus en 1978-79, c'est-à-dire
une ligne scissionniste par rapport à l'idée dominante
que les chômeurs devaient s'organiser pour l'emploi, et sous
la direction des syndicats.
Revendiquer un revenu plutôt qu'un emploi, c'était
déconnecter cette référence à l'emploi,
extraire les luttes de chômeurs d'une lutte contre le chômage
qui n'arrête pas de perdre depuis vingt-cinq ans, et que l'on
prétend toujours mettre au centre (qu'il s'agisse de la question
des précaires, de celle des immigrés, etc.). C'est
aussi, en un sens, la leçon du féminisme. Si les féministes
ne voulaient pas entendre parler des hommes pour déterminer
leurs objectifs, c'est parce que ceux-ci leur objectaient que les
femmes, ne produisant ni travail ni plus-value à la maison,
n'étaient pas exploitées, mais simplement opprimées
ou dominées. Parce qu'elles n'étaient pas des salariées,
elles ne faisaient pas partie de la classe ouvrière. Donc
: face au jeu de marionnettes où le sujet est arrêté
au travail, tout commence par la scission.
Circulation Vacarme : Dire : « Il faut que les luttes soient
autonomes. » depuis une position d'intellectuel, c'est étrange.
En tant que théoricien des luttes, et de leur autonomie,
comment faites-vous, par exemple, pour intervenir dans le mouvement
des sans-papiers, ou dans celui des chômeurs ?
Y.M.-B. : J'interviens dans le mouvement des sans-papiers depuis
très longtemps. Il y a vingt-cinq ans nous étions
ultra minoritaires. Le rassemblement de Montpellier, la grève
qui avait arrêté pendant un ou deux jours la chaîne
de montage des usines Citroën à la suite de l'appel
du Mouvement des Travailleurs Arabes, je pense que c'était
vraiment du super-minoritarisme. Act Up à côté,
aujourd'hui, est un mouvement de masse ! Prenons encore CARGO [2],
les luttes de chômeurs entre 1980 et 1992 : ce sont aussi
des minorités, des groupes actifs. Et puis arrive un moment
où les choses deviennent beaucoup plus massives : le mouvement
des sans-papiers est désormais là, inéliminable,
ancré dans une histoire européenne qu'il contribue
à façonner. À partir de là, le problème
dépend de ce que l'on fait : on peut être militant
; on peut essayer aussi de comprendre. J'ai vécu un peu les
choses ; en les reconstruisant, j'ai aussi essayé de remonter
à ce qu'il y avait de complètement absurde ou de médiocre
dans les thèses traditionnelles sur la politique migratoire.
Les deux aspects, militantisme et théorie, sont donc indispensables.
Mais ça doit être naturel : une espèce de bain
dans le social, sans médiation. Ce qui devrait conditionner
la posture de l'intellectuel-expert-engagé, dedans et contre,
ce n'est pas une posture morale, mais un habitus positif, au sens
d'une ascèse corporelle ou intuitive, un sixième sens
sociologique sans l'alibi pseudo-scientifique du recul. Je pense
par exemple à mai 1968.
On a assisté au surgissement d'une strate d'intellectuels
et de militants débarrassée de ce complexe épouvantable
qui caractérisait la génération précédente
vis-à-vis du mouvement ouvrier, vis-à-vis de la société
capitaliste et vis-à-vis des médias. Jusqu'alors,
être intellectuel, cela voulait dire : penser égale
isolement, médiation obligatoire, etc. Mais pour transformer
le pouvoir et l'État, cela devient : discipline, corporation,
reconnaissance, etc., bref, construction d'un micro-pouvoir académique
et politique. La génération de Bourdieu et celles
d'avant ont été soumises à ce chantage de façon
exceptionnellement forte, avec une grande difficulté à
naviguer entre les deux. Cela les a amenées à se définir
entièrement à l'intérieur de la polarité
sartriano-althussérienne : soit l'indépendance de
l'homme de lettres français, comme Sartre, souvent isolé
- je pense à Pierre Vidal-Naquet qui constitue un des rares
points de référence solide ; soit la position althussérienne,
être dans l'appareil, au parti communiste ou ailleurs ; au
mieux, la troisième voie, étroite et combinant les
deux, la voie du Collège de France. Or, en 1968, tout cela
s'est trouvé brutalement brouillé, dans des formes
de circulation et de conflits remettant en cause les monopoles de
production des idées ou d'accès à la part maudite
ou opprimée de la société et investissant tous
les instruments de communication existants : les universités,
les médias de masse, etc. Aujourd'hui, pour la génération
des quinze années suivantes, il s'est produit la même
chose avec les ordinateurs et le Web. Le premier tract que j'ai
tiré, avec quelqu'un du 22 mars, c'était sur une ronéo
dans une chambre de bonne du Quartier latin ; puis il y a eu les
tracts tirés à la ronéo de l'École Normale,
pour les usines de Billancourt : on est encore dans l'ère
du tract. Aujourd'hui, je vois débarquer les communiqué
d'AC ! par courriers électroniques, sur des listes de diffusion
! Il y a une utilisation de la technologie, une espèce de
contre-capture des instruments du capital, qui est extrêmement
réjouissante.
Vacarme : Cette forme de circulation, cette « contre-capture
», comme vous dites, c'est la forme moderne de la fuite des
esclaves ?
Y.M.-B. : Oui. Grand est le pouvoir de la circulation. Par exemple,
il y a une ordonnance du Préfet de Rio de Janeiro, où
s'était réfugiée la famille royale du Portugal
chassée par Napoléon, interdisant aux Noirs de porter
le badge qu'ils arboraient tous et sur lequel était inscrit
: « Toussaint Louverture, roi des Nègres. » Ce
qui voulait dire que l'insurrection d'Haïti dont j'ai parlé
était connue en Amérique Latine, lors même que
Toussaint Louverture était rapatrié, jugé pour
trahison, enfermé à Besançon où il mourut,
par Napoléon qui rétablissait pendant ce temps l'esclavage.
Tout cela circulait. C'était un monde rebelle, pas un monde
sur lequel s'étendait l'esclavage, comme un horizon absolu.
Sinon, on ne comprendrait pas pourquoi l'Angleterre, dans sa divine
miséricorde, a décidé d'abolir la Traite en
1804, puis l'esclavage. Ne faisons pas aujourd'hui la même
erreur. N'installons pas dans nos têtes le capitalisme, ces
forces de domination qui existent dans les choses, certes, qui font
chier tout le monde et dont on mesure le pouvoir, la puissance et
l'arrogance, en disant : « L'horizon est là, et il
n'y a rien d'autre » Car si c'est cela la prise de conscience
des rapports de forces, il ne faut pas s'étonner que les
gens ne supportent plus la politique. Il y a plus de politique radicale
dans Paul Celan que dans les tirades de Brecht.
Vacarme : Comment éviter de refaire cette erreur ?
Y.M.-B. : D'abord, il faut tenir à notre rapport à
l'immédiateté. Quelque chose que l'on veut faire tout
de suite, et c'est inconditionnel : tout de suite, ici et maintenant.
Ce n'est pas négociable, quand la négociation veut
dire démobilisation, trahison des choses, mauvaise unité,
chantage permanent à la guerre civile, chantage au consensus,
etc. Tenir, aussi, un rapport non paranoïaque à la société
; un rapport de jouissance, sans lequel il n'est pas possible de
construire l'existant ; un rapport au désir, au collectif,
au quotidien, etc. Ce sont des choses qui n'ont pas été
épuisées par la manière dont le PS a repris
le slogan « Changer la vie ». Il faut arriver à
reconstruire une théorie et une pratique des luttes sociales
qui soient à la fois joyeuses, actives et pas illusionnistes.
On peut avoir des illusions, mais l'on n'a pas le droit d'être
illusionniste - et si les illusions produisent des passions gaies,
joyeuses, tant mieux. Ensuite, il y a l'aspect non-hexagonal : mai
1968, c'est aussi Berlin, Mexico, le mouvement de contestation de
la guerre au Vietnam, etc. Quelque chose d'assez fort, qui se retrouve
aujourd'hui, je crois, au niveau européen. Affirmer, donc,
la valeur de la mobilité : pas celle qui consiste à
virer les gens ; celle des gens qui s'en vont avant qu'on ne les
emmerde trop, et qui en fait inventent des formes d'activité,
de compréhension, de production, d'interaction, dix fois
plus prometteuses que cette espèce d'ordre, qui n'est même
pas l'art du capitalisme.
Vacarme : Ce serait encore "la gauche" ? Ce qui s'invente
là, du côté des luttes - en vrac, le revenu
garanti, la légalisation des drogues, la liberté de
circulation, etc -, est-ce qu'on peut appeler cela « la gauche
» ou pas ?
Y.M.-B. : Non seulement je crois que c'est la gauche, mais je pense
que des clivages forts vont apparaître. D'abord, autour d'une
remise en cause du productivisme et de la valeur-travail. Les Verts
ont déjà fait une partie du chemin. Ensuite, autour
de la remise en cause de l'État. Celui-ci assure, certes,
des fonctions de redistribution. Du coup, toute une partie de la
gauche prétend que si l'État est attaqué, ses
fonctions le sont avec lui. Or pas du tout. Affirmer qu'il faut
contrôler le pouvoir collectif et administratif de l'État,
comme le droit du travail contrôle les pouvoirs exorbitants
de l'entreprise, cela ne veut pas dire que l'on veut supprimer la
Sécurité sociale, la redistribution, etc. Il y a une
cure de désétatisation de la pensée à
réaliser, en prenant appui à la fois sur le territoire
local et sur les choses qui peuvent être faites en commun
entre Européens. C'est par les deux bouts qu'il faut prendre
ce point de clivage.
C'est un sujet explosif. Beaucoup objectent : « Oui, mais
la nation, on ne peut pas l'abandonner comme cela, ça fait
le jeu du Front national, etc. » Certains y croient vraiment
: je pense aux chevénementistes, ces républicains
dangereux qui n'ont jamais su ce qu'était la démocratie.
Ils vivent idéologiquement dans une démocratie censitaire,
et ont une théorie de l'ordre qui est très en retard,
du point de vue du contrôle, sur ce que le capitalisme libéral
se sait condamné à faire pour survivre : comment dominer
une société agitée d'une multitude de mouvements
browniens, d'un moléculaire actif et qui agit sur le niveau
molaire pour parler comme Félix (Guattari).
La théorie chevénementiste de l'ordre pense qu'il
ne peut pas y avoir d'ordre global, s'il y a du désordre
local. À nous de renverser le schéma. Je crois que
là-dessus, il y aura un très profond clivage : les
gens qui défendent la nation, qui systématiquement
mettent en avant l'État, qui sont en retard d'un contrôle,
non seulement ne sont pas de gauche, mais sont carrément
réactionnaires. Dans l'espace fédéral européen
où se construira l'autre politique, ceux qui, comme Régis
Debray, signent des manifestes sur la défense de la République,
de la Nation, n'ont plus grand-chose à voir avec la gauche
: ils sont des dangers publics.
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