Il règne sur l'Etat, sur le marché, sur la liberté, sur la communauté,
sur l'universel et l'intérêt général, de curieux raisonnements qui soumettent
les mouvements minoritaires actuels, les ONG, les écologistes à un petit
chantage réglé. Ils sont sommés de s'en tenir au statut d'un social
sans phrases ou bien de basculer franchement dans la politique. Ainsi
Jean-Christophe Cambadélis avait-il vertement tancé dans une tribune
du Monde les signataires outrecuidants de l'appel "Nous sommes la
gauche" en 1997. Aux mouvements sociaux le rôle a-politique et sociologique
de clignotants objectifs expliquait-il. Aux partis politiques l'unicité
du projet. Aux communautés d'affirmation dans la sécession minoritaire
(j'évite à dessein le terrain miné de la conscience identitaire), il
est opposé soit l'universalisable républicain soit, plus subtilement,
un individualisme anarchoïde et exacerbé, produit dérivé des intérêts
privés. Aux regroupements transversaux qui réunissent autour d'un combat
des individus malgré le clivage de leur appartenance à des classes sociales,
il est reproché d'être la forme achevée du "dépassement" de la
lutte de classe. Les classes moyennes ne s'avoueraient même plus telles
et leurreraient ainsi au passage l'ancien et le nouveau prolétariat.
Cette accusation ne vise pas seulement les transversalités communautaire,
ethnique, sexuelle. Elles s'appliquent aussi à la catégorie des précaires,
des intermittents, qui comme les fraternités générationnelles alimenteraient
l'illusion transversale d'un même destin alors qu'en longitudinal les
fractures patrimoniales (de capital social au sens bourdieusien) s'avèrent
déterminantes. Les mouvements sont donc renvoyés à l'agitation ou illusoire
qui cimente des alliances contre nature. "Vous n'êtes pas ce que
vous croyez être". Déjà, de Raymond Aron aux marxiste léninistes
dogmatiques, expliquait-on aux étudiants de soixante-huit qu'ils étaient
essentiellement des petits, moyens ou grands bourgeois et par accident
des rebelles, parce que "déclassés". Aujourd'hui où l'on ne peut
plus sans susciter l'hilarité traiter les étudiants de privilégiés,
pour jeter l'opprobre bien-pensante sur les nouveaux contestataires,
apparaît dans les cercles républicains des quinquagénaires hargneux,
l'accusation suprême d'individualiste néolibéral ou de coupable indulgence
envers le nouveau satan de la mondialisation, ou encore d'alliance objective
avec le très réactionnaire Hayek. Contestez-vous le présupposé jamais
démontré que l'État de la République incarne l'intérêt général, le bien
commun, plaidez-vous pour restreindre son périmètre, vous voilà complice
de l'offensive généralisée contre l'État Providence, contre la qualité
des équipements collectifs. Vous défendez la liberté de circulation
des hommes, et donc le caractère injustifiable des législations nationales
qui entravent l'immigration, vous voilà l'allié des marchands d'hommes
et de la surexploitation. Vous défendez l'idée d'un revenu garanti ou
de citoyenneté, vous voilà mis dans le même sac que les liquidateurs
d'usine, les délocalisateurs, et les économistes libéraux qui proposent
une allocation universelle. Vous avez beau expliquer qu'un revenu garanti
pour tout individu équivalent au SMIC ou au trois quart du Smic, ce
n'est pas la même chose que les 1 800 F. par mois pour solde de tout
compte proposé par Yoland Bresson, ou que 2/5° de Smic pour une famille
de 2 personnes, vous êtes estampillé par nos modernes inquisiteurs de
libéral ou de crypto-libéral.
Défendez-vous les médicaments génériques à bas prix, produits par les
laboratoires qu'ils soient privés ou publics, vous voilà pour le démantèlement
de la recherche publique et nationale.
La question du "libéralisme" se retrouve partout. Elle innerve l'ambiguïté
du mouvement anti-mondialisation.
Ecartons d'emblée un reproche grotesque fait à Attac par Alain Minc
et que Bernard Cassen dissipait aisément : être contre la mondialisation
aujourd'hui, celle pilotée par le G7, ne veut pas dire être contre toute
forme de mondialisation. C'est en vouloir une autre. De
même, n'en déplaise à la nouvelle Saint-Alliance de François Ewald avec
Dominique Lecourt contre José Bové, s'attaquer aux plantations d'OGM
faites en France soit l'égide d'organismes d'Etat, ne veut pas dire
être contre toute forme d' OGM, c'est simplement refuser de donner un
blanc-seing à ce même Etat. En matière de nucléaire, de sécurité alimentaire,
de transfusion sanguine, les certitudes étatiques et celles des lobbies
industriels ne valent guère mieux que les assurances de l'Etat soviétique
en matière de biologie, de nucléaire ou de libertés publiques.
Dominique Lecourt qui a étudié le cas Lyssenko et la fameuse querelle
"science bourgeoise/ science prolétarienne devrait s'en souvenir. Les
ONG nous ont appris à nous méfier des "experts commis par les gouvernements".
Il n'y a pas une science d'Etat et des sauvages qui refusent le risque,
promu au rang d'essence nouvelle des démocraties par F Ewald, il y a
de la science tout court, un usage citoyen de la science, et
une religion étatique de la science, c'est -à-dire un usage manipulateur
de la science.
Cela écrit, la question du libéralisme me sépare ( suis-je seul ? je
ne pense pas) de nombre d'opposants vaillants à la mondialisation capitaliste.
Si la tradition révolutionnaire a semé la fraternité en nos coeurs,
si l'héritage communiste (et chez les dominants, la menace de l'homme
au couteau entre les dents) a ancré en nous (et dans la société européenne)
l'exigence d'égalité sociale, de parité citoyenne, le besoin de la
liberté provient d'une autre tradition, d'une tradition plus vieille
dont le libéralisme bourgeois a su très intelligemment se présenter
comme le héros et l'exécuteur testamentaire. Je ne crois pas, contrairement
aux oppositions passablement académiques et aux contorsions des spécialistes
de l'économie de la redistribution des revenus qu'il faille choisir
entre la liberté et l'égalité, ou que pour avoir la liberté civile,
il faille renoncer à l'égalité sociale et vice-versa. Ce type de chantage
de la guerre froide a été le ciment du mur de Berlin, et ce dernier
s'est écroulé du côté Est quand la multitude déjouant le gouvernement
scientifique des "classes sociales" a refusé de sacrifier la
liberté indéfiniment à l'égalité. Un autre mur s'écroule à Gênes et
à Seatlle quand une foule bigarrée, contradictoire, refuse de sacrifier
sur l'autel de la liberté de commerce, l'égalité de vivre, de
créer, de préserver l'Umwelt où nous respirons, ou nous désirons,
où nous voulons circuler.
Nous ne voulons pas, nous ne pouvons pas accepter le compromis d'un
peu moins d'égalité pour un peu plus de liberté, ou un peu plus d'égalité
aux dépens de la fraternité. Certes, cela implique de revivifier
la tradition marxiste d'un refus d'une liberté formelle qui ne serait
pas ancrée dans des droits économiques et sociaux garantissant l'égalité.
Mais cela suppose aussi un autre mouvement complémentaire. Nous ne pouvons
pas (c'est malheureusement l'erreur qu'a commise le mouvement ouvrier
et il l'a payé fort cher) abandonner la liberté au libéralisme, ni la
tradition politique du libéralisme aux multinationales et aux néo-libéraux.
Autrement dit la liberté n'est pas une question formelle, et la dynamique
dont a profité le libéralisme n'est pas soluble dans le trend
de l'accumulation du capital. Tout l'effort que j'ai entrepris dans
mon livre de L'esclavage au salariat s'efforce d'arracher la
liberté au marché et au libéralisme. J'y reviendrai.
Si l'on transportait un homme du XVII° siècle dans le vocabulaire politique
actuel, rien ne le surprendrait probablement plus que le glissement
qui s'est opéré dans le terme de "libéral" et sur le domaine dénoté.
En Français, (moins en Espagnol ou en Portugais, ou en Anglais ou Allemand),
un libéral aujourd'hui se dit presque exclusivement d'un partisan de
la libre-entreprise, des privatisations, de la liberté économique, du
libre-échange. De libéralisme politique, quasiment aucune trace, si
ce n'est comme regret d'une absence. Il n'y a plus depuis Tocqueville
de libéraux au sens politique en France. Dans les pays latins soumis
à la férule de l'Eglise tard dans le XX°siècle, ou dans les pays anglo-saxons,
le libéralisme politique se charge d'une forte connotation de refus
du pouvoir de l'Eglise ou de l'arbitraire du pouvoir de l'État. Chez
nous, le libéralisme n'est plus une doctrine politique, mais quasiment
une idéologie patronale, une apologétique peu sophistiquée du "marché"
et de ses "douceurs"'. Son corpus pour le coup "néo-libéral"
consiste en quelques axiomes économiques qui tiennent dans la "courbe
de Lafer" jamais démontrée qui dit que trop d'impôt tue l'impôt et la
prospérité, dans la supériorité de l'allocation des ressources rares
par le mécanisme d'un libre marché. Ajoutons la supériorité du libre-échange
sur le protectionnisme, le caractère indispensable de la propriété privée
(exclusivité, aliénabilité, divisibilité des biens) et la moindre efficacité
des monopoles, oligopoles, monopsone et oligopsone. En clair, l'efficacité
du marché est la meilleure possible quand on se trouve en présence d'un
grand nombre de producteurs et de consommateurs qui ne se coalisent
jamais. On en déduit que l'Etat doit être réduit aux fonctions minimales
de producteur des biens publics comme la sécurité. L'optimum de Pareto
qui est la traduction économique du principe que la liberté peut s'exercer
sans entrave tant qu'elle ne diminue pas celle d'autrui, établit le
résultat redoutable que l'allocation de ressources optimale est indépendante
de la répartition initiale des revenus. L'optimum économique se sépare
donc de l'objectif politique de la répartition plus égalitaire des revenus.
L'économie académique, formalisée de façon élégante dans le modèle
néo-classique standard, a besoin, pour construire un modèle pouvant
atteindre l'équilibre général, d'agents individuels indépendants les
uns des autres (consommateurs, entreprises), rationnels, c'est-à-dire
utilisant des fonctions de maximisation de leur utilité sous contrainte
de ressources budgétaires, l'Etat étant un agent exceptionnel et déviant,
dont le rôle est de garantir le respect de la liberté d'échange et le
respect des droits de propriété individuels. Un économiste comme Kenneth
Arrow a souligné cependant sur le plan pratique et non plus sur celui
d'un pur modèle théorique, les défaillances du marché dès qu'il est
confronté aux interdépendances, aux biens collectifs. L'État se voit
donc doté d'une solide place réelle, même s'il est un second best. En
revanche Fredrich von Hayek, pourfendeur de Keynes, a produit une synthèse
impressionnante du pur libéralisme (attaquant au passage Roosevelt d'avoir
contaminé la doctrine occidentale de la liberté "par une conception
complètement différente qui dérive de la révolution marxiste russe")
et qui ne fait pas d'Etat un bien moindre, mais une catastrophe.
Hayek se distingue parmi tous les autres économistes (sauf Ronald Coase)
par son attention aux procédures juridiques et au droit résultant non
pas simplement d'une disposition contractuelle ou conventionnelle nominaliste
(ce qu'il appelle taxis), mais d'un ordre auto-constituant et réaliste
qu'il appelle cosmos ou ordre catalectique qui présente les propriétés
d'auto-régulation par la connaissance humaine. Entre néo-libéraux mous
et les intransigeants partisans de la Révolution Reaganienne, il existe
un conflit qui s'est résolu par le cantonnement de l'intégrisme néo-libéral
dans l'université. Il devient, vulgarisé soit une idéologie poujadiste
de conquête du pouvoir soit un langage de communication de l'administration,
tandis que les pratiques des néo-libéraux une fois dans l'appareil d'État
se différenciaient assez peu de celle des gouvernements qui se drapaient
dans un Keynes ramené par Hicks au bercail de l'orthodoxie.
Dans son corrélat politique, le néo-libéralisme n'a donc pas grand
chose à voir avec le libéralisme du dernier économiste classique J.
S. Mill. Pour ce dernier, l'Etat n'était pas vu comme produisant les
normes et disant et exécutant le droit (conception au demeurant récusée
par Hayek, qui est une vox clamans in deserto), mais comme une
machinerie héritée de l'ère préindustrielle qui doit se soumettre au
Parlement, expression de la volonté générale du peuple représenté. D'autre
part, Mill insiste fortement sur la liberté indispensable des citoyens
et du salarié. Il est abolitionniste en matière d'esclavage. Les droits
de la liberté de commerce et d'échange doivent découler de la liberté
civique et non l'inverse. Dans la première moitié du XIX° siècle, le
libéral est avant tout un partisan de la liberté civile et politique
qui conçoit celle-ci comme seule capable d'endiguer l'ancien régime
rétrograde et la menace révolutionnaire par l'établissement des intérêts
généraux de la société, thème qui flirte avec l'utilitarisme de Bentham.
La poursuite de son intérêt par l'individu est compatible avec l'augmentation
du bien commun pourvu que les libertés fondamentales soient garanties
constitutionnellement. Les libéraux sont donc pour la monarchie ou la
République constitutionnelle. Ils sont tempérés, raisonnables dans l'usage
de la richesse (ni prodigues, ni avares) comme des constitutions. Et
qui sont-ils ? Des bourgeois ou des aristocrates éclairés. Littré se
réfère au sens latin des citoyens affranchis, libérés de la servitude
du travail manuel et de la pauvreté.
Après les excès de la Révolution et de la réaction Metternichienne
en Europe (en particulier sur le délicat problème de la séparation de
l'Église et de l'État) les libéraux sont la gauche et pas l'opposition
de sa majesté. En Allemagne, ils font l'objet de la censure et de mesures
de bannissement. La gauche hégélienne est libérale. C'est là que Marx
commence son apprentissage politique. Sa rupture avec les partisans
de la monarchie constitutionnelle le fera basculer dans la catégorie
des révolutionnaires. Et l'Amérique Latine nous enseigne l'étroite parenté
qui existera entre les véritables libéraux et les partisans d'un changement
radical. Car les libéraux sont les premiers à mener la décolonisation
blanche de l'Amérique espagnole. L'étendard du libéralisme politique
est plus rouge à son aurore, que bien des manifestations de la gauche
des notables du début du XX° siècle. La conversion du libéralisme politique
en doctrine de la droite raisonnable s'est fait avec l'émergence d'une
intransigeance d'un nouveau genre, prolétarienne, populaire et l'apparition
d'une véritable parti catholique rallié à la République. La foule, le
peuple ne sont pas "libéraux" Seuls des individus le sont, superbes,
isolés, sans troupe : Lafayette, Lamartine, Marx avant sa rencontre
avec Engels. Avec l'arasement progressif de l'ancien régime de l'Etat,
le message libéral d'instauration d'un Etat de droit se transforme en
simple tempérance de l'inégalité sociale. La liberté individuelle garantie,
la charité ou plus audacieusement des "politiques sociales" deviennent
les conditions de préservation de la propriété bourgeoise et de la liberté
des citoyens acquittant l'impôt. On trouve même des libéraux dans les
Églises chrétiennes ou juives qui veulent limiter l'autoritarisme de
la hiérarchie ou des interdits, et qui veulent une doctrine de rechange
à la théorie de la libération développée par les mouvements utopistes
et communistes. Mais le libéralisme va basculer du côté droit de l'échiquier
politique essentiellement parce que les mouvements sociaux deviennent
surtout anti-capitalistes au point de contester la forme de la démocratie
parlementaire représentative de matrice anglaise et non plus simplement
républicain. Le libéralisme demeure un moment hésitant, puis dans la
décennie 1860-1870, moment d'expansion impérialiste du capitalisme,
une véritable révolution épistémologique (la révolution néo-classique)
rend compatible la forme du marché avec la composition d'une multitude
d'agents indistincts, non plus les propriétaires, mais les consommateurs,
l'individu masse de l'âge moderne. Walras socialiste dans sa politique,
adversaire de l'héritage, de la rente foncière, ne pense plus comme
Ricardo à un monde de propriétaire et d'entrepreneurs, ou comme Marx
à un monde de bourgeois capitalistes et d'ouvriers, mais à une démocratisation
de l'économie par le modèle général du marché dans un continuum social.
Ce paradigme puissant à l'intérieur de l' Europe combiné à l'exception
coloniale (car l'impérialisme monopoleur réalise le contraire du programme
walrasien) et aux purges des crises financières, ancre définitivement
le libéralisme du côté de l'économie et du capitalisme. À partir de
l'avènement de la Révolution russe, les positions sont chiasmés. Les
libéraux russes comme Stolypine ne sont pas de réformateurs politiques
pour tempérer l'autocratisme russe, ils veulent des réformes économiques
y compris en usant de la force pour conjurer le spectre de 1905. Plus
le mouvement ouvrier s'éloignera du modèle parlementaire bourgeois vers
la "dictature du prolétariat" du socialisme autoritaire, plus le libéralisme
retrouvera une seconde jeunesse. L'avènement des "totalitarismes" scindera
les libéraux. D'un côté les adversaires résolus du fascisme, du nazisme,
du corporatisme franquiste comme de la dictature du socialisme réel,
exigent le préalable du rétablissement des droits fondamentaux de la
liberté de réunion, d'association, de presse (sans parler de la question
non négligeable des persécutions raciales à l'égard des Juifs). De l'autre,
le gros bataillon des libéraux économiques choisit l'accumulation capitaliste,
la défense de la propriété en fermant les yeux sur la forme autoritaire
de l'Etat (modèle repris par les militaires en Amérique Latine). Le
néolibéralisme sous la pax americana après la chute du socialisme réel,
dilue nettement le dernier ferment d'opposition dont avaient été porteurs
les libéraux. Le marché et la démocratie bourgeoise n'ayant plus de
contre-modèle, le néo-libéralisme est absorbé presque totalement dans
la sphère économique, excepté peut-être quand les débats de "société"
sur le liberté d'éduquer les enfants dans la religion ou la langue des
parents rappellent les grands combats des libéraux et des libertins.
Alors pourquoi ne pas laisser le libéralisme au néo-libéralisme ? Parce
qu'entre temps la société du capitalisme molaire est devenue aussi une
société moléculaire de l'individualisme, que la liberté civile de la
sphère publique se trouve englobée dans une libération de l'individu
privé. On ne comprend pas le pouvoir de séduction de la consommation
de biens, de la circulation de marchandises, de l'échange de connaissances
si l'on ne se réfère pas à une genèse plus profonde de la liberté. L'opération
que le libéralisme occidental, pour parler comme Hayek, a menée à bien
au XVII° siècle fut de souder la naissance de l'individu qui émerge
comme sujet politique, tout comme le contrat à la base de la délégation
de souveraineté de la part de celui qui devient citoyen, à la propriété
illimitée. C. Macpherson a décrit ce processus chez Hobbes et chez Locke.
Au caractère entier de la délégation du pouvoir, correspond non seulement
l'état de guerre, mais aussi et surtout, l'unification de l'usus,
du fructus et de l'abusus dans le droit de propriété se
trouve réalisée et avec elle la possibilité même de la séparation de
la valeur de la valeur d'usage. L'accumulation de richesse illimitée,
donc de capital devient possible parce que la propriété des biens devient
elle-même illimitée en intensité, son extensivité étant simplement bornée
par l'existence d'autres propriétaires de même étoffe. Cette genèse
de la liberté politique à partir seulement de la propriété, du commerce
et du marché fonde simultanément la science politique du contrat et
l'économie politique de l'accumulation. C'est à partir de cette déduction
rationnelle qu'a été construit l'esprit du libéralisme économique dans
son lien étroit avec la liberté politique des individus. J'ai essayé
de montrer, relisant les Nivelleurs, les discussions de Putney (1647)
et l'interprétation qu'en donnent E.P. Thompson et C. B. Macpherson,
comment ce détour du suffrage censitaire (qui impose aux pauvres de
s'enrichir pour accéder à la citoyenneté), n'avait pas été une invention
ex nihilo. Il faut remonter plus haut dans le temps, à la naissance
de l'individu et des marchés d'affranchissement pour comprendre où les
Indépendants et Cromwell avaient été chercher le précieux lien entre
la dynamique de l'accumulation et la libération politique. En fait,
il faut remonter à la libération médiévale de l'esclavage et du servage
décrite admirablement par P. Dockès et R. Hilton. La véritable généalogie
de l'individu, du contrat et du marché, n'est pas livrée par une structure
dialectique où l'individu libre seraient le résultat et le dépassement
d'une thèse (l'asservissement politique collectif de l'ancien régime),
et d'une l'antithèse (la création des droits de propriété et le développement
du marché économique). L'esclave et le serf font sécession politique
et économique et ce faisant, ils confèrent à la vis activa le
ressort que leur confère la recherche de leur libération : leur conquête
de la liberté de circuler librement (la première étant celle de quitter
la terre, de rompre le contrat asservissant, exactement comme le peuple
juif en Egypte dans l'Exode). C'est-à-dire qu'ils inventent ce qui est
efficace dans le marché, sa mobilité (chez Marx l'explication réelle
de la péréquation des taux de profit). La marche de libération ouvre
la route au marché de la liberté et à celui des droits de propriété.
Il existe (et je l'ai montré pour le marché du travail libre qui fut
inventé par les esclaves dans leur lutte contre l'esclavage) donc un
lien très profond entre la liberté et le marché,
et le libéralisme historique l'a bien compris. Simplement il présente
ce lien à l'envers : la liberté politique est déduite par les partisans
de Cromwell du marché, comme Locke déduit l'individu à la conquête du
monde et des libertés de la propriété illimitée bourgeoise. Mais le
marché est une conséquence de la liberté d'entreprendre (mais d'entreprendre
sa libération et non d'assujettir plus de travail dépendant), et une
conséquence de la marche vers la liberté. De même, la propriété encadrée
par les propriétés communes ou publiques, et même la propriété bourgeoise
est une captation par le marchand du désir illimité de liberté du paysan
ou du travailleur hors corporation qui veut mettre entre le seigneur
et lui, une montagne de garanties juridiques, les remparts des villes
libres et la possibilité de faire ce qu'il veut de sa famille, de son
corps, de sa terre.
La thèse d'Alan Macfarlane fit au reste quelque bruit en 1978. Elle
remet en effet en cause la thèse de l'invention britannique et protestante
des droit de propriété privée et de l'individu moderne. Les révoltés
de 1351, ancêtres des Niveleurs, comme les multiples mouvement hérétiques,
les tenaces et patientes manoeuvres économiques des serfs, puis des
paysans pour déserter les villages, ou squatter des villes ou des terres,
toutes choses que l'on retrouve dans la genèse chez les esclaves de
plantations du salarié de la manufacture, sont des preuves autrement
plus convaincantes de la genèse de l'individu. Le contractualisme est
une vaste opération de diversion. Le marché contient bien trop de recherche
de liberté, de richesse en agencements sociaux antagonistes pour être
laissé à la morne accumulation économique ou à la sphère restreinte,
secrète, inaccessible du capital financier que Braudel distingue à juste
titre du marché.
Le marché est politique, il est plein de bruit et de fureur
(même dans la mondialisation actuelle avec ses spéculations folles,
ses errements), il ne peut être séparé de la marche vers la liberté,
des tentatives de libération. Le libéralisme a affûté ses armes en apprenant
à retourner cette marche vers la liberté en marché de la liberté politique,
c'est pourquoi il est toujours intéressant. Il ne faut pas cesser de
le surveiller. On apprend plus sur la composition
réelle des multitudes (1) du Sud dans la mondialisation
en lisant L'autre sentier de Hernando De Soto, ou son dernier
ouvrage The mystery of Capital, qu'en dénonçant abstraitement
le capitalisme.
Sans une réévaluation complète de l'importance du libéralisme, on risque
de ressasser les mêmes erreurs que celle du communisme sur la question
paysanne, sur les libertés "formelles", sur l'Etat, sur la citoyenneté.
Trois remarques pour souligner enfin la distance radicale qui existe
entre le libéralisme et le néolibéralisme Cet écart obère
fortement, à mon sens, les stratégies de dénonciation de la mondialisation
à partir de l'hypothèse simpliste d'une résurgence.
- Le marché domine certes la planète dans les têtes comme modèle,
mais jamais on n'a vu un rythme pareil de concentration, de formation
de méga-firmes en particulier dans le domaine des communications,
de production de logiciels. La capitalisme triomphant comme modèle
mondial s'éloigne dans la réalité de plus en plus de la représentation
d'une multiplicité de petits producteurs et offreurs procédant à des
échanges décentralisés où l'Etat, la grande entreprise seraient là
pour la figuration. En ce sens, le libéralisme est derrière nous.
Et le néolibéralisme n'aura été que l'idéologie de passage à un degré
de concentration du capital jamais vue jusqu'alors comme la façon
commode de lever des capitaux sur la création de titres de propriété
boursiers, puis d'exproprier les petits porteurs de titres du Nasdaq.
- Jamais non plus on a autant entendu, vu, disséqué dans des procès
les innombrables formes de marchés truqués en tout genre. Nous ne
vivons pas dans un monde de marché mais dans un monde de quasi-marché.
Plus on est dans le marché dit "pur et parfait", plus les imperfections
s'allongent. Le marché est une simulation au double sens du terme,
et un simulacre.
- L'Etat est comme une entreprise . Sa gestion
requiert des procédures qui ressemblent de plus en plus aux grands
conseils d'administration des entreprises, tandis que ces dernières
incorporent dans leur gestion des normes sociales (la corporate
governance, les Fonds de pension, le mécénat artistique comme
appendice du développement local). Aussi ne devient-il plus très pertinent
d'opposer l'Etat et le marché. L'interpénétration Etat-Entreprises
peut se résumer à cet étrange triomphe du semblant :la firme est un
quasi marché, l'État est une quasi-entreprise, le marché est une quasi-société
(2). Ce monde du comme si se retrouve
exactement dans le préfixe "néo" du néolibéralisme. Généralement les
néo en art comme en politique ont un parfum de réaction, de nostalgie
sans avenir. Le monde actuel fait du quasi-libéralisme, comme
si nous étions encore à l'aube du capitalisme industriel et de la
naissance des grandes démocraties de masse.
- C'est ce quasi qui résiste pourtant à la simple dénonciation
idéologique. Dans ce jeu des semblants, je persiste à lire des espoirs,
des fuites. Il y a des dupes, mais pas forcément toujours les mêmes.
Là où il y a les conseils d'administration des banques centrales,
des grandes firmes transnationales, le décodage s'avère extrêmement
complexe et abstrait. Mais là où vous rencontrez le bruissement des
marchés, cherchez bien, une fugue vers la liberté, en contrepoint,
précise, ironique, subversive n'est pas loin. C'est sur cette carmagnole-là
qu'il faut faire danser le capitalisme
(1) Sur les multitudes, voir
"Ecologie-politique",
(théorie des systèmes et libéralisme) de Jean Zin.
(2) Cf. "La personne devient
une entreprise" in "Le
capital humain" d'André Gorz, 2001
Du même Yann Moulier Boutang {merci pour "LE LIVRE-ACCÈS" du "Collectif
sans ticket" belge et Bonne Année 2003 aux Belges
et aux Nantais(es) MotivéEs }=> Le
"capitalisme cognitif"
Le lien d'origine : http://adonnart.free.fr/doc/ymb2.htm