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Les mots et les femmes,
par Mathieu


Première partie
samedi 5 janvier 2002

par Mathieu

Il faut d'abord noter que peu de livres ont été écrit en français sur le sexisme dans le langage. Il est donc crucial que le seul livre approfondi et bien diffusé[i] soit de qualité. Assurément il l'est.

Marina Yaguello est une linguiste, professeure à l'université Paris 7. Excellente connaisseuse des ressorts du langage, elle faire montre d'un savoir qui embrasse de nombreuses langues étrangères. Cette dimension est particulièrement importante pour nous aider à saisir ce qui tient à la culture française et ce qui est plus largement en usage dans le monde.

A la fois accessible et précis, c'est à la fois un vrai livre de spécialiste, un vrai livre militant, tout en restant à la portée de tou-te-s.

La présente fiche de lecture est écrite en 2001, soit 23 ans après la rédaction de l'ouvrage. Pour bien des raisons on peut considérer qu'il n'a pas vieilli, et que ses analyses restent d'actualité. Toutefois, le langage a continué d'évoluer durant ces 23 années, et certaines remarques parfaitement valables en 1978 mériteraient aujourd'hui d'être légèrement relativisées. Sans entrer déjà dans le vif de l'ouvrage, on peut noter la multiplication actuelle d'insultes centrées sur le sexe de l'homme, ce qui n'était pas le cas en 1978[ii].

Outre cet ouvrage de synthèse, on doit à Mariuna Yaguello un petit opuscule moins universitaire dans lequel elle souligne avec humour la connotation de certains mots français, Le sexe des mots[iii].

Ce livre brosse un tableau complet des différentes formes de sexisme liées au langage. Thème central dans la création même des Chiennes de garde, il nous a paru important de ne pas opérer de coupe concernant les domaines abordés, et de conserver un niveau de détail nécessaire à la bonne compréhension. En contrepartie cette fiche de lecture est longue, mais riche d'enseignements aussi bien pour les féministes que pour les autres.

L'ouvrage se décompose en 2 parties (12 chapitres au total). La première est consacrée aux structures du langage et ce qu'elles ont de sexiste, "Langue des hommes, langue des femmes". La seconde, "L'image des femmes dans la langue", dénonce plutôt des types d'expressions, des pratiques, des usages de la langue, indépendants des structures de cette dernière. Plus théorique, la première partie est aussi de ce fait plus intemporelle.

L'ensemble des arguments reposent sur des exemples extrêmement nombreux, puisés dans des langues très variées, et qui ne seront rapportés ici qu'occasionnellement.

Ce texte est un résumé, seules les notes de bas de page et les commentaires entre crochets expriment les idées du rédacteur.

Introduction :

M. Yaguello affiche d'emblée sa filiation avec l'un des pères de la sociolinguistique, William Labov[iv]. Ce dernier a été l'un des tout premiers à mettre en évidence que la langue n'est pas un tout unifié, mais qu'elle a des variantes certes locales, mais aussi et surtout sociales. Ces prémisses sont affinées dès les premières lignes :

"La langue est un système symbolique engagé dans des rapports sociaux ; aussi faut-il rejeter l'idée d'une langue 'neutre' et souligner les rapports conflictuels." (p.7.)

"Le rapport de l'individu à la langue passe par son rapport à la société." (ibid.)

En premier lieu "la langue est aussi, dans une large mesure (par sa structure ou par le jeu des connotations ou de la métaphore), un miroir culturel, qui fixe les représentations symboliques, et se fait l'écho des préjugés et des stéréotypes" (p. 8).

Mais la réflexion doit aller au-delà, et c'est aux Etats-unis, nous dit Yaguello, qu'elle a commencé avant de trouver écho en France. "Le mérite fondamental des féministes est d'avoir placé la question des différences entre langue des hommes et langue des femmes sur le terrain idéologique". "Il apparaît essentiel de mettre l'accent sur la condition féminine plutôt que sur le sexe, c'est à dire adopter un point de vue social plutôt que psycho-biologique" (p. 9).

Il y a 2 langues, qui n'ont pas le même statut. "Il faut bien admettre que la langue commune, la langue dominante, est avant tout celle des hommes, ce qui explique que la langue des femmes soit perçue comme déviante par rapport à la langue" (p. 10).

Le livre essaie de montrer quelles sont ces langues, celle des femmes et celle des hommes, et ce qui les différencie.

Mais il va plus loin, puisque Marina Yaguello se reconnaît ouvertement féministe, elle cherche des solutions. Les enjeux sont à plusieurs niveaux. "Si la langue est sexiste, peut-on y porter remède ?". Mais encore ? "Suffit-il de supprimer les termes racistes ou sexistes pour supprime les mentalités sexistes ou racistes ?" (p.11)

Ière partie. Langue des hommes, langue des femmes

Chapitre 1. L'héritage des anthropologues

En 1944, l'anthropologue Paul Furfey "conclut que la langue des hommes peut être un instrument de domination sur les femmes" (p.15). Il exclue l'Occident de cette conclusion.

L'anthropologie a relevé que "l'usage de la langue, dans une société archaïque, est strictement codifié en tant qu'élément de la règle du jeu social. La parole est une forme d'action, équivaut à l'action." (p.16) C'est notamment ce que traduisent des tabous linguistiques, qui interdisent tantôt des pans entiers du langage, tantôt certains noms ou formules. Les anthropologues nous fournissent donc ce constat d'une relation étroite entre la structuration sociale et le fonctionnement du langage.

Que se passe-t-il en situation d'exogamie ? On apprend la langue maternelle. Mais ensuite, dans la plupart des sociétés on prend la langue du père, celle de l'espace public. En tout cas c'est souvent le cas des garçons. [Rappelons que la circulation des femmes entre tribus et ethnies est un constat fondamental de l'anthropologie. Cf. L'Homme, 2000]

Cette spécialisation linguistique peut atteindre un tel degré que femmes et hommes ne parlent pas la même langue, au sens propre. Parfois les différences sont "seulement" phonétiques. Mais les différences les plus nombreuses, car elles concernent un plus grand nombre de langues, sont les différences lexicales liées au sexe.

Yaguello donne différents exemples de types de différenciation, phonétique, morpho-syntaxique, etc., qui appuient sa démonstration mais que nous tairons ici. Reste que s'il existe 2 langues, les situations d'échange existent. "Donc, s'il y a langue réservée, d'un côté comme de l'autre, ou des deux, il faut qu'il y ait aussi langue commune." (p.29) On verra plus loin l'enjeu que représente cette langue commune.

Chapitre 2. Du descriptivisme ethno-folklorique à la socio-linguistique

L'observation des sociétés "primitives"[v] révèle des différences très marquées et clairement délimitées en matière de langage, qui inciteraient à première vue à se dire qu'il n'existe rien de tel dans nos sociétés occidentales. L'absence de recul par rapport à notre propre culture est une cause de cette idée fausse. Mais il est vrai toutefois que nos sociétés sont "historiques", le changement y tient une place importante, et les différences sont donc moins binaires et moins strictes que dans ces sociétés "exotiques". De ce fait, "les variantes linguistiques dans nos sociétés seront préférentielles plutôt qu'exclusives" (p. 31). Car "la variable sexe est inséparable, qu'on le veuille ou non, d'autres variables telles que classe sociale, niveau d'instruction, âge, catégorie d'activité" (ibid.). L'affaire est donc compliquée, et ce sont des "tendances" qui seront dégagées ici.

"De l'interaction de ces variables émergeront des registres masculins et féminins qu'il ne faudra pas confondre avec les stéréotypes sociaux qui n'ont que trop tendance à occulter la réalité" (ibid.).

Le détour par l'ethnologie nous amène à considérer des catégories d'analyse utiles, mais pas transposables trait pour trait. Le tabou est une spécificité des sociétés dites primitives, il fait l'objet d'une codification très stricte qu'on chercherait en vain dans nos sociétés. C'est donc au sens large, figuré, qu'on pourra parler de tabous linguistiques (p. 32). Dans cette acception, nous avons effectivement des tabous, "dans la mesure où la société stigmatise certains mots qui font honte ou qui font peur, vaste domaine de l'innommable, [...] tout ce qui est connoté péjorativement et que la société polie ne veut pas entendre, et contre quoi elle se prémunit grâce à l'emploi de l'euphémisme" (ibid.).

Les organes sexuels ("parties honteuses") et la sexualité sont largement concernés, de même que la mort. " 'Etes-vous mariée ?', demande le gynécologue pour ne pas dire : 'avez-vous eu des relations sexuelles ?' " (ibid.)[vi]. Planning familial est "un magnifique euphémisme bourgeois", centré sur la notion bourgeoise traditionnelle de famille et qui insite sur le fait d'avoir des enfants. "Le journal Le Monde a contraint Halimi et Beauvoir, racontant le viol de Djamila Boupacha, à remplacer le mot vagin par ventre" (ibid.).

L'euphémisme est une forme d'hypocrisie, mais pas seulement. "Ainsi, le tabou procède-t-il essentiellement de la peur ancestrale et profonde enfouie dans l'inconscient des hommes" (p.33), depuis l'antiquité. L'euphémisme permet de parler de ce qui est socialement inacceptable, "de façon détournée". Les femmes euphémisent beaucoup "ce qui touche à la sexualité et aux fonctions corporelles" (ibid.)[vii]. C'est moins vrai pour les hommes d'une manière générale, mais ils emploient suffisamment de nombreux mots pour désigner les femmes et les prostituées "pour se dire que se cache quelque part une profonde peur de la femme" (ibid.).

Se dégagent ici deux manières, sexo-différenciées, de parler de la sexualité. "Toute situation où les hommes sont entre eux provoque l'adoption d'un registre mâle, d'un parler mec qui n'est pas pour nos oreilles et encore moins pour nos bouches" (p. 34) en effet, depuis Freud l'idée communément admise veut que les femmes répugnent à la grossièreté et à l'injure. Pourquoi ? "Il est indéniable que l'argot et la langue verte sont de création essentiellement masculine. L'argot définit les intérêts propres aux hommes et reflète leur vision du monde" (ibid.).

Or cette vision du monde n'est pas neutre. "L'argot sexuel est fortement sexiste. [...] L'humour obscène est une forme d'agressivité. [...] la femme en est le plus souvent la cible et la victime." (ibid.). Cela va même au-delà d'une simple agressivité. "Pour Freud, la plaisanterie de l'homme orientée vers la femme est une sorte de viol : viol verbal destiné à préparer l'assaut physique, sexuel" (p. 35)[viii].

Les blagues sexistes, en revanche, sont acceptées dans la bouche des femmes, tant que ce sont celles des hommes. "Il faut noter, par aileurs, que les blagues sexistes sont tolérées et même encouragées par la société, alors que les anecdotes à caractère raciste ne le sont pas." (ibid.).

Une étude sur les graffiti a démontré qu'ils sont moins sexistes et moins violents chez les femmes. On peut en attribuer la cause à un conditionnement depuis l'enfance, une tolérance zéro envers les filles dans ce domaine.

L'euphémisation va plus loin et prend des aspects plus sournois. La politesse imposée aux femmes les empêche de réclamer ou exprimer ouvertement leur mécontentement. Elles sont réduites au silence.

Plus polies, moins directes dans leurs expressions, les femmes font aussi généralement un usage plus correct de la langue. L'hypercorrection grammaticale ou l'hyperprononciation est nettement plus fréquente chez les femmes. Et cela va de pair avec des attitudes significatives : "les femmes s'auto-corrigent, s'auto-dénigrent ou s'idéalisent" (p.36). Toutefois on ne peut pas seulement faire de l'hypercorrection un inconvénient pour les femmes. Car "depuis les précieuses, cette hypercorrection correspond à une tentative de prendre la parole" (ibid.).

Le recours à l'euphémisme est donc lié à la politesse, tandis que cette dernière est liée à une fonction sociale attribuée aux femmes. "Les femmes, en effet, sont dressées à être des dames. [...] La fonction de cette politesse est de réduire les frictions et les conflits, de masquer les antagonismes, la désapprobation ou le désaccord. En d'autres termes, la politesse est liée à l'incapacité de s'affirmer, de dire ouvertement ce que l'on pense, de réclamer son dû, de donner des ordres." (ibid.)

Enfin, si les femmes sont plus souvent puristes que les hommes, c'est parce que "le statut social des hommes repose essentiellement sur ce qu'ils font, celui des femmes, sur leurs apparences."

Chapitre 3. Les éléments de l'interaction verbale.

Le langage n'est pas seulement fait de mots. "L'interaction verbale s'insère dans le cadre plus large de la communication, à la fois verbale et non verbale. Le code linguistique fonctionne donc en conjonction avec d'autres codes tels que mimique, code gestuel, comportement, etc." (p. 47)

Ainsi on ne peut se limiter à l'observation de registres linguistiques, mais ce sont également des comportements langagiers qu'il faut dégager.

Le fonctionnement de la conversation est très nettement différencié. L'initiative de la parole dans un groupe mixte échoit aux hommes, de même que dans une conversation entre deux personnes de sexe opposé. On constate également que les hommes coupent plus la parole de leur interlocuteur. Ce comportement dominant dans l'échange verbal est constaté même lorsque les hommes sont minoritaires dans le groupe considéré. Leur temps de parole est également plus long en moyenne. Ces constats sont d'autant plsu frappants qu'ils contredisent le stéréotype. (p.48.)

La stigmatisation du prétendu bavardage féminin, irrépressible et insignifiant, est un stéréotype universel (à l'exception de quelques cultures). Ce qui se résume dans l'injonction suivante "sois belle et tais-toi".

Pourtant, "la question n'est pas : les femmes sont-elles vraiment bavardes ? Mais plutôt : pourquoi les hommes trouvent-ils les femmes bavardes ?" (p. 51). En effet les représentations sont que les femmes "bavardent" (= contenu insignifiant), tandis que les hommes "discutent" (= contenu sérieux). L'auteure avance que le bavardage serait un substitut au pouvoir que l'on n'a pas. Mais cela ne suffit pas à expliquer pas le stéréotype.

D'ailleurs, "fait curieux et significatif, ce qu'on dit des femmes, c'est exactement ce qu'on dit des Noirs aux USA.... ils parlent, parlent, parlent." (p.52).

Il est vrai cependant que les capacités linguistiques des femmes sont en général meilleures. Les troubles du langage sont plus fréquents chez les hommes. Une cause sociale en est la pression sociale plus forte à l'éloquence. Mais on pense qu'il existe aussi des causes biologiques à cette meilleure maîtrise par les femmes.

La parole féminine est perçue différemment de la parole masculine. Cette division affecte notamment les thèmes de la prise de parole.

"Là encore, le sexe n'est pas la seule variable en jeu et, de fait, les divisions par classe d'âge et classe sociale sont encore plus pertinentes. Cependant, si la différenciation sociale est le plus souvent occultée à ce niveau, la différenciation sexuelle est constamment soulignée : 'les bonnes femmes sont incapables de parler de politique', sous-entendu : elles sont incapables de penser politique. Elles ne savent que parler de chiffons (ce qui est une expression masculine), sous-entendu : elles sont incapables de penser à autre chose, etc., car, au fond, tout cela s'inscrit dans la croyance que, la pensée étant étroitement liée au langage, qui ne sait pas dire ne sait pas penser. On n'ose pas, on n'ose plus dire : 'les prolos sont des cons parce qu'ils ne savent pas manier le registre de la classe dominante'. On le disait ouvertement des Noirs il n'y a pas si longtemps (cf. Labov, 1972). Se cantonner dans le langage-femme tel qu'il nous est assigné par la société, c'est accepter d'être définies par ce langage-femme." (p. 55)

Se dessinent ainsi progressivement deux stéréotypes. "Le stéréotype féminin présente des traits connotés défavorablement : purisme, non-créativité, goût de l'hyperbole, maîtrise de registres relevant de domaines mineurs, parole timorée, non assertive, bavardage, incapacité de manier des concepts abstraits, hypercorrection, peur des mots" (p. 57). Le stéréotype masculin est l'envers, le "positif" en quelque sorte du précédent.

"Il y a un conflit flagrant entre ce qu'on pense qu'est le langage féminin, ou plutôt ce qu'on voudrait qu'il soit, donc l'image qu'on en donne, et ce qu'il est réellement" (p. 58).
Il faut bien comprendre qu'un stéréotype est plus qu'une image fausse. Il a des effets véritables, il existe une force du préjugé. "Encore tout récemment, une Américaine s'est amusée à faire noter des dissertations par deux groupes de correcteurs en intervertissant les noms des filles et des garçons. Dans tous les cas, les copies portant des noms de garçons reçurent des notes et des appréciations supérieures." (p. 60) Les stéréotypes conduisent donc bel et bien à dévaloriser la parole des femmes, influencent les pratiques. Or pour que les stéréotypes soient efficaces, il faut que la distinction soit clairement perçue. Précisément, "il est indéniable que les petits garçons et les petites filles subissent un véritable dressage destiné à accentuer les différences sexuelles et à supprimer toute ambiguïté." (p. 61) Les ambiguïtés risquent en effet de mettre en péril les stéréotypes en relativisant la différence des sexes.

Ce cadre peut être transgressé. Mais dans un seul sens. Au niveau vestimentaire notamment, une femme peut s'habiller en homme, mais pas l'inverse. "Il y a là un contraste avec les autres situations d'inégalité." A savoir qu'il est loisible au riche d'emprunter à l'argot populaire, au Blanc de parler Noir, tandis que l'inverse est très mal vu. Ce contraste pourrait s'expliquer par l'existence d'une culture noire, d'une culture ouvrière, tandis que "les femmes n'ont pas encore d'identité culturelle autonome". (p. 62)

Chapitre 4. A la recherche d'une identité culturelle

Pour construire une telle identité culturelle autonome, il faudrait s'affranchir des tabous. Ainsi Benoîte Groult rêve-t-elle d'un Charlotte Hebdo, grossier et jubilatoire.

Mais il y a un problème car "s'aligner sur les normes masculines, c'est encore, implicitement, leur reconnaître une supériorité." (p.64)[ix]

Marie Cardinal est allée jusqu'à écrire que "le français n'est pas fait pour les femmes". En effet, puisque "les mots n'ont pas la même valeur quand ils sont employés par les femmes car ils sont chargés de connotations différentes." (ibid.)

Cela complique diablement la création d'une culture autonome. Par exemple, le "langage mec" est interdit aux femmes, surtout en littérature, ou alors s'il est employé il occulte complètement la dimension littéraire[x].

"Les femmes peuvent dire, écrire, autrement, proclament Marie Cardinal, Hélène Cixous, Annie Leclerc, Xavière Gauthier, pour n'en citer que quelques unes." (ibid.)

Comme le rappelle Marina Yaguello, sur ce point les opinions divergent, entre par exemple Hélène Cixous qui revendique une spécificité féminine dans l'écriture, et Simone de Beauvoir qui la récuse. L'enjeu sous-jacent est celui de l'existence ou l'inexistence d'une nature féminine.

Chapitre 5. Le discours féministe et anti-féministe.

Il faut clairement séparer discours féminin et discours féministe, ce dernier pouvant être étudié en tant que tel.

"L'idéologie est nécessairement verbalisée. La langue se nourrit des idéologies, en même temps qu'elle les véhicule et les entretient." (p. 69) D'ailleurs une idéologie, en tant que code, système, est en soi un langage, dit Guiraud. Et Yaguello de nous rappeler avec Bakhtine que "les différents groupes en conflit dans la société tirent à eux la langue comme on tire la couverture à soi. Chacun vise à redéfinir ou à conserver la valeur des mots, à les confisquer, en quelque sorte, pour les mettre au service de son idéologie" (p. 70). D'où la forte différence de connotation des mots à contenu idéologique, selon la personne qui les emploie.

Le discours féministe a plusieurs caractéristiques, liée à ce que les féministes sont un mouvement "marginal", qui "se caractérise par le militantisme et une haut niveau de conscience idéologique" (ibid.), contrairement à la majorité silencieuse, "pénétrée d'une idéologie sexiste inconsciente" (p. 71).

Le langage féministe sert à la fois à communiquer à l'intérieur du groupe et à se manifester comme groupe, "message d'identité". "Ce message peut d'ailleurs dominer le véritable message puisque le choix du registre suffit à provoquer une réaction de l'auditoire social. On ne peut pas ouvrir la bouche sans provoquer un réflexe de classe. En d'autres termes, la forme du message est aussi signifiante que son contenu" (ibid.).

Ce code féministe se rapproche globalement du "jargon gauchiste et contestataire" (ibid.). Une partie de ce langage propre est emprunté ou inspiré des sciences sociales et du registre militant (exploitation, structure, aliénation, combat...). Une autre est composée de néologisme.

Ils servent notamment à combler des dissymétrie. Ainsi "fraternité", contrairement à l'anglais, n'avais pas de féminin (sisterhood). On a donc forgé les mots sororité, sororel, sororal. D'autres néologismes répondent également à un désir de provocation ou de drôlerie : "le sexiste est rebaptisé phallustin. La testérie vient faire pendant à l'hystérie." (p.73)

Le recours fréquent au mot "autrement" dans les argumentaire et les slogans "vient renforcer la revendication du droit à la différence" (ibid.).

Le langage, instrument de reconnaissance et d'élaboration idéologique, est aussi instrument de combat. "L'une des techniques de lutte consiste à répondre au mépris par le mépris, notamment par l'inversion des connotations" (p.74)

Ce renversement des connotations passe souvent par une réappropriation délibérée de termes dépréciateurs. "Dans l'idéologie sexiste, un terme comme nana, qui désigne d'ailleurs à l'origine une putain, est un terme de mépris" (ibid.). Il a été repris et utilisé positivement par les féministes.

"Les mots ne sont jamais neutres ou innocents. Ils veulent dire ce qu'on veut leur faire dire. Qu'est-ce qui fait qu'un mot est péjoratif ? Uniquement l"intention du locuteur, laquelle repose sur un consensus social. N'importe quel mot peut être proféré ou ressenti comme un injure." (p.75)

Avoir conscience de ce fonctionnement permet aux féministes de déconstruire et réinvestir l'insulte.

"Il s'agit donc de mettre les injures à profit. On traite les femmes de sorcières, de chiennes, de mégères, de putains. Tous ces mots, ici ou là, sont repris comme titres de revues, comme slogans, comme noms d'associations, etc." (ibid.)

Le langage comme désignation, comme support idéologique, et comme insulte, n'est encore qu'une partie de ce que les féministes peuvent en tirer. La difficulté est de le traduire dans le quotidien. Comment, par exemple, désigner l'homme avec lequel on vit ? Son "jules", son "mec", "copain", plutôt que "mari", "fiancé" ou "amant", proscrit par certaines féministes. D'aucunes vont jusqu'à le désigner par son nom de famille. A l'inverse, les militantes, dans le souci de ne pas personnaliser la lutte et ainsi se démarquer des militantismes masculins, n'apparaissent que sous un prénom, comme dans les parutions du mlf. Mais en cela elles restent des "femmes sans nom", comme les épouses qui perdent leur nom pour celui de leur mari. (p.76)

Avoir un usage féministe du langage est donc une tâche ardue et pleine de pièges.

"Il ne suffit pas de prendre conscience de l'oppression ; encore faut-il avoir les mots pour le dire." (ibid.)

On va voir l'écueil que soulève cet enjeu. "Quand je dis 'j'en ai marre de faire toutes les corvées de la maison', je n'exprime que mon sentiment personnel sur une situation qui reste individuelle. Si j'exprime la même chose en termes de division des rôles, d'idéologie sexiste, de société androcentriste faite par et pour les hommes, je passe du particulier au général [...]. Même si je ressens confusément que mon oppression est celle de toutes les femmes, j'ai besoin du langage pour la dénoncer." (p.76-77).

Cependant, alors c'est le danger de pédantisme qui nous guette, celui d'être cryptique à force de trop jargonner, et de glisser vers l'élitisme. Ce danger est présent au sein même du féminisme. "Il y a celles qui savent parler et celles qui ne savent pas, et la différence, tiens, comme c'est curieux, est souvent une affaire de classes sociale." (p.77)

A l'opposé de l'élitisme, le féminisme s'insère dans le langage commun, par des mots devenus courants tel "phallocrate". "Le féminisme a besoin des media, même au prix de compromissions [...], pour assurer sa publicité et sa diffusion. [...] Comme la liberté d'information appartient à ceux qui sont propriétaires des moyens de diffusion, l'échange implique : compromission, attitude défensive, compensées par la publicité obtenue d'une part, et récupération, déformation, de l'autre." (p.77-78)

L'auteure conclue ce chapitre par une comparaison de deux bande-dessinées sur les féministes, l'une très sexiste, l'autre bienveillante, qui illustrent l'efficacité du détournement et de la caricature. Il ne reste plus aux personnes qui lisent la présente fiche qu'à se ruer sur l'ouvrage pour se délecter de ce passage ;-)



Les mots et les femmes 2
2 eme partie

samedi 5 janvier 2002

par Mathieu

Deuxième partie. L'image des femmes dans la langue

Chapitre 1. Genre et sexe : la métaphore sexuelle.

"D'un point de vue strictement grammatical, le genre constitue un système de classification des noms." (p.91) L'existence de genres ne démontre pas qu'on en aie besoin. Au contraire, Edward Sapir, ou Marguerite Durand (spécialiste du genre en français), envisagent tout simplement sa disparition.

Le peut-on ? Le hongrois par exemple n'en a pas, ce n'est donc pas une catégorie universelle. "Dans une vision fonctionnaliste de la langue, il est évident que ça [le genre] ne sert à rien." (p.92)

Alors pourquoi y attacher tant d'importance ? "Le genre est-il le reflet d'une vision du monde ? [...] Le genre est perçu et vécu, au moins jusqu'à un certain point, par les locuteurs, comme renvoyant à l'ordre "naturel" des choses" (p.93). Cependant, le décalage entre genre "naturel" et genre grammatical est connu de longue date, ce qui montre l'inanité d'une telle perception.

Roman Jakobson nous dit que le genre est en fait porteur d'une fonction métaphorique. Les objets inanimés et les idées sont susceptibles de changer de genre d'une langue à l'autre, au prix de quelques décalages. Ainsi dans le film Le septième sceau de Bergman, alors que le personnage de la mort est à un homme, les sous-titres français le désignent au féminin (la mort est un nom masculin en suédois). "C'est que nous attachons tous plus ou moins consciemment à certains objets ou notions un symbolisme mâle ou femelle" (p. 97).

En français, le sexe des mots nous apprend beaucoup sur cette dimension métaphorique. Dans des couples de mots similaires, le féminin désigne généralement un objet plus petit que le masculin : une maison/un manoir, chaise/fauteuil, lampe/lampadaire, auberge/hotel, voiture/autobus. De la même manière, le suffixe -ette est à la fois, diminutif et féminisant : le camion devient une camionnette.

Seulement, la question n'est pas facile à trancher, de savoir si le genre du mot influence la perception sexuée que l'on a de ce qu'il désigne ; ou si à l'inverse le fait de percevoir une chose comme féminine ou masculine influence le genre du mot la désignant.

Une étude a montré que des mots inconnus sont classés selon qu'on les perçoit comme féminins ou masculins, et seront classés bon/mauvais, beau/laid, fort/faible, selon les stéréotypes associés au féminin et au masculin (p.100).

"A vrai dire, la question de l'origine du genre constitue un faux problème. Quel que soit le sens de la flèche : genre è symbolisme, ou au contraire, symbolisme è genre, le système tel qu'il existe et fonctionne véhicule des notions et l'idéologie qui sont indubitablement liées au statut social de l'homme et de la femme, ainsi qu'aux stéréotypes masculin et féminin que sécrète tout société" (ibid.).

Ainsi, "genre et sexe sont intimement mêlés d cans l'esprit des locuteurs" (p. 101).

On note au passage que la plupart des mots nouveaux en français sont créés au masculin, comme autoradio et autoroute [qui a changé de genre depuis, ndr].

Durant l'entre-deux-guerres, Damourette et Pichon ont dressé un tableau des "sexuisemblances", c'est à dire la répartition du genre des mots en français. Certaines de leurs explications sont fantaisistes, mais certaines méritent l'attention. Les machines portent des noms féminins, car elles sont des auxiliaires de l'homme (perforeuse, moissonneuse, balayeuse...), mais en revanche un moteur est masculin. Il est puissance, force, et il est indispensable à toute machine. De même un viseur, un curseur, qui impliquent une notion de précision, qui nécessite une compétence pour les utiliser, sont masculins. Cette explication de Pichon et Damourette tient compte des stéréotypes en vigueur. (p.103)

Attention toutefois à ne pas chercher dans la psychologie et les mentalités l'explication de tous les faits de langage. Ce serait un travers néfaste et propice au ridicule.

Le genre peut aussi changer, en particulier par l'usage populaire et malgré le conservatisme bourgeois.

Yaguello expose ensuite de nombreux exemples étrangers, pour exposer le genre de mots comme la lune ou la mer, et leur évolution éventuelle. On gardera ici un exemple. Dans les langues sémitiques, avant la révélation du livre, ces sociétés étaient animistes pas encore empreintes de patriarcat. "Grammaticalement, à cette époque, le genre féminin est prédominant et est lié, d'autre part, à l'intensif." Puis, après la révélation monothéiste, un glissement s'opère. "Le ciel était féminin pour les Sémites primitifs, masi devenu résidence d'un dieu-homme, il est passé au masculin." (p. 109-110)

"On s'aperçoit finalement, que dans une langue qui n'a pas officiellement de genre, le filtrage des valeurs symboliques est infiniment plus net puisque non occulté par l'automatisme de l'accord grammatical, comme c'est le cas en français, par exemple." (p. 112) Autant dire que le français est tout aussi connoté que d'autres langues, mais que le symbolisme des mots y reste plus souvent caché et inconscient.

Chapitre 2. Masculin/féminin : dissymétries grammaticales.

Si au chapitre précédent on a vu la fonction du genre, il faut voir de quelle manière son usage est mis en oeuvre, son fonctionnement. Irrégularités et dissymétries "sont sources d'hésitations, de gêne et d'incohérences dans l'accord". Ces dysfonctionnements sont en eux-mêmes "révélateurs de conflits psychologiques et sociaux" (p.115).

L'absorption du féminin par le masculin au pluriel est quasi-universelle, mais en anglais elle pose souvent problème, d'où le recours à des circonlocutions pour éviter la prononciation du pronom he/she, comme relève Lakoff en 1975.

Alors que rien, grammaticalement, ne le justifie, de nombreux mots sont connotés sexuellement. En principe, en anglais le suffixe "-er" qui permet de former un nom d'agent, est indifférencié. Et pourtant : "il semble qu'une différenciation insidieuse se fasse dans l'esprit des locuteurs sur la base des rôles masculins et féminins dans la société. Ainsi baby-sitter sera perçu comme féminin, alors que par exemple writer, "écrivain", et philosopher seront perçus comme masculins."

Lorsqu'un nom d'agent désigne une profession couramment reconnue comme mixte, le mot générique ne désigne pas l'ensemble de la catégorie, mais seulement les hommes lorsqu'il est prestigieux. Ainsi, comme le relève Sheila Rowbotham, un homme n'est jamais un écrivain-homme, ou un réalisateur-homme, il est écrivain ou réalisateur. Au contraire, quand il s'agit d'une femme, on précise d'emblée son sexe, car ne pas le faire reviendrait à la faire passer pour un homme. Ce détournement de la grammaire peut aller jusqu'à des paradoxes risibles. Pour donner un équivalent à housewife (femme au foyer), on a créé "male-housewife", "househusband n'étant venu à l'idée de personne" (p. 119).[xi] Certains mots épicènes (indifférenciés) sont donc considérés comme masculins ou féminins selon leur prestige ou le rôle social auquel ils correspondent.

Les incohérences de genre en français sont assez limitées. Elles sont d'autant plus remarquables. En effet, outre quelques exceptions, ces incohérences de genre concernent principalement les insultes. "La tendance à injurier les hommes avec des noms féminins est confirmée par l'emploi de salope, beaucoup plus fort que salaud lorsqu'il s'applique à un homme" (p. 120).

A l'incohérence s'ajoute l'assymétrie. "Rares sont les mots féminins qui s'appliquent indifférement aux hommes et aux femmes. On peut citer personne et victime. Par contre, les mots masculins qui désignent également des femmes sont légions." Cette assymétrie est elle-même source d'incohérences.

Les noms de titres et de professions posent ici un problème toujours pas tranché depuis 1978. La linguiste pose pourtant d'emblée une règle simple : "le français répugne en effet à accoller un adjectif épithète féminin avec un nom masculin" (p. 121). L'usage a consacré des incohérences que la grammaire réprouve. Et M. Yaguelo d'ironiser : "Si d'assistante, je suis passée maître-assistant (et non maître-assistante ou maîtresse-assistante), suis-je pour autant un meilleur professeur ?" (ibid.) L'Eglise, assez conservatrice d'habitude, montre la voie de la raison, puisque dans les monastères féminins, toutes les fonctions sont féminisés, à commencer par la prieure.

La tâche est sensiblement compliquée par la diversité des étymologies et des suffixations possibles. Pour les seuls noms terminés en -eur (ingénieur, docteur...), il existe 3 types de féminin possible. Le premier, en -eure, tel prieure, est tombé en désuétude. "Prieure a eu les variantes prioresse, prieuresse, et prieuse, preuve que l'usage a mis longtemps à se fixer" (ibid.). [c'est cependant l'une des recommandations actuelle, qui tire argument d'une prononciation qui, elle, reste inchangée et bouscule donc moins les habitudes.] La seconde terminaison possible est -eresse, qui existe pour demanderesse, pècheresse, chasseresse, venderesse. "Actuellement, le seul procédé productif est l'alternance -eur/-euse", comme pour vendeur/vendeuse. Mais si chanteuse et balayeuse se sont imposés, docteuse, professeuse et ingénieuse n'existent pas.

Un argument a été utilisé contre la féminisation. Les noms ainsi créés existeraient déjà, mais correspondraient à des machines et des outils, friseuse, moissonneuse. "De façon similaire, lorsqu'un même mot change de genre selon qu'il désigne un animé ou un inanimé, le féminin est "saturé" par ce dernier sens. Par exemple : un manoeuvre (animé)/une manœuvre (inanimé), un critique (animé)/une critique (inanimé), un trompette/une trompette" (p. 122).

L'argument ne convainc pas l'auteur, d'abord parce que les exemples cités ne sont pas suffisamment nombreux, et parce que "la langue s'accommode d'ambiguïtés beaucoup plus graves. D'autre part, c'est dans les professions non manuelles que le blocage est le plus évident. Or il n'y a aucun risque de confusion avec des noms de machines." (ibid.)

Enfin, un certain nombre de féminin désigne les épouses d'hommes exerçant la fonction concernée. Ce n'est cependant pas une réalité de toute éternité, car "on disait autrefois la vidamesse, la baillive, la sénéchale, la prévote" (p. 123), signe que des femmes ont exercé des fonctions éminentes même sous l'Ancien Régime. Doctoresse remonte au XVe siècle.

Des femmes abandonnent le féminin pour une désignation masculine lorsqu'elles gagnent en responsabilité, unetelle devenant le secrétaire de son parti, alors qu'une secrétaire de direction conserve le féminin.

Les arguments s'opposant à une féminisation des titres sont donc de diverses sortes. Soit les féminins existent et sont donc "déjà pris", soit ils n'existent pas et leur création est déconseillée ou jugée impossible. Pourtant, bien des mots sont utilisés au féminin comme adjectifs alors qu'ils sont rejetés comme substantifs : partisane, policière, savante, "ce qui prouve, si besoin est, que le blocage n'est pas morphologique mais social" (p. 127).

Par conséquent gourmet, connoté positivement, n'a pas de féminin, tandis que gourmand, qui l'est négativement, en possède un. Compositrice existe bien, mais ne il s'applique qu'aux ouvrières typographes.

Alors que durant longtemps on créait des féminins à foison, la langue française s'est fossilisée, stérilisée. Un grand nombre de féminins a même disparu. Autrice a existé, à juste titre puisque auteur est un doublet de acteur. De même ont disparu vinqueresse, jugesse, miresse, bourelle, librairesse, succesrice, factrice, etc. (p.131).

Les mots terminés par un -e muet (juge, élève, poète, ministre, maire...) devraient être considérés comme épicènes et ne pas poser de problème de féminisation. Pourtant, dans la pratique ils n'ont souvent pas de féminin, et Lacan "se croit obligé de dire Ces dames-psychanalystes" (p. 132).

"Ce qui frappe dans tout cela, c'est l'immobilisme fondamental du français, sa peur de l'innovation (voir la façon dont on stigmatise les néologismes), qui va jusqu'à refuser de faire usage des structures morphologiquesexistantes." (p. 135) La France a en effet une tradition de purisme, dnas laquelle l'Académie Française joue un rôle important. A ces réticences s'ajoutent celles de nombreuses femmes elles-mêmes.

Ainsi les dissymétries jouent-elles toutes dans le même sens, au détriment de l'image des femmes et de leur statut.

Chapitre 3.Masculin/féminin : dissymétrie sémantique.

" Les dissymétries les plus criantes, en fin de compte, sont celles qui se cachent dans le sens de mots en apparence symétriques " (p. 141). A la différence du chapitre précédent, on se penche ici sur les différences sémantiques, on s'intéresse au sens de chaque mot.

La plupart de ces dissymétries sont liées à " la péjoration généralisée de tout ce qui sert à qualifier ou à désigner les femmes. " (ibid., souligné par nous). Toujours est-il que lorsqu'un mot existe à la fois au masculin et au féminin, le plus souvent ces deux mots qui devraient être identiques sont connotés différemment.

" Femme, dans un sens absolu, peut être équivalent de femme de mauvaise vie (aller chez les femmes, se ruiner pour les femmes), alors que homme, pris dans son sens absolu, ne peut être que laudatif : " sois un homme ! " On ne dit pas " sois une femme, ma fille ! " (p. 142).

On ne peut faire la liste complète de toutes les expressions qui fonctionnent suivant ce principe péjoratif/laudatif, ou du moins suivant des connotations différentes :

-" une femme galante est une femme de mauvaise vie, un homme galant est un homme bien élevé -" une honnête femme est une femme vertueuse, un honnête homme est un homme cultivé -" une femme savante est ridicule, un homme savant est respecté " (ibid.)

D'ailleurs certaines expressions négatives désignant les femmes n'existent pas au masculin (femme facile), tandis que des expressions laudatives pour les hommes restent sans féminin. Sans doute parce que dans ces cas une connotation divergente n'est pas possible, le sens étant trop explicite. Cela étant, " on aime les petites femmes, mais on admire les grands hommes. Les petits hommes n'existent que chez Gulliver et les grandes femmes ont du mal à s'habiller en confection " (ibid.).

Un survol de ces dissymétries révèle toute une palette de nuances. Justement, la variété n'est pas la même selon le sexe, et si " une femme peut être jolie, belle, mignonne, ravissante, laide ou moche, un homme n'est que beau ou laid " (ibid.).[xii]

Mais pire que femme, il y a fille, d'une connotation terriblement plus négative que garçon. " Fille est une injure en soi " (p. 143). On peut traiter une fille de garçon manqué, mais fille manquée n'existe pas, car " le mot manqué, en effet, rehausse la valeur du modèle qu'on n'a pu atteindre. [...] La femme singe l'homme, mais reste une guenon. " (ibid.)

Le moyen d'échapper à la connotation défavorable est de créer des mots sans équivalent masculin. Mais ces mots sont eux-mêmes connotés d'une manière très particulière. Puisque féminité et virilité sont un miroir déformant où les femmes seront toujours perdantes, il a fallu forger. " Féminisme, femellitude, féminitude, condition féminine, tous ces mots qui n'ont pas d'équivalents masculins en ont dans les autres groupes opprimés : négritude, condition ouvrière, ouvriérisme. Tous ces mots se définissent par opposition à quelque chose de si bien installé en position dominante que ça n'a pas de nom, ça n'en a pas besoin. "

(On touche ici du doigt une autre dissymétrie cachée, dans la portée non plus des mots mais de leur absence : si l'absence de mots pour désigner les femmes leur porte préjudice (dans le domaine professionnel par exemple), en revanche l'absence de certains mots les désignant sert le statut de dominant des hommes.)

Ainsi, on découvre que " les hommes n'ont pas à définir leur place. Ce sont eux qui définissent celle des femmes " (ibid.).

Féminité révèle une autre dissymétrie. En réalité il n'existe pas un équivalent masculin, mais deux : à féminin s'opposent masculin, et viril. Masculin est " non marqué ", tandis que viril est " marqué ", connoté moralement, il évoque la vigueur, la force. " Féminin est un terme presque toujours marqué " (p.144), en positif ou en négatif selon le cas.

L'anglais semble plus émancipé de ces connotations, et si féminine est marqué, le couple dissymétrique féminine/masculine a largement cédé le pas à male/female, qui est symétrique. En revanche, le français ne permet pas cet échappatoire, puisque mâle/femelle est tout aussi dissymétrique. Ainsi pour la traduction du livre de Margaret Mead, Male and female, on a du abandonner la traduction littérale du titre, devenu L'un et l'autre sexe.

M. Yaguello pointe un curieux hasard, qui fait que " les adjectifs qui désignent les sexes et les âges de la vie ont des connotations péjoratives : sénile, puéril, infantile, féminin, femelle ; seuls mâle, masculin, viril, sont positifs ". (p. 145).

Les dissymétries se nichent dans tous les champs lexicaux, mais pas toujours au hasard. Ainsi paternalisme n'a pas de féminin, tandis que maternage n'a pas de masculin. Rien d'étonnant puisque les mots en -isme correspondent à des catégories de pensée, donc sont plus prestigieux que les mots en -age qui désignent des actions.

Les dissymétries sont extrêmement nombreuses, de matrimonial (relatif au mariage, donc au sexe, à la reproduction) opposé à patrimonial (l'héritage, ce qui dure, qui est éternel), en passant par les couples dont chacun pourra aisément décrypter l'inégalité de connotation : compère/commère, patron/matrone, maître/maîtresse.

Evidemment, le domaine sexuel ne saurait être en reste. Ainsi, Simone de Beauvoir rappelle que " l'homme bande, la femme mouille " (p. 147). Bander renvoie aux muscles, à la fierté, tandis que mouiller est négatif et renvoie, en argot, à la peur (" poule mouillée ").

Toutes ces dissymétries, morphologiques et sémantiques, jouent toujours au détriment des femmes, et prennent place dans le vaste ensemble que Marina Yaguello appelle " la langue du mépris ".


Les mots et les femmes 3
3 eme partie

samedi 5 janvier 2002

par Mathieu

Chapitre 4. La langue du mépris. Pouvoir de la langue et langue du pouvoir.

Le sexisme (mot créé d'après racisme) est un usage différentiel de la langue (p. 149).

Il est ancré dans les structures du langage.

En général, l'oppresseur dispose d'un lexique plus étendu pour désigner le dominé que ce dernier contre le dominant. [Autrement dit, richesse lexicale contre pauvreté, l'inégalité fonctionne à plein.] " Le droit de nommer est une prérogative du groupe dominant sur le groupe dominé. " (p. 150) Le pouvoir de nommer, c'est aussi l'appropriation et le détournement pour conférer une connotation négative (par exemple assassin, ou bulgare qui a donné bougre).

Surmonter le sexisme du langage passerait d'abord par une prise de conscience de son existence. Or " la langue du mépris est souvent, dans une large mesure, intériorisée par l'opprimé, tout particulièrement les femmes, dans la mesure où elles ne constituent jamais un groupe social séparé. " (ibid.) La pègre est le contre-exemple, car groupe dominé elle dispose d'un large vocabulaire contre la société. Or il se trouve que c'est le vocabulaire le plus sexiste. En effet, le sexisme atteint son paroxysme dans l'argot, qui déteint ensuite sur le langage courant.

L'imprégnation de cette langue du mépris est précoce, et à travers elle l'apprentissage de rôles sociaux sexuellement différenciés. Or les rôles assignés aux femmes renvoient, comme dans le titre du film de Jean Eustache, à deux grands archétypes, " la maman et la putain ".

L'auteure a puisé dans les plus gros dictionnaires des synonymes, dictionnaires analogiques, et dans le dictionnaire érotique de Guiraud. Elle en a tiré une liste imposante de termes cités à l'entrée " femme ". " Un grand nombre de ces mots désignent clairement les prostituées. Or ils se trouvent cités, je le répète, à l'article femme des sources citées. Ils sont donc considérés comme synonymes ou analogues de femme. " (p. 152). Guiraud a trouvé trace de 600 mots différents utilisés pour désigner les prostituées.

Celles qui n'entrent pas dans ce schéma ne sont pas de vraies femmes, elles sont, c'est selon, des héroïnes, des saintes, des bas-bleu, des virago, des furies...

Exemples à l'appui (la place manque ici pour les citer tous), il devient clair que " l'immense majorité des mots qui désignent la femme sont violemment péjoratifs et portent des connotations haineuses. Elle est fondamentalement moche, au physique comme au moral, ce qui est pour le moins paradoxal dans une société qui enjoint aux femmes, avant tout, d'être belles. " (p. 153). D'ailleurs la mère elle-même n'échappe pas à la dépréciation.

Beaucoup d'insultes sont à l'origine des mots neutres. " L'usage de l'euphémisme est en grande partie responsable de cette situation. L'euphémisme, on le sait, sert à masquer la réalité, mais, une fois implanté dans l'usage, il finit par se substituer complètement au mot qu'il est censé remplacer, d'où un changement de sens qui nécessite le recours à un nouvel euphémisme. Un euphémisme chasse l'autre. " (p. 155).

L'euphémisation a des effets plus pernicieux encore, puisque sous couvert de protéger la vertu elle la compromet en connotant des mots anodins. La conséquence est que chaque mot désignant une femme est susceptible de la présenter comme une putain.

Se dégage de ce tour d'horizon une typologie des formes du mépris dans le langage :

des mots ouvertement péjoratifs : femme objet, femme dépravée, femme mocheté. Dans cet ensemble, " la métaphore animale est particulièrement productive ", d'ailleurs lupanar vient du mot latin pour louve et nous arrive directement des romains.

Des métaphores ravalant la femme au rang de marchandise (un fille " jolie à croquer ", appétissante, " on se la farcirait bien "). Ou encore elle est un poupée, " bien carrossée de préférence ". D'ailleurs " elle est l'objet d'un commerce, le commerce amoureux. " (pp. 156-57).

" L'amalgame entre la femme et la putain, on le voit, est presque total. Il y a osmose permanente entre les deux concepts " (p.157). Donc, si tout mot signifiant femme peut désigner une prostituée, l'inverse est tout aussi vrai.

Au-delà de l'aspect qualitatif, la quantité même des mots insultant les femmes mérite commentaire. En suivant les considérations de Brown et Ford, on peut en conclure que " la femme serait donc nommée de façon d'autant plus diverse que sa place est plus importante dans la société " (p.158).

" Or ce vocabulaire est 1) de création essentiellement masculine, 2) essentiellement péjoratif. Il faut donc penser que la femme occupe plus de place dans la vie, l'esprit et le cœur des hommes que ceux-ci ne le désireraient. Un Américain s'est amusé à calculer que le nom du diable battait tous les records de synonymie. Il semble que la femme lui fasse concurrence. " (ibid.)

Mais ce vocabulaire est principalement sexuel, donc il faut rapprocher cette abondance de celle du vocabulaire sexuel. Guiraud recense 1300 mots désignant le coït, 825 pour le sexe de la femme, et 550 pour le pénis.

La plupart de ces mots étant des euphémismes, ils " participent d'un désir d'éliminer ce qu'on craint en évitant de le nommer ", mais même temps qu'opère cette négation, l'euphémisation augmente la place que tient la chose désignée dans le langage.

Double mouvement donc, à la fois grossissant et occultant. Ainsi le sexe de la femme est désigné de manière globale, tandis que celui de l'homme est clairement différencié.[xiii] Création masculine, le vocabulaire lié à la sexualité décrit l'expérience masculine, et passe sous silence le point de vue féminin (80 mots sur les 1300 relevés par Guiraud pour décrire le coït). Il existe plus de mots pour décrire la jouissance de l'homme que celle de la femme. Ce vocabulaire décrit une sexualité masculine qui utilise la femme comme instrument de son plaisir, dans une logique de consommation. Aussi dégage-t-il un rôle actif pour l'homme et passif pour la femme, à quelques exceptions près.

" Tout est fait pour souligner l'opposition des pôles : actif-passif, fort-faible, négatif-positif. [...] La plupart des synonymes de baiser et de coït, de référence et d'utilisation purement masculine, ont un sens hostile, agressif. L'idée de lutte et d'attaque y est centrale. Corrélativement, le pénis est vu comme une arme ou un outil. " (p.160).

Il est indispensable de s'attarder sur ce vocabulaire du coït et ses multiples dérivations, tant il tient une place centrale dans tous les domaines.

" Un homme baise une femme (transitif) ; la femme se fait baiser. A la rigueur, elle baise avec, ou elle baise tout court (constructions intransitives). Il est à noter que le sens figuré de baiser, " tromper ", " être plus fort que ", " abuser de ", " abîmer ", a une construction transitive, porteuse d'un sens négatif. C'est seulement dans ce sens figuré que la femme devient sujet-agent du verbe baiser. D'autres verbes intransitifs peuvent devenir transitifs avec un homme pour sujet avec une femme pour objet. Par exemple : sauter une fille, ou tomber une fille. " (ibid.)

[Qu'on nous permette d'insister sur cet emploi figuré du verbe baiser, qui révèle une violence considérable, et qui d'une manière plus générale révèle un rapport de force. La sexualité y est clairement décrite comme une prise de pouvoir, en un mot, une domination.]

Qui plus est, on a vu que la connotation de l'acte sexuel est sans ambiguïté, le rôle actif est indubitablement masculin. Donc, être con, c'est se faire baiser, c'est être renvoyé du côté féminin en même temps qu'être dominé. " Ainsi, la femme n'est pas seulement dénigré, insultée, diminuée, en tant que femme, elle l'est encore à travers ses organes sexuels qui sont systématiquement décrits comme sales, moches, honteux, passifs, etc. " (p. 161).

Réduite à un con et un cul, " la femme et son sexe deviennent les sources des insultes, y compris et surtout pour injurier les hommes " (ibid.). Plus significatif encore, alors que dans notre langue les formes du masculin sont les formes primaires par excellence, c'est souvent le féminin qui sert de base à la construction d'une insulte. " Non seulement un grand nombre d'injures ayant pour référent la femme ou le sexe féminin sont applicables aux hommes, mais, de plus, le genre féminin sert à la formation de nombreuses injures sans renvoyer pour autant à la femme. Ainsi, les finales -ouille : andouille, fripouille, nouille ; en -aille : canaille, flicaille ; en -ure : roulure, ordure, sont-elles particulièrement productives. " (ibid.).

Pourquoi ce mépris, ces insultes ? Pour l'auteure, " plus profondément, elles sont dues à la peur de la femme ou plutôt la peur de l'impuissance, dont la femme est le juge et le témoin ; d'où la nécessité pour l'homme d'attaquer le premier. " (ibid.) D'où l'importance également des attaques visant la virilité des hommes, " couille molle ", " impuissant ", etc.

On retrouve dans les insultes homophobes les mêmes thèmes, on y dénigre le côté passif, efféminé, et Tahar Ben Jelloun rappelle qu'il n'existe pas en arabe d'insulte pour l'homosexuel actif. Et lorsqu'on n'attaque pas un homme en l'efféminant, on le fait en s'en prenant à sa compagne, sa mère (fils de pute), sa sœur.

L'insulte féminine est toujours plus dégradante. Ainsi couillon est teinté " d'une nuance de cordialité indulgente " (p. 1632), tandis que " con garde sa valeur d'injure car nul ne supporte d'être comparé à l'organe sexuel féminin. " (ibid.)

Facteur supplémentaire, ces insultes sont exclusivement maniées par les hommes. " Qui a jamais traité un homme de sale verge ou de sale bitasse ? " demande Benoîte Groult.[xiv]

Là aussi il faut chercher un explication. Il semble que " pour l'homme, la consommation de la femme est associée à l'idée de performance. D'où l'angoisse fondamentale de celui qui désire ce qu'il a peur de ne pas posséder. La langue se fait le reflet de cette angoisse. " (ibid.)

Chapitre 5. Faut-il brûler les dictionnaires ?

Les dictionnaires ne sont pas la langue. Ils sont des constructions idéologiques, qui révèlent des choix. " Le dictionnaire joue un rôle de fixation et de conservation, non seulement de la langue mais aussi des mentalités et de l'idéologie. Toute révolution devrait s'accompagner d'une réforme du dictionnaire, comme le disait Hugo. " (p.165).

Que nous disent les dictionnaires courants sur les femmes et les hommes ?

Homme est défini comme un être mâle, ou comme un représentant de l'espèce (Larousse 1940).

Mais pour femme on trouve : compagne de l'homme, épouse, celle qui est ou a été mariée.

La dissymétrie est flagrante, ce qui ne surprendra plus après la lecture des précédents chapitres. " L'édition de 1976, en net progrès, donne femme : 1) " être humain de sexe féminin " (définition tautologique puisque, à féminin, on trouve : " qui appartient aux femmes "), 2) " épouse ", 3) " celle qui est ou a été mariée ". (p.167).

Le Littré ne fait, pour sa part, aucune distinction entre homo et vir, et définit homme comme homo. Or en latin homo contient autant femme que homme. " Ce qui révèle, dans l'esprit du lexicographe, une équation entre le mâle et l'espèce humaine. " (ibid.)

D'autres dictionnaires présentent encore la femme comme, soit relativement à l'homme (sa femme), soit en fonction de son rôle reproductif, comme si c'était la fonction obligatoire d'une femme (Nouveau Larousse illustré). La définition d'homme ne souffre pas de ces restrictions.

" De même que l'accusé est coupable jusqu'à preuve du contraire, l'être humain est un homme jusqu'à preuve qu'il est une femme. " (p.168) [En France l'accusé est présumé innocent, et non coupable, jusqu'à preuve du contraire. Le rédacteur penche pour un lapsus de l'auteure.]

Cette inclusion-exclusion des femmes dans le terme homme, qui les nomme sans les nommer, est comparable à l'accaparement du mot homme par les Blancs au détriment des Noirs. " Et si les Noirs américains appellent les Blancs The Man, c'est justement à cause de cette identification du Blanc à l'espèce humaine " (p. 170 n.). Où l'on retrouve la parenté sexisme-racisme.

Les dictionnaires illustrent les définitions d'exemples ou de citations. Mais le propre des dictionnaires est également d'offrir des renvois à d'autres définitions, et tissent ainsi des associations, qui connotent tout autant la définition du mot. Ainsi " Le Grand Robert, à femme écrivain, indique " cf. bas-bleu ", expression péjorative (p.169). " Dans le Grand Robert toujours : viril, voir courageux, énergique, ferme ; antonymes : efféminé, féminin. D'où on ne peut que déduire que féminin = faible, lâche, sans énergie. " (p. 170).

S'ajoute, dans la logique de la langue du mépris, une abondance d'analogies péjoratives pour les femmes sans commune mesure avec celle renvoyant aux hommes. D'ailleurs, tandis que disparaissent du dictionnaire les mots connotés de racisme, " tous les dictionnaires fourmillent de mots désobligeants pour les femmes ".

Les dictionnaires ne sont pas cause de tous les stéréotypes, mais ils jouent un rôle dans leur perpétuation et leur légitimation.

Chapitre 6. La femme sans nom, la femme sans voix.

Les titres et noms de professions sont, comme les préfixes, patronymes, nom marital, des indicateurs du statut social. Or beaucoup de titres n'ont pas de féminin, soit que le terme est difficile à créer, soit que les locuteurs répugnent à l'utiliser.

Comme on l'a déjà vu pour d'autres sujets, le problème est double pour les femmes, et contradictoire. D'une part il faut essayer de se faire un prénom, pour ne plus être Madame Jean Dupond. Mais d'autre part, il ne faut pas être réduite à un prénom. " A situation égale, l'homme n'a plus qu'un patronyme : Giscard d'Estaing/Golda Meir. " Le summum est donc de n'être plus désigné que par le nom de famille : Bardot, Signoret, Sagan. " Garder son nom de jeune fille est le privilège des femmes célèbres ", tandis que les autres femmes doivent sans cesse batailler et souffrir l'humiliation lorsqu'elles ont décidé de conserver leur nom de jeune fille. " Quand cessera-t-on de poser la question " Madame ou mademoiselle ? " (p. 177). Il semble qu'une femme doive toujours être définie par rapport à un homme, qu'il soit son mari ou qu'il soit son père.

Et Marina Yaguello de rappeler cet épisode grinçant : " Une collègue, mère célibataire, membre du conseil de l'Université, a dû demander au président de ladite université, qui persistait à l'appeler Mademoiselle alors qu'elle était enceinte jusqu'aux yeux : " au bout de combien de grossesses ai-je droit au titre de Madame ? " (ibid.).[xv]

D'un pays à l'autre, le choix du nom n'est pas le même, et dans plusieurs pays il n'a rien d'évident à prendre le nom de son mari. Cela n'a rien de nouveau, puisque Jean Markale nous apprend que chez les Celtes et les Anglo-Saxons, les matronymes dominaient dans les noms de héros. Et aujourd'hui encore, chez les Macédo-roumains, on désigne les enfants non par le nom de famille mais le prénom de leur mère (p.178).

Alors pourquoi tant de résistances à laisser les femmes porter un autre nom que celui de leur époux ? " Il existe une relation évidente entre le pouvoir et le droit de nommer. La règle patronymique [...] est la base du patriarcat " (ibid.). C'est notamment pourquoi la naissance des garçons est valorisée, car ce sont eux qui transmettent le nom. En France en outre, les prénoms féminins ont beaucoup été des diminutifs d'après un masculin : Pierrette, Paulette, Pauline, Jacqueline...

" C'est en se donnant un nom qui ne soit pas le reflet de son statut dans la société que la femme peut conquérir son identité sociale et son identité tout court " (p. 179).

Chapitre 7. L'action volontaire sur la langue,

ou peut-on infléchir l'évolution naturelle des langues ?

Le lien entre l'existence du mot et celle de la chose qu'il désigne est mis en évidence par deux oeuvres, 1984 de Georges Orwell, et Alphaville de Jean-Luc Godard. Dans ce dernier, les notions disparaissent à mesure que certains mots sont supprimés du vocabulaire par une mystérieuse entité. " Il est évident que l'homme a besoin de nommer pour concevoir et intégrer la réalité " (p. 182).

Si le langage est une arme, elle peut-être retournée par l'oppressé contre le dominant, et si elle peut être une instrument de domination elle peut aussi être instrument de libération. Une action consciente anti-sexiste est possible. " Pour une large part, le sexisme qui imprègne la langue, comme d'ailleurs les autres manifestations culturelles, telles que mœurs, lois, etc., n'est pas clairement perçu, car il a été longtemps intériorisé par les locuteurs. " (p. 185).

Cependant la tâche est ardue, car " il est certain que l'action volontariste dans ce domaine ne peut rien en dehors d'une évolution parallèle des structures mentales et sociales, ce qui suppose avant tout : prise de conscience, explicitation idéologique, analyse critique, ce à quoi s'emploient justement les militantes des mouvements de libération des femmes. " (ibid.)

Beaucoup reste à faire, mais " le grand cheval de bataille reste l'emploi du pronom générique et indéfini " (p. 187), surtout en anglais. L'emploi soit de he or she, soit de they, est seul à même de gommer l'ambiguïté de l'inclusion du féminin dans le masculin. Enjeu d'autant plus important qu'en anglais les possessifs s'accordent avec le possesseur (et non avec l'objet comme en français). Plusieurs pronoms indéfinis génériques ont été proposés, sans succès (tey/tem/ter, ou she/herm/heris, ou encore co/cos/coself, selon les propositions, toutes restées sans effet) (pp.187-88).

Le succès de telles tentatives est d'avance compromis. " Le principe de l'effort est contraire à la pratique langagière, qui tend naturellement vers le moindre effort, à moins d'une motivation exceptionnelle " (p. 188).

Toutefois les Américaines montrent la voie du succès. Elles ont réussi à imposer l'usage des génériques people, person, human beings, en lieu et place man considéré comme un générique. Elles ont également remplacé le duo Miss/Mrs (mademoiselle/madame) par une appellation unique, Ms, que l'on prononce miz, et qui est d'ors et déjà entrée dans les mœurs. Certains départements d'état et éditeurs ont contribué à ces succès. Les publications scientifiques, notamment, ont mis en place des instructions non sexistes à l'intention de leurs auteurs.

Un progrès est donc possible. Mais il implique une vigilance constante, y compris de la part des femmes, " qui en se libérant ont pris l'habitude de parler comme les hommes " (p. 191). Sans compter que la résistance active et l'inertie sont grandes.

Quoiqu'il en soit réformer le langage ne suffira pas à faire disparaître le sexisme de la société, même si " les idéologiques de la langue ont un peu tendance à prendre la langue pour une superstructure ; or ce n'est pas le cas et on ne saurait aligner la langue sur les institutions " (p.192).

" Dans la mesure où l'on peut lutter, il me semble que c'est sur le terrain de l'école, des institutions, des media, qu'il faudrait le faire, pas dans la pratique groupusculaire. A lutte idéologique, terrain idéologique. Il faudrait des dictionnaires non sexistes, des manuels non sexistes, des formulaires administratifs non sexistes [...].

Alors ne nous croisons pas les bras, mais gardons conscience des limites de l'action possible. " (p. 193)


Notes

[i] On peut se procurer aisément ce livre dans toute librairie, ainsi que Le sexe des mots, Seuil, 1989. Plus ludique, ce petit opuscule insiste sur l'intérêt de former des féminins aux noms masculins existants, et fournit des propositions pour ce faire.

[ii] Par exemple "quelle burne !", ou "t'es vraiment une bite en informatique", expressions utilisées indistinctement par l'un ou l'autre sexe, majoritairement envers des hommes. Quoique la charge agressive soit modérée, ces expressions sont nouvelles en ce qu'elles dévalorisent un attribut sexuel masculin, attaquant un homme dans ce qui, couramment, défini sa virilité. S'il reste périlleux d'estimer l'ampleur de cet usage, il est une incontestable nouveauté. Ici le sexe est désigné directement, sans déformation ni atténuation du mot, et par métonymie réduit l'homme à son sexe tout en le péjorant. Ce mécanisme était auparavant infligé aux seules femmes.

[iii] Belfond, 1989. Réédité en poche au Seuil, collection "Point virgule".

[iv] Son oeuvre est traduite aux éditions de Minuit.

[v] Ce mot n'est pas teinté de jugement de valeur ici, comme l'auteure s'en explique fort bien.

[vi] Rappelons que le texte date de 1978.

[vii] On notera, en 2002, que des expressions comme "je vais me repoudrer le nez" sont totalement tombées en désuétude, tandis que le rédacteur observe que les jeunes femmes se rendent rarement aux toilettes sans dire "je vais faire pipi", ce qui laisse supposer une évolution depuis la rédaction du livre de M. Yaguello.

[viii] De cela on peut tirer deux remarques. La première est la confirmation que les discours sont bien des actes, d'une certaine manière. On y reviendra plus loin. Deuxièmement, on comprend aisément, de ce point de vue, que l'existence d'un argot féminin soit découragé, car "inacceptable" par les hommes.

[ix] Voilà une question sans cesse posée depuis les débuts du féminisme. Avec à l'arrière plan l'interrogation suivante : ces normes sont-elles supérieures, et seulement "masculines" parce que les femmes en ont été exclues, ou bien sont-elles par essence masculine, et alors les considérer comme supérieures revient à dire que les femmes sont intrinsèquement inférieures.

[x] On peut étendre cette réflexion au fait de parler, quels que soient les mots utilisés, de sexualité ou de sujets tabous. Ainsi les commentaires sur les ouvrages de Virginie Despentes ou de Christine Angot ont-ils assez peu porté sur le contenu purement littéraire.

[xi] En effet, wife signifie "épouse", et husband "époux".

[xii] C'est cependant l'un des exemples qui me semble-t-il a perdu de sa véracité.

[xiii] Il semble que ces derniers développements aient perdu de leur pertinence.

[xiv] Voilà encore un aspect qui semble devoir être relativisé aujourd'hui, en 2002. D'abord les femmes manient fréquemment l'insulte, sexuelle notamment, avec moins de réticences, mais aussi il arrive d'être traité de pine ou de bite, sans trace de cette " nuance de cordialité indulgente " attachée à couillon.

[xv] On peut également formuler l'hypothèse que cet emploi de mademoiselle a aussi pour fonction de stigmatiser une situation non-conforme à la morale traditionnelle, en soulignant publiquement que cette femme a eu un enfant alors qu'elle n'était pas mariée.


Extrait du site féministe Les pénélopes
Le lien d'origine sur le site des Pénélopes
http://www.penelopes.org/archives/
Le mail penelopes @ penelopes.org