"Toute réalité requiert une expression nominale,
un langage qui la porte, la rend perceptible et communicable, faute
de quoi elle resterait dans les limbes"
(Pierre DIETERLEN, L'Idéologie Economique, Cujas, Paris, 1964,
p.53).
Grandeurs nominales et grandeurs réelles sont nettement distinguées
en science économique, conférant aux analyses développées
un caractère dichotomique. On dissocie ainsi l'expression monétaire
(courante) de l'expression physique (constante) des grandeurs économiques...
à tort ?
Dichotomique, la théorie macroéconomique couramment admise
est incorrecte, car elle n'aboutit qu'à une mesure des grandeurs
déconnectée de la réalité des biens. La
monnaie, en effet, est juxtaposée au produit réel en n'étant
introduite dans la théorie qu'au moment des échanges ;
on peut dès lors se demander comment une "masse" monétaire
peut logiquement mesurer une "masse" réelle, puisqu'il
manque un lien entre celles-ci. Or, les biens et services produits étant
hétérogènes, il est nécessaire d'avoir recours
aux unités monétaires pour mesurer le produit et donc
permettre l'échange (généralisé, au sens
de MARX) ; par conséquent, "l'analyse macroéconomique
doit dissoudre la distinction fictive, flux réel-flux monétaire"
(André LARCENEUX, "La genèse du concept de macroéconomie
: Schumpeter, Marx, Keynes", In Ghislain DELEPLACE et Patrick MAURISSON,
"L'Hétérodoxie dans la pensée économique
: K. MARX, J.M. KEYNES, J.A. SCHUMPETER", Cahiers d'Economie Politique,
n°10 et n°11, Anthropos, 1985, p.196).
L'ECONOMIE N'EST PAS DICHOTOMIQUE
La pensée dite moderne trouve une préfiguration dans l'analyse
de HICKS, dominée par la dichotomie des biens et de la monnaie,
cette dernière étant une grandeur a priori purement nominale,
et ne devenant réelle qu'au contact des biens, ce qu'exprimerait
le niveau général des prix. "La théorie néoclassique,
paradigme dominant en économie, traite la monnaie comme un bien
caractérisé par de simples fonctions de demande et d'offre.
Cette approche sépare la monnaie du reste de l'économie
pour préserver les conditions d'un équilibre qui est essentiellement
non monétaire" (Robert GUTTMANN, "Monnaie et crédit
dans la Théorie de la Régulation", in Robert BOYER
& Yves SAILLARD (Sous la Direction de), Théorie de la Régulation.
L'état des savoirs, Collection "Recherches", Editions
La Découverte, Paris, 1995, p.85).
La monnaie peut-elle réellement exister comme entité adjacente
à l'ensemble des biens ? On voit difficilement comment on pourrait
concevoir d'abord des biens réels, puis l'expression nominale
de ces biens ensuite. Comment mettre alors en rapport ces deux ensembles
? Comment intégrer biens (et services) et monnaie ?
La distinction couramment faite entre grandeurs nominales et grandeurs
réelles n'a aucun sens, puisque nous ne pouvons pas déceler
deux unités de mesure différentes en science économique.
Comment, en effet, mesurer en termes purement physiques des biens hétérogènes
? Autrement dit, l'économie ne paraît pas réellement
dichotomique... Nominal et réel s'opposent-ils vraiment ? En
faisant une analogie entre l'identité linguistique de Ferdinand
de SAUSSURE et l'"identité" économique, nous
ne pouvons que conclure à une relation de détermination
réciproque afin de saisir nominal et réel : "L'identité
linguistique n'existe que par l'association du signifiant et du signifié"
(Cours de linguistique générale, Payot, Paris, 1982, p.144
; cf. aussi R. GODEL, qui a analysé ce cours à travers
ses sources manuscrites). Il n'y a pas d'un côté les noms
et de l'autre les choses. Les mots sont l'association de ces deux entités.
Les signes linguistiques sont la conjonction d'un signifié (le
réel) et d'un signifiant (le nominal). Il n'y a qu'un seul objet.
"La monnaie n'est pas à côté des biens réels.
Elle est à leur place : ceux-ci n'existent pas. Il faut avoir
des lunettes déformantes pour croire en leur réalité.
Pourtant on objectera le sens commun, l'évidence : les sens en
attestent. Mais c'est mal comprendre le propos : la monnaie entretient
avec le monde physique le même rapport que la langue elle-même.
Seules les sorcières peuvent faire que des pièces d'or
réelles remplacent les paroles, ou des crapauds selon les cas.
L'expression monétaire est la seule façon pour "parler"
économiquement des biens. La monnaie est le signe ("saussurien")
des biens... La monnaie a une structure comme le langage. Il faut la
découvrir" (André LARCENEUX, op.cit., p.211). La
monnaie ne s'oppose donc pas au réel. "Car - faut-il répéter
cette platitude ? - toute réalité requiert une expression
nominale, un langage qui la porte, la rend perceptible et communicable,
faute de quoi elle resterait dans les limbes. Faut-il répéter
que les grandeurs réelles ne sont appréhendées
qu'à partir de grandeurs nominales, à travers celles-ci,
qu'elles n'en sont pas complètement dissociables ?" (Pierre
DIETERLEN, op.cit.). L'association du nominal et du réel est
donc véritablement conceptuelle, et non pas purement formelle.
L'économie n'est pas dichotomique. La dichotomie préfigurée
par l'analyse hicksienne, fondée sur la théorie de la
valeur-utilité, n'est donc pas corroborée par l'observation
des grandeurs économiques. Sans rejeter totalement la notion
d'utilité, il semble nécessaire de reprendre l'analyse
de MARX - développée au sein même de la production
- établissant une valeur-travail commensurable. L'économie
n'est-elle pas, en effet, l'"ensemble des moyens et des règles
de production" ? (Michel LARIVIERE, "Plus Fort que Moi",
In René HEYER (Sous la Dir. de), Economie et Symbolique, Presses
Universitaires de Strasbourg, 1994, p.185).
INTEGRATION MONNAIE-PRODUIT
Montrons comment la monnaie est analytiquement intégrée
au sein même de la production...
La monnaie est introduite dans l'économie par les entreprises,
mais créée par les banques. Elle est ainsi saisie dès
l'acte productif, car elle "définit la production comme
étant une émission dont l'objet n'est pas une nouvelle
substance mais une forme : la forme sociale des produits dont le travail
de l'homme investit les biens physiques... Le processus qui assure cette
équivalence est de nature monétaire : c'est le paiement
des salaires qui permet d'identifier le produit créé par
le travail à de simples unités numériques (et non
pas à une mythique valeur-substance)" (Alvaro CENCINI, "L'analyse
de la production, Production circulaire, échange et Théorie
quantique", In "Production et Monnaie", Cahier de la
Revue d'Economie Politique, sous la direction de Bernard SCHMITT, Sirey,
1985, p.91). La monnaie est ainsi parfaitement intégrée
aux biens physiques qu'elle homogénéise par le versement
des salaires ; la monnaie-signe constitue l'expression sociale du produit
en prenant la place des biens (et services) physiques.
Nous pouvons dès lors brièvement montrer que chaque banque
émet des dettes sur elle-même qu'elle prête au reste
de l'économie. Le système repose ainsi, au premier abord,
sur une "monnaie de crédit" (Cf. pour de plus amples
développements, notre Thèse de Doctorat Nature et structure
du capital en économie monétaire de production). Dette
du système bancaire, la monnaie est une promesse de payer que
la banque a lancée (monnaie positive), promesse reprise immédiatement
par l'emprunteur (monnaie négative), ainsi, par définition,
endetté, ce qui implique que la promesse définisse aussi
une créance pour la banque.
Remarquons que l'emprunteur ne peut logiquement pas restituer plus tard
la promesse émise par la banque, puisque cela signifierait que
la banque a effectivement payé alors qu'elle n'a que promis de
le faire ! Autrement dit, la banque est simultanément débitrice
et créditrice du même montant envers le même individu,
dans la mesure où les deux promesses n'existent que l'une par
l'autre. La circularité de l'analyse garantit la nullité
de la monnaie nominale émise, ce qui est cohérent avec
le principe de LAVOISIER selon lequel "rien ne se crée,
rien ne se perd" : il est impossible d'émettre une somme
de monnaie positive du néant ! Mais la nullité de la monnaie
nominale n'infirme-t-elle pas la notion de "monnaie de crédit"
? Dès lors, l'opération bancaire n'est-elle pas nulle,
entraînant la non positivité de l'émission monétaire
? Cela paraît d'un côté satisfaisant, dans la mesure
où la banque ne peut ainsi créer ex nihilo qu'une monnaie
nulle, toute création métaphysique étant exclue.
D'un autre côté, pour que cette grandeur nominale devienne
effectivement une monnaie, il faut qu'elle soit associée à
("remplie par") un objet réel, afin que la promesse
puisse définir une créance nette. Ce résultat analytique
ne peut être obtenu qu'en assimilant l'émission monétaire
à l'émission réelle, qu'en intégrant monnaie
et produit. Toute émission comporte ainsi deux aspects indépendants
- monétaire et réel - (comme une feuille de papier se
caractérise par un recto et un verso). Pour obtenir analytiquement
l'unicité de l'émission, il faut parvenir à ce
que l'émission réelle soit "convertie". Or,
nous savons que seul le travail humain est économiquement émetteur.
Il est donc logique que l'émission de la monnaie coïncide
avec le paiement des salaires, conformément à la pensée
de KEYNES (Chapitre IV de la Théorie Générale)
prônant l'emploi des unités de salaires pour mesurer le
produit. Dans une économie monétaire, toute émission
de salaires transforme le produit réel en monnaie, la relation
d'équivalence étant telle que les salaires définissent
le produit, et non pas - comme il est couramment admis - sa contrepartie
monétaire. Les entreprises doivent cette monnaie aux banques
si le paiement des salaires en a exigé une création ex
nihilo... Ou à elles-mêmes si l'opération s'est
effectuée à partir de dépôts préalablement
constitués. Ces deux cas n'en forment qu'un, car la monnaie bancaire
est immatérielle, c'est-à-dire qu'elle n'existe que dans
les livres de compte et les ordinateurs des banques émettrices
(seules les formes de la monnaie circulent). La monnaie est nécessairement
déposée en banques, ce qui fait que celles-ci ne prêtent
jamais à découvert : "toute monnaie émise
sur l'emprunteur est immédiatement reprise sur le déposant"
(Claude GNOS, Bernard SCHMITT, "Le circuit, réalité
exhaustive", in Economies et Sociétés, Série
"Monnaie et Production", "Développements récents
de la Théorie keynésienne", n°2, P.U.G., 1990,
p.71). C'est WITHERS qui a mis en évidence cette particularité
de la monnaie bancaire, au début du siècle : "Loans
make deposits", "Les prêts font les dépôts",
autrement dit, la monnaie créée, transmise aux bénéficiaires
du paiement, est déposée en banques (elle s'inscrit à
leur passif). Les banques créent ainsi des dépôts
dans toute opération de crédit, actif et passif du bilan
bancaire (quant aux opérations monétaires stricto sensu)
étant de montant parfaitement égal.
I
NTEGRATION PAR ECHANGE ABSOLU
L'assimilation du produit aux nombres résulte d'un échange
absolu entre produit réel et monnaie bancaire. C'est ce qui fonde
la production comme échange que chaque individu réalise
avec lui-même. La formation des salaires est un échange
absolu car, dans l'opération, le produit réel est converti
en un avoir monétaire, la conversion s'effectuant dans l'autre
sens lors de toute consommation. Dans tout acte de production-consommation,
avoir réel et avoir monétaire ne coexistent pas simultanément
; l'un des deux termes disparaît forcément. Chaque individu
émet donc lui-même - et sur lui-même - un produit
réel qui prend une forme sociale abstraite monétaire.
Chaque individu participe ainsi au projet social de production. Seule
l'abstraction du produit social (dans sa forme indifférenciée)
permet d'établir des relations d'équivalence entre toutes
les productions individuelles.
Soulignons, pour conclure, que l'échange n'est ainsi rendu possible
que parce que chacun réalise un échange absolu sur lui-même
entre les signes monétaires et les biens réels ; l'échange
absolu est nécessairement antérieur à tout échange
relatif pour la réalisation de ce dernier. "Quand ma
production est calculée en fonction de ton besoin, qu'elle est
raffinée, je ne produis qu'en apparence cet objet ; mais je produis
en vérité un autre objet, l'objet de ta production, objet
que je pense échanger contre l'objet de ma production, échange
que j’ai déjà effectué en pensée"
(Jean-Pierre VOYER, Introduction à la science de la publicité,
Champ Libre, Paris, 1975, p.22).
Thème N°4 : SIGNES & REALITES, MacroECONOMIE : MONNAIE-FORME
ET PRODUIT-FOND par Olivier BRIFFAUT
Le lien d'origine : http://perso.wanadoo.fr/papiers.universitaires/eco4.htm